Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/14

XIV


CHAPITRE XIV.


l’entretien.


Mme Perrine, toujours absorbée par la lecture des lettres et par la contemplation des deux portraits dont nous avons parlé, ne s’apercevait pas de la présence de Bruyère.

La jeune fille, depuis l’incomplète révélation du père Jacques, révélation si intéressante pour elle, puisqu’elle lui donnait le vague espoir de pénétrer le secret de sa naissance, grâce à certains objets cachés depuis long-temps, disait le vieillard, dans un fournil abandonné ; la jeune fille éprouvait une impatience remplie d’angoisses ; malgré ces vives préoccupations, elle ne put s’empêcher, en entrant chez Mme Perrine, d’être vivement frappée à la vue du tableau royal, dont la bordure, splendidement dorée, attira tout d’abord son attention ; après y avoir presque involontairement jeté un rapide coup d’œil, elle détourna les yeux, trouvant peu digne d’elle de regarder plus long-temps ce portrait dont une sorte de surprise lui révélait l’existence ; car jamais jusqu’alors Mme Perrine n’avait ouvert devant Bruyère la partie supérieure du meuble qui renfermait et cachait ce tableau.

Afin de mettre un terme à une position embarrassante, et d’attirer l’attention de Mme Perrine, la jeune fille toussa d’abord légèrement, puis plus fort, puis enfin elle dérangea bruyamment une chaise, voyant Mme Perrine toujours pensive et rêveuse. Au bruit soudain qu’elle entendit, celle-ci tressaillit, se leva, d’un brusque mouvement, referma vivement les deux vantaux du placard, pour cacher le portrait, tandis qu’en même temps elle se hâtait de faire disparaître dans sa poche les deux lettres et la miniature qui représentait le portrait de Martin ; se tournant alors vers Bruyère, elle lui dit doucement d’un air assez embarrassé :

— Bonsoir,… mon enfant,… je ne vous avais pas vue…

— Je suis entrée sans que vous m’ayez entendue… dame Perrine, — répondit Bruyère confuse de l’indiscrétion qu’elle venait de commettre sans le vouloir, — j’ai fait un peu de bruit pour que vous vous aperceviez que j’étais là ;… excusez-moi.

Mme Perrine tendit affectueusement la main à la jeune fille, qui la pressa contre ses lèvres.

— L’heure à laquelle vous venez ordinairement, étant passée, — reprit Mme Perrine, — je ne vous attendais plus, mon enfant.

Bruyère, voyant dans ces mots une occasion d’arriver aussitôt à l’entretien qu’elle se proposait d’avoir avec Mme Perrine, répondit d’une voix émue :

— C’est que le père Jacques… m’a parlé long-temps,… dame Perrine.

— Le père Jacques ? Ce pauvre vieux berger infirme… dont vous m’avez quelquefois entretenue ? Ne m’avez-vous pas dit que depuis long-temps il avait presque perdu la mémoire, et qu’il ne parlait à personne ?

— C’est vrai,… dame Perrine,… aussi j’ai été bien étonnée,… d’autant plus… que ce qu’il m’a appris…

Bruyère n’acheva pas : le trouble, la crainte, se peignirent sur son visage. Mme Perrine, étonnée du silence et de l’émotion de la jeune fille, reprit :

— Vous voilà toute pâle,… toute tremblante… mon enfant, vous vous taisez ; qu’avez-vous ?… Que s’est-il passé ?

Après une nouvelle hésitation, la jeune fille reprit timidement :

— Dame Perrine,… je suis seule au monde… en ce moment, je n’ai personne ici pour me conseiller,… je n’ose pas agir de moi-même, et je viens à vous…

— Parlez,… parlez, — répondit Mme Perrine avec un affectueux empressement, — je n’ai pas de grandes lumières,… mais je vous aime, cela m’inspirera bien,… j’en suis sûre…

— Oh ! n’est-ce pas, vous m’aimez, dame Perrine ? — dit vivement Bruyère.

— Si je vous aime,… mon enfant !… je vous aime comme j’aimerais ma fille, si le sort m’en avait donné une, mais il m’a mesuré le bonheur maternel… Je n’ai jamais eu qu’un enfant,… qu’un fils… le meilleur… le plus digne des fils, — ajouta-t-elle avec orgueil.

Puis s’adressant à Bruyère avec tendresse :

— Mais, vous le voyez, je n’ai pas le droit de me plaindre, j’ai un fils dont je suis fière, et vous m’aimez presque comme vous aimeriez votre mère, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, oh ! oui, comme j’aurais aimé ma mère. — Puis, se reprenant, la jeune fille ajouta à demi-voix : — Hélas ! non,… à une mère on dit tout…

Et elle se tut de nouveau en essuyant ses yeux humides de larmes.

— Écoutez, mon enfant… Depuis quelque temps,… vous m’inquiétez, — dit Mme Perrine en attirant Bruyère auprès d’elle, et, lui prenant les mains avec sollicitude : — Oui, depuis quelque temps, je vous ai trouvée pâlie,… souffrante,… préoccupée,… il y a un mois surtout,… vous savez, lorsque vous êtes restée trois jours sans me voir,… je vous ai trouvée si changée…

— J’avais été malade, — répondit vivement Bruyère d’une voix altérée — bien malade, dame Perrine,… je vous l’assure.

— Je ne m’en suis que trop aperçue ; lorsque je vous ai revue, vous étiez méconnaissable… Et…

— Je vous en prie, — s’écria la jeune fille, d’une voix presque suppliante, — ne parlons pas de cela.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Bruyère, qu’avez-vous ? Pourquoi ces réticences, ce trouble, ces larmes ?

— Ce n’est rien, dame Perrine, — reprit Bruyère en tâchant de se montrer plus calme. — Les paroles du père Jacques,… l’espoir qu’elles m’ont donné, me font, je crois, perdre la tête… Excusez-moi, dame Perrine.

— Allons ! ma pauvre enfant, — dit Madame Perrine en baisant Bruyère au front, — remettez-vous ;… causons… Tout-à-l’heure, à propos de votre entretien avec ce vieux berger, vous m’avez demandé conseil ?

— Oui, dame Perrine,… car, d’après ce que m’a dit le père Jacques, peut-être… un jour, pourrais-je connaître mes parents.

— Et comment ?

— Écoutez, dame Perrine, je suis une enfant abandonnée. Peut-être,… mon père,… ma mère,… ont été forcés, par la nécessité, de me délaisser ainsi…

— À moins qu’on n’enlève… un enfant à sa mère, et cela de force,… ou pendant qu’elle dort, une femme qui abandonne librement son enfant… est un monstre ! — s’écria Mme Perrine avec une exaltation singulière.

Et pour la première fois, depuis son entretien avec Bruyère, son pâle visage se colora d’une vive rougeur, ses yeux étincelèrent.

À peine la mère de Martin eut-elle prononcé ces mots, que Bruyère poussa un cri déchirant, couvrit son visage de ses deux mains, et tomba à genoux en criant :

— Grâce !!! grâce !

— Bruyère,… qu’avez-vous ?… Pourquoi me demander grâce ? — dit Mme Perrine en voyant l’effroi, la douleur, le désespoir se peindre sur les traits de la jeune fille.

Puis, tout-à-coup, croyant deviner la cause de ce trouble, suppliante à son tour, elle reprit d’une voix désolée :

— Bruyère !… pardon ; c’est moi, chère enfant, qui vous demande grâce, car, sans le vouloir,… et emportée par un premier mouvement, j’ai peut-être outragé votre mère… Pardonnez-moi,… pauvre petite ;… j’ai eu tort de parler comme je l’ai fait… Mon Dieu !… souvent… une malheureuse jeune fille,… trahie,… abandonnée,… n’a plus la tête à elle… Que voulez-vous ? la crainte,… la honte…

— Oh oui, n’est-ce pas, dame Perrine, — s’écria Bruyère en frissonnant, — la honte,… c’est si affreux, la honte… et puis, les moqueries,… les mépris ;… quand on n’est pas habituée à cela… Oh ! la honte,… voyez-vous,… j’en mourrais.

Et Bruyère, s’apercevant qu’à ces derniers mots Mme Perrine avait tressailli et la regardait avec une surprise et une curiosité inquiète, elle se hâta d’ajouter :

— Aussi, dame Perrine,… lorsque tout-à-l’heure le père Jacques m’a dit que peut-être je pourrais connaître ma mère,… d’abord ma joie… a été grande,… mais bientôt… je me suis dit : Si je découvre ma mère,… si je vais à elle,… peut-être je la couvrirai de honte… par ma présence ; car enfin sa faute est peut-être restée cachée… oubliée,… et c’est moi, sa fille,… moi qui la ferais revivre, cette faute, cette honte !… Et pourtant, connaître sa mère,… la voir,… eh ! dame Perrine,… que faire ?… Mon Dieu ! que faire ? Vous voyez bien qu’il faut que vous me conseilliez… Mais qu’avez-vous ?… Comme vous pâlissez !… Vos mains tremblent.

