Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/06

Gosselin (Tome IVp. 132-148).
Troisième partie


CHAPITRE VI.

RETOUR.


Après le départ d’Ursule mon premier mouvement fut d’aller trouver mon mari et de lui raconter mon entretien avec ma cousine. Malheureusement Gontran était sorti dès le matin pour aller à la chasse.

Je dis à Blondeau de me prévenir de son retour. L’heure du déjeuner sonna, Gontran n’était pas encore de retour.

Je trouvai mademoiselle de Maran dans le salon. Elle me demanda où était ma cousine, je lui dis qu’elle était sans doute chez elle.

On alla l’y chercher, on ne la trouva pas.

La matinée était assez belle, je supposai qu’elle se promenait dans le parc ; on sonna une seconde fois, elle ne parut pas.

Tout-à-coup l’idée me vint qu’elle était peut-être allée rejoindre Gontran. Mais on me dit que mon mari était sorti sur un poney avec un de ses gardes et ses chiens, pour chasser au marais.

Cela me tranquillisa, je me mis à table avec ma tante ; elle ne m’épargna pas ses méchantes remarques sur l’absence d’Ursule et de mon mari.

J’avais de telles préoccupations, que ces perfides insinuations, qui, dans d’autres circonstances m’eussent été pénibles, m’étaient alors presque indifférentes.

En sortant de table, je prétextai de quelques lettres à écrire avant l’arrivée du courrier pour remonter chez moi. Je laissai mademoiselle de Maran occupée à son tricot.

Deux heures sonnèrent, ni Ursule ni Gontran n’étaient encore de retour.

Je vis venir Blondeau, je la priai de s’informer auprès de la femme de chambre d’Ursule si sa maîtresse lui avait donné quelques ordres.

Blondeau revint m’apprendre que madame Sécherin avait pris un livre dans la bibliothèque, et qu’elle était allée pour se promener.

Je parcourus le parc en tous sens, je ne trouvai pas Ursule.

Une petite porte donnant dans la forêt était ouverte. Ma cousine avait dû sortir par là. Peut-être la veille était-elle convenue d’un rendez-vous avec Gontran.

Cette idée m’effrayait, j’attachais la plus grande importance à ne pas être prévenue par Ursule auprès de mon mari.

Je revins au château le désespoir dans l’âme.

Mademoiselle de Maran me dit qu’elle commençait à être sérieusement inquiète d’Ursule, que je devrais envoyer quelques-uns de mes gens dans la forêt, qu’elle s’était peut-être égarée.

À ce moment ma cousine entra.

Elle me salua avec une cordialité aussi intime que si la scène du matin n’avait pas eu lieu.

Son teint était animé, ses yeux brillaient, je ne sais quel air de triomphe et d’orgueil éclatait sur tous ses traits ; ses bottines de soie un peu poudreuses montraient qu’elle avait assez longtemps marché, les rubans dénoués de son chapeau de paille doublé d’incarnat flottaient sur ses épaules, et les longues boucles de ses cheveux bruns un peu défrisées s’allongeaient jusqu’à la naissance de son sein à demi-voilé par un fichu à la paysanne.

Elle tenait dans une de ses mains un gros bouquet de fleurs sauvages.

Elle dit à mademoiselle de Maran et à moi qu’elle avait voulu sortir du parc et qu’elle s’était à demi-égarée dans la forêt ; mais, que trouvant le temps magnifique, elle avait voulu profiter d’une des dernières belles journées d’automne : elle s’était amusée à cueillir des fleurs, et n’avait songé à retrouver son chemin qu’après avoir fait au moins une grande lieue. Un bûcheron, auquel elle s’était adressée, l’avait rencontrée, et l’avait ramenée jusqu’au château.

Ce récit, fait simplement, naturellement, dissipa ma défiance, si justement éveillée.

Je crus d’autant plus à ce que disait Ursule, qu’environ une demi-heure après son retour, au moment où le courrier venait d’apporter nos lettres, le garde qui avait accompagné mon mari vint me dire de sa part que sa chasse s’était prolongée plus qu’il ne l’avait pensé, que je fusse sans inquiétude, qu’il reviendrait le soir pour dîner.

J’interrogeai ce garde ; il me dit n’avoir quitté mon mari que depuis une heure environ, à l’étang des Sources où il chassait encore.

Ces renseignements me rassurèrent complètement.

