Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/01

Gosselin (Tome Ip. 97-121).
Première partie


MÉMOIRES
D’UNE JEUNE FEMME.

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CHAPITRE PREMIER.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Orpheline, j’ai passé mon enfance chez ma tante, mademoiselle de Maran, sœur de mon père.

J’ai été élevée par madame Blondeau, excellente femme qui, lors de ma naissance, était au service de ma mère depuis fort long-temps.

Ma tante n’avait jamais voulu se marier ; elle était contrefaite, infiniment spirituelle, et moqueuse à l’excès.

Malgré sa difformité, malgré sa laideur, malgré l’extrême petitesse de sa taille, il était difficile d’avoir une physionomie plus imposante ou plutôt plus altière que mademoiselle de Maran. Elle n’inspirait pas sans doute la respectueuse déférence que commandent toujours la noblesse des traits, le grand air ou l’affable dignité des manières ; mais à son aspect on ressentait de la crainte et de la défiance de soi.

Mademoiselle de Maran n’avait jamais quitté mon père ; vers le milieu de la révolution, elle avait émigré en Angleterre avec lui, après avoir partagé ses chagrins et ses dangers.

Malgré le mal que m’a fait ma tante, je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle aimait tendrement son frère ; mais l’amour des méchants porte aussi leur cruelle empreinte : on dirait qu’ils chérissent une personne pour avoir le prétexte d’en haïr cent ; ils vous aiment, mais ils détestent ceux qui ont droit à votre affection ou qui vous témoignent de leur attachement.

Tel fut l’amour de ma tante pour mon père.

Elle le dominait d’ailleurs complètement par la hauteur et par la fermeté de son caractère. Il ne faisait rien sans la consulter. Elle lui donnait toujours des avis remplis de prévoyance, de finesse et d’habileté. Haïssant Napoléon autant que la révolution, connaissant intimement plusieurs membres du cabinet anglais, pressentant la chute de l’empire, vers 1812, elle avait engagé mon père à aller habiter près d’Hartwell et faire assidûment sa cour à Louis XVIII.

Elle-même vit souvent le roi, et lui plut par la vivacité caustique de son esprit, par la sûreté de son jugement et par la liberté de ses discours. Sachant le latin à merveille, elle faisait à ce prince des citations pleines d’à-propos et d’une flatterie d’autant plus délicate, qu’elle se cachait sous les dehors d’une brusquerie presque cynique.

Déliée, adroite, pénétrante, redoutée par sa méchanceté sarcastique qui, ne craignant rien, s’attaquait à tout, mademoiselle de Maran se faisait une arme ou une défense de sa laideur, de sa difformité, de sa faiblesse, pour braver les hommes et les femmes. Elle s’immolait elle-même au ridicule, pour avoir le droit d’y sacrifier les autres sans pitié. Elle usait avec un art infiniment dangereux des secrets qu’elle savait toujours surprendre aux étourdis ou aux gens sans défiance pour dominer plus tard les dupes de son astuce ; connaissant le point vulnérable de chacun, elle ne reculait devant aucune raillerie si amère qu’elle fût, suppliant à son tour qu’on ne l’épargnât pas.

Elle affectait ordinairement une certaine familiarité de langage qui approchait fort de la vulgarité. Je lui ai entendu dire qu’ayant passé une partie de sa jeunesse à Ponchartrain, chez la vieille madame de Maurepas (lors de l’exil de M. de Maurepas dans cette terre), elle avait contracté là cette habitude de se servir d’expressions communes, habitude très à la mode sous la régence, et qui s’était perpétuée chez quelques personnes à la cour jusqu’à la fin du règne de Louis XV.

L’on ne doit pas s’étonner de rencontrer çà et là dans mon récit les traces d’un langage qui, de nos jours, semblerait très choquant. Je n’ai voulu rien altérer de ce qui pouvait rendre plus vraie la physionomie de mademoiselle de Maran.

Louis XVIII, qui aimait la cruauté dans l’épigramme et la crudité dans la plaisanterie, se plaisait assez à l’entretien de ma tante et disait : « On est avec elle plus à son aise qu’avec un homme et moins gêné qu’avec une femme. »

En 1812, le marquis de Maran, mon père, avait environ quarante ans. Plusieurs fois il avait voulu se marier ; mais sa sœur, qui craignait de perdre l’empire qu’elle possédait sur lui, avait rompu ses différents projets de mariage, soit par des calomnies adroitement répandues sur les jeunes filles qu’on proposait à M. de Maran, soit en lui prêtant à lui-même un caractère à la fois si violent et si dissimulé que bien des pères ne voulaient plus entendre parler d’une union avec un pareil gendre.

