Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/Martscha

Les Batteuses d’hommesR. Dorn (p. 57-66).

Martscha




C’était à l’époque où les hussards de Bach (Bach-Husaren) dominaient en Hongrie. Le peuple surnommait ainsi les employés allemands du ministre Bach, qui paraissaient d’un ridicule achevé, aux yeux de tout vrai Magyar, avec leurs uniformes hongrois et leurs pantalons collants.

Tandis que, dans ce malheureux pays, ses oppresseurs passaient leur temps à organiser et à désorganiser, l’état de choses, dans les campagnes, défiait toute description. Pendant que les dominateurs menaient une véritable vie de pacha, le brigandage augmentait tous les jours et devenait de plus en plus audacieux. Les débris dispersés de l’insurrection avaient fourni à ceux qu’on appelait « les pauvres garçons » un contingent considérable, qui leur prêtait une sorte d’auréole nouvelle de chevalerie et d’héroïsme populaire.

Pendant ces mauvais jours, une jeune fille du village de Hort, servait dans un petit château au pied de la montagne de Matra. Le château, entouré d’un parc abandonné et d’un jardin peu cultivé, couronnait une petite hauteur sur la pente de laquelle on voyait les bâtiments d’exploitation et les toits du village à moitié caché derrière des arbres fruitiers. Au-delà, se perdant à l’horizon, une vaste plaine miroitante, des champs et des pâturages, dont un rideau de montagnes bleuissantes formaient, pour ainsi dire, la décoration du fond, avec des bosquets de grands chênes çà et là. En deçà de cette plaine, des vignes fertiles descendaient jusqu’à la haie vive qui renfermait le manoir seigneurial.

Martscha était la fille d’un paysan aisé. Placée au château pour se perfectionner dans les travaux domestiques, elle y avait appris à faire la cuisine, à coudre, à repasser, à broder et divers autres ouvrages manuels. Ses compagnes, d’une condition inférieure, la considéraient comme une sorte de merveille, quelque chose comme une princesse enchantée. Elle paraissait, en effet, plutôt, gouverner dans ce manoir qu’y servir.

Quand, pendant la semaine, elle traversait la cour du château dans une attitude fière, en chemise de toile grossière et en jupon court, les pieds nus, les cheveux tressés d’un blond aux reflets rouges, un peu échevelés, les sourcils sinistrement froncés, se voûtant au-dessus de deux yeux graves et sombres, on cherchait involontairement l’hermine royale sur ses épaules de Junon, et les esclaves qui devaient la servir.

Martscha ressemblait ainsi à une jeune et belle sultane habituée à ordonner et à maltraiter.

Elle faisait une étrange impression quand, parfois, elle dansait en chantant, le soir, à la lueur rougeâtre du feu du foyer, s’accompagnant d’un couvercle quelconque, en guise de tambourin ; ou quand, les dimanches, elle se rendait à l’église, chaussée de bottes d’homme, noires et vernies, en jupon de percale bigarrée, en corsage rouge sous sa pelisse courte, magnifiquement brodée, qui ne descendait que jusqu’à sa taille, et ses tresses dorées, entortillées d’un fichu blanc garni de dentelles ; ou bien, surtout, quand elle allait, ainsi costumée, à la czarda (cabaret), où jouaient les Tsiganes et où les jeunes gens et les jeunes filles dansaient le czardas.

Martscha avait, comme on pense bien, beaucoup d’adorateurs, mais elle n’avait qu’un véritable amoureux. C’était Pista, qui, tout jeune qu’il était, avait déjà une propriété à lui, et caressait, par suite, l’espoir d’obtenir Martscha pour femme.

Pista était le seul à qui elle permit de dormir sur le gazon du parc, au-dessous de ses fenêtres, dans les tièdes nuits d’été, enveloppé dans sa bunda velue, et il se montrait très heureux de cette faveur.

Tout le monde admirait Pista, car chacun pensait qu’il fallait du courage pour faire la cour à cette fille sauvage et aspirer à sa main. Pareille à une Indienne ou à une Tartare du désert mongol, Martscha possédait en même temps le cœur doux d’une colombe et les instincts cruels de la race féline.

