Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Conclusion

Gosselin (Tome VIp. 382-391).
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Épilogue


CONCLUSION.


Madame de Lancry, instruite du résultat du duel par une lettre d’un des témoins, passa les six premiers mois de son deuil au Sacré-Cœur avec madame de Richeville. En apprenant la mort de M. de Lancry, M. de Rochegune fit par convenance un voyage de quelques mois en Italie. Éclairé par les mémoires de Mathilde sur les véritables sentiments qu’elle avait toujours eus pour lui, sur l’admirable sacrifice qu’elle avait fait, les radieuses espérances qu’il emportait étaient cependant assombries par ses remords, car il s’accusait toujours de la mort d’Emma.

Mathilde découvrit ce triste mystère.

Avant son mariage, Emma avait fait de souvenir un portrait de M. de Rochegune et le lui avait donné ; plus tard ce portrait lui fut rendu par son mari, ainsi que le petit portefeuille qui renfermait cette miniature. Madame de Richeville avait pieusement rassemblé tout ce qui lui restait de sa fille. Depuis la mort d’Emma, elle n’avait jamais eu le courage de jeter les yeux sur ces reliques sacrées. Un jour elle pria Mathilde de chercher parmi ces objets un médaillon représentant Emma enfant. En s’occupant de ce soin, madame de Lancry ouvrit le portefeuille qui contenait le portrait de M. de Rochegune peint par Emma ; elle y trouva cachées deux lettres, l’une était ainsi conçue :

« On vous trompe : Mathilde est la maîtresse de votre mari. Vous connaissez l’écriture de M. de Rochegune ; lisez ce billet qu’un ami inconnu vous fait parvenir. »

La seconde lettre était celle-ci ; on le sait, M. de Rochegune l’avait écrite à madame de Lancry lorsque celle-ci le suppliait de revenir auprès d’Emma :

« Je serai à Paris dans la nuit de demain ; ce que vous m’apprenez est affreux… Et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j’ai causé involontairement… Emma est un ange de bonté, de beauté, de candeur et de grâce… Elle mérite un cœur qui n’appartienne qu’à elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s’il m’était possible d’aimer une autre personne que vous, son amour eût été mon plus cher trésor… Mais l’amour par pitié… est-ce digne d’elle ? est-ce digne de moi ? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que court cette malheureuse enfant… En tout cas j’arrive… Et sa mère… notre meilleure amie… Oh ! je ne sais quelle fatalité me poursuit. »

En songeant à l’atroce interprétation que l’on donnait à cette lettre aux yeux d’Emma, aux soupçons qu’elle éveillait en elle, aux apparences que l’on calomniait, en songeant aux chagrins que cette malheureuse jeune femme avait déjà ressentis lors de la révélation du secret de sa naissance, on comprend qu’elle dut être frappée d’une mortelle atteinte ; concentrée dans son muet désespoir, l’infortunée n’avait voulu instruire personne du dernier tourment qui la tuait.

On voyait aux plis presque déchirés et à l’usure de cette lettre qu’Emma avait dû la lire et la relire bien souvent, et s’infiltrer ainsi goutte à goutte ce poison mortel.

Mathilde, certaine d’avoir pourtant cette même lettre en sa possession, la chercha dans sa correspondance. Elle l’y retrouva en effet ; mais, en les comparant soigneusement toutes deux, elle reconnut la fausseté de celle qui avait été si méchamment envoyée à Emma, l’écriture de M. de Rochegune avait été contrefaite avec un art infernal.

Voici l’explication de ce fait.

Lorsqu’elle eut décidé M. de Rochegune à se marier, madame de Lancry habitait alors avec son mari l’appartement de la rue de Bourgogne. Le valet de chambre de Gontran, vendu à Lugarto, alors secrètement à Paris, s’était, par ordre de ce dernier, emparé du coffret pendant quelques heures, en forçant adroitement le secrétaire de madame de Lancry durant son absence. Le reste ne se comprend que trop facilement. Lugarto imitait à merveille toutes les écritures, et l’ouverture du coffret, dont Mathilde portait toujours la clef, n’avait été qu’un jeu pour lui. Dans la prévision certaine du mariage de M. de Rochegune, le choix de cette lettre annonçait une main habituée à frapper sûrement. Plus tard, madame de Lancry ayant conçu quelques soupçons, le coffret fut déposé chez M. de Senneville. Grâce à cette précaution tardive de Mathilde, d’autres lettres non moins dangereuses échappèrent à Lugarto.

Après la découverte de cette exécrable perfidie, Mathilde envoya les deux lettres à M. de Rochegune. Il reconnut alors la vérité tout entière, et fut délivré d’un remords déchirant ; il ne ressentit plus que des regrets cruels, une pitié profonde, en songeant à tout ce qu’avait dû souffrir Emma pendant sa lente agonie.

Quinze mois environ après la mort de son mari, Mathilde de Lancry épousa M. de Rochegune.

