Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/7

VII


CHAPITRE VII.


mystères.


Je désire que mon fils s’appelle Scipion Duriveau, comme son père.

Tel était le contenu du billet suspendu au cou du petit enfant mort.

— C’est drôle, — avait dit le vicomte en allumant un cigare.

La lecture de ce billet, l’effrayante insensibilité, l’audacieux sang-froid du vicomte, avaient frappé de stupeur les spectateurs de cette scène.

Le comte, immobile, muet, regardait son fils avec un étonnement courroucé, en songeant aux funestes effets que cette révélation devait avoir sur l’esprit de Raphaële Wilson. Celle-ci serrait convulsivement la main de sa mère, en attachant sur elle ses grands yeux bleus, noyés de larmes. Les paysans, malgré leur naturel doux et craintif, exaspérés par la flegmatique insolence de Scipion, commençaient de faire entendre de sourds murmures d’indignation. M. Beaucadet, confus de sa maladresse (il professait la déférence la plus respectueuse pour M. Duriveau, le modèle du propriétaire), se trouvait dans un embarras piteux, et regardait machinalement le billet fatal, pendant que l’orage grondait de plus en plus. Tout-à-coup, songeant à la signature du billet, que jusqu’alors il avait tue par un premier mouvement de générosité, Beaucadet espéra qu’en faisant connaître le nom de la victime, il détournerait du séducteur l’irritation croissante, dont l’explosion devenait à craindre. Aussi le sous-officier reprit-il d’un ton important :

— Le billet est signé de la malheureuse qui,… de la misérable que… Enfin,… vous n’avez pas besoin d’en savoir plus long ; il est signé.

— Le billet est signé, — murmurait-on à voix basse.

— Oui,… l’in-fan-ticide a signé ; l’étourdie scélérate, elle a signé, — dit Beaucadet de son air le plus solennel ; — elle a signé,… et c’est…

Une sorte de bruissement d’inquiétude, d’angoisse circula parmi les paysans, suspendus, comme on dit, aux lèvres de Beaucadet.

— C’est… la petite Bruyère,… la dindonnière de la métairie du grand Genévrier.

À ces mots, malgré son imperturbable assurance, Scipion tressaillit, le sang lui monta au visage, un instant sa pâle figure se colora ; mais Raphaële, qui ne le quittait pas des yeux, remarqua seule la passagère émotion dont il n’avait pu se rendre maître.

Les paysans, en apprenant que la victime et la coupable était Bruyère, toute jeune fille de seize ans, à qui on attribuait certaine influence surnaturelle, et dont la beauté singulière, la bizarrerie charmante et la touchante bonté étaient populaires dans ce pauvre pays, superstitieux et ignorants, les paysans sentirent leur courroux, leur indignation contre le vicomte s’augmenter encore.

Beaucadet s’aperçut, mais trop tard, qu’il venait d’empirer la situation de Scipion ; les murmures, d’abord sourds, éclatèrent tout-à-coup en plaintes et en imprécations.

— Bruyère !… pauvre petite !…

— Le bon génie du pays !

— Et si douce !… si bonne !

— Avoir abusé d’elle, c’est de grande méchanceté.

— Mais les bourgeois… ça ose tout contre le pauvre monde !

— Et on ose dire qu’elle a tué son enfant…

— Elle… oh ! jamais !

— Et on nous appelle brutes ! poltrons !

— Si nous sommes des brutes, à la fin aussi les brutes se revengent.

— Oui, vous avez beau nous fumer au nez en ayant l’air de vous moquer de nous, Monsieur, — dit l’un en s’adressant à Scipion, — vous ne nous ferez pas peur…

— Et si la pauvre Bruyère était ma sœur, — reprit un autre en brandissant un fléau, — il y aurait de votre sang après ce fléau-là…

— Chère petite Bruyère, — ajouta une voix émue, — c’est quasi notre sœur, car, quoique charmée[1], tout un chacun l’aime autant que si l’on était son frère, parce qu’elle se sert de son charme pour faire du bien à tous.

Ce crescendo de récriminations devenait inquiétant. À l’irritation soulevée par l’insolente audace de Scipion se joignait l’animadversion que son père s’était généralement attirée par sa dureté, par ses dédains haineux, hautement affichés, animadversion long-temps contenue par l’habitude de la résignation, par le tout-puissant prestige dont la richesse est encore entourée dans ces contrées presque désertes.

Ces figures, naguère si humbles, si craintives, devenaient menaçantes : Mme Wilson et sa fille, de plus en plus effrayées, se rapprochèrent du comte et de Scipion, pendant que Beaucadet, mettant la main à la poignée de son sabre, disait à ses hommes :

— Attention au commandement !

