Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/19

Gosselin (Tome IIIp. 85-106).
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Deuxième partie


CHAPITRE XIX.

LES ADIEUX.


Le lendemain à mon réveil, je crus avoir fait un songe ; mais la vive douleur que me causait ma blessure me rappela la terrible scène de la nuit précédente.

Mon premier mouvement fut de remercier encore Dieu qui m’avait sauvée, qui m’avait rendu Gontran.

Les mystères odieux qui m’avaient si longtemps affligée étaient éclaircis ; je ne doutai plus que mon mari, désormais tranquille et rassuré, ne redevînt pour moi ce qu’il avait été dans les premiers jours de notre union.

J’attribuai à la funeste influence de M. Lugarto toutes les peines que Gontran m’avait involontairement causées. N’était-ce pas pour obéir à son mauvais génie qu’il s’était occupé de madame de Ksernika ?

D’abord, je l’avoue, je redoutais d’appesantir ma pensée sur l’acte fatal qui avait mis M. de Lancry dans la dépendance de M. Lugarto.

Pourtant, voulant en finir avec ces pénibles réflexions, j’envisageai courageusement la conduite de Gontran. Je cherchai à pallier par tous les raisonnements possibles.

Hélas ! j’avais naturellement des principes trop arrêtés pour pouvoir trouver un milieu entre un blâme sévère ou une approbation coupable…

Je condamnai Gontran.

Un moment je fus atterrée en m’apercevant que cette funeste découverte ne portait pas la moindre atteinte à mon amour pour M. de Lancry.

Je fus presque effrayée d’aimer toujours passionnément un homme capable d’une action si mauvaise.

Je pleurai amèrement sur sa faute ; il m’était affreux de me sentir supérieure à lui, d’avoir non pas à lui reprocher, mais à lui pardonner… une bassesse.

Ce ressentiment devint si vif, si douloureux, que, par une étrange inconséquence que je puis à peine m’expliquer aujourd’hui, moi qui n’avais pu trouver une excuse honorable à son action honteuse, je fis tout au monde pour me persuader, par plusieurs analogies, que dans une situation pareille j’aurais agi comme Gontran.

Je ne saurais dire ma joie lorsque, après de longues, après de mûres réflexions plus paradoxales les unes que les autres, je me fus convaincue de cette sorte de complicité morale… Avec quel bonheur triomphant je reconnus que je n’avais plus le droit de blâmer Gontran.

Sans doute il y avait dans cet abaissement singulier de ma part une arrière-pensée de sacrifice, d’abnégation, dont alors je ne me rendais pas bien compte, et qui me guidait à mon insu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je descendis dans le salon, j’y trouvai M. de Rochegune ; il rougit et me dit que M. de Mortagne donnait quelques ordres pour mon départ.

— J’étais hier si troublée, si souffrante — lui dis-je — que j’ai à peine pu vous exprimer toute ma reconnaissance. Vous et M. de Mortagne avez été mes sauveurs. Je n’oublie pas non plus que lors de ma maladie…

— Je vous en conjure, Madame, ne parlons pas de ceci… Vous m’avez permis de me dire votre ami, j’ai agi comme votre ami.

— Ah ! Monsieur !… comment jamais reconnaître ?…

— En me conservant toujours ce précieux titre… Madame, en me permettant de continuer à le mériter…

Je ne sais pourquoi il me vint tout-à-coup à l’esprit cette idée pénible que M. de Rochegune, connaissant le secret de Gontran, se croirait peut être le droit de juger sévèrement la conduite de mon mari.

Par une de ces bizarres correspondances de la pensée dont il y a tant d’exemples, M. de Rochegune ajouta à ce moment même :

— Et lorsque je vous prie, Madame, de me permettre de me dire de vos amis, j’ose croire que vous n’oubliez pas que je serai heureux aussi d’être toujours compté parmi les amis de M. de Lancry.

