Marmion


MARMION.

Il est rare qu’un auteur ne mette pas une seconde fois la bienveillance du public à l’épreuve, quand il a été déjà honoré de ses suffrages. Cependant on doit bien supposer que l’auteur de MARMION éprouve quelque inquiétude sur ce second essai, n’ignorant pas qu’il risque de compromettre toute la réputation que son premier poème (le Lai du dernier Ménestrel) peut lui avoir méritée : ce nouvel ouvrage est fondé sur les aventures d’un personnage imaginaire, mais il est intitulé Poème de la bataille de Flodden-Field, parce que le sort du héros se lie à cette mémorable défaite et aux causes qui l’amenèrent : l’auteur s’est proposé dès le début de faire connaître à ses lecteurs la date de l’époque de son récit, et de les préparer aux mœurs et aux usages du temps. Un récit historique, et encore moins une épopée, étaient loin de son idée lorsqu’il conçut le plan de ce poème romantique ; cependant la popularité qu’a obtenue le Lai du dernier Ménestrel fait espérer au poète que le public accueillera avec plaisir cet essai destiné à retracer les mœurs des temps de la féodalité, dans un cadre plus large, en les rattachant à un récit romanesque plus intéressant.

Le poème commence aux premiers jours d’août et finit à la bataille de Flodden-Field, le 9 septembre 1513.

CHANT PREMIER.

Le Château.

À WILLIAM STEWART RUSE, ESQ.
Ashesteil, Fauta Forest.

Le ciel de novembre est froid et sombre ; la feuille de novembre est rougeâtre et desséchée. Naguère du haut de ces rocs escarpés d’où le torrent descend en cascade et qui entourent notre petit jardin, lorsque nos yeux plongeaient dans la sombre et étroite gorge de la ravine[1] vous aperceviez à peine le ruisseau, tant le taillis croissait épais sur ses rives, tant étaient rares les petits filets de son cours ; maintenant, retentissant au loin et se montrant maintes fois à travers les ronces et les buissons dépouillés de verdure, il balaie la clairière, et, torrent courroucé, franchit en mugissant les rochers, retombe en cascade sauvage, puis d’un cours plus rapide précipite jusqu’à la Tweed l’écume noire de ses flots.

Les couleurs brillantes de l’automne ne s’étendent plus sur les bois de nos monts. Au déclin du soleil, la Tweed ne réfléchit plus leur couronne empourprée ; elle a disparu la bruyère des monts de Needpath, jadis si riches de ses fleurs ; le sommet de ce mont a pris une teinte plus pâle, et les cimes jumelles de l’Yare sont nues et couleur de rouille. Les moutons, fuyant un air trop froid, redescendent dans les vallons abrités, où languissent encore quelques herbes fanées, où brille quelque humide rayon : leurs regards craintifs se fixent tour à tour avec une calme tristesse sur le gazon flétri et sur le ciel nébuleux. Loin des hauteurs qui les ont nourris pendant l’été, ils errent le long du ruisseau de Glenkinnon ; le berger s’entoure des plis de son manteau pour se garantir des frimas : ses chiens ne bondissent plus gaiement çà et là autour du troupeau ; mais, tremblans de froid, ils s’attachent aux pas de leur maître, le suivent lentement, et relèvent timidement la tête chaque fois que l’ouragan redouble de violence.

Mes enfans, quoique robustes, hardis et vifs comme tous les enfans des montagnes, ressentent aussi la triste influence de la saison ; ils regrettent leurs reines-marguerites, racontent leurs jeux d’été, et demandent en soupirant : — Le printemps reviendra-t il encore ? et les oiseaux, et les agneaux retrouveront-ils leur gaieté ? et l’aubépine se couvrira-t-elle encore de fleurs ?

Oui, petits babillards, oui, la reine-marguerite viendra de nouveau décorer vos berceaux d’été ; l’aubépine vous offrira de nouveau ces guirlandes que vous aimez à tresser ; les agneaux bondiront sur la prairie, les oiseaux chanteront aux alentours, et, tant que vous serez gais et folâtres comme eux, les étés vous sembleront trop courts.

Le printemps, ramené par le retour invariable des saisons, donne une nouvelle vie à la matière muette et insensible ; la nature obéit à sa féconde influence, et reparaît dans tout son éclat. Mais hélas ! quel printemps nouveau viendra chasser l’hiver qui règne sur ma patrie !.… Quelle voix assez puissante pourra dire : — Levez-vous, — à ce sage et à ce guerrier ensevelis ? qui nous rendra cette intelligence, sans cesse occupée du bonheur de l’Angleterre, et cette main armée du glaive de la victoire ? Le soleil printanier donne une nouvelle vie à la plus modeste des fleurs ; mais vainement, vainement il brille en ces lieux où la Gloire pleure sur le cercueil de Nelson ! vainement il percera cette obscurité solennelle qui voile, ô PITT ! ta tombe sacrée.