J’attachais tant de prix à voir mon mari avant Ursule, que de nouveau je recommandai à Blondeau de guetter son arrivée et de le conduire chez moi en lui disant que j’avais à lui parler des choses les plus importantes.

Cet ordre donné, je rentrai au salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran lisant avec attention les lettres qui venaient de lui arriver de Paris.

Je ne sais si elle s’aperçut où non de ma présence, mais elle ne quitta pas des yeux les lettres qu’elle lisait et s’écria plusieurs fois avec les marques du plus grand étonnement :

— Ah ! mon Dieu… mon Dieu… qui est-ce qui aurait cru cela ? on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Qu’est-ce que cela va devenir… faut-il le prévenir ?… faut-il lui cacher ? c’est terrible !…

Impatientée de ces exclamations, ne pouvant supposer que ma tante ne m’eût pas vue entrer… je lui dis :

— Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, Madame ?

Mais elle, sans me répondre, sans paraître m’entendre, continua de se parler à elle-même.

— Quel éclat ça va faire… D’un autre côté, comment l’empêcher ?… Comme c’est encore heureux que je sois venue ici pour arranger tout cela !

Ces derniers mots de ma tante me donnèrent à penser et m’effrayèrent. J’ignorais ce dont il s’agissait ; mais, en entendant dire à mademoiselle de Maran qu’il était « heureux qu’elle fût venue pour arranger quelque chose, » un secret pressentiment m’avertissait que son arrivée à Maran cachait de méchants desseins et que ses terreurs des révolutionnaires de Paris n’étaient qu’un prétexte.

Je m’approchai d’elle ; je lui répétai cette fois assez haut pour qu’elle ne pût feindre de ne pas m’entendre :

— Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, Madame ?

Elle fit un mouvement de surprise, et me dit :

— Comment… vous étiez là… Est-ce que vous m’avez entendue ?…

— Je vous ai entendue, Madame ; mais je n’ai pu rien comprendre à ce que j’ai entendu.

— Tant mieux, tant mieux ; car il n’est pas temps… Ah ! mon Dieu, mon Dieu, c’est-y donc possible ! — reprit mademoiselle de Maran en levant les mains au ciel.

— Vous semblez préoccupée, Madame…. Je vous laisse — lui dis-je.

— Je semble préoccupée… je le crois bien, il y a de quoi, vous n’en saurez que trop tôt la raison.

— Cette lettre peut donc m’intéresser, Madame ?

— Vous intéresser ? vous intéresser… plus que vous ne le pensez. Hélas ! vous m’en voyez tout abasourdie… toute je ne sais comment, de cette nouvelle ! Mais je ne puis encore y croire… non, non ; n’est-ce pas que vous êtes incapable de cela ?

— Mais de quoi, Madame ? sont-ce de nouvelles inquiétudes que vous voulez me donner ? De grâce, expliquez-vous.

— Que je m’explique ! est-ce que c’est possible en l’absence de votre mari ! Il faut l’attendre… Et encore je ne sais si j’oserai… dites donc, est-ce qu’il est toujours violent comme on dit qu’il était avant son mariage ? C’est qu’alors il faudrait de fameux ménagements.

Je regardai fermement ma tante.

— J’aurais été bien étonnée, Madame, que votre arrivée ne fût pas signalée par quelque triste événement… Je suis résignée à tout, et je mets ma confiance dans le cœur de mon mari.

— Ah bien alors ; puisqu’il en est ainsi, tant mieux ! je n’aurai pas à prendre de grandes précautions oratoires : vous avez raison de placer votre confiance dans le cœur de votre mari, ça répond à tout… Vous avez là une ingénieuse idée… C’est égal, défiez-vous toujours de son premier mouvement, et tâchez de n’être pas seule, car, hélas ! pauvre chère enfant, je suis bien faible, bien vieille, et je ne pourrais pas vous défendre.

— Me défendre… et contre qui ?

— Contre votre mari… car, malgré moi, je pense toujours que le prince Kserniki a souvent battu comme plâtre la belle princesse Ksernika, sa femme, pour bien moins que ça, ma foi !

— Je vois avec plaisir, Madame, à ces exagérations, que vous voulez faire une triste plaisanterie.

— Une plaisanterie ? Dieu m’en garde !… Vous ne verrez que trop que rien n’est plus sérieux ; tout ce que je puis, tout ce que je dois faire, comme grand’parente, c’est de m’interposer si les choses allaient trop loin.