— Ce n’est rien, mon enfant, — répondit Mme Perrine d’une voix altérée, en passant la main sur son front brûlant ; — votre émotion me gagne,… et puis si vous saviez… des souvenirs,… oh ! quels souvenirs !… Mais ne parlons plus de moi ;… parlons de vous… Vos hésitations,… je les comprends,… elles prouvent votre excellent cœur… Seulement, dites-moi,… comment le père Jacques a-t-il pu vous donner l’espoir de connaître vos parents ?

— Certaines choses qui pouvaient m’aider à connaître le secret de ma naissance, se trouvent, dit-il, cachées dans les ruines du fournil qui est là,… sur la berge de l’étang.

— Comment le père Jacques a-t-il appris cela ?

— En songe…

— Un rêve !… ma pauvre enfant ;… c’est au rêve d’un pauvre vieillard affaibli par les souffrances que vous ajoutez foi ?

— Ce qu’il appelle un rêve, dame Perrine,… est un retour de mémoire comme il en a quelquefois.

— Mais ne vous a-t-il pas donné d’autres éclaircissements ?

— Non, dame Perrine ; après cette révélation, épuisé sans doute, il est retombé dans son morne silence.

— Mais ces objets, qui les a cachés ?

— Lui.

— Comment ont-ils été en sa possession ?

— Une personne inconnue les lui a remis… je n’ai pu en apprendre davantage,… car hélas ! à ce moment, sa mémoire l’a abandonné…

— Cela est étrange, — dit dame Perrine en réfléchissant… Mais d’ailleurs,… rien de plus facile que de s’assurer de la vérité de cette révélation… où est la cachette qu’il vous a désignée ?

— À deux pas d’ici…

— Un monceau de briques, tout couvert de mousse et de lierre ? là,… près de l’étang…

— Oui, dame Perrine, c’était l’ancien fournil de la métairie ; il a tombé en ruines ; on en a construit un autre plus près de la maison…

Après un moment de silence, pendant lequel les traits de Mme Perrine semblèrent plus fréquemment agités par son frissonnement nerveux qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors,… elle dit à Bruyère :

— Écoutez, mon enfant,… vous devez, il me semble, d’abord vous assurer de la réalité de ce que vous a dit le père Jacques… Les découvertes que vous ferez… dicteront votre conduite… N’est-ce pas votre avis ?

— Oui, dame Perrine.

— L’heure est convenable ; tout le monde dort dans la métairie ;… que n’allez-vous tout de suite visiter cette cachette ?

— Dame Perrine,… quelquefois… vous sortez le soir ; si vous vouliez m’accompagner ?

— Volontiers, chère enfant…

Au moment où Mme Perrine se préparait à sortir, Bruyère la prit vivement par la main, ses lèvres s’entr’ouvrirent comme si elle allait parler ; puis, cédant sans doute à la réflexion, elle baissa la tête avec accablement, abandonna la main de sa protectrice, poussa un profond soupir et murmura :

— Non,… la force me manque,… je n’ose pas.

— Que n’osez-vous pas ? mon enfant.

— Vous tout dire… Et pourtant il le faudra,… car, voyez-vous, dame Perrine, ce n’est pas pour moi seule… que je voudrais connaître mes parents…

— Ce n’est pas pour vous seule ?

— Venez… venez, dame Perrine, — dit précipitamment Bruyère, comme si elle eût craint de céder à un élan de confiance involontaire, — venez ;… ce que nous trouverons dans cette cachette… me décidera à me taire… ou à tout vous dire…

Les deux femmes sortirent de la chambre, traversèrent le petit palier, et se trouvèrent en dehors des bâtiments.

Le ciel était d’une admirable sérénité. La lune, alors dans son plein, resplendissait de clarté, au-dessus du noir rideau de grands sapins, qui s’entendait à perte de vue ; à la surface des eaux dormantes de l’étang flottait une vapeur blanchâtre ; mais ces exhalaisons méphitiques se dissipèrent à mesure que s’opérait la lente ascension de la lune dont les brillants reflets changeaient l’étang en une immense nappe de lumière argentée.

Le silence était profond…

La brise du soir, agitant les roseaux desséchés par l’automne, les faisait bruire par rafales ;… mais lorsque, de temps à autre, ce léger bruissement cessait avec le souffle capricieux du vent, une oreille attentive aurait pu distinguer au loin… le bruit sourd et cadencé de plusieurs chevaux lancés au galop, qui se rapprochaient peu à peu.

Dame Perrine et Bruyère étaient trop gravement préoccupées pour remarquer cette circonstance.