Hetzel (tome 1p. 241-261).


II

LE LANCEMENT DU TRABACOLO.


« Ainsi, ça ne va pas ? demanda Cap Matifou.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? répondit Pointe Pescade.

— Les affaires ?

— Elles pourraient aller mieux, c’est incontestable, mais elles pourraient aller plus mal !

— Pescade ?

— Matifou !

— Ne m’en veux pas de ce que je vais te dire !

— Je t’en voudrai, au contraire, si cela mérite que je t’en veuille !

— Eh bien… tu devrais me quitter.

— Qu’entends-tu par te quitter ?… Te laisser en plan ? demanda Pointe Pescade.

— Oui !

— Continue, hercule de mes rêves ! Tu m’intéresses !

— Oui… Je suis sûr qu’étant seul, tu t’en tirerais !… Je te gêne, et, sans moi, tu trouverais moyen de…

— Dis donc, Cap Matifou, répondit gravement Pointe Pescade, tu es gros, n’est-ce pas ?

— Oui !

— Et grand ?

— Oui !

— Eh bien, si grand et si gros que tu sois, je ne sais pas comment tu as pu contenir la bêtise que tu viens de dire !

— Et pourquoi, Pointe Pescade ?

— Parce qu’elle est encore plus grande et plus grosse que toi, Cap Matifou ! Moi t’abandonner, bête de mon cœur ! Mais si je n’étais plus là, je te le demande, avec quoi jonglerais-tu ?

— Avec quoi ?…

— Qui aurais-tu pour faire le saut périlleux sur ton occiput ?

— Je ne dis pas…

— Ou le grand écart entre tes deux mains ?

— Dame !… répondit Cap Matifou, embarrassé devant des questions aussi pressantes.

— Oui… en présence d’un public en délire… quand, par hasard, il y a un public !

— Un public ! murmura Cap Matifou.

— Donc, reprit Pescade, tais-toi, et ne songeons qu’à gagner ce qu’il faut pour souper ce soir.

— Je n’ai pas faim !

— Tu as toujours faim, Cap Matifou, donc, maintenant, tu as faim ! répondit Pointe Pescade en entrouvrant à deux mains l’énorme mâchoire de son compagnon, qui n’avait pas eu besoin de dents de sagesse pour avoir ses trente-deux dents. Je vois cela à tes canines, longues comme des crocs de boule-dogue ! Tu as faim, te dis-je, et quand nous ne devrions gagner qu’un demi-florin, qu’un quart de florin, tu mangeras !

— Mais toi, mon petit Pescade ?

— Moi ?… un grain de mil me suffit ! Je n’ai pas besoin d’être fort, tandis que toi, mon fils… Suis bien mon raisonnement ! Plus tu manges, plus tu engraisses ! Plus tu engraisses, plus tu deviens phénomène !…

— Phénomène… oui !

— Moi, au contraire, moins je mange, plus je maigris, et plus je maigris, plus je deviens phénomène à mon tour ! Est-ce vrai ?

— C’est vrai, répondit Cap Matifou le plus naïvement du monde. Ainsi, dans mon intérêt, Pointe Pescade, il faut que je mange !

— Comme tu le dis, mon gros chien, et, dans le mien, il faut que je ne mange pas !

— En sorte que s’il n’y en avait que pour un ?…

— Ce serait pour toi !

— Mais s’il y en avait pour deux ?…

— Ce serait pour toi encore ! Que diable, Cap Matifou, tu vaux bien deux hommes !

— Quatre… six… dix !… » s’écria l’hercule, dont dix hommes, en effet, n’auraient point eu raison.

En laissant de côté l’emphatique exagération commune aux athlètes du monde ancien et moderne, la vérité est que Cap Matifou l’avait emporté sur tous les lutteurs qui s’étaient mesurés avec lui.

On citait de lui ces deux traits, qui prouvent sa force véritablement prodigieuse.

Un soir, à Nîmes, dans un cirque, construit en bois, une des poutres, qui soutenaient les fermes de la charpente, vint à céder. Un craquement jeta l’épouvante parmi les spectateurs, menacés d’être écrasés par la chute du toit, ou de s’écraser eux-mêmes en cherchant à sortir par les couloirs. Mais Cap Matifou était là. Il fit un bond vers la poutre déjà hors d’aplomb, et, au moment où la charpente fléchissait, il la soutint de ses robustes épaules, pendant tout le temps qui fut nécessaire à l’évacuation de la salle. Puis, d’un autre bond, il se précipita au dehors, au moment où la toiture s’écroulait derrière lui.