Puis, s’adressant aux paysans ameutés, dont le cercle rapprochait de plus en plus du vicomte et de son père, le sous-officier ajouta de sa voix la plus imposante :

— Ra-sem-blement ! au nom de la loi, que personne n’est censé ignorer : Ra-sem-blement ! dissipe-toi, et retournez à vos champs.

La voix de Beaucadet fut méconnue, les cris, les reproches redoublèrent de violence, encore exaspérés par l’attitude provocante du vicomte ; car durant cette nouvelle et rapide péripétie, Scipion ne s’était pas démenti : sachant son répertoire d’Opéra par cœur, il se rappelait sans doute le final de l’acte du bal masqué chez Don Juan, alors qu’après sa brutale tentative sur Zerline, accablé d’injures, de récriminations, de menaces, le maître de Leporello relève audacieusement son front dédaigneux, et seul, contre tous, brave encore la foule ameutée.

Il en fut ainsi de Scipion : la tête haute, le pied ferme, l’air arrogant, la main gauche négligemment plongée dans le gousset de sa culotte de daim, sa main droite frappant machinalement ses bottes poudreuses du bout de son fouet de chasse, l’adolescent affrontait, avec une rare audace, cette rustique émeute ; le dépit, le dédain, la colère, donnaient alors à ses traits charmants, mais ordinairement efféminés, un caractère de résolution surprenante ; ses yeux brillaient vifs et hardis, ses joues se coloraient légèrement, et, sous sa petite moustache blonde et soyeuse, ses lèvres, contractées par un sourire insolent, laissaient échapper, par bouffées un peu précipitées, la fumée de son cigare.

À ce moment Raphaële qui, de plus en plus épouvantée, se pressait contre sa mère, jeta sur Scipion un long regard de douleur et de reproche ; hélas ! jamais Scipion ne lui avait paru plus beau.

Le comte Duriveau lui-même, malgré de secrètes raisons qui lui faisaient cruellement déplorer cet incident, ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’orgueil à la vue de l’intrépide attitude de son fils. Cependant, voulant tâcher de calmer l’exaspération des paysans, et obéissant malgré lui à la toute-puissante autorité de certains sentiments de moralité que le père le plus sceptique, le plus dépravé, n’oserait méconnaître, lorsqu’il parle à son fils en face d’autres hommes, M. Duriveau dit au vicomte d’une voix haute et ferme :

— L’accusation qui pèse sur vous est grave, mon fils ; aussi, malgré les apparences, j’espère qu’elle n’est pas fondée… Non que je craigne plus que vous et pour vous de folles menaces ; mais parce que j’aime à croire que vous n’avez pas même donné le prétexte de vous les adresser.

Aux premières paroles du comte, un profond silence avait succédé au tumulte ; chacun attendait la réponse de Scipion, réponse qui devait ou apaiser ou exaspérer l’irritation générale. Le regard désolé, suppliant de Raphaële semblait conjurer le vicomte de mettre un terme à cette pénible scène.

— Répondez, Scipion,… répondez ! — s’écria le comte.

— Je déclare, — dit le vicomte d’une voix aussi calme que railleuse, en promenant son lorgnon sur la foule menaçante, — je déclare que j’avais d’abord trouvé drôle qu’une gardeuse de dindons se fût amusée à orner de mon nom le fruit de ses loisirs champêtres et… décolletés ; mais, en présence des menaces mirobolantes de ces peu respectables champions de la Dindonnière, qui me paraissent soûls comme des grives, je trouve amusant de proclamer que l’enfant est de moi.

Et comme une explosion de cris furieux accueillait cette déclaration de Scipion, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, le front indomptable, l’adolescent fit deux pas en avant, croisa ses bras sur sa poitrine, et s’approchant, presque à le toucher, du paysan le plus avancé de tous, il répéta d’une voix brève et ferme :

— Oui, l’enfant est de moi… Eh bien… après ?

Le regard, le geste, l’attitude de Scipion décelaient une si incroyable intrépidité, que quelques paysans reculèrent d’abord involontairement ; mais à ce premier mouvement succéda une réaction terrible. L’exaspération atteignit à son comble : l’un des paysans qui avait déjà brandi son fléau, saisit d’une main vigoureuse Scipion par les épaules, lui fit faire pour ainsi dire volte-face, en le forçant de se retourner vers le berceau déposé sur une roche, et lui dit d’une voix menaçante :

— Malheureux ! vous avez le cœur de plaisanter devant votre enfant mort !… Regardez-le donc… si vous l’osez…

Pour la seconde fois, Scipion tressaillit, non de frayeur, mais d’émotion ; pendant un instant ses yeux s’attachèrent malgré lui sur le visage livide du petit enfant.

— Ah gredin ! tu oses lever la main sur mon fils, s’écria impétueusement le comte en saisissant au collet le paysan qui avait forcé Scipion de se retourner.

— Oui, sur lui comme sur vous, puisque vous levez la main sur moi.

— Le père ne vaut pas mieux que le fils ! — s’écrièrent plusieurs voix.

Déjà, malgré les efforts de Beaucadet, de ses gendarmes et des gens du comte, Scipion et son père se voyaient dangereusement enveloppés, lorsque, soudain, ces cris : — au secours ! à l’assassin ! — de plus en plus retentissants et rapprochés, opérèrent, par la surprise qu’ils causèrent, une heureuse diversion en faveur de M. Duriveau et de son fils ; tous deux se dégagèrent prestement pendant que leurs agresseurs se retournaient avec une curiosité inquiète du côté de la clairière.

Un homme d’une obésité énorme, presque nu, car il n’était vêtu que d’une chemise et d’un caleçon souillés de boue, se précipita au milieu de la clairière, les traits bouleversés par l’épouvante, en redoublant ces cris :

— Au secours ! à l’assassin ! défendez-moi ! sauvez-moi !

Malgré l’effroi de cet homme, sa figure, son accoutrement, sa tête absolument dépouillée de cheveux, car M. Dumolard, on l’a sans doute reconnu, cachait sous une perruque noire sa complète calvitie, son embonpoint ridicule lui donnaient une si grotesque apparence, que les violents ressentiments dont le vicomte et son père avaient failli être victimes, se changèrent en un irrésistible besoin d’hilarité.

À l’aspect de Beaucadet, revêtu de son uniforme, Dumolard, voyant sans doute en lui l’incarnation de la justice protectrice et vengeresse, se jeta dans les bras du gendarme avec une telle violence, que le sous-officier faillit à être étouffé et renversé.

— Par-ti-culier trop peu nippé, — disait Beaucadet en tâchant de se soustraire aux étreintes convulsives de Dumolard, — vous êtes indécent… il y a des fâmes,… retirez-vous, couvrez-vous… et expliquez-vous.

— Sauvez-moi, gendarme ! défendez-moi ! vengez-moi ! — criait à tue-tête M. Dumolard.

— Mais, malheureux sans-culotte !! je vous dis qu’il y a des fâmes !… — répétait Beaucadet, — vous êtes donc un gros dépravé, que vous vous costumez aussi peu que ça pour courir les bois.

— Il m’a pris mon habit, mon gilet, ma culotte et jusqu’à mes bottes, — s’écria Dumolard d’une voix éperdue et entrecoupée, — il m’a tout pris…

— Qui ? — demanda Beaucadet.

— Il m’a forcé de me déshabiller en me menaçant de me tuer, il a mis mes habits en se plaignant encore qu’ils étaient cent fois trop larges pour lui, le scélérat ! et notez que j’avais cinquante-trois louis dans ma bourse, et qu’elle se trouvait dans la poche de ma culotte… Enfin le brigand m’a pris jusqu’à ma casquette, jusqu’à ma perruque, pour se déguiser.

— Mais qui ? — cria Beaucadet de toute sa force, — mais qui ?

— Enfin, prenant mon cheval par la bride, il l’a fait sortir de l’épais taillis où je m’étais égaré et où je l’avais rencontré pour mon malheur, le monstre ! et il a disparu sans que j’aie osé le suivre.

— Mais qui ? qui ? qui ? — cria Beaucadet avec un effrayant crescendo d’exaspération.

— Et tout à l’heure, — continua l’autre, emporté par le feu de sa narration, — tout à l’heure, en me traînant ici, je l’ai vu passer tout au bout d’une longue allée, il galopait à bride abattue, et il a rencontré deux gendarmes qui l’ont salué… les imbéciles !

— Mais vous en seriez un autre, — s’écria Beaucadet, — si vous ne disiez pas enfin qui est-ce qui vous a pris sur le corps votre cheval, vos effets, votre argent, vos bottes, et jusqu’à votre perruque.

— Mais qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est pas lui ?

— Mais qui ? lui ! — hurla Beaucadet exaspéré.

— Le vôtre !

— Quel mien ?

— Je vous le dis depuis une heure, le scélérat que vous traquez.

Bamboche !! — s’écria Beaucadet stupéfait.

— Comment Bamboche ?… — reprit Dumolard outré, — c’est ainsi que vous prenez ma déposition… vous la traitez de bamboche !

— Mais, énorme sans-culotte ! c’est le nom de mon brigand !

— S’appeler ainsi quand on fait un tel métier… c’est une raillerie atroce, — murmura Dumolard.

