Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/03

Gosselin (Tome IIp. 134-146).
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Deuxième partie


CHAPITRE III.

LES VISITES DE NOCES.


M. de Lancry avait profité de notre absence pour faire disposer l’hôtel Rochegune ; nous le trouvâmes prêt à notre arrivée. Quoique cette maison fût splendide, je ne pus vaincre un sentiment de tristesse en y entrant. Tout m’était pour ainsi dire nouveau dans cette demeure, et l’inconnu m’a toujours glacée.

Ursule et son mari étaient partis. Elle devait venir passer l’automne à Maran ; M. Sécherin l’y amènerait et viendrait la reprendre, ses occupations ne lui permettant pas une longue absence.

Le lendemain du jour de notre arrivée, je m’éveillai de bonne heure ; je sonnai Blondeau, elle entra.

— Eh bien !… et mes fleurs ? — lui dis-je en ne lui voyant pas la corbeille de jasmin et d’héliotrope qu’elle m’avait toujours présentée chaque matin depuis mes fiançailles avec Gontran.

— On n’en a pas apporté, Madame.

— C’est impossible !

— Je puis vous assurer, Madame, qu’on n’a rien apporté… Je viens de l’antichambre.

— C’est impossible, encore une fois ; je t’en prie, retournes-y, ma bonne Blondeau.

Elle revint sans fleurs.

Ce fut un enfantillage, sans doute, mais les larmes me vinrent aux yeux.

Blondeau s’en aperçut et me dit :

— Mais, Madame, nous sommes seulement ici depuis hier, ça ne peut être qu’un oubli.

Hélas ! oui, ce n’était qu’un oubli, et cet oubli me faisait mal…

Dans ma superstition de cœur, j’attachais une importance, une signification extrême à cette preuve quotidienne du souvenir de Gontran. C’était très simple en soi-même, il ne s’agissait que de donner un ordre et d’en surveiller l’exécution ; c’est par cela même que je ressentais plus vivement encore cette privation qu’on aurait pu si facilement m’épargner.

Blondeau, voyant mes larmes, voulut me consoler ; elle m’avoua que les craintes qu’elle avait eues de ne pas me voir heureuse étaient évanouies ; que M. de Lancry paraissait rempli de soins, de bontés pour moi, et que je n’étais pas raisonnable de m’affecter si profondément pour si peu…

Jamais je n’aurais accusé Gontran. Je contins mon chagrin ; je dis à Blondeau qu’elle avait raison, que j’étais folle, qu’il ne fallait plus songer à cela.

Puis je pensai qu’après tout c’était peut-être une maladresse de nos gens… J’attendis le lendemain avec angoisses… Pas de corbeille encore…

Pour en finir avec les fleurs, à dater de ce jour elles ne reparurent plus.

Pour rien au monde je n’en aurais parlé à M. de Lancry. Après le chagrin que cause l’oubli de certaines prévenances, il n’y a rien de plus douloureux, de plus humiliant pour le cœur que de réclamer contre cet oubli.

Quoique j’aie cruellement et longtemps souffert d’une puérilité si insignifiante en apparence, j’excusai Gontran aux dépens de ma susceptibilité, sans doute exagérée, déraisonnable.

Je lui sus gré d’avoir du moins mis une sorte de transition à cet oubli si cruel pour moi.

Combien d’hommes, le lendemain de leur mariage, substituent tout à coup une sorte de laisser-aller insoucieux et égoïste aux prévenances, aux recherches de la veille !

Les insensés ! pour échapper à quelques douces contraintes, pour vivre ce qu’ils appellent sans gêne, ils ne savent pas de quelles ravissantes douceurs ils se privent à jamais ! ils ne comprennent pas que le mariage devient une existence monotone, grossière, souvent intolérable, faute de cette continuité de soins exquis, de coquetteries gracieuses, de délicatesses charmantes et mystérieuses !

Ils ne comprennent pas que de ces attentions si futiles en apparences dépendent souvent le bonheur, le repos de la vie !

Ils ne sentent pas enfin à quelle humiliation navrante ils réduisent une femme, du jour où ils la forcent à se demander si c’est son titre d’épouse qui lui mérite cette brusque cessation d’empressement ! Ils ne sentent pas de quelle généreuse résignation il faut qu’une femme soit douée pour ne pas faire une comparaison fatale entre les égards attentifs de gens qui ne lui sont rien… et la négligence de celui qui doit être tout pour elle !…

Hélas ! je sais qu’on reproche aux femmes qui ressentent si vivement ces nuances, d’attacher une importance outrée, ridicule, à de petites choses, à des misères ; et pourtant ces misères suffisent presque toujours au bonheur des femmes !