Gravé profondément dans tous les cœurs anglais, que le souvenir de ces noms jamais ne s’en efface. Dites à vos fils : — C’est là que repose le héros qui périt vainqueur sur les flots de Gibraltar ; il lui fut donné de ressembler à la foudre dévorante par sa course rapide, brillante, irrésistible : partout où se levait un ennemi de sa patrie, le bruit de ce tonnerre inévitable se faisait entendre jusqu’à ce que, sur un rivage lointain, le météore ait roulé, éclaté et détruit… pour disparaître à jamais.

Il n’est pas moins digne de nos larmes, ce sage qui commandait à ce guerrier conquérant, et dont la main puissante lança ce foudre de guerre sur l’Égypte, à Copenhague et à Trafalgar.

Destiné à de si hautes entreprises, il reçut, pour le bonheur de l’Angleterre, une sagesse précoce. Hélas ! le ciel, en punition de nos crimes, lui réservait une tombe non moins prématurée. Honneur à ce citoyen vertueux qui, au faîte, des grandeurs, dédaigna l’orgueil du pouvoir, méprisa les honteuses séductions de l’avarice, et servit son Albion pour elle-même. Une troupe égarée eût voulu briser le frein salutaire de l’obéissance ; mais il parvint à dompter son rebelle courage : modérant cet orgueil qu’il n’eût point voulu étouffer dans son âme, il montra à son impétueuse ardeur une plus noble cause à défendre, et fit servir le bras de l’homme libre à protéger les lois sur lesquelles repose sa liberté.

Ah ! il nous aurait suffi que tu vécusses, quoique privé du pouvoir : tel qu’une sentinelle vigilante sur la tour d’une forteresse, tu aurais réveillé l’Angleterre quand l’intrigue ou le danger la menaçaient : semblable à la lumière d’un phare, tu aurais éclairé la route de nos pilotes ; et, comme une colonne superbe qui, seule, est restée debout au milieu des ruines, tu aurais été l’appui du trône chancelant. Maintenant il est brisé ce soutien si nécessaire, il s’est éteint ce phare protecteur ; elle est muette sur la colline la sentinelle dont la voix eût sauvé l’Angleterre.

Rappelez-vous ce courage qui ne l’a jamais abandonné jusqu’à sa dernière heure. La mort déjà planait sur sa couche et réclamait sa proie ; tel que l’infortuné Palinure, il resta ferme au poste dangereux qui lui était assigné ; repoussant les conseils qui l’invitaient au repos, il tenait encore le gouvernail d’une main mourante, jusqu’à ce qu’enfin, privé de son pilote, le vaisseau de l’Etat faillit faire naufrage. Tant que dans les mille plaines de la Grande-Bretagne il restera une seule église non profanée, dont la cloche paisible, invitant aux jours de fête l’habitant des campagnes à venir prier et louer le Seigneur, n’aura jamais fait retentir le son sinistre du tocsin ; tant que la bonne foi et la paix des États vous seront chères, arrosez d’une larme cette pierre insensible : celui qui les a conservées, Pittrepose ici.

Ne craignez pas de donner un libre cours à vos généreux soupirs, parce que son rival est déposé près de lui ; ne craignez pas de prononcer ces mots : — Paix à sa cendre ! — de peur qu’ils ne retentissent sur la tombe de Fox ; pleurez ces talens ravis à l’Angleterre au moment où elle en avait le plus pressant besoin ; pleurez ce génie élevé, ce savoir profond, cet esprit aimable qui aimait la fine raillerie, mais qui eût gémi d’abuser de cette arme ; cette sensibilité si vive, cette imagination si brillante, cette puissante raison qui savait tout pénétrer, tout résoudre, tout combiner ; tant de rares qualités sont maintenant ensevelies avec celui qui ne possède plus que cette pierre funéraire. Ô toi qui déplores qu’elles n’aient pu le préserver toujours de l’erreur, écarte toute pensée trop sévère, et respecte le dernier sommeil.

