Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/4

Chapitre V  ►
IV


CHAPITRE IV.


fragment d’une lettre de léonidas requin.


« .......... J’étais né pour être tailleur ; tout me dit que je serais devenu bon tailleur ; mon ambitieux père ne l’a pas voulu ; que sa mémoire soit respectée… car c’était bien le meilleur cœur, mais aussi l’esprit le plus faux que j’ai connus, mon brave Martin.

» Il était portier chez M. Raymond, maître de pension boulevard Mont-Parnasse (on pourra prendre là des renseignements). Mon oncle, pauvre petit tailleur en chambre, demeurait auprès de la pension, il raccommodait les vieilles hardes des élèves ; quand je lui portais quelques nippes à réparer, et que je le voyais manier dextrement l’aiguille, les jambes croisées sur son établi, dans sa chambre, bien chauffée en hiver par un poêle de fonte, bien aérée en été par la fraîcheur du boulevard, je ne m’imaginais pas de condition plus heureuse ; le bruit de ses grands ciseaux d’acier qui taillaient en pleine pièce de drap bien luisant, la vue de ses écheveaux de fil de toutes couleurs me ravissaient d’aise ; mais mon admiration pour mon oncle tournait à la vénération, presque à la superstition, lorsqu’il me rendait, en apparence vierge de tout accroc… une culotte d’écolier de sixième… (c’est tout dire), que je lui avais apportée, dans quel état, grand Dieu !

» Je dois avouer aussi que l’immobilité de corps à laquelle vous assujettit cette belle profession, qui transfigure si merveilleusement les vieilles nippes, me séduisait beaucoup ; car, chétif et poltron, j’ai horreur du mouvement ; un secret pressentiment me disait aussi qu’étant moralement très-timide, et physiquement très-laid, d’une laideur ridicule et bête, avec un œil perché en haut et l’autre en bas, sans compter mon long nez de travers, ces désavantages ne nuiraient en rien à mon état de tailleur,… et à la confiance que pourraient me témoigner mes pratiques.

» Malgré ces heureuses dispositions, mon avenir fut détruit par la folle vanité de mon père… et fient et facta ista sunt ! (et ces choses se sont commises et se commettront toujours, ) comme dit… le divin Sénèque.

» C’était le soir de la distribution des prix ; mon père avait vu passer devant sa loge tant d’élèves couronnés de chêne et portant sous le bras de beaux volumes reliés ; il avait été tellement exalté par les fanfares de la musique de la loterie qui faisait explosion après la nomination de chaque lauréat ; il avait enfin été tellement frappé des paroles de Monseigneur le ministre de l’instruction publique qui daignait honorer la cérémonie de sa présence, et avait proclamé les jeunes élèves la gloire future de la france, que, le soir même, mon père supplia M. Raymond de me prendre par charité chez lui, et de me faire faire les études nécessaires pour entrer en septième l’année suivante, malgré mes regrets et mes regards incessamment tournés vers le petit établi de mon pauvre oncle le tailleur. M. Raymond, qui avait d’ailleurs beaucoup à se louer de mon père, me confia à un maître d’études, et mon éducation universitaire commença.

» Malheureusement, en raison de ma figure ridicule, de ma timidité, de ma poltronnerie et de ma condition sociale de fils de portier, je devins, hélas ! en peu d’années, un bon, un excellent, un surprenant élève…

» Que ceci ne vous semble pas un paradoxe, mon cher Martin : bafoué, moqué, poursuivi par tous mes camarades dont j’étais devenu le jouet, je m’évertuais à faire de grands progrès, afin d’être un peu protégé par les maîtres ; et je tâchais d’être souvent le premier, afin de me trouver aussi éloigné que possible des bancs inférieurs ordinairement occupés par les petits riches, mes plus acharnés persécuteurs, en leur qualité de cancres[1] et de farceurs.

» Ceux-ci, du reste, si j’avais eu le moindre orgueil, m’eussent bien vite rappelé de mon empyrée, car ils me faisaient presque régulièrement choir sur le nez en mettant leurs jambes en travers chaque fois que je montais trôner au premier gradin.

» L’un des jours le plus malheureux de ma vie fut celui où, en sixième, mon nom retentit pour la première fois sous la tente dressée au milieu de la cour du collège Louis-le-Grand, pour la distribution des prix.

» — Léonidas Requin ! — cria d’une voix de Stentor le censeur qui faisait l’appel des lauréats.

» À ce drôle de nom, premier rire général, et la musique de jouer à tout rompre : Charmante Gabrielle.

» J’étais sur ma banquette avec les autres élèves de la pension. En m’entendant appeler, je restai saisi d’épouvante à la seule pensée de traverser cette foule brillante, de monter sur une estrade avec accompagnement de fanfares, et… Allons donc, on m’eût coupé en morceaux plutôt que de m’arracher de ma banquette.

» Léonidas Requin !! — répéta le censeur d’une voix plus retentissante encore.

» Redoublement d’hilarité, accompagné de la musique, qui allait crescendo.

» Perdant alors tout-à-fait la tête, je me jetai à quatre pattes sous mon banc, au moment où la musique s’interrompait soudain.

» — Requin est là… caché sous la banquette ! — cria de sa petite voix flûtée un de mes camarades… un vrai cancre, vous vous en doutez…

» À ces mots qui glapirent au milieu du brusque silence qui s’était fait tout-à-coup, les spectateurs se tournèrent de mon côté ; j’entendis un grand mouvement autour de moi, on riait, on huait, on appelait Léonidas Requin sur les tons les plus hilares, avec les épithètes les plus saugrenues… Deux de mes camarades me tirèrent par les pieds, je me défendis comme un lion, en poussant des cris affreux : les rires redoublaient, la chose tournait au scandale ; pour le faire cesser, le censeur courroucé me proclama absent. La distribution continua ; seulement de nouveaux rires firent explosion, lorsque je fus nommé deux autres fois, car j’avais remporté deux premiers et un second prix.

» Tout ceci n’est que ridicule, mon cher Martin, voici qui devient atroce.

» Au retour de la distribution, M. Raymond, mon maître de pension, me fit venir dans son cabinet, et, après une remontrance pleine de bienveillance à propos de mon insurmontable timidité, il me dit :

» — Requin, vous devez être, vous serez l’honneur de ma maison ; de ce jour, je ne vous considère plus comme mon élève, mais comme mon fils ; je serai moi-même votre répétiteur et vous mangerez à ma table.

» Mon autre père,… le père Requin qui, en rentrant, m’avait assez vertement battu, le cher homme ! pour m’apprendre à ne pas donner une autre fois de pareilles déconvenues à son orgueil paternel, faillit à mourir de joie, en apprenant les bontés de M. Raymond pour moi. Je vous ai dit que ces bontés étaient atroces, mon cher Martin ; vous allez en juger.

» Du jour où je devins l’élève favori de M. Raymond, je fus pour lui une amorce, une enseigne, une réclame vivante destinée à achalander son institution par le retentissement de mes succès extraordinaires, nécessairement attribués à l’excellente éducation que l’on devait recevoir chez M. Raymond, etc., etc.

» J’avais toujours fui les récréations, qui, malgré la surveillance protectrice des maîtres, n’étaient guère pour moi que des heures de tribulations de toutes sortes. Je passais donc le temps des récréations au fond de la loge paternelle, refuge inviolable où, ne sachant que faire, j’étudiais. Mais, une fois l’élève de M. Raymond, non-seulement je continuai de travailler pendant les récréations, mais je travaillai les dimanches, les jours de fête, me couchant à minuit, me levant à cinq heures ; il n’y avait pas même de vacances pour moi : je travaillais sans repos ni cesse. Par suite de cette continuelle tension d’esprit, j’étais presque toujours en proie à d’horribles maux de tête, mais je n’osais avouer ces douleurs, je les surmontais et je continuais de piocher à outrance.