Cela, c’était pour la force des épaules. Voici maintenant pour la force des bras.

Un jour, dans les plaines de la Camargue, un taureau, pris de fureur, s’échappa de l’enclos où il était parqué, poursuivit, blessa plusieurs personnes, et eût causé de plus grands malheurs, sans l’intervention de Cap Matifou. Cap Matifou courut sur l’animal, l’attendit de pied ferme ; puis, au moment où il se précipitait tête baissée sur lui, il le saisit par les cornes, le renversa d’un coup de biceps, et le maintint, les quatre sabots en l’air, jusqu’à ce qu’il eût été maîtrisé et mis hors d’état de nuire.

De cette force surhumaine, on aurait pu rapporter d’autres preuves : celles-ci suffisent à faire comprendre non seulement la vigueur de Cap Matifou, mais aussi son courage et son dévouement, puisqu’il n’hésitait jamais à risquer sa vie, lorsqu’il s’agissait de venir en aide à ses semblables. C’était donc un être bon autant que fort. Toutefois, pour ne rien perdre de ses forces, comme le répétait Pointe Pescade, il fallait qu’il mangeât, et son compagnon l’obligeait à manger, se privant pour lui, quand il n’y en avait que pour un et même pour deux. Cependant, ce soir-là, le souper, — même pour un, — n’apparaissait pas encore à l’horizon.

« Il y a des brumes ! » répétait Pointe Pescade.

Et, pour les dissiper, ce brave cœur reprit gaiement son boniment et ses grimaces. Il arpentait les tréteaux, il se démenait, il se disloquait, il marchait sur les mains quand il ne marchait pas sur les pieds, — ayant observé qu’on avait moins faim, la tête en bas. Il redisait, dans un jargon moitié provençal, moitié slave, ces éternelles plaisanteries de parades, qui seront en usage tant qu’il y aura un pitre pour les lancer à la foule et des badauds pour les entendre.

« Entrez, messieurs, entrez ! criait Pointe Pescade. On ne paie qu’en sortant… la bagatelle d’un kreutzer ! »

Mais, pour sortir, il fallait d’abord entrer, et, des cinq ou six personnes arrêtées devant les toiles peintes, aucune ne se décidait à pénétrer dans la petite arène.

Alors Pointe Pescade, d’une baguette frémissante, montrait les animaux féroces, brossés sur les toiles. Non pas qu’il eût une ménagerie à offrir au public ! Mais ces bêtes terribles, elles existaient en quelque coin de l’Afrique ou des Indes, et si jamais Cap Matifou les rencontrait sur son chemin, Cap Matifou n’en ferait qu’une bouchée.

Et alors, en avant tout le boniment habituel, dont l’hercule interrompait les phrases par des coups de grosse caisse, qui éclataient comme des coups de canon.

« La hyène, messieurs, voyez la hyène, originaire du Cap de Bonne-Espérance, animal agile et sanguinaire, franchit les murs de cimetière, dont il fait sa proie ! »

Puis, sur l’autre côté de la toile, dans une eau jaune, au milieu d’herbes bleues :

« Voyez ! voyez ! Le jeune et intéressant rhinocéros, âgé de quinze mois ! Il fut élevé à Sumatra, dont il menaçait de faire échouer le navire, pendant la traversée, avec sa corne redoutable ! »

Puis, au premier plan, au milieu d’un tas verdâtre des ossements de ses victimes :

« Voyez, messieurs, voyez ! Le terrible lion de l’Atlas ! Habite l’intérieur du Sahara, dans les sables brûlants du désert ! Au moment de la chaleur estropicale, se réfugie dans les cavernes ! S’il trouve quelques gouttes d’eau, s’y précipite, en sort tout dégouttant ! C’est pourquoi on l’a nommé le lion numide ! »

Mais tant d’attractions risquaient d’être perdues. Pointe Pescade s’époumonait en vain. En vain, Cap Matifou tapait à défoncer la grosse caisse. C’était désespérant !

Cependant, plusieurs Dalmates, de vigoureux montagnards, venaient enfin de s’arrêter devant l’athlète Matifou, qu’ils semblaient examiner en connaisseurs.

Aussitôt Pointe Pescade de saisir le joint, en provoquant ces braves gens à se mesurer avec lui.

« Entrez, messieurs ! Entrez ! C’est l’instant ! C’est le moment ! Grande lutte d’homme ! Lutte à main plate ! Les épaules doivent toucher ! Cap Matifou s’engage à tomber les amateurs qui voudront bien l’honorer de leur confiance. Un maillot en coton d’honneur à qui le vaincra ! — Est-ce vous, messieurs ? » ajouta Pointe Pescade, en s’adressant à trois solides gaillards, qui le regardaient tout ébahis.

Mais les solides gaillards ne jugèrent pas à propos de compromettre leur solidité dans cette lutte, si honorable qu’elle pût être pour les deux adversaires. Pointe Pescade en fut donc réduit à annoncer que, faute d’amateurs, le combat aurait lieu entre Cap Matifou et lui. Oui ! « l’adresse se mesurant avec la force ! »

« Entrez donc ! Entrez donc ! Suivez le monde ! répétait en s’époumonant le pauvre Pescade. Vous verrez là ce que vous n’avez jamais vu ! Pointe Pescade et Cap Matifou aux prises ! Les deux jumeaux de la Provence ! Oui… deux jumeaux… mais pas du même âge… ni de la même mère !… Hein ! comme nous nous ressemblons… moi surtout ! »

Un jeune homme s’était arrêté devant les tréteaux. Il écoutait gravement ces plaisanteries usées jusqu’à la corde.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus, était d’une taille au-dessus de la moyenne. Ses jolis traits, un peu fatigués par le travail, sa physionomie empreinte d’une certaine sévérité, dénotaient une nature pensive, peut-être élevée à l’école de la souffrance. Ses grands yeux noirs, sa barbe qu’il portait entière et tenait de court, sa bouche peu habituée à sourire, mais nettement dessinée sous une fine moustache, indiquaient à ne point s’y méprendre, une origine hongroise, dans laquelle dominait le sang magyar. Il était simplement vêtu du costume moderne, sans prétention à se conformer aux dernières modes. Son attitude ne pouvait tromper : dans ce jeune homme, il y avait déjà un homme.

Il écoutait, on l’a dit, les boniments inutiles de Pointe Pescade. Il le regardait, non sans quelque attendrissement, se démener sur son estrade. Ayant souffert lui-même, sans doute il ne pouvait être indifférent aux souffrances d’autrui.

« Ce sont deux Français ! se dit-il. Pauvres diables ! Ils ne font pas recette aujourd’hui ! »

Et alors l’idée lui vint de leur constituer à lui seul un public, — un public payant. Ce ne serait guère qu’une aumône, mais, du moins, une aumône déguisée, et il est probable qu’elle arriverait à la porte, c’est-à-dire vers le morceau de toile qui, en se relevant, donnait accès dans la petite enceinte.

« Entrez, monsieur, entrez ! cria Pointe Pescade. On commence à l’instant !

— Mais… je suis seul… fit observer le jeune homme du ton le plus bienveillant.

— Monsieur, répondit Pointe Pescade avec une fierté quelque peu gouailleuse, de vrais artistes tiennent plus à la qualité qu’à la quantité de leur public !

— Cependant, vous me permettrez bien ?… » reprit le jeune homme en tirant sa bourse.

Et il prit deux florins qu’il déposa dans l’assiette d’étain, placée sur un coin de l’estrade.

« Un brave cœur ! » se dit Pointe Pescade.

Puis se retournant vers son compagnon :

« À la rescousse, Cap Matifou, à la rescousse ! Nous lui en donnerons pour son argent ! »

Mais voici qu’au moment d’entrer, l’unique spectateur de l’arène française et provençale, recula précipitamment. Il venait d’apercevoir cette jeune fille, accompagnée de son père, qui s’était arrêtée, un quart d’heure avant, devant l’orchestre des chanteurs guzlars. Ce jeune homme et cette jeune fille, sans le savoir, s’étaient rencontrés dans la même pensée pour accomplir un acte charitable. L’une avait fait l’aumône aux bohémiens, l’autre venait de la faire aux acrobates.

Mais, sans doute, cette rencontre ne lui suffisait pas, car le jeune homme, dès qu’il eut aperçu cette jeune personne, oublia sa qualité de spectateur, le prix dont il avait payé sa place, et s’élança du côté où elle se perdait au milieu de la foule.

« Eh, monsieur !… monsieur !… cria Pointe Pescade, votre argent ?… Nous ne l’avons pas gagné, que diable !… Mais où est-il ?… Disparu !… Eh ! monsieur ?… »

Mais il cherchait en vain à apercevoir son « public », qui s’était éclipsé. Puis, il regardait Cap Matifou, non moins interloqué que lui, la bouche démesurément ouverte.

« À l’instant où nous allions commencer ! dit enfin le géant. Décidément, pas de chance !

— Commençons tout de même », répondit Pointe Pescade, en descendant le petit escalier qui conduisait à l’arène. De cette façon du moins, en jouant devant les banquettes, — il n’y en avait même pas ! — ils auraient gagné leur argent. Mais, en ce moment, un gros brouhaha s’éleva sur les quais du port. La foule parut s’agiter dans un mouvement d’ensemble très prononcé, qui la portait du côté de la mer, et ces mots se firent entendre, répétés par quelques centaines de voix :

« Le trabacolo !… Le trabacolo ! »

C’était l’heure, en effet, à laquelle devait être lancé le petit bâtiment. Ce spectacle, toujours attrayant, était de nature à exciter la curiosité publique. Aussi la place et les quais que la foule encombrait, furent-ils bientôt abandonnés pour le chantier de construction, dans lequel devait se faire l’opération du lancement.

Pointe Pescade et Cap Matifou, comprirent qu’il n’y avait plus à compter sur le public, — en ce moment du moins. Aussi, désireux de retrouver l’unique spectateur qui avait failli emplir leur arène, ils la quittèrent, sans même prendre le soin d’en fermer la porte, — et pourquoi l’auraient-ils fermée ? — puis, ils se dirigèrent vers le chantier.

Ce chantier se trouvait placé à l’extrémité d’une pointe, en dehors du port de Gravosa, sur un terrain déclive, que le ressac frangeait d’une légère écume.

Pointe Pescade et son compagnon, après avoir joué des coudes, parvinrent à se trouver placés au premier rang des spectateurs. Jamais, même dans les soirées à bénéfice, il n’y avait eu pareil empressement devant leurs tréteaux ! Ô dégénérescence de l’art !

Le trabacolo, délivré déjà des accores qui lui soutenaient les flancs, était prêt à être lancé. L’ancre se trouvait à poste, il suffirait de la laisser tomber, dès que la coque serait à l’eau, pour arrêter son erre, qui eût pu l’entraîner trop loin dans le chenal. Bien que ce trabacolo ne jaugeât qu’une cinquantaine de tonneaux, c’était une masse assez considérable encore pour que toutes les précautions eussent été soigneusement prises dans cette opération. Deux ouvriers du chantier se tenaient sur son pont, à l’arrière, près du bâton de poupe, à l’extrémité duquel battait le pavillon dalmate, et deux autres à l’avant, préposés à la manœuvre de l’ancre.

C’était par l’arrière, — ainsi que cela se fait dans les opérations de ce genre, — que devait être lancé le trabacolo. Son talon, reposant sur la coulisse savonnée, n’était plus retenu que par la clef. Il suffirait d’enlever cette clef pour que le glissement commençât à se produire ; puis, la vitesse s’accroissant par la masse mise en mouvement, le petit navire s’en irait de lui-même dans son élément naturel.

Déjà, une demi-douzaine de charpentiers, armés de masses en fer, frappaient sur les coins introduits à l’avant sous la quille du trabacolo, afin de le soulever quelque peu, de manière à déterminer l’ébranlement qui l’entraînerait vers la mer.

Chacun suivait cette opération avec le plus vif intérêt, au milieu du silence général.

En ce moment, au détour de la pointe, qui couvre vers le sud le port de Gravosa, apparut un yacht de plaisance. C’était une goélette, jaugeant environ trois cent cinquante tonneaux. Elle essayait d’enlever à la bordée cette pointe du chantier de construction, afin d’ouvrir l’entrée du port. Comme la brise venait du nord-ouest, elle serrait le vent, les amures à bâbord, de manière à n’avoir plus qu’à laisser arriver pour atteindre son poste de mouillage. Avant dix minutes, elle serait rendue et grossissait rapidement aux yeux, comme si on l’eût regardée avec une lunette, dont le tube se fût allongé par un mouvement continu.