Je remarquai que Me de Rochegune appuya avec intention sur ces derniers mots. Je trouvai cette assurance si généreuse, elle répondait si noblement à mes craintes, que je ne pus m’empêcher de m’écrier vivement :

— Ô ! merci, Monsieur, merci pour lui et pour moi !

M. de Rochegune, étonné de ce mouvement, me regarda… Nous nous entendions…

Il comprenait ma gratitude comme j’avais compris sa bienveillance pour Gontran.

Un doux et triste sourire effleura les lèvres de M. de Rochegune ; il me dit d’une voix émue :

— Il y a dans la vie de nobles jouissances, Madame, le bien est trop facile à faire à ce prix…

Un silence de quelques minutes suivit ces paroles de M. de Rochegune.

J’en fus embarrassée ; par hasard, je levai les yeux sur lui : son regard était vague et distrait, il semblait rêveur. Sa physionomie, ordinairement sévère et hautaine, avait une expression d’ineffable bonté. Ses cheveux noirs recouvraient à peine une cicatrice récente et profonde qu’il avait au front, et que j’avais déjà remarquée lorsqu’il était venu me voir pour la première fois après ma maladie.

Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes, en songeant que j’avais été la cause involontaire du guet-apens où était tombé M. de Rochegune en venant s’informer de mes nouvelles auprès de Blondeau. Voulant rompre le silence, je lui dis :

— Vous ne souffrez plus… de cette blessure que vous avez reçue…

En entendant ma voix, M. de Rochegune tressaillit et se hâta de me répondre :

— Je ne souffre plus, Madame. — Puis, comme si ce sujet de conversation lui eût été gênant, il me dit d’un ton pénétré :

— Toute ma crainte maintenant est que ce misérable Lugarto, quoique hors de France, ne se venge de M. de Mortagne.

— Comment cela ?

— Ce matin cet homme est parti ; M. de Mortagne a voulu le voir monter en voiture et lui faire une dernière recommandation… — Souvenez-vous… — lui a-t-il dit avec un geste menaçant.

— Pour votre repos, je ne me souviendrai que trop !!! — a répondu M. Lugarto ; à quelque distance que je sois… je saurai vous atteindre. — Et après avoir montré le poing à M. de Mortagne, il a ordonné aux postillons de partir à toute bride… Oh ! Madame, il est impossible de voir quelque chose de plus hideux que la figure de cet homme au moment où il prononçait cette dernière menace : la haine, la vengeance, la terreur, la rage s’y confondaient dans une horrible agitation.

— Grand Dieu ! — m’écriai-je — il est capable, même en pays étranger, de comploter quelque perfide machination contre M. de Mortagne : cet homme trouve dans sa richesse tant de ressources pour assouvir son infernale méchanceté !

— Je partage vos craintes — me dit M. de Rochegune — et malheureusement je suis obligé d’abandonner M. de Mortagne… Sans cela… j’aurais veillé sur ses jours comme sur ceux de mon père…

— Et où allez-vous donc, Monsieur ?

— En Grèce, Madame, faire la guerre contre les Turcs. C’est une noble et sainte cause à défendre… Et puis j’ai besoin de mouvement, d’agitation…

— C’est, dit-on, une guerre souvent terrible, sans merci ni pitié… — dis-je à M. de Rochegune avec intérêt.

— C’est une guerre comme toutes les guerres, Madame — reprit-il avec un sourire mélancolique — l’on tue ou l’on est tué… Seulement, dans celle-ci, l’on meurt pour une généreuse et héroïque nation… et cette mort est belle et grande.

— Ce sont là de tristes pressentiments — lui dis-je — ne vous y appesantissez pas. Moi, j’ai l’espérance, la conviction même que vos amis vous reverront.

— Et je partage cette conviction, Madame. L’on n’a pas le droit d’être indifférent à la vie lorsqu’on a la moindre chance de pouvoir être utile à ceux qu’on aime et qu’on respecte.

M. de Mortagne entra.

Il paraissait très irrité.