Ici où se terminent toutes les choses de la terre pour les héros, les patriotes, les bardes et les rois ; ici où est immobile et glacé le bras redoutable du guerrier ; ici où sont muettes les lèvres de celui qui sut chanter la gloire de sa patrie, ou parler pour sa défense ; ici où les voûtes sculptées avec art prolongent le son lointain de l’hymne sacré, comme si un ange répétait encore, — Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! — ici dépouillez-vous de toute prévention, si jamais cœur anglais put s’en dépouiller ; loin de vous une partialité injuste, et n’oubliez pas que Fox mourut Anglais !… Lorsque l’Europe rampait sous le joug de la France, que l’Autriche était abaissée, la Prusse abattue, et les généreux desseins de la Russie trahis par un lâche esclave ; Fox, repoussant avec indignation une paix déshonorante, rapporta l’olivier souillé, fut le noble champion de la gloire de sa patrie, et cloua son pavillon aux mâts des navires. Le ciel, pour prix de sa constance, lui accorda sa part de ce glorieux tombeau ; et jamais marbre ne reçut en dépôt la cendre de deux hommes plus étonnans.

Doués de talens plus qu’humains, à quelle hauteur n’ont-ils pas pris leur essor au-dessus de la foule vulgaire ; jamais on ne les vit, comme les ames communes, marcher au pouvoir par d’obscures intrigues ; semblables aux dieux de la fable, leurs puissantes querelles ébranlaient les royaumes et les nations : voyez tout ce que l’Angleterre a de plus noble se ranger avec orgueil sous la bannière de ces rivaux ; on ne prononce plus que les noms de Fox et de Pitt dans le monde britannique. Jamais enchantement n’égala de pareilles réalités, quand même, du fond des ténébreuses cavernes de Thessalie, un magicien aurait pu, par le secours de son art, tarir l’immense Océan, et détourner les planètes de leur sphère. Hélas ! le talisman de ces deux noms s’est perdu quand la source de la vie s’est tarie pour eux : génie, talens ; tout est enseveli pour toujours sous ce marbre, où, — pensée humiliante pour l’orgueil humain ! — le ciel s’est plu à réunir ces deux puissans ministres ! Versez une larme sur le tombeau de Fox, elle ira rouler sur le cercueil de son rival ; dites sur la tombe de Pittla prière des morts, et le monument de Fox renverra vos accens : l’écho solennel qui veille en ces lieux semble redire sans cesse : — Que leurs discordes finissent avec eux ; qu’ils subissent la même loi ceux que le sort a rendus frères dans la tombe ; mais cherchez sur la terre des vivans : — où trouver deux hommes qui puissent les égaler ? —

Reposez-vous, âmes de feu, jusqu’à ce que la voix de la nature expirante aille vous réveiller au fond du cercueil ; les gémissemens de votre patrie ne peuvent percer le silence de votre monument : combien plus vain et plus impuissant encore sera donc l’hommage de mes regrets ! mais vous approuvâtes les vers du ménestrel des frontières, quoiqu’il ne célébrât que les climats de la Calédonie : sa harpe gothique a retenti sur vos tombeaux ; le barde, que vous daignâtes louer, a chanté vos noms immortels.

Arrête, illusion, arrête, daigne encore bercer un moment mon imagination égarée ! Comment pourrai-je me séparer d’un sujet si grand, lorsque mon cœur n’est encore soulagé qu’à demi ? Ah ! que toutes les larmes arrachées par la douleur, que tous les ravissemens de l’âme, que toute cette chaleur qui anime le barde dans ses momens d’inspiration et tous ses plus nobles mouvemens se réunissent ; que la douleur, que l’admiration, que tout ce qu’il existe de sensations grandes et sublimes, associant leurs efforts, s’échappent de mon cœur en une sainte et douce extase ; cet hommage sera encore un trop faible tribut !… Mais non, mes vœux sont impuissans… le charme s’est dissipé.

Semblable à ces bizarres constructions des frimas, qui s’évaporent aux premiers rayons du matin, les créations de ma muse s’évanouissent soudain ; ces arches gothiques, ces pierres monumentales, cette nef vaste, obscure et élevée, ont disparu ; et fuyant les derniers de tous, ô douce illusion ! les sons lointains du chœur viennent mourir à mon oreille ; je reconnais peu à peu la prairie solitaire, le taillis touffu qui environne ma ferme, et mes folâtres enfans, dont les cris s’unissent au murmure des ondes de la Tweed.

C’est ainsi que la nature corrige son élève que séduit un sujet au-dessus de ses forces : — il te convient mieux, me dit-elle, d’errer çà et là, de passer les heures solitaires à arracher du marais le léger roseau, et à le suivre de l’œil, flottant sur la Tweed ; écoute à loisir la voix perçante de la laitière qui fredonne en se balançant pour marquer la cadence, et qui, couronnée de son fragile fardeