Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/11

Gosselin (Tome Ip. 284-304).
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Première partie


CHAPITRE XI.

L’AVEU.




Un mois s’était passé depuis le jour où j’étais allée à l’Opéra avec ma tante et M. de Lancry.

Celui-ci était venu très régulièrement voir mademoiselle de Maran, d’abord tous les deux jours, puis tous les jours.

À mesure que notre intimité augmentait, je découvrais en lui mille nouvelles qualités charmantes ; on ne pouvait rencontrer un caractère plus égal, plus prévenant, plus délicatement attentif. Son esprit fin, ingénieux, savait si adroitement déguiser la flatterie, qu’il me la laissait accepter à moi qui me défiais toujours des louanges, en me souvenant des perfides exagérations de ma tante sur les avantages dont j’étais douée.

Ardent et généreux, il n’y avait pas une noble cause que M. de Lancry ne défendît avec chaleur. Rempli de modestie, il souffrait visiblement lorsqu’on lui parlait des mérites qui lui avaient valu des distinctions toujours rares à son âge. Quant à ses succès dans le monde, quoique, par convenance, un tel sujet fût rarement traité devant moi et devant Ursule, il était facile de voir que M. de Lancry n’avait pas la moindre fatuité. Sa conversation était, quand il le voulait, sinon sérieuse, du moins instructive. Il avait beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit. Il parlait des arts avec infiniment de goût, et il n’était pas étranger aux littératures contemporaines.

Peindre si longuement ses avantages, c’est presque dire que je l’aimais… oui… je l’aimais.

Comment ne l’aurais-je pas aimé ? Vivant chez ma tante presque dans la solitude, ne voyant que lui, et le voyant chaque jour, pouvais-je résister longtemps au charme qui le rendait si séduisant ? Je vous ai dit combien était triste et monotone la vie que je menais chez mademoiselle de Maran. Dès que M. de Lancry vécut dans notre intimité, tout changea : l’espoir, le plaisir de le voir, le désir de lui plaire, la crainte de n’y pas réussir, les ressouvenirs qui succédaient à son absence, les longues rêveries, enfin les mille anxiétés mystérieuses de la passion me jetaient dans un trouble continu, et le temps s’écoulait avec une incroyable rapidité.

Je l’aimais… et j’étais tour à tour bien heureuse et bien malheureuse de cet amour…

J’étais heureuse lorsque dans mes rares accès de croyance en moi, dans mes jours d’orgueil de jeunesse, d’orgueil de beauté, d’orgueil de cœur, je me demandais si Gontran trouverait dans une autre les garanties de bonheur que je croyais posséder et que je pouvais lui offrir, s’il demandait ma main…

J’étais malheureuse, oh ! bien malheureuse, lorsque doutant de moi, de ma beauté, doutant presque de mon cœur, je n’osais croire que Gontran pût m’aimer ; je me persuadais même qu’il était plus que jamais attaché à madame de Richeville.

Alors ces mots qu’elle m’avait dits à l’Opéra avec un accent si affectueux : — Prenez garde, pauvre enfant ! — ces mots me revenaient à la pensée. Dans mon découragement, je n’avais plus la force de haïr cette femme. J’interprétais ces paroles comme si elle m’eût dit : « Prenez garde, pauvre enfant, on veut vous marier à Gontran, vous n’avez rien de ce qu’il faut pour lui plaire, et vous souffrirez d’un amour que vous ressentirez seule. »

Lorsqu’au contraire ma confiance renaissait, je voyais dans ces mots de la duchesse une sorte de menace déguisée, une sorte de défense de prétendre à un cœur qu’elle possédait.

J’étais d’autant plus accablée par ces différentes pensées, que je ne pouvais les confier à personne. Mon tuteur, M. d’Orbeval, avait rappelé Ursule près de lui pendant quelque temps. Notre séparation, quoiqu’elle dût être de très courte durée, n’en avait pas été moins pénible. Dans ce moment, surtout, l’absence de ma cousine m’était doublement cruelle.

Lors de mes doutes les plus accablants, je me rassurais pourtant quelquefois en pensant que mademoiselle de Maran n’aurait pas si ouvertement, si particulièrement reçu M. de Lancry, s’il ne lui avait pas fait part de ses vues. Cependant, jamais ma tante ou M. de Versac n’avaient fait la moindre allusion à la possibilité d’un mariage entre moi et M. de Lancry.

Enfin, ces angoisses cessèrent.

Le 15 février, je me rappelle ce jour, cette date, ces circonstances, comme si tout s’était passé hier ; le 15 février, j’étais seule dans le salon de ma tante, où j’avais cru la trouver, mais elle était sortie en donnant ordre de dire aux personnes qui pouvaient la demander, qu’elle allait rentrer.

Je lisais les Méditations de Lamartine, lorsque j’entendis la porte du salon s’ouvrir ; Servien annonça M. le vicomte de Lancry.

Jamais je ne m’étais trouvée seule avec Gontran, je me sentis dans un embarras mortel.

— On m’a dit, Mademoiselle, que madame votre tante allait bientôt rentrer, et qu’elle priait les personnes qui viendraient, de vouloir bien l’attendre… Et puis, après avoir hésité un moment, il ajouta d’une voix émue : — Et je ne croyais pas avoir le bonheur de vous trouver ici, Mademoiselle ; aussi permettez-moi de profiter de cette rare et précieuse occasion pour vous supplier de m’entendre.

— Monsieur… je ne sais… que pouvez-vous avoir à me dire ? — répondis-je en balbutiant, avec un battement de cœur presque douloureux.

Alors, d’une voix tremblante dont je ne pourrai jamais oublier l’accent enchanteur, il me dit :

— Tenez, Mademoiselle, laissez-moi vous parler avec la plus entière franchise… et soyez assez bonne pour me promettre de me répondre de même.

— Je vous le promets, Monsieur.

— Eh bien ! Mademoiselle, mon oncle, M. le duc de Versac, abusant d’un secret qu’il a pu pénétrer, mais que je ne lui ai jamais confié, était décidé à demander pour moi votre main à madame votre tante… Je l’ai conjuré de n’en rien faire.

Le courage me manqua… Je ressentis au cœur un coup violent ; je crus que M. de Lancry avait de l’éloignement pour moi, et je répondis d’une voix faible :

— Il était inutile de m’apprendre… Monsieur… — Je ne pus achever.

— Non, Mademoiselle… cela n’était pas inutile, permettez-moi de vous le dire ; je ne pouvais autoriser M. de Versac à faire cette demande à mademoiselle de Maran avant d’avoir eu votre consentement.

— Et c’est mon consentement que vous venez me demander ? — m’écriai-je, sans pouvoir cacher ma joie, sans penser à la cacher.

À un mouvement de surprise de M. de Lancry, je regrettai presque ma franchise ; je craignis qu’il ne l’interprétât défavorablement ; je rougis, je me troublai, et je ne pus ajouter un mot.

Après quelques moments de silence, Gontran reprit :

— Oui, Mademoiselle, c’est votre consentement que je viens solliciter sans oser l’espérer. Vous êtes libre de votre choix, et j’aurais toujours regretté d’avoir été le sujet de quelque demande, de quelque insistance qui auraient pu vous être désagréables.

— Monsieur, je…

Gontran m’interrompit et me dit avec un accent de sérieuse tendresse : — Mademoiselle, un mot encore avant de vous voir par un refus peut-être renverser non de présomptueuses espérances, mais des vœux que j’ose à peine former ; permettez-moi de vous exposer toute ma pensée. Vous êtes orpheline, vous êtes presque seule au monde. Je dois, en honnête homme, vous tenir le langage sérieux que je tiendrais à votre mère… Vous savez pourquoi… dans cette circonstance, je m’adresse à vous… et non pas à Mademoiselle de Maran, — ajouta Gontran d’un air significatif qui me prouva qu’il avait pénétré quels étaient mes rapports avec ma tante, mais que par délicatesse il ne pouvait m’en parler.

Je fus vivement touchée de la manière à la fois grave et affectueuse dont s’exprimait Gontran.

— Je vous comprends, — lui dis-je… — et je vous remercie.

— Quand vous m’aurez entendu, — reprit-il, — vous pourrez, Mademoiselle, préjuger de l’avenir avec autant de certitude que s’il était accompli. J’ai peu de qualités peut-être, mais j’ai toujours été loyal et sincère dans l’exécution de ma parole… J’ai toujours résolu de ne me marier qu’à une femme que j’aimerais de l’amour le plus respectueux et le plus vif… de cet amour fervent et saint qui ne ressemble pas plus aux goûts passagers de la première jeunesse, que la durée des liaisons éphémères qui en sont la suite ne ressemble à la durée du mariage ; au contraire de tout le monde, rien ne m’a toujours semblé plus romanesque qu’une union tendrement assortie… telle que je la rêvais… Pour accomplir ces vœux, il s’agit seulement de savoir ménager le trésor de félicités qui peuvent durer autant que nous… Alors on traverse avec enchantement, dans une confiance mutuelle, une vie de tendresse et d’amour, que le génie du cœur peut délicieusement varier… car, encore une fois, il n’y a rien de plus romanesque que le mariage… quand on sait s’aimer.

Je ne sais pourquoi à ce moment le souvenir de madame de Richeville traversa ma pensée. Je ne pus m’empêcher de dire à M. de Lancry :

— Pourtant, Monsieur, ces liaisons éphémères dont vous parlez semblent quelquefois…

— Ah ! Mademoiselle, — s’écria-t-il en m’interrompant, — peut-on jamais les comparer à un bonheur légitime et vrai ? Ah ! croyez-moi… quand on aime pour la vie, on reconnaît bien vite le néant de ces coupables affections. Quel est donc leur charme pour qu’on puisse les préférer à un amour béni par Dieu ? Parce qu’une femme vous appartient devant le ciel et devant les hommes, appréciera-t-on moins tout ce qu’il y a de charme dans une longue soirée passée près d’elle ? Jouira-t-on moins de ses préférences, parce que chaque jour on les aura méritées aux yeux de tous à force de soins et de tendresse ? Son esprit, sa grâce, ses succès, vous seront-ils moins chers, parce que son regard pourra sans crainte chercher le vôtre, et vous dire : « Jouissez de ce que vous inspirez ! » Si au milieu du monde elle accueille un signe de vous par un mystérieux et doux sourire, ce sourire sera-t-il moins doux, parce qu’il n’annoncera pas une coupable intelligence ? Parce que ces fleurs dont elle est parée ont été choisies par une main amie et respectée, ont-elles moins d’éclat et de parfum ? Si l’on veut voyager et se reposer du tumulte de Paris dans la contemplation des beautés de la nature, faudra-t-il enlever absolument une fille à son père, une femme à son mari, pour jouir des milles ravissements d’un voyage amoureux fait dans un pays enchanteur et poétique ? Le beau ciel d’Espagne ou d’Italie sera-t-il donc voilé pour tous ceux qui peuvent s’aimer sans rougir ? Oh ! croyez-moi, je vous le répète, il y a des trésors inépuisables de bonheur pur, de plaisirs romanesques dans une union basée sur l’amour, telle que je la rêve… Car, je vous l’avoue, il me serait impossible de voir dans le mariage un isolement à deux, une vie indifférente, ou seulement convenable et polie !… Oh ! non… non… je voudrais concentrer dans cette vie toutes les joies, toutes les adorations, toute la puissance de mon cœur ! Maintenant, voyez-vous… que je connais les faux plaisirs de la jeunesse, ils me semblent aussi loin du vrai bonheur que la superstition est loin de la religion… Je ne sais, mademoiselle, si vous m’avez bien compris, je ne sais si j’ai pu vous donner une faible idée de mes sentiments, de mes pensées. Si j’étais assez heureux pour cela, si, contre tout mon espoir, vous me permettiez d’autoriser la demande que M. de Versac désire faire pour moi à mademoiselle de Maran, croyez-en ma foi d’honnête homme… mademoiselle… aimé de vous… je serais en tout digne de vous…

En disant ces derniers mots, M. de Lancry, qui était assis dans un fauteuil près du mien, se leva par un mouvement d’une gravité touchante, presque solennelle.

Je ne puis dire toutes les émotions que ce langage si nouveau pour moi éveilla dans mon cœur ; il me sembla qu’un nouvel et radieux horizon s’offrait à ma vue ; je fus frappée d’un saisissement délicieux, car les paroles de Gontran sur le romanesque d’un bonheur légitime, traduisaient, résumaient complètement mille pensées jusque-là vagues et confuses dans mon esprit.

Ce tableau ravissant de l’amour dans le mariage, avec les délicatesses, les mystères et les entraînements de la passion, me transporta d’une espérance ineffable.

J’étais trop profondément heureuse pour cacher ma joie, pour mettre la moindre dissimulation dans ma réponse. Je sentis mes joues brûlantes, mon cœur battre, non de timidité, mais de résolution généreuse. Je voulus être à la hauteur de l’homme qui venait de me parler avec tant de sincérité, et dont les paroles m’inspiraient une invincible confiance.