En un mot, ce digne M. Raymond me mettait pour ainsi dire en serre-chaude, afin d’obtenir de moi, par un labeur forcé, tout ce que mon intelligence pouvait donner de fruits précoces. Ce cher homme croyait sans doute qu’après une ou deux saisons la plante s’étiolerait, épuisée par cette production trop hâtive ; peu importait à M. Raymond, pourvu que l’effet fût produit sur le public. Chétif et débile, comment résistai-je à ces travaux exagérés, à ces souffrances physiques presque continues ? Je ne sais. Mais je continuai de florir à chaque été scolaire et à courber tous les ans sous le poids des palmes universitaires.

» M. Raymond triomphait ; chaque année on pouvait lire dans les journaux cette réclame triomphante :

» L’élève Léonidas Requin qui vient encore d’obtenir trois prix au grand concours, et cinq prix au collège Louis-le-Grand, appartient à la fameuse institution Raymond, boulevard Mont-Parnasse. Nous n’avons pas besoin de recommander cette excellente maison d’éducation à la sollicitude des parents, etc., etc.

» Vous le pensez bien, mon cher Martin, j’avais rarement le temps de réfléchir à ce que l’on ferait de moi ; mais lorsque, par hasard, cela m’arrivait, c’était pour songer avec un amer regret à l’établi de mon oncle, le pauvre petit tailleur ; car ce que l’on appelait mes succès, était loin de me tourner la tête ; je ne fais pas ici le modeste ; je m’étais promis (et jusqu’alors j’avais opiniâtrement tenu ma parole) de ne plus jamais affronter le triomphe du couronnement public ; lors de la distribution des prix, on me proclamait toujours absent, renonçant de la sorte à la seule récompense qui aurait pu me causer quelque vertige d’orgueil. Mes succès, ainsi dépouillés de tout prestige et réduits à leur plus simple expression, se résumaient pour moi en horions, bourrades, moqueries et autres témoignages de la jalouse animadversion de mes camarades qui, malgré la protection dont on m’entourait, trouvaient toujours moyen de m’atteindre ; et de plus, comme ma timidité, ma gaucherie, ma poltronnerie et la conscience de ma laideur ridicule me rendaient très-sauvage et très-fuyard, on me croyait fier de mes avantages, aussi les gourmades de pleuvoir à la moindre petite occasion.

» Et pourtant, mon cher Martin (cela m’a toujours donné quelque estime pour mon bon sens), malgré mes douzaines de couronnes, et tout en me reconnaissant excellent humaniste,… je me trouvais sincèrement très-bête ;… le dernier des cancres avait dans la conversation cent fois plus d’esprit, d’initiative ou de ressources que moi.

» Une fois hors de mes traductions de latin en français ou de français en latin ou en grec, monotone et stérile exercice, en tout semblable à l’oiseuse et pénible évolution de l’écureuil en cage ; une fois hors de ces inutiles et pesants labeurs qui, prolongés durant sept ou huit années, endorment, engourdissent ou tuent souvent tout ce qu’il y a de vif, de pénétrant, de curieux, de vivace dans l’intelligence des enfants et des adolescents, j’étais véritablement stupide.

» Deux ou trois fois, M. Raymond eut la malencontreuse idée de vouloir me produire, moi son phénomène, dans de petites réunions d’amis. J’étais hébété, incapable de prendre part à un entretien quelconque, à moins qu’il ne s’agît des auteurs latins ou grecs, et de la plus ou moins heureuse appropriation de la langue française, pour exprimer fidèlement le texte… et encore je balbutiais, je ne pouvais parvenir à rendre mon idée lucide ; hors de là, je redevenais si complètement idiot, que M. Raymond se dégoûta bien vite de ces exhibitions de ma classique personne.

» De cette exclusion j’étais ravi, et si j’avais pu m’en affecter, je me serais consolé de ma sotte timidité en disant avec le divin Sénèque : — Sed semel hunc vidimus in bello fortem, in foro timidum. (On vit souvent l’homme brave à la guerre, timide aux luttes du forum.)

» Combien de preuves, mon cher Martin, j’aurais à vous citer, à propos de ma sotte incapacité ! Tenez… une… entre mille.

» J’aimais beaucoup mon père ; il alla passer quelques jours en Normandie. Je voulus lui écrire. Je fis vingt brouillons plus bêtes, plus impossibles les uns que les autres ; j’étais tellement habitué à vivre uniquement des mots, des phrases et de la pensée des autres, qu’il me fallut renoncer à exprimer mes sentiments à moi avec des mots à moi, des phrases à moi.

» Par un contraste assez piquant, ce jour même où j’avais renoncé à écrire à mon père, je reçus une lettre d’un cancre de la pension.

» Dans cette missive, le cancre me donnait à savoir qu’en ma qualité de capon, de flatteur… (capon, oh ! oui, mais flatteur… je n’aurais jamais osé), et d’élève très-fort, je lui étais souverainement désagréable à contempler, que je lui agaçais singulièrement les nerfs, en un mot que je l’embêtais, et qu’à l’avenir, si je ne m’arrangeais pas de façon à être quelquefois le dernier, comme tout le monde (ajoutait le cancre), je pouvais, malgré mes protecteurs, m’attendre à recevoir la plus belle volée, à jouir de la plus abondante raclée qui fût jamais tombée sur le dos voûté d’un trop bon élève.

» Je ne vous donne que la substance de la lettre, mon cher Martin, mais c’était étourdissant d’esprit ; je n’aurais de ma vie écrit une lettre pareille.

» Le cancre terminait en me proposant, si j’avais assez de cœur pour ne pas abuser de ma position, de jouter à qui ferait le plus de barbarismes lors de la prochaine composition du prix, seul moyen, — disait le cancre, — d’égaliser les armes entre nous.

» Cet audacieux et cynique mépris de la composition des prix, de ce qu’il y a de plus sacré dans la religion universitaire, me sembla monstrueux ; ce cancre me faisait l’effet d’un sacrilège ; je rêvai qu’on le brûlait en manière d’auto-da-fé, sur un bûcher composé de tous ses pensums, il y en avait une montagne. Je m’éveillai en demandant qu’on lui fît grâce… et qu’on l’abandonnât à ses remords vengeurs… le malheureux !

» Mais il est des natures indomptables. Ce cancre devait mettre le comble à ses forfaits, en fumant de l’anis dans une pipe et en donnant (c’est à n’y pas croire) un grandissime coup de pied dans le ventre à M. le censeur qui lui avait cassé la dite pipe entre les dents…

» Le cancre fut solennellement chassé du collège, et aux malédictions terribles, aux effrayants pronostics dont il fut accablé en quittant la classe, je le crus fatalement voué à finir sur l’échafaud.

» Plus tard, j’ai vu le nom du cancre (vous connaissez le personnage, mon cher Martin, puisque vous avez été son domestique) ; plus tard, dis-je, j’ai vu le nom du cancre rayonner en lettres rouges, longues d’un pied, derrière le vitrage de tous les cabinets de lecture. Il est devenu l’un de nos poètes les plus célèbres… Et moi, cheu miser ! (hélas misérable !) en qui S. Ex. Mgr. le ministre de l’instruction publique voyait une des gloires futures de la France, je me suis vu un jour forcé d’abdiquer ma dignité pour devenir homme-poisson…

» Mais aussi une fois hors de la vie des humanités, j’ai, en expérimentant la vie humaine, appris à exprimer à-peu-près mes idées et je peux, à cette heure, vous écrire une lettre comme celle-ci, mon cher Martin, chose qui m’eût été absolument interdite au temps de mes plus beaux triomphes scolaires.

» Encore quelques mots pour arriver à notre première entrevue… (il y a quinze ans de cela) chez cet abominable saltimbanque appelé la Levrasse, où je vous ai rencontré tout enfant ; avec cette soudure vous aurez ma vie tout entière.




  1. En langage d’écolier, on nomme ainsi les mauvais élèves.