Un jour le propriétaire du château essaya de seller un jeune cheval. C’était en vain que deux hommes vigoureux s’efforçaient de le maintenir : il ruait, se cabrait et se montrait indomptable.

Alors arriva Martscha, une cravache à la main. Elle saisit l’animal fougueux par la crinière, sauta sur son dos avec la souplesse et la rapidité d’un lynx, et se mit à le fouetter à tour de bras. L’animal eut beau s’efforcer de la jeter bas, il eut beau cabrioler et faire des bonds de bête fauve, Martscha, les yeux étincelants, un sourire malicieux sur les lèvres entr’ouvertes, resta comme clouée sur le dos de l’étalon furieux ; elle le dompta de son poing de fer, de ses hanches d’amazone, avec le secours de sa cravache, que brandissait, comme à plaisir, son bras vigoureux.

C’était la fête de la naissance de Marie. On célébrait la grand’messe, lorsqu’un jeune étranger entra dans l’église. Sa haute taille et son costume pittoresque indiquaient qu’il venait de la Theiss, de l’Alfœld. Les jeunes gens, autant que les jeunes filles, l’observaient avec la même curiosité vive.

Bientôt, un murmure, à peine perceptible, s’éleva des rangs de l’assistance, et l’on apprit que c’était un déserteur, qui, pour ne pas porter l’habit de l’Empereur, avait préféré s’enfuir de la Poussta sur un cheval rapide, pour aller se cacher dans les Karpathes.

Sandor, c’était le nom de l’étranger, ne se fut pas plutôt arrêté dans l’église que ses yeux rencontrèrent ceux de Martscha et la figure de celle-ci parut comme inondée de pourpre sous le regard ardent et énergique des beaux yeux noirs de cet inconnu.

La messe terminée, il voulut suivre la jeune fille ; mais, voyant Pista à ses côtés, il se tint en arrière et se contenta de tordre ses moustaches d’un air provocateur. Dans l’après-midi, il se rendit à la czarda, et semblait attendre quelqu’un. Il ordonna qu’on apportât du vin, et il en offrit aux jeunes gens, avec lesquels il se fut vite lié d’amitié. Puis il jeta aux Tsiganes quelques florins d’argent, qui, par ce temps, étaient très rares en Hongrie.

Enfin, toujours accompagnée de son amant, Martscha fit son entrée et fut accueillie chaleureusement par les jeunes filles. Longtemps elle feignit de n’avoir pas vu Sandor ; mais, lorsque leurs regards se croisèrent enfin, elle rougit de nouveau et se détourna avec un mouvement qui indiquait au moins autant de confusion que de défi.

Quand la danse fut en train et qu’il jugea le moment favorable, Sandor, entrechoquant les talons et se balançant sur les hanches, s’avança vers la jeune fille. Elle comprit qu’il allait l’inviter au czardas, et elle recula jusqu’au mur, un sourire dédaigneux sur les lèvres. Alors Pista s’avança à son tour et se plaça entre elle et l’étranger.

— Si tu veux danser avec ma fiancée, dit-il, il faut d’abord me demander la permission.

— Quand je ne me soumets à personne, pas même à l’Empereur qui est à Vienne, pourquoi voudrais-tu que je te demande une permission à toi.

Pista porta vivement la main à sa ceinture, où était placé son couteau mais il sentit aussitôt la main de Martscha qui lui arrêta le bras ; puis, en même temps, d’un regard impérieux, elle lui imposa le calme comme par enchantement, et suivit l’étranger.

Tout le monde fit place pour voir ce jeune couple danser le czardas, cette danse symbolique de l’amour à la fois suppliant et conquérant.