Je connaissais trop ma tante pour espérer de la faire s’expliquer et de mettre un terme à ses mystérieuses réticences ; je lui répondis donc avec un sang-froid qui la contraria extrêmement :

— Veuillez m’excuser si je vous quitte, Madame ; je voudrais aller m’habiller pour dîner.

— Allez, allez, chère petite, et faites-vous le plus jolie possible ; ça désarme quelquefois les plus furieux : la belle princesse Ksernika s’y connaissait, et elle n’y manquait jamais. Elle s’attifait toujours à ravir pour conjurer l’orage conjugal, elle arrivait toujours triomphante et pimpante ; aussi gagnait-elle, à ses beaux atours, de n’avoir jamais qu’un membre cassé à la fois par ce cher et bon prince.

Je sortis sans entendre la suite des odieuses plaisanteries de mademoiselle de Maran, je montai chez moi pour attendre Gontran.

À son retour de la chasse il vint me trouver, ainsi que je l’en avais fait prier.

Je fus frappé de son air radieux, épanoui, lui que j’avais vu depuis plusieurs jours si pensif et si triste.

En entrant chez moi il m’embrassa tendrement et me dit :

— Pardon, mille pardons, ma chère Mathilde, de vous avoir peut-être inquiétée ; mais je me suis laissé aller, comme un enfant, au plaisir de la chasse, et, comme toujours, j’ai compté sur votre indulgence.

Les excuses de mon mari me surprenaient, depuis longtemps ils ne m’en faisait plus.

— Je suis ravie — lui dis-je — que cette chasse ait été heureuse ; vous semblez moins soucieux que ces jours passés.

— Mon Dieu, rien de plus simple ; vous le savez, souvent les plus petites causes ont de grands effets. Ce matin, en m’en allant sur mon poney, j’étais de mauvaise humeur, je commençai la chasse machinalement, sans plaisir, le ciel était voilé de brouillard. Tout à coup un brillant rayon de soleil perce les nuages ; la nature semble s’illuminer, resplendir : je ne sais pourquoi je fis comme la nature ; mais, j’étais morose, et je devins tout-à-coup heureux et gai… heureux et gai comme à vingt ans, ou mieux… heureux et gai comme le jour où vous m’avez dit : Je vous aime. Voyons… regardez-moi — me dit Gontran avec charme — regardez-moi et comparez, madame, si vous avez, comme moi, conservé un souvenir immortel de ce beau jour.

Cela était vrai, de la vie je n’avais vu à mon mari une physionomie à la fois plus riante et plus indiciblement heureuse.

— En effet… — lui dis-je sans pouvoir cacher ma surprise — votre figure respire le bonheur et me rappelle bien de beaux jours…

— Oh ! oui — reprit-il avec expansion. — Mon bonheur est immense, il resplendit autour de moi et malgré moi… Il s’agirait, je crois, de ma vie, que je ne pourrais cacher combien je suis heureux !

— Béni soit donc ce rayon de soleil, mon ami, puisqu’il a eu le pouvoir de vous changer ainsi.

Gontran me regarda en souriant. — Oh ! il faut tout vous avouer ; ce n’est pas seulement ce rayon de soleil qui m’a changé, il y a eu aussi, pour ainsi dire, un rayon de soleil moral qui est venu dissiper les ténèbres de mon esprit. Ai-je besoin de vous apprendre, bon ange chéri, que c’est votre pensée adorée qui a opéré ce prodige ?

— Vraiment, Gontran ? Mon Dieu ! et comment cela ?

— Je me suis demandé pourquoi ma sombre tristesse contrastait ainsi avec le brillant éclat de la nature… Je me suis demandé si je n’avais pas tout ce qui rend l’existence adorable, si je ne devais pas tout cela à une femme bien-aimée, la plus belle, la meilleure, la plus généreuse de toutes celles qui se soient jamais dévouées au bonheur d’un homme : ce n’est pas tout, me suis-je dit, un nouveau gage d’amour, un nouveau lien ne va-t-il pas nous unir plus étroitement encore ? Et je suis sombre, et je suis triste ! et je ne jouis pas avec délices de chaque instant de cette vie. Alors, Mathilde, il m’a semblé que je sortais d’un mauvais songe.

— Oh ! Gontran… Gontran… dites-vous vrai, mon Dieu ?