— Et mes gendarmes l’ont salué !

— Parbleu ! ils l’ont pris pour un chasseur, — ajouta M. Dumolard ; — sont-ils assez stupides.

— Ah ! Bamboche, tu es un fier gueux, — s’écria M. Beaucadet avec une indignation concentrée, — abuser ainsi des effects, du cheval et de la perruque de ce gros Monsieur,… te faire saluer par mes hommes,… toi gredin, toi évaporé des prisons de Bourges,… toi grand brigand,… ah ! c’est dégoûtant, tu me paieras celle-là…

— Raphaële !… mon enfant !… qu’as-tu ?… — s’écria Mme Wilson, en soutenant sa fille qui s’évanouissait dans ses bras, — mon Dieu !… elle se trouve mal !… au secours !…

À cette nouvelle péripétie, l’attention, fixée naguère sur M. Alcide Dumolard, changea de nouveau d’objet : tous les regards se portèrent avec autant de surprise que de compassion sur Mme Wilson et sur sa fille.

Peu apitoyée, il faut le dire, non plus que sa mère, par la ridicule aventure de Dumolard, Raphaële cédait enfin à la violence de ses poignantes émotions, long-temps et courageusement contenues ; son doux et beau visage se décolorant peu-à-peu, devint bientôt d’une blancheur d’albâtre ; à ses longues paupières fermées étaient encore suspendues quelques larmes brûlantes ; quoique sa mère, qui n’avait pu la retenir à temps, la soutînt toujours de son mieux, la jeune fille était tombée sur ses genoux, sa tête alanguie penchée sur son épaule… La commotion de cette chute ayant fait rouler à terre son chapeau d’homme, les admirables cheveux bruns de Raphaële se dénouèrent, et l’enveloppèrent à demi de leur soyeux réseau,… tandis que sa mère, qui venait de s’agenouiller aussi pour la mieux maintenir, la serrait entre ses bras et la couvrait de baisers et de pleurs.

La menaçante indignation des paysans, déjà sinon calmée, du moins déroutée par la grotesque apparition de M. Dumolard, s’évanouit pour ainsi dire au milieu de ces péripéties d’un caractère si différent, et ils oublièrent de nouveau leur violent ressentiment contre Scipion, émus du doux et touchant tableau qu’offrait Mme Wilson éplorée, serrant contre son cœur sa fille sans mouvement.

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Un quart-d’heure après ces événements, au moment où le soleil se couchait dans un ciel d’une grande sérénité, trois groupes, bien différents d’aspect, quittaient les bois où avait eu lieu la chasse.

Une calèche rapide, suivie de domestiques tenant des chevaux de main, emportait Raphaële Wilson ; sa mère la soutenait dans ses bras, pendant que M. Dumolard, auquel on avait prêté un manteau de gendarme, grelottait, encore inquiet et effaré, sur le devant de la voiture.

D’un côté de la calèche était à cheval le comte Duriveau, les traits assombris, l’esprit en proie à la plus profonde anxiété. Le vicomte Scipion, fidèle à son rôle d’homme insensible à toute émotion, galopait à l’autre portière, avec un calme stoïque, bien que de temps à autre un nuage passât sur son front, et qu’un mouvement convulsif plissât ses sourcils.

Le brigadier de M. Beaucadet marchait, au pas de son cheval, à la tête du second groupe qui sortit des bois, non loin de la Croix du Carrefour. Deux paysans portaient, sur un brancard, improvisé avec quelques branches d’arbres, le berceau dans lequel se trouvait le petit enfant mort : les autres paysans suivaient, tête nue, muets, tristes et recueillis.

Le brigadier, par ordre de M. Beaucadet, accompagnait ce triste cortège, qui transportait le corps de l’enfant chez l’autorité civile ; la justice et les gens de l’art devaient ensuite procéder à l’examen du corps.

Le dernier groupe qui abandonna le bois, se composait de M. Beaucadet et de quatre gendarmes. Ils suivaient, au grand trot, le chemin de la métairie du Grand-Genevrier, afin d’aller y opérer l’arrestation de Bruyère, prévenue d’infanticide.

Ensuite de cette arrestation, M. Beaucadet devait faire toute diligence, afin de signaler aux autorités le déguisement sous lequel Bamboche était parvenu à s’échapper du bois dans lequel il eût été infailliblement arrêté sans sa rencontre avec M. Alcide Dumolard.

Un personnage qui, invisible, avait assisté aux scènes précédentes, se dirigeait aussi en hâte, mais par un chemin différent, vers la métairie du Grand-Genevrier.

Ce personnage, c’était Bête-Puante, le braconnier.




  1. Douée d’une influence surnaturelle.