Pour ces misères, elles se dévouent aveuglément, avec orgueil, avec joie !

Pour ces misères, elles oublient souvent les privations, les chagrins, les grands malheurs qui les frappent ; car ces misères leur prouvent qu’elles sont précieusement aimées, et il est une chose qui les blesse toujours d’une manière incurable, c’est l’indifférence et le dédain.

Et puis enfin, puisque les hommes, dans leur glorieuse suffisance, traitent d’enfantillage ce qui est tant pour nous, est-il bien généreux de leur part, à eux si sages, à eux si forts, à eux si puissants, de nous refuser quelques soins qui leur coûteraient si peu, et qui nous seraient au moins un prétexte de les aimer avec adoration ?

Cette longue digression était peut-être nécessaire pour faire sentir combien je devais souffrir de l’oubli de Gontran. Ce fut le premier chagrin qu’il me causa…

Cette journée, d’ailleurs si malheureuse à son début, devait m’être pénible.

Après le déjeuner, M. de Lancry me montra la liste des visites de noces qu’il avait fait dresser, et me dit :

— Il est inutile d’y mettre le nom de mademoiselle de Maran, car il est tout simple que nous commencions notre tournée par elle.

Je regardai M. de Lancry avec stupeur.

— Ma tante ! Vous n’y pensez pas, mon ami.

— Comment cela ?

— Aller chez elle, moi ! moi !

— Mais en vérité, Mathilde, je ne vous comprends pas.

— Vous ne me comprenez pas… Ah !… Gontran !

— Bon… j’y suis… vous songez encore à cette calomnie insensée contre votre mère ? mais nous sommes convenus que c’était de la folie. Il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont… Plutôt que de ne calomnier personne, votre tante médirait d’elle-même ; c’est une infirmité morale dont il faut avoir autant de pitié que d’une infirmité physique… Vous me regardez d’un air stupéfait… pourtant rien n’est plus simple… Ajouteriez-vous la moindre importance aux propos d’un fou ?… Non, sans doute, n’est-ce pas ? Eh bien, faites comme moi… Oubliez de folles paroles dictées par l’égarement de la haine ; la noble mémoire de votre mère est au-dessus de pareilles médisances.

Mon cœur se brisait. D’abord je n’eus pas la force de dire un mot, puis je m’écriai en fondant en larmes, car depuis le matin je les étouffais :

— Jamais…jamais je ne remettrai les pieds chez mademoiselle de Maran !… Je vous en supplie, n’insistez pas… cela me serait impossible.

— Calmez-vous, Mathilde, calmez-vous… croyez bien que je ne vous demande rien que de juste, que de nécessaire… Je n’exige pas que vous voyiez souvent votre tante, mais je désire que vous la voyiez quelquefois.

— Non, je vous dis que la vue de cette femme me tuera… Elle me fait horreur.

— Ce sont là des exagérations, ma chère Mathilde. Réfléchissez à une chose : le monde ne pourra s’expliquer votre brusque rupture avec une parente qui vous a élevée… et qui a presque fait mon mariage. Vous comprenez cela, Mathilde… On fera des commentaires… des suppositions à perte de vue… On interrogera votre tante… Celle-ci, choquée de ce manque de procédés de votre part, sera capable de l’expliquer à sa façon… Vous, moi… et… M. de Mortagne, — ajouta Gontran en prononçant ce nom avec effort, — nous avons seuls entendu les folles et méchantes paroles de mademoiselle de Maran ; craignez de la pousser à bout, elle pourrait répéter à d’autres ce qui demeurera un secret pour nous… et, malgré son inaltérable pureté, la mémoire de votre mère…

— Et c’est vous… vous, Gontran, qui me proposez cela !… Eh ! que m’importe le monde ?… et que m’importent les abominables noirceurs de mademoiselle de Maran ?… Croyez-vous donc que si l’on m’interroge je laisserai ignorer la raison qui m’a fait à jamais rompre avec elle ? Non, non… Il n’y a pas de plus sanglante vengeance à tirer des calomniateurs que de proclamer leurs calomnies, et de les écraser ainsi sous leur propre honte ! Ah ! ne craignez rien, Gontran, la noble mémoire de ma mère peut braver les basses attaques de mademoiselle de Maran. Tous les honnêtes gens m’approuveront quand je dirai pourquoi je ne veux pas remettre les pieds chez cette horrible femme.