— Je viens encore d’apprendre une autre infamie de ce Lugarto. Votre femme de chambre, que je viens de presser de questions et de menaces, m’a avoué qu’elle avait été placée chez vous par cet homme, et qu’afin d’empêcher votre excellente Madame Blondeau de vous accompagner, cette créature avait, d’après l’ordre de Lugarto, mêlé une certaine poudre à son breuvage, ce qui avait rendu Blondeau assez malade pour qu’elle ne pût vous suivre.

— Mon ami, M. de Rochegune me dit qu’en partant M. Lugarto…

— Oui, oui… il m’a menacé… je m’attends bien à quelque tour diabolique, mais je serai sur mes gardes… Tout ce que je voulais, c’était de vous débarrasser de lui, et j’y ai réussi, je pense… Je regrette néanmoins de ne l’avoir pas marqué… Ç’aurait été une garantie de plus.

— Et aussi un motif de haine et de vengeance de plus pour cet homme — lui dis-je. —

— Si l’on était arrêté par de pareilles craintes, on ne ferait jamais rien — dit M. de Mortagne. — Je sais bien contre qui j’ai à lutter… Mais il faut que je vous apprenne comment j’ai suivi la trace de cette abominable machination… Quelque temps après votre retour de Chantilly, j’ai appris par Rochegune les bruits infâmes que Lugarto faisait courir sur vous ; j’étais malade, hors d’état de sortir… Le premier mouvement de Rochegune fut d’aller trouver Lugarto, de lui ordonner de se taire ; il le connaissait de longue main, il le savait très lâche, il ne doutait pas qu’une vigoureuse menace ne l’intimidât ; je l’engageai à n’en rien faire, j’avais écrit à Londres pour avoir des renseignements sur la vie que M. de Lancry y avait menée avant son mariage.

Voyant que la conversation allait s’engager sur M. de Lancry, par un sentiment de convenance exquise dont j’appréciai toute la délicatesse, M. de Rochegune dit à M. de Mortagne :

— J’aurais quelques ordres à donner pour notre départ, je vous laisse.

Il me salua et sortit.

M. de Mortagne continua :

— On me dit qu’à Londres M. de Lancry avait dépensé beaucoup d’argent, et que, selon le bruit public, cet argent lui avait été prêté par Lugarto. En rapprochant ceci de quelques autres circonstances, je devinai facilement que votre mari se trouvait dans la dépendance de cet homme, sans toutefois croire que cette dépendance fût rendue plus absolue, plus dangereuse encore par l’acte que vous savez ; j’engageai donc Rochegune à patienter et à attendre mon rétablissement. Un homme très sûr qui me sert depuis vingt ans fit jaser quelques-uns des domestiques de Lugarto. J’appris par eux qu’ils avaient souvent entendu M. de Lancry, enfermé avec leur maître, supplier celui-ci de ne pas le perdre. Ce rapport me prouva qu’il s’agissait d’autre chose que d’une obligation d’argent ; je voulus pénétrer à tout prix ce secret et vous garantir des mauvais desseins de Lugarto. Il savait mon affection pour vous. Je m’aperçus bientôt que j’étais suivi, car cet homme, à force d’argent, s’est créé une sorte de police au moyen de laquelle il découvre une foule de secrets dont il use et abuse dans l’occasion, ainsi que vous l’avez vu à l’égard de Madame de Ksernika et de Madame de Richeville. Pour détourner ses soupçons, je quittai Paris ; ses espions perdirent mes traces : c’était à peu près l’époque de votre maladie… Au bout de quelques jours je revins m’établir à Paris dans un quartier éloigné : je n’en surveillais pas moins les démarches de M. Lugarto, je savais aussi bien que lui que les gueux sont corruptibles. Or, comme presque tous ses gens sont complices de quelques-unes de ses méchantes ou honteuses actions, il me fut possible d’acheter quelques-uns de ses domestiques : j’appris ainsi que depuis quelque temps il avait loué et fait meubler une maison isolée du côté de Chantilly… C’était celle où nous sommes… Je vins m’assurer du fait par moi-même, et reconnaître la position de cette demeure. Je savais que Lugarto contrefaisait les écritures avec une détestable habileté. Craignant quelque ruse, je vous fis dire par Rochegune de ne jamais quitter votre mari, supposant bien que Lugarto choisirait le moment de son absence pour vous jouer quelque tour infernal. La scène de Tortoni arriva, je n’en fus instruit que le lendemain par Rochegune ; j’envoyai chez vous, on me dit que vous veniez de partir pour aller chez Ursule, et que M. de Lancry était aussi en voyage ; j’envoyai chez Lugarto ; il était, dirent ses gens, retenu au lit, blessé d’un coup d’épée… reçu le matin même… Je connaissais l’homme, je ne crus pas à ce coup d’épée, je fus avant toute chose frappé de votre isolement de Gontran ; une heure de retard ou d’hésitation pouvait tout perdre… si vous étiez véritablement allée chez Madame Sécherin, vous ne couriez aucun danger, nous n’avions donc pas à nous occuper de cette hypothèse ; à tout hasard nous nous décidâmes à nous rendre ici. Nous allions vous atteindre à la descente de Luzarches, lorsque ce diable d’homme nous fit culbuter dans un tas de pavés : la chute fut terrible ; je restai quelques minutes sans connaissance.

— Mon ami… mon Dieu… et pour moi… toujours pour moi… tant de périls déjà courus.

— Ces périls-là ne comptent, ma pauvre enfant, que lorsqu’ils me font arriver trop tard… Cette fois, grâce au ciel, il n’en fut pas ainsi. Après quelques moments d’étourdissement, je revins à moi… J’en étais quitte, ainsi que Rochegune, pour quelques rudes contusions… Mais nos chevaux étaient incapables de marcher, notre postillon avait la jambe cassée, ma voiture était brisée… Nous comptions les secondes ; à pied, il nous fallait plus d’une heure pour nous rendre ici ; nous nous mîmes en marche… Heureusement, au bout d’un quart d’heure, nous rencontrâmes les chevaux de retour qui vous avaient amenée ici. Aux détails que nous donnèrent les postillons, il n’y avait plus de doute, c’était bien vous. Nous prîmes, moi et Rochegune, les deux porteurs et nous partîmes bride abattue ; en une demi-heure, nous étions à quelques pas de cette maison. Pour ne pas éveiller les soupçons, nous laissâmes nos montures assez loin. Toutes les fenêtres étaient fermées, mais on voyait de la lumière à travers les volets. Nous allions nous décider à frapper violemment à la porte, lorsqu’une croisée du rez-de-chaussée s’ouvrit ; c’était votre femme de chambre qui sans doute voulait prendre l’air. Nous vîmes dans une salle basse une vieille femme et Fritz ; d’un saut nous entrâmes dans cette salle, le pistolet à la main. Rochegune se mit à la porte, moi à la fenêtre. Ces misérables tombèrent à genoux, saisis de frayeur.

— Il doit y avoir un bûcher, une cave — leur dis-je — conduisez-nous-y, ou nous vous brûlons la cervelle.

— À droite, sous le vestibule, il y a la porte de la cave — me dit la vieille.

Cinq minutes après, Fritz et les deux femmes étaient renfermées. Nous entrâmes dans la chambre qui précède le salon où vous étiez ; nous entendîmes parler ; c’était Lugarto : il vous dévoilait toutes ses horribles machinations. Ces révélations pouvaient nous servir ; nous attendîmes jusqu’au moment, pauvre femme, où vous vous êtes si courageusement blessée…

— Noble et généreux ami — dis-je à M. de Mortagne en serrant ses mains dans les miennes… — toujours… toujours là… lorsqu’il s’agit de me secourir ou de me sauver !