— Je ne serai ni moins franche ni moins loyale que vous, — lui dis-je. — Je suis orpheline ; je ne dois compte qu’à Dieu et à moi du choix que je puis, que je veux faire… J’ai foi dans l’amour que vous me peignez si doux et si beau, parce que moi-même bien souvent j’ai rêvé cet avenir.

— Mademoiselle, il serait vrai… je pourrais espérer ?

— Je vous ai promis d’être franche… je le serai. Avant que de vous donner, non pas une espérance, mais une certitude… permettez-moi, à mon tour, quelques mots sur mes sentiments : ne prenez pas ce que je vais vous dire pour l’expression d’un doute, bien loin de ma pensée… J’aime ma cousine comme la plus tendre des sœurs. Elle est sans fortune, elle veut faire un mariage selon son cœur ; pour la mettre à même de choisir sans se préoccuper des questions d’intérêt, je désire lui assurer la moitié de mes biens. Si elle ne se marie pas, je désire la garder toujours près de moi… Consentez-vous à ce qu’elle soit aussi votre sœur !

D’abord Contran me contempla avec étonnement ; puis, joignant les mains, il s’écria :

— Quel noble cœur ! quelle âme ! Comment ne pas approuver, que dis-je ? ne pas admirer une affection si généreuse ? Ne serait-elle pas une garantie de l’élévation de vos sentiments, s’il était possible d’en douter ? Et puis ne connais-je pas mademoiselle Ursule ? ne sais-je pas qu’elle mérite tant de dévouement ?

— Oh ! bien… bien, — dis-je avec entraînement, — je le vois, mon cœur trouve un écho dans le vôtre. Maintenant ; une dernière question… — ajoutai-je en baissant les yeux et en balbutiant, — madame la duchesse de Richeville…

Je ne pus dire que ces mots.

Gontran me répondit aussitôt : — Je vous comprends, Mademoiselle… les bruits du monde ont pu parvenir jusqu’à vous… Depuis mon retour d’Angleterre, ou plutôt depuis le bal de l’ambassade d’Autriche, je vous le jure sur l’honneur, je n’ai été occupé que d’une seule pensée… je n’ose dire… que d’une seule personne…

Je tendis la main à Gontran sans pouvoir retenir deux larmes ; oh ! deux bien douces larmes. — Si vous voulez la main de l’orpheline… elle est à vous… devant Dieu, je vous la donne, — lui dis-je.

— Devant Dieu aussi, je fais le serment de la mériter, — dit Gontran, — et il tomba à genoux d’une manière si charmante, si naturelle, je dirais presque si pieuse, en portant ma main à ses lèvres, que rien ne me parut exagéré dans ce mouvement.

De ma vie… je n’éprouvai une impression à la fois plus douce, plus sereine, plus triomphante.

Je joignis les mains avec force, et je dis d’une voix profondément émue :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que je vous remercie de me faire maintenant la vie si riante et si belle !…

Un roulement de voiture qui retentit dans la cour annonça le retour de mademoiselle de Maran.

— Mathilde, — me dit Gontran, — voulez-vous me permettre de faire tout-à-l’heure, là devant vous, ma demande à votre tante ?… Alors je pourrais peut-être revenir passer cette soirée près de vous.

— Oh ! oui, oui, — m’écriai-je avec joie, — vous avez raison… Ainsi vous reviendrez ce soir ?

Mademoiselle de Maran entra dans le salon.

— Je gage, — me dit-elle dès la porte du salon, — que vous ne savez pas ce qu’Ursule est allée faire en Touraine ?

— Non, madame.

— Et vous, Gontran ?

— J’ignore complètement…

— Eh bien ! moi, je le sais ; je viens de chez le notaire de M. d’Orbeval, qui est aussi le mien ; il paperassait, devinez quoi… Je vous le donne en cent… je vous le donne en mille.

— Mais, ma tante…

— Il paperassait des titres, des donations pour Ursule, — dit mademoiselle de Maran en riant aux éclats, — pour Ursule qui se marie.

— Ursule se marie… sans me l’écrire !… Dans sa dernière lettre elle ne m’en disait pas un mot ! — m’écriai-je avec une douloureuse surprise.