M. de Maran vit ma mère ; elle était si belle, d’un naturel si charmant, d’un esprit si enchanteur, qu’il en devint passionnément épris, épris à ce point qu’il annonça en même temps à sa sœur et son amour et sa résolution de se marier.

Fille d’un émigré, le baron d’Arbois, ancien lieutenant-général des armées du roi, ma mère était pauvre et merveilleusement belle.

Avare et difforme, mademoiselle de Maran méprisait la pauvreté et abhorrait la beauté. Elle mit tout en œuvres, prières, menaces, larmes, railleries, perfidies, pour détourner mon père de sa détermination. Il fut inflexible ; il épousa ma mère.

On comprend la rage, la haine de ma tante contre elle. Pour la première fois de sa vie, mon père secouait le joug de son impérieuse sœur. En femme habile, celle-ci dissimula ses ressentiments. Devant mon père, elle fut d’abord froidement polie pour sa belle-sœur ; peu à peu elle sembla s’humaniser, fit quelques concessions apparentes ; mais comme elle n’avait pas cessé d’habiter avec M. de Maran, elle reprit bientôt son premier empire.

L’âge, l’esprit sarcastique et hautain de mademoiselle de Maran imposaient beaucoup à ma mère, femme d’une bonté d’ange et d’une douceur que sa timidité pouvait seule égaler.

Mon père la traitait en enfant gâtée, et réservait toutes les questions sérieuses pour mademoiselle de Maran.

Celle-ci ne se contraignit plus ; elle fit bientôt expier à ma mère par des chagrins de chaque jour la fatale union qu’elle avait contractée.

Mon père, le meilleur des hommes, était malheureusement d’un caractère faible, quoique rempli de droiture, de générosité. Il aimait sa femme, sans doute, mais il ressentait pour sa sœur autant d’attachement que de vénération, et il la considérait comme le guide le plus sûr, le plus précieux qu’il pût avoir.

Après la première année du mariage de mon père, l’influence de mademoiselle de Maran, un moment balancée, redevint plus absolue que jamais. Ma mère commença de s’apercevoir avec douleur qu’elle n’avait jamais eu la confiance de mon père.

Rien ne se faisait sans l’initiative ou sans l’approbation de ma tante. Deux ou trois fois, ma mère essaya d’être maîtresse chez elle, et se plaignit à son mari des empiètements de mademoiselle de Maran ; il s’ensuivit des scènes cruelles.

Mon père déclara nettement à ma mère qu’il n’entendait jamais sacrifier l’affection fraternelle à un sentiment très vif sans doute, mais qui ne datait que d’un an ou deux, tandis que le premier avait commencé et devait finir avec sa vie.

De ce jour, profondément blessée, trop fière pour se plaindre, trop timide pour oser lutter avec sa belle-sœur, ma mère se résigna et fut complètement sacrifiée à mademoiselle de Maran.

Les événements qui suivirent les désastres de 1813, en mettant mon père à même de satisfaire ses vues ambitieuses, augmentèrent encore l’influence de mademoiselle de Maran. Grâce aux relations qu’il avait dès longtemps nouées avec Louis XVIII, d’après le conseil de sa sœur, M. de Maran fut chargé de plusieurs missions très délicates auprès des cours de Vienne et de Berlin.

Il tint sa sœur au courant de ses négociations. Elle était véritablement capable de prendre part aux affaires politiques les plus importantes. Ses avis furent très utiles à mon père, et les missions qui lui avaient été confiées eurent les plus heureux résultats. En 1814, il fut largement et glorieusement récompensé de ses services par une très haute position dans les conseils de Louis XVIII, qu’il suivit plus tard à Gand, et avec lequel il revint en France.

J’étais née en 1815, pendant le voyage de mon père en Allemagne. Cet événement, qui aurait peut-être pu redonner à ma mère quelque empire sur son mari, s’il eût été près d’elle, n’apporta qu’un bien léger changement dans les relations déjà si refroidies.

Plus la fortune de mon père s’élevait, plus la domination de mademoiselle de Maran grandissait, plus le sort de ma mère devenait pénible.

Le salon de mon père était devenu un salon politique dont mademoiselle de Maran faisait seule les honneurs.