— Oui, sans doute, toujours là… Sans vous quel intérêt aurais-je dans la vie ? Mais dites-moi, mon enfant, il faut aujourd’hui même mettre à la poste cette lettre pour votre mari ; il la trouvera à son arrivée à Londres ; elle lui apportera ce malheureux faux et lui rendra sa liberté. Pour déjouer les méchants propos de Lugarto et expliquer votre départ de Paris, afin que votre mari n’ait aucun soupçon de ce qui s’est passé cette nuit, vous allez partir pour la terre de madame Sécherin. Une fois là, vous écrirez à votre mari que, ne voulant pas rester à Paris sans lui, vous êtes allée passer chez Ursule le temps de son absence. Vous adresserez votre lettre chez vous, à Paris ; à son arrivée il la trouvera.

— Mais, mon ami, pourquoi ne pas tout dire à Gontran ?

— Pourquoi ? pauvre enfant ! parce que, du moment où votre mari vous saura instruite de la bassesse qu’il a commise, il vous haïra… il aura à rougir devant vous… et jamais il ne vous pardonnera sa faute.

— Ah ! pouvez-vous croire ?

— Écoutez, Mathilde… je ne veux pas récriminer, je ne veux voir dans M. de Lancry que l’homme que vous aimez ; votre noble et sainte affection le sauvegarde à mes yeux ; mais enfin… soyez juste, lorsqu’il vous savait si malheureuse de cette hideuse intimité avec un homme qu’il méprisait, qu’il haïssait autant que vous, a-t-il eu le courage de vous faire ce fatal aveu ? Non, il a préféré laisser s’accréditer sur vous les bruits les plus infamants.

— Mais rompre ouvertement avec M. Lugarto, c’était se perdre.

— Mais c’était sauver votre réputation à vous, malheureuse femme, innocente de toutes ces vilenies… Si votre mari n’avait pas été un abominable égoïste, il aurait courageusement bravé les conséquences de sa faute, au lieu de vous laisser avilir aux yeux du monde… Après cette scène de Tortoni, qui révélait au moins de sa part une lueur de généreuse indignation, n’a-t-il pas de nouveau souscrit à toutes les exigences de Lugarto ? Ne vous a-t-il pas, pour ainsi dire, lâchement abandonnée à ses infâmes tentatives ? Tenez, Mathilde, pauvre et chère enfant ! il faut tout le respect, toute l’admiration que m’inspire votre dévoûment pour m’empêcher de dire ce que je pense… je ne veux pas vous attrister encore… Seulement, croyez-en mon expérience, ne dites jamais à Gontran que vous avez son secret… Cet aveu vous serait fatal… Je vous le répète, l’homme qui, dans les terribles circonstances où vous vous êtes trouvée, n’a pas eu assez de confiance dans votre cœur pour tout vous avouer, serait impitoyable s’il vous savait instruite d’un mystère qu’il a caché avec tant d’opiniâtreté.

— Mais enfin, si par hasard Gontran découvre mon séjour dans cette maison ?

— J’y ai songé… J’ai aussi songé que, par une nouvelle méchanceté dont je ne puis concevoir le but, Lugarto pourrait tout écrire à votre mari, alors cette déclaration signée de lui, mon témoignage, celui de Rochegune, suffiraient pour vous mettre à l’abri de toute calomnie, car il faut tout prévoir…

— Je suivrai vos conseils — dis-je à M. de Mortagne en soupirant. Pourtant, je vous l’avoue, il m’en coûte de cacher quelque chose à Gontran…

M. de Mortagne, sans me répondre, me prit les deux mains et me regarda quelques moments en silence.

Sa figure si caractérisée avait une expression d’attendrissement inexprimable. Malgré lui, il pleura. Je ne saurais dire combien je fus profondément touchée en voyant couler les larmes de cet homme si énergique et si résolu.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous, mon ami ? — m’écriai-je, sans pouvoir non plus retenir mes larmes.