Or, précisément, pour entrer dans le port, il fallait que cette goélette passât devant le chantier où se préparait le lancement du trabacolo. Aussi, dès qu’elle fut signalée, afin d’éviter tout accident, parut-il bon de suspendre l’opération. On ne la reprendrait qu’après son passage dans le chenal. Un abordage entre ces deux navires, l’un se présentant par le travers, l’autre l’abordant à grande vitesse, eût certainement causé quelque grave catastrophe à bord du yacht.

Les ouvriers cessèrent donc d’attaquer les coins à coups de masses, et l’ouvrier, chargé d’enlever la clef, reçut l’ordre d’attendre. Ce n’était plus l’affaire que de quelques minutes.

Cependant, la goélette arrivait rapidement. On pouvait même observer qu’elle commençait ses préparatifs de mouillage. Ses deux flèches venaient d’être amenées, et on avait relevé le point d’amure de sa grande voile en même temps que l’on carguait sa misaine. Mais la rapidité qui l’animait était grande encore sous sa trinquette et son deuxième foc, en vertu de la vitesse acquise.

Tous les regards se portaient sur ce gracieux bâtiment, dont les toiles blanches étaient comme dorées par les obliques rayons du soleil. Ses matelots, en uniforme levantin, avec le bonnet rouge sur la tête, couraient aux manœuvres, tandis que le capitaine, posté à l’arrière près de l’homme de barre, donnait ses ordres d’une voix calme.

Bientôt la goélette, à laquelle il ne restait que juste ce qu’il fallait de bordée pour enlever la dernière pointe du port, se trouva par le travers du chantier de construction.

Soudain, un cri de terreur s’éleva. Le trabacolo venait de s’ébranler. Pour une raison ou pour un autre, la clef avait manqué, et il se mettait en mouvement, au moment même où le yacht commençait à lui présenter sa joue de tribord.

La collision allait donc se produire entre les deux bâtiments. Il n’y avait plus ni le temps ni le moyen de l’empêcher. Aucune manœuvre à faire. Aux cris des spectateurs avait répondu un cri d’épouvante, que poussait l’équipage de la goélette.

Le capitaine, conservant son sang-froid, fit cependant mettre la barre dessous ; mais il était impossible que son navire s’écartât assez vite ou passât assez rapidement dans le chenal pour éviter le choc.

En effet, le trabacolo avait glissé sur sa coulisse. Une fumée blanche, développée par le frottement, tourbillonnait à son avant, et son arrière plongeait déjà dans les eaux de la baie.

Tout à coup, un homme s’élance. Il saisit une amarre qui pend à l’avant du trabacolo. Mais en vain veut-il la retenir en s’arc-boutant contre le sol au risque d’être entraîné. Un canon de fer, qui sert de pieu d’attache, est là, fiché en terre. En un instant, l’amarre y est tournée et se déroule peu à peu, pendant que l’homme, au risque d’être saisi et broyé, la retient et résiste avec une force surhumaine, — cela durant dix secondes.

Alors l’amarre casse. Mais ces dix secondes ont suffi. Le trabacolo a plongé dans les eaux de la baie et s’est relevé comme dans un coup de tangage. Il a filé vers le chenal, rasant à moins d’un pied l’arrière de la goélette, et il court jusqu’au moment où son ancre, tombant dans le fond, l’arrête par la tension de sa chaîne.

La goélette était sauvée.

Quant à cet homme, auquel personne n’avait eu le temps de venir en aide, tant cette manœuvre avait été inattendue et rapide, c’était Cap Matifou.

« Ah ! bien !… très bien ! » s’écria Pointe Pescade, en courant vers son camarade qui l’enleva dans ses bras, non pour jongler avec lui, mais pour l’embrasser comme il embrassait, — à l’étouffer.

Et alors les applaudissements d’éclater de toutes parts. Et toute la foule de s’empresser autour de cet hercule, non moins modeste que l’auteur fameux des douze travaux de la fable, et qui ne comprenait rien à cet enthousiasme du public.

Cinq minutes plus tard, la goélette avait pris son mouillage au milieu du port ; puis, une élégante baleinière à six avirons, déposait sur le quai le propriétaire de ce yacht.

C’était un homme de haute taille, âgé de cinquante ans, les cheveux presque blancs, barbe grisonnante taillée à l’orientale. De grands yeux noirs interrogateurs, d’une vivacité singulière, animaient sa figure un peu hâlée, aux traits réguliers et belle encore. Ce qui frappait surtout, de prime abord, c’était l’air de noblesse, de grandeur même, qui se dégageait de toute sa personne. Son vêtement de bord, un pantalon bleu foncé, un veston de même couleur à boutons métalliques, une ceinture noire qui le serrait à la taille sous le veston, son léger chapeau de toile brune, tout cela lui allait bien, et laissait deviner un corps vigoureux, d’une conformation superbe, que l’âge n’avait pas encore altérée.