Il est inutile de dire le bonheur profond, la sainte ivresse qui présidèrent à ce mariage. On devine l’adorable avenir qui s’ouvrit devant Mathilde, qui avait jusqu’alors si douloureusement, si religieusement souffert…

À peu près à cette époque on démolit une petite maison isolée, située entre Luzarches et la forêt de Chantilly. Cette maison était restée fort longtemps inhabitée. Au fond d’une cachette pratiquée près de la cheminée de la chambre à coucher, et absolument semblable à celle que Mathilde avait découverte avec tant d’effroi rue de Bourgogne, on trouva le squelette d’un homme. Ce squelette était celui de Lugarto. Lorsque M. de Lancry était venu chercher sa femme chez mademoiselle de Maran il avait donné rendez-vous à son complice dans cette petite maison, où il devait conduire Mathilde sans l’en avoir prévenue…

Fritz, le courrier de Gontran, devait annoncer à Lugarto l’arrivée de son maître et de Mathilde, par le claquement de son fouet, puis s’en aller attendre, à la poste, à Chantilly, la voiture qu’on renverrait s’y remiser. Le duel de M. Sécherin avait renversé tous ses projets ; mais Fritz, qui l’ignorait, se crut toujours suivi de la berline, commanda ses relais, arriva près de la maison isolée, donna le signal convenu et continua sa route jusqu’à Chantilly. À ce signal Lugarto était entré dans la cachette de la chambre à coucher, croyant ses hôtes sur le point d’arriver, et sa présence dans cette maison ne devant pas être soupçonnée par Mathilde. La Providence voulut que le ressort d’un panneau intérieur ne jouât pas lorsque Lugarto tenta de sortir de sa cachette : lassé d’attendre en vain que Gontran vînt le délivrer, il cria ; ses cris furent inutiles, il était seul dans cette maison. Le lendemain le courrier revint, frappa à la porte ; on ne lui répondit pas. Déjà inquiet de n’avoir pas vu venir la voiture se remiser à Chantilly, il retourna à Paris, où il apprit la mort de M. de Lancry. Quant à M. Lugarto, sa vie était depuis quelque temps si mystérieuse que sa disparition parut fort naturelle à tous les gens qu’il employait.

L’on ne peut guère s’étonner de l’horrible mal qu’avait fait cet homme en songeant aux immenses ressources qu’il trouvait soit dans la corruption, soit dans l’espèce de police occulte dont il entourait ceux qu’il haïssait. Pour cet homme infâme, saturé de plaisirs, blasé sur tout, le mal était un besoin et une volupté ; beaucoup d’argent, quelques séjours mystérieux à Paris, son adresse à contrefaire les écritures, lui permirent de frapper mortellement ou d’une manière incurable M. de Mortagne, Emma, madame de Richeville, M. de Rochegune et Mathilde.

Nous détournerons la vue des horreurs monstrueuses que méditaient pour l’avenir M. de Lancry et Lugarto ; lorsque deux pareilles âmes s’accouplent, rien ne doit étonner.

M. Sécherin, après avoir tué Gontran, voyagea, toujours poursuivi par le souvenir d’Ursule. La mort de M. de Lancry l’avait vengé, mais ne l’avait pas consolé.

Mademoiselle de Maran, devenue tout à fait paralytique et presque aveugle, continua d’être absolument abandonnée au cruel despotisme de Servien, qui ne laissait personne approcher d’elle. La fin de sa vie fut un supplice de tous les moments. Le crayon que nous en avons offert peut à peine en donner une idée. Sans la volonté ferme et inébranlable de M. de Rochegune, Mathilde eût essayé d’adoucir la pénible position de sa tante.

Madame de Richeville se livra à des austérités de plus en plus cruelles ; sa santé, depuis longtemps minée par d’incurables chagrins, n’y résista pas longtemps, elle apprit du moins le dévouement sublime de Mathilde pour Emma.

M. de Senneville fit oublier la coupable légèreté de ses propos et de ses mensonges par le loyal aveu de ses torts et par le respect profond, dévoué, qu’il montra toujours pour Mathilde et pour M. de Rochegune.

Enfin, pour ne laisser dans l’oubli aucun des personnages qui ont figuré dans ce long récit, nous dirons que la veuve Lebœuf revint, quelques jours après sa disparition, trôner dans le comptoir d’acajou de son café de la rue Saint-Louis, ayant toujours son fidèle Botard pour garçon et les frères Godet pour principaux habitués. M. de Lancry et Lugarto avaient fait donner à la veuve une somme assez considérable pour abandonner son établissement pendant quelques jours à leur police occulte, le voisinage de l’hôtel d’Orbesson, occupé par M. de Rochegune, rendant cette surveillance nécessairement incessante dans le cas où Mathilde, poussée à bout par le désespoir, aurait songé à y chercher un refuge.

Madame Lebœuf se plut à envelopper d’un voile épais son absence momentanée. Ce mystère est encore, à cette heure, le texte inépuisable de la conversation des frères Godet et des autres habitués du café Lebœuf. Enfin, le vieil hôtel d’Orbesson fut changé en une manufacture de produits chimiques après le départ du colonel Ulrik.



FIN.