— Je ne vous vois pas encore heureuse pour l’avenir… Pauvre enfant… votre mari est délivré d’une épouvantable domination, votre fortune est rétablie… M. de Lancry a des torts cruels à se faire pardonner, et le repentir doit rendre meilleures encore les âmes naturellement bonnes… Pourtant je crains, je ne suis pas rassuré…

— Ce sont de vaines terreurs, mon ami… votre affection pour moi s’alarme à tort… croyez-moi.

— Hélas ! je voudrais me tromper — me dit M. de Mortagne en secouant tristement la tête.

— À propos — lui dis-je — cette somme considérable que vous avez remboursée pour nous… il est entendu, n’est-ce pas, que nous vous la rendrons.

— Écoutez, Mathilde, j’ai environ soixante mille livrés de rente ; pendant les années que mademoiselle de Maran m’a fait passer sous les plombs de Venise, j’ai fait des économies forcées ; j’ai peu de besoins, j’emploie presque tout mon revenu à soulager de nobles et obscures infortunes ; je n’aurai pas d’autre héritiers que vous, cette somme est donc une avance d’hoirie.

— Mon ami ! pourtant…

— Écoutez-moi encore, votre contrat de mariage a été si déloyalement fait, que vous, qui apportez toute la fortune dans la communauté, vous n’avez droit à aucune réserve : votre mari peut vous dépouiller ou vous ruiner complètement. Heureusement je suis là… ma fortune garantit votre avenir.

— Mon ami… n’ayez pas ces craintes ; je vous assure que Gontran est revenu de ses goûts de faste… il ne joue plus…

— L’état de maison que vous tenez à Paris était déjà beaucoup trop considérable pour votre fortune ; je suis sûr que, lorsqu’il se verra débarrassé de Lugarto, M. de Lancry se jettera de nouveau dans de folles dépenses… Vous avez encore maintenant net cent mille livres de rentes, votre hôtel payé ; eh bien ! en cinq ou six ans d’ici, votre mari peut avoir tout dissipé. Je connais les prodigues.

— Mais, mon ami…

— Mais, mon enfant, il n’a pas été arrêté, retenu par la honte de commettre un faux, pour se procurer de l’argent… Quel frein l’arrêtera lorsqu’il n’aura qu’à puiser à pleines mains dans votre fortune ?… Pardon… Mathilde… je vous afflige ; mais il est de ces vérités sévères qu’il faut oser dire… Jamais je n’ai failli à ce devoir, jamais je n’y manquerai… Je vous en conjure, résistez autant que vous le pourrez aux prodigalités de votre mari ; pour vous, pour lui-même, ayez cette résolution… Moi, je ne veux lui rien dire ; je réserverai mon influence pour les cas extrêmes. Il est violent, emporté ; il est impatient des remontrances : peu m’importe, lorsque votre intérêt voudra que je parle… je parlerai, et de façon à être entendu et écouté, je vous en réponds. Allons, adieu, mon enfant… Au moindre événement, écrivez-moi à Paris ; à tout jamais comptez sur moi… et sur Rochegune… Quant à celui-ci, que Dieu me le conserve… car il s’en va faire une terrible guerre, et il n’est pas homme à s’y ménager… Adieu, encore adieu ! Je vous enverrai Blondeau chez Madame Sécherin ; un de mes gens qui m’accompagnait hier, et qui vient d’arriver avec ma voiture, vous suivra. Il m’appartient depuis longtemps, c’est vous garantir sa sûreté. Vous pouvez avec lui prendre cette femme que vous avez amenée ; mais, à l’arrivée de Blondeau, chassez-là ; et à votre retour à Paris, faites maison nette, de peur qu’il ne reste parmi vos gens quelque dangereuse créature de Lugarto ; puis ne remontez votre maison qu’avec des gens parfaitement bien recommandés. Allons, encore adieu.

Une dernière fois, j’embrassai cet excellent ami en versant de douces larmes.

Je serrai affectueusement les mains de M. de Rochegune, et je partis pour la Touraine, me faisant une fête de surprendre Ursule par ma visite inattendue.