— Oh ! oui, je dis vrai… le bonheur rend si confiant… si sincère… Une fois dans cette bonne voie que ta pensée m’avait ouverte, Mathilde ; je n’ai pas craint de rechercher la cause première de cette sotte mauvaise humeur où j’étais retombé depuis quelques jours… Encore une petite cause, vous l’avouerai-je ? oui, j’aurai ce courage. J’ai été assez sot pour ressentir un profond dépit des railleries de votre cousine ! Oui, comme un écolier, comme un provincial, je lui avais gardé rancune de s’être moquée de mes déclarations ; j’avais vu là une terrible atteinte non pas à mon amour… vous le préservez, mais à mon amour-propre… Heureusement, en songeant à Mathilde, au petit ange qu’elle promet à notre doux avenir, j’ai chassé ces mauvaises pensées et je lui reviens plus repentant et, ce qui vaut mieux, plus tendre, plus épris, plus passionné que jamais… — Et mon mari me baisa les mains avec une grâce enchanteresse.

Je croyais rêver.

Je ne pouvais croire ce que j’entendais. Quel revirement subit dans l’esprit de Gontran avait opéré ce changement ? Ses paroles me semblaient naturelles, sincères, il invoquait la pensée de notre enfant avec une émotion si sérieuse, que je ne pouvais supposer qu’il me mentît : et puis quel eût été son but ?

Ce bonheur inespéré, joint aux émotions si diverses de la journée, me bouleversa tellement que je tombai dans un fauteuil comme affaissée sur moi-même.

Je mis mon front dans mes deux mains pour recueillir mes idées. Après un moment de silence, je dis à Gontran :

— Pardon à mon tour, mon ami, si je ne réponds pas mieux à toutes vos ravissantes bontés ; mais, quoique bien douce, ma surprise est si profonde que je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ma reconnaissance.

J’étais dans un embarras extrême ; je croyais à la sincérité du retour de mon mari, je ne savais si je devais ou non lui faire part de mon entretien avec Ursule, de ses cruels aveux et de l’espèce de défi qu’elle m’avait jeté au sujet de Gontran.

Pour tâcher de pressentir mon mari, je lui dis :

— À propos, M. Sécherin est parti ce matin ; le savez-vous, mon ami ?

— Je le savais. Pourquoi sa femme ne l’a-t-elle pas accompagné ? c’était pour elle une excellente occasion de remplir sa promesse — me dit Gontran du ton le plus naturel. — Elle aurait dû agir ainsi — ajouta-t-il d’un ton de reproche — par égard pour vous, puisque je lui avais confié que votre tranquillité dépendait presque de son départ.

— Peut-être — dis-je en tâchant de sourire pour cacher mon émotion — peut-être se repent-elle de s’être montrée si cruelle pour vous et d’avoir repoussé vos soins, peut-être ce dédain de sa part était-il affecté.

— Oh ! alors tant pis pour elle — me dit gaîment Gontran ; — elle a laissé passer le quart d’heure du diable, comme on dit… Maintenant il est trop tard ; mon ange-gardien est avec moi, et il a trop de beauté et trop de bonté pour ne pas me préserver et me défendre de tous les maléfices.

— Vous êtes maintenant bien rassuré, mon ami — dis-je en continuant de sourire ; — mais ma cousine est bien adroite, bien séduisante, et votre pauvre Mathilde…

— Oh ! ma pauvre Mathilde — me dit Gontran avec un accent rempli de tendresse — ma pauvre Mathilde est une petite moqueuse… Au lieu de prendre cet air humble et résigné, elle doit s’apercevoir qu’elle est de ce moment ma souveraine maîtresse. Tenez, entre nous, je lui crois, à cette pauvre Mathilde, des intelligences surnaturelles avec je ne sais quels bons génies invisibles qui d’un souffle changent l’orage en calme, la tristesse en joie douce et sereine : elle leur a fait un signe, et mon âme a été inondée de félicité… Ma pauvre Mathilde me rappelle enfin ces fées qui cachent longtemps leur pouvoir pour le révéler toute sa majesté ; et j’aurais peur d’être désormais par trop son esclave, si ce n’était régner… que de lui obéir… Mais je vous laisse… mon bel ange-gardien ; faites-vous jolie, bien jolie, pour que nous puissions nous dire d’un coup d’œil en regardant votre cousine : Cette pauvre Ursule !

Gontran, me baisant au front, me quitta, et me laissa dans une sorte d’enchantement.