Dès que ce personnage, dans lequel on sentait un homme énergique et puissant, eut mis pied à terre, il se dirigea vers les deux acrobates que la foule entourait et acclamait.

On se rangea pour lui laisser passage.

À peine arrivé près de Cap Matifou, son premier geste ne fut point pour chercher sa bourse et en tirer quelque riche aumône. Non ! Il tendit la main au géant et lui dit en langue italienne :

« Merci, mon ami, pour ce que vous avez fait là ! »

Cap Matifou était tout honteux de tant d’honneur pour si peu de chose, vraiment !

« Oui !… c’est bien !… c’est superbe, Cap Matifou ! reprit Pointe Pescade avec toute la redondance de son jargon provençal.

— Vous êtes Français ? demanda l’étranger.

— Tout ce qu’il y a de plus Français ! répondit Pointe Pescade, non sans fierté, Français du midi de la France ! »

L’étranger les regardait avec une véritable sympathie, mêlée de quelque émotion. Leur misère était trop apparente pour qu’il pût s’y tromper. Il avait bien devant lui deux pauvres saltimbanques, dont l’un, au risque de sa vie, venait de lui rendre un grand service, car une collision du trabacolo et de la goélette aurait pu faire de nombreuses victimes.

« Venez me voir à bord, leur dit-il.

— Et quand cela, mon prince ? répondit Pointe Pescade, en esquissant son plus gracieux salut.

— Demain matin, à la première heure.

— À la première heure ! » répondit Pointe Pescade, tandis que Cap Matifou donnait son acquiescement tacite en remuant de haut en bas son énorme tête.

Cependant, la foule n’avait cessé d’entourer le héros de cette aventure. Sans doute, elle l’eût porté en triomphe, si son poids n’eût effrayé les plus résolus et les plus solides. Mais Pointe Pescade, toujours avisé, crut qu’il y avait lieu d’utiliser les bonnes dispositions d’un pareil public. Aussi, tandis que l’étranger, après un dernier geste d’amitié, se dirigeait vers le quai, il cria de sa voix joyeuse et attirante :

« La lutte, messieurs, la lutte entre le Cap Matifou et la Pointe Pescade ! Entrez, messieurs, entrez !… On ne paye qu’en sortant… ou en entrant, comme on veut ! »

Cette fois, il fut écouté et suivi d’un public tel qu’il n’en avait peut-être jamais vu. Ce jour-là, l’enceinte fut trop petite ! On refusa du monde ! On rendit de l’argent !

Quant à l’étranger, à peine avait-il fait quelques pas dans la direction du quai, qu’il se trouva en présence de cette jeune fille et de son père, lesquels avaient assisté à toute cette scène.

À quelques distance se tenait le jeune homme, qui les avait suivis, et au salut duquel le père ne répondit que d’une façon hautaine, — ce dont l’étranger eut le temps de s’apercevoir.

Celui-ci, en présence de cet homme, eut un mouvement qu’il put à peine réprimer. Ce fut comme une répulsion de toute sa personne, tandis que son regard s’allumait d’un éclair.

Cependant, le père de la jeune fille s’était approché de lui, et, fort poliment, il lui disait :

« Vous venez, monsieur, d’échapper à un grand danger, grâce au courage de cet acrobate ?

— En effet, monsieur », répondit l’étranger, dont la voix, volontairement ou non, fut altérée par une invincible émotion.

Puis, s’adressant à son interlocuteur :

« Pourrai-je vous demander, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler en ce moment ?

— À monsieur Silas Toronthal, de Raguse, répondit l’ancien banquier de Trieste. Et puis-je savoir, à mon tour, quel est le propriétaire de ce yacht de plaisance ?

— Le docteur Antékirtt », répondit l’étranger. Puis, tous deux, après un salut, se séparèrent, pendant qu’on entendait les hurrahs et les applaudissements retentir dans l’arène des acrobates français.

Et, ce soir-là, non seulement Cap Matifou mangea tout son content, c’est-à-dire comme quatre, mais il en resta pour un. Et ce fut assez pour le souper de son brave petit compagnon, Pointe Pescade.