— Attendez donc… attendez donc ; tout-à-l’heure Pierron, après avoir ouvert la porte cochère, m’a remis quelques lettres que j’ai mises dans mon sac sans les regarder ; il y en a peut-être une d’Ursule pour vous.

Mademoiselle de Maran fouilla dans son sac, en tira trois lettres, lut leurs adresses, et dit : — En effet… en voici une timbrée de Tours pour vous.

— Madame, — dit M. de Lancry à ma tante, — ce que je vais avoir l’honneur de vous dire est bien grave. Je choque sans doute les usages reçus en abordant un tel sujet sans préparation ; mais je suis si heureux, et surtout si jaloux de jouir le plus tôt possible du privilège qui me sera peut-être accordé… que je viens, sûr de l’agrément de mademoiselle Mathilde, vous demander sa main.

— Ah ! mon Dieu ! — s’écria ma tante ; — qu’est-ce que vous me dites donc là, Gontran ? C’est comme un coup de tonnerre… je n’en reviens pas. Ça ne s’est jamais vu, un mariage arrangé de cette façon-là !

— Vous dites vrai, Madame ; si vous accordiez votre consentement, et si j’en crois mon cœur, ce mariage serait unique entre tous les mariages, — dit Gontran en me regardant.

— Mais c’est qu’en vérité j’en suis tout ébaubie. Ça ne se fait jamais comme ça, mon pauvre Gontran ! Ce sont les grands parents qui se chargent de ces ouvertures-là, avec toutes sortes de préliminaires et de préambules. On en cause quelquefois huit jours, et, après d’autres préambules encore, on fait venir la petite fille, et on lui dit qu’il se pourrait bien qu’on songeât un jour à la marier ; que dans ce cas-là, un jeune homme qui réunirait tels, tels et tels avantages, semblerait un parti sortable.

— Eh bien ! ma tante, dis-je gaîment à mademoiselle de Maran ; — figurez-vous que ces huit jours, que ces longs préambules ont duré, et que vous avez dit à la petite fille qu’un parti sortable se présentait…

— Eh bien ! — dit ma tante.

— Eh bien ! la petite fille accepte avec une profonde reconnaissance, — dis-je à Mademoiselle de Maran en lui prenant tendrement la main pour la première fois de ma vie.

Je trouvai cette main glacée. Elle serra longtemps la mienne dans ses longs doigts décharnés, en attachant sur moi un regard perçant, puis elle sourit comme elle pouvait sourire.

Je ne pus vaincre un sentiment de vague frayeur qui se dissipa aussitôt.

— Vous voulez donc bien de cet abominable mauvais sujet-là pour mari, mon enfant ?… Allons, soit, je ne veux pas vous contrarier… J’y consens… sauf l’approbation de M. d’Orbeval, votre tuteur, et celle de votre oncle… Gontran.

— Il devait vous faire lui-même cette demande, Madame, — dit M. de Lancry transporté de joie.

— Ah ! ma tante ! vous êtes pour moi une seconde mère !… — m’écriai-je dans ma joie, en embrassant Mademoiselle de Maran avec effusion.

— Ah ! ah ! ah ! entendez-vous cette folle ? — dit ma tante en riant aux éclats, de son rire strident et moqueur ; une seconde mère !…

Hélas ! j’avais blasphémé en donnant à Mademoiselle de Maran le nom d’une mère… Dieu devait m’en punir cruellement…

Le soir, à neuf heures, Gontran revint avec son oncle, M. de Versac. Il annonça officiellement à ma tante que le roi avait eu la bonté de permettre de substituer son titre de duc et sa pairie à M. de Lancry lorsque ce dernier se marierait.

— Ce qui fait qu’un jour vous serez duchesse, ce qui est certes fort agréable, quand on joint à cela plus de cent mille livres de rentes, — dit Mademoiselle de Maran. — Puis elle ajouta :

— À propos de rentes, j’ai fait fermer ma porte ce soir. Nous avons à causer contrat avec M. de Versac. Les amoureux n’ont rien à y entendre. Laissez-nous donc tranquilles, et allez vous-en dans ma bibliothèque.

Que dirai-je de cette soirée si délicieusement employée à parler d’un avenir qui s’offrait si splendide ? Était-il possible de réunir plus de chances certaines de bonheur ? Esprit, beauté, charme, délicatesse, mérite, naissance, fortune, celui que je devais épouser ne possédait-il pas tous ces avantages ?