— Mathilde, vous parlez en fille tendre et dévouée, c’est tout simple, mais vous ne connaissez pas le monde… Croyez-moi, maintenant la mémoire de votre mère m’est aussi sacrée qu’à vous ; c’est pour la conserver pure de toute souillure que, malgré votre répugnance, j’insiste absolument pour que vous fassiez quelques rares visites à mademoiselle de Maran. Encore une fois cela est nécessaire, indispensable… vous m’entendez.

En prononçant ces derniers mots, la voix de M. de Lancry, jusque là douce et affectueuse, prit une expression plus ferme ; il contracta légèrement ses sourcils.

Je craignis de l’avoir blessé par ma résistance, j’en fus désespérée ; mais ce qu’il me demandait, avec raison peut-être, me semblait au-dessus de mes forces.

— Pardon, pardon, mon ami, — lui dis-je ; — ayez pitié de ma faiblesse… Je ne le peux pas… Encore une fois, pour rien au monde… je ne reverrai cette femme… Au nom de notre amour, Gontran… n’exigez pas cela de moi… Je me le pourrais pas.

— Je vous assure, Mathilde, que vous le pourrez… C’est un sacrifice, un grand sacrifice… soit… je vous le demande.

— Gontran, par pitié !

— Je vous dis que cela est nécessaire, et que vous le ferez.

— Mais, mon Dieu ! mon Dieu ! vous ne savez donc pas ce que c’est que… ?

M. de Lancry m’interrompit avec une violence jusque là contenue, et s’écria en frappant du pied :

— Je sais bien ce que c’est, moi ! que d’avoir enduré les honteux reproches, les insolentes bravades de M. de Mortagne !… Je sais ce que c’est que d’avoir été presque insulté à la face de votre famille et de la mienne ; je sais ce que c’est que d’avoir refoulé ma haine et mon désir de vengeance ; je sais enfin ce que c’est que d’avoir, par égard pour vous, consenti à ne pas forcer cet homme à me donner satisfaction, quoiqu’il se retranche derrière la protection qu’il vous porte ! Eh bien ! c’est parce que je sais combien tout cela m’a coûté… qu’en retour je vous demande de faire ce que je crois de votre rigoureux devoir… Une fois pour toutes, Madame, autant vous me trouverez aveuglément dévoué à tous ceux de vos désirs qui ne vous seront pas fâcheux, autant vous me trouverez intraitable lorsqu’il s’agira de céder à un caprice.

— Un caprice !… Gontran… mon Dieu !… un caprice !!!

— L’exagération d’un sentiment très louable vous empêche de juger nettement cette question.

— Mais mon cœur se révolte… malgré moi ; que puis-je faire ?…

— Eh bien ! puisque les raisons, puisque les prières ne peuvent rien sur vous, — s’écria M. de Lancry en courroux, — je vous déclare que si vous ne consentez pas à m’accompagner chez mademoiselle de Maran ; je découvrirai la demeure de M. de Mortagne ; je connais sa bravoure, je sais que malgré sa résolution de ne pas se battre, il est des outrages qu’il ne souffrira pas… et si vous m’y forcez par votre refus, je…

— Ah ! c’est affreux… Gontran… j’irai chez mademoiselle de Maran, — dis-je en pleurant et en prenant la main de mon mari entre les miennes presque avec effroi, et comme pour l’arracher à un grand danger.

On frappa à la porte du salon où nous étions, je rentrai en essuyant mes larmes dans ma chambre à coucher.

J’entendis un valet de chambre annoncer à mon mari que M. le comte de Lugarto l’attendait chez lui.

Gontran vint me trouver, changea de ton, me parla avec tendresse, et me dit de le faire avertir lorsqu’il pourrait m’amener M. Lugarto, qu’il voulait me présenter.

— Mais je suis en larmes, — lui dis-je ; — de grâce, remettez cette visite.

— Vite, vite, séchez ces beaux yeux, — me dit Gontran avec une apparente gaîté, — ou je vous amène tout de suite mon tigre dompté. Pendant que vous allez vous remettre, je vais lui faire admirer notre maison, et j’enverrai tout-à-l’heure vous demander si vous pouvez nous recevoir.