C’était, en effet un spectacle superbe et charmant. D’abord, le jeune homme, dont tout le monde admirait la taille haute et svelte, l’air hardi, et la belle fille, restèrent quelque temps en face l’un de l’autre, puis ils s’approchèrent peu à peu. Alors, de son bras droit, Sandor enveloppa avec ardeur les hanches rondes de Martscha, et ils se mirent à tourner voluptueusement dans un tourbillon enivrant. Pour finir, Sandor souleva sa fière fille en l’air, tout en poussant des cris joyeux.

Lorsque Martscha se sépara de lui, Sandor voulut lui adresser quelques paroles, mais elle s’éloigna d’un air hautain, pour aller rejoindre Pista qui l’attendait dans une attitude inquiète et menaçante.

Il était tard lorsque Martscha rentra. La porte de la basse-cour était fermée. Elle congédia Pista qui l’avait accompagnée, escalada la clôture et disparut bientôt dans l’intérieur du château voilé d’arbres et de broussailles.

Quelques instants après, lorsqu’elle apparut à la fenêtre ouverte de sa chambre, et que la lune se mit à déverser sur elle sa douce lumière argentée, il lui sembla que quelque chose se mouvait devant elle sur le sombre gazon.

— C’est-toi, Pista ? demanda-t-elle.

Pas de réponse.

— Qui est là ? s’écria-t-elle. Parle ou je déchaîne les chiens.

Alors se dressa une haute apparition vêtue de toile blanche.

— C’est toi ! murmura Martscha, que me veux-tu ? Ne sais-tu pas que j’appartiens à un autre ?

— Je veux te parler, répondit Sandor, avant de continuer ma route à travers la sauvage forêt de Bakony.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Que tu est la plus belle fille que j’aie jamais vue, et qu’avec ton premier regard tu as conquis mon cœur.

Avant que Martscha eût pu répondre, on entendit un craquement de branches. C’était Pista qui sortait d’un buisson voisin.

— Ainsi donc, dit-il d’une voix contenue, en s’avançant, on m’a menti et trompé ?

Martscha ne répondit pas un mot.

— Elle est innocente, répliqua Sandor à son rival furieux ; si tu as à te plaindre, il faut t’adresser à moi.

En un instant, Pista eut enlevé sa bunda et tiré son couteau. Presque en même temps, une lame brillait dans la main d’airain de Sandor. Tandis que ces deux hommes se mesuraient avec des regards pleins de colère, Martscha restait debout à la fenêtre, pâle et muette, les bras croisés sur la poitrine.

Pista se précipita le premier sur Sandor ; mais, celui-ci, par un mouvement adroit, évita le coup et essaya de riposter. Sans proférer un son, les dents serrées, les poings crispés, les deux adversaires tournaient l’un autour de l’autre, en brandissant leur couteau. Sandor avait déjà reçu deux légères blessures, d’où coulait son sang rouge et chaud.

Profitant tout à coup d’un faux mouvement de son adversaire, il le frappa dans le flanc entre deux côtes. Pista chancela et s’affaissa par terre. Il voulut parler ; mais, au lieu de paroles, ce fut un flot de sang qui s’échappa de ses lèvres.

À ce spectacle, Martscha ne fit qu’un bond de sa fenêtre auprès du blessé, sur lequel elle se jeta en poussant des cris de douleur et de désespoir. À ces cris, les chiens aboyèrent, les gens de la maison accoururent, et Sandor dut prendre la fuite. Il sauta sur son cheval et disparut, au grand galop, au milieu des fourrés doucement éclairés par la lune.

Mais Sandor revint au château la nuit suivante. Il retrouva Martscha auprès du puits, et la serra passionnément dans ses bras.

— Laisse-moi, murmura-t-elle, tes mains sont tachées de sang.

— C’est pour toi, Martscha, dit Sandor. Et il la prit, l’enleva de terre et voulut la déposer sur son cheval. Martscha se débattit un instant sans dire un mot.

Puis, soudain, comme Sandor mettait le pied à l’étrier, elle tira un couteau de sa ceinture et lui en porta un coup violent dans la poitrine.

— J’allais t’aimer, misérable ! s’écria-t-elle.

Sandor tomba et Martscha rentra au château sans regarder derrière elle.