Ma mère, jeune femme de dix-huit ans, avait une antipathie profonde pour les affaires d’État, qui ne l’intéressaient pas. Elle préférait la musique et la poésie à l’aridité des discussions diplomatiques, auxquelles elle ne voulait ni ne pouvait prendre part.

Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En rencontrant plus tard dans le monde d’autres femmes politiques, je me suis convaincue qu’elles se ressemblent toutes. C’est une race bâtarde qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède aucune des qualités, des grâces de la femme ; stérilité d’esprit, sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot, les femmes politiques tiennent du maître d’école et de la marâtre, et quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles…

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Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa tendresse ; elle m’aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son unique consolation, comme son unique espérance.

Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.

Mon père fut élevé à la pairie.

Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère ; elle s’aperçut que la tendresse de mon père pour moi s’affaiblissait de plus en plus ; il m’accordait quelques caresses rares et distraites en disant avec regret, dans son orgueil de patricien héréditaire : « Quel dommage que ce ne soit pas un garçon ! »

Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète indifférence.

Ma mère ne put supporter ce nouveau coup ; elle languit quelques mois encore, et mourut.

J’ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante me raconter les derniers moments de la meilleure des mères ; les terreurs que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas ! trop justifiées de me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.

Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père de la conserver près de moi. — « Hélas ! je ne le prévois que trop, ma pauvre Mathilde n’aura que vous au monde — dit ma mère à Blondeau. — Ne l’abandonnez pas. »

Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes, solennelles. « Je meurs bien jeune, j’ai beaucoup souffert, je ne me suis jamais plainte, je pardonne tout ; mais vous répondrez à Dieu du sort de mon enfant… »

Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de cet accident furent mortelles. Je le perdis.

À l’âge de quatre ans je restai orpheline, confiée aux soins de ma tante, ma plus proche parente.

Il faut être juste envers mademoiselle de Maran, elle aimait son frère autant qu’elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été dictée par une jalousie d’affection poussée jusqu’à la haine.

Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus impitoyable.

Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j’étais l’enfant de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d’une femme qu’elle avait abhorrée ; je devais aussi hériter de son aversion pour ma mère.

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Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement pour moi un sujet d’effroi ; son visage long, maigre, bistre, ses traits fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d’un tour de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui d’une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très épais, les yeux bruns, petits et perçants.

Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d’écrire ou de lire, enveloppée d’un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi qu’on en portait avant la révolution.

Lorsque chaque jour il s’agissait d’entrer chez ma tante, j’étais saisie d’un tremblement involontaire ; les pleurs me suffoquaient.

Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m’avait avertie que si je continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. À cette menace, je surmontais mes craintes, j’étouffais mes pleurs, je serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions pour ces redoutables entrevues.

Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le maître d’hôtel de ma tante, appelé Servien.

Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé Félix, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de grandes mains velues. Il me faisait l’effet d’un ogre véritable.

Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran s’ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m’approchais en tremblant du lit de ma tante.

Ma terreur n’était pas sans cause, car Félix, petit chien-loup blanc, à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.

Plusieurs fois il m’avait mordue jusqu’au sang. Pour toute réprimande, ma tante lui avait dit d’une voix doucement grondeuse, et en me jetant un coup-d’œil irrité : — Eh bien ! eh bien ! petit fou ; voulez-vous bien laisser cette enfant ! Vous voyez bien qu’elle ne veut pas jouer avec vous.

Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m’accueillait toujours avec une réprimande ou un sarcasme.

Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m’ont laissé une impression si profonde, qu’elles me sont encore présentes dans leurs moindres détails. J’y insiste, parce que la crainte incessante dont j’étais dominée pendant mon enfance a eu sur le reste de ma vie une puissante influence.

Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.

Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand Christ d’ivoire, surmonté d’une tête de mort aussi en ivoire, le tout se détachant sur un encadrement de velours noir.

Cette pieta n’était qu’une apparence, qu’une sorte de manifestation toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d’avoir vu ma tante aller à la messe.

Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de vitraux coloriés. Il y avait surtout une Décollation de saint Jean-Baptiste qui m’a bien long-temps poursuivie dans mes rêves enfantins.

Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de verre le père et l’arrière grand-père de Félix supérieurement empaillés.

L’air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec leurs yeux d’émail brillant, me causaient peut être encore plus d’effroi que leur rejeton.

Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui ne mangeaient pas, et qui me montraient toujours leurs dents.

Plusieurs vieux portraits se détachaient sur la boiserie grise : l’un représentait ma grand’tante, anciennement abbesse des Ursulines de Blois, figure froide, sévère, et pâle comme le bandeau de toile blanche qui ceignait son front et ses joues.

Les autres portraits me frappaient moins. C’étaient plusieurs de nos parents en costume de cour ou de guerre, appartenant aux siècles passés.

Enfin la cheminée était ornée de deux hideuses chimères vertes en porcelaine de Chine. Ces monstres étaient toujours en mouvement au moyen d’un balancier caché qui faisait en outre remuer leurs yeux rouges d’une manière effrayante.

Que l’on se figure une pauvre enfant de cinq ou six ans au milieu de ces mystérieux prodiges, et l’on concevra mon épouvante.

Mais, hélas ! ce n’était que le prélude de bien d’autres tourments. Il s’agissait, malgré les abois et les dents de Félix, de m’asseoir sur le lit de ma tante et de me laisser embrasser par elle.

Mademoiselle de Maran prenait du tabac en profusion, et l’odeur du tabac m’était insupportable. Pourtant, malgré la peur et la répugnance que m’inspirait ma tante, je me sentais touchée des marques d’affection qu’elle voulait me donner. Je faisais des efforts inouïs pour surmonter mon effroi, et souvent je ne pouvais y parvenir.

J’ai su plus tard (et la conduite de mademoiselle de Maran ne m’a que trop prouvé son aversion) que ce n’était pas par tendresse, mais pour s’amuser de ma frayeur qu’elle me faisait subir son baiser de chaque matin.

Une scène entre autres m’a laissé un souvenir ineffaçable. Elle fera juger du caractère de ma tante.

Un jour on m’amena auprès d’elle.

Était-ce pressentiment, hasard ? Jamais elle ne m’avait paru plus méchante… Je n’osais en approcher. Je baissais tellement la tête, que les longues boucles de mes cheveux me tombaient sur le visage.

Enfin Blondeau me mit sur le lit de mademoiselle de Maran.

Celle-ci me prit rudement par le bras, en s’écriant avec aigreur : — Mon Dieu ! que cette petite a l’air stupide avec ses grands yeux hébétés et ses cheveux qui lui tombent sur le front ! Allons ! allons ! il faut lui couper ces cheveux-là, tout en rond, comme ceux d’un garçon.

Madame Blondeau, qui depuis m’a raconté tous ces détails, joignit les mains et s’écria :

— Sainte Vierge ! Mademoiselle ! ce serait un meurtre de couper les beaux cheveux blonds de Mathilde ! ils lui descendent jusqu’aux pieds.

— Eh bien !… justement, c’est pour qu’elle ne marche pas dessus… Finissons… des ciseaux.

— Ah ! Mademoiselle ! — s’écria Blondeau les larmes aux yeux, — je vous en supplie, ne faites pas cela… Que Mademoiselle me permette de lui dire… ce serait presque une impiété… un sacrilège.

— Qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce que c’est ? — demanda ma tante de sa voix impérieuse et perçante, qui faisait tout trembler autour d’elle.

— Oui, Mademoiselle, — répondit ma gouvernante d’une voix émue, — Madame la marquise… m’a recommandé de ne jamais couper les cheveux de sa fille. On ne les lui avait jamais coupés à elle-même… Pauvre Madame !… Elle les avait si beaux !… C’est pour cela qu’elle m’a fait cette recommandation avant… avant de mourir… — dit l’excellente femme et elle se mit à fondre en larmes.

— Vous êtes une impertinente et une vilaine menteuse ! Ma belle-sœur n’a jamais dit une telle sottise… Des ciseaux, et finissons.

Ma tante dit ces mots : Ma belle-sœur, avec un accent d’ironie si amère, que plus tard j’avais toujours le cœur serré quand je lui entendais prononcer ces paroles.

Mademoiselle de Maran semblait tellement irritée, qu’il se serait agi de ma vie que je n’aurais pas été plus épouvantée.

D’une main elle me tirait à elle, en me serrant le bras dans ses longs doigts maigres et durs comme du fer ; de l’autre elle ôtait mon peigne, afin de dérouler mes cheveux qui couvrirent bientôt mes épaules.

La terreur me rendit muette, je n’eus pas la force de crier.

— Mademoiselle ! mademoiselle ! dit Blondeau en tombant à genoux, — au nom du ciel ne faites pas cela ; il en arrivera malheur à Mathilde ! C’est désobéir aux volontés de sa mère mourante, Mademoiselle !

— Me donnerez-vous ou non des ciseaux, sotte bête que vous êtes ?

— Mais, mon Dieu !… mon Dieu !… Mademoiselle !

Sans lui répondre, ma tante sonna.

Servien parut.

— Servien, apportez ici vos grands ciseaux d’office.

— Oui, Mademoiselle, — dit Servien.

Il sortit.

— Mademoiselle, — s’écria ma gouvernante avec énergie, — je ne suis qu’une pauvre domestique, vous êtes la maîtresse ici, mais je me ferais tuer plutôt que de laisser toucher aux cheveux de mon enfant.

Et ma gouvernante s’avança sur le lit pour m’arracher des mains de ma tante.

Félix, excité par ce mouvement, se jeta sur Blondeau et la mordit à la joue.

— Ah ! la méchante bête ! — s’écria-t-elle dans sa colère. Elle prit Félix par le cou et le jeta rudement au milieu du parquet.

Le chien poussa des cris lamentables ; je sentis les ongles de ma tante s’enfoncer dans mon épaule nue.

— Sortez d’ici ! sortez d’ici, malheureuse ! — dit-elle à Blondeau. Puis, voyant Servien entrer :

— Mettez cette insolente à la porte, — ajouta-t-elle, — et venez tenir cette petite que je lui coupe les cheveux.

— Mademoiselle, pardon ! pardon !… j’ai eu tort, je me suis oubliée ; mais ayez pitié de Mathilde !… Grâce pour ses beaux cheveux, grâce ! Et puis enfin, Mademoiselle, la main de sa mère mourante les a touchés… c’est sacré cela !

— Un mot de plus, et je vous chasse… entendez-vous ? lui dit ma tante.

Cette menace frappa Blondeau de stupeur. Elle savait mademoiselle de Maran capable de tenir sa parole. Avant tout, elle craignait de me quitter ; elle se résigna au sacrifice.

Toute ma vie je me souviendrai de cette scène. Elle semble puérile ; mais pour moi elle était horrible.

Servien, avec sa figure moitié lie de vin, tenait ses grands ciseaux ouverts. Je crus qu’il voulait me tuer… Je poussai des cris perçants.

— Prenez-la donc dans vos bras ! — dit ma tante à cet homme, — et tenez-la bien ; en se débattant elle se ferait blesser.

Hélas ! je ne songeais plus à me débattre, j’avais presque perdu tout sentiment.

Blondeau se cachait la figure en sanglotant ; Servien me prit dans ses grosses mains.

Je fermai les yeux, je frissonnai au froid de l’acier sur mon cou ; j’entendis le grincement des ciseaux… et je sentis mes cheveux tomber tout autour de moi.

L’exécution finie, ma tante dit à Servien, en riant de toutes ses forces :

— Maintenant, elle a l’air d’un affreux petit enfant de chœur… Allons… allons… Servien, appelez une de mes femmes, qu’elle vienne les balayer, ces beaux cheveux !

Blondeau demanda en tremblant la permission de les ramasser et de les garder.

Ma tante le permit, et lui ordonna de m’emmener.

Au moment où je quittai sa chambre, mademoiselle de Maran me fit venir auprès d’elle, me regarda un moment encore, et s’écria en éclatant de rire de nouveau :

— Mon Dieu ! que cette petite est donc laide ainsi !

Une fois rentrée dans l’appartement que j’occupais avec Blondeau, celle-ci me prit dans ses bras, et me couvrit de larmes et de baisers.

J’avais ressenti une telle frayeur à la vue des grands ciseaux de Servien, que le dénouement de cette scène me parut presque heureux. Je ne partageais pas le culte et l’admiration de ma gouvernante pour ma chevelure ; j’avoue même que je fus assez contente de pouvoir courir dans le jardin sans être obligée d’écarter à chaque instant mes cheveux de mon front.

J’avais seulement été frappée de ces dernières paroles de ma tante :

— Que cette petite est laide ainsi !

Je priai ma gouvernante de me porter devant une glace. Je me trouvai une figure si singulière, qu’au grand chagrin de Blondeau je me mis aussi à rire aux éclats.

Plus tard, j’ai pu m’expliquer la singulière conduite de mademoiselle de Maran. Elle avait toujours ressenti une antipathie, une aversion profonde pour tout ce qui était beau ; et sans vanité, mon ami, ou plutôt selon l’attachement aveugle de ma gouvernante, étant enfant j’étais charmante. Puis ma tante avait toujours détesté ma mère. Plus tard, hélas ! je fis à ce sujet de bien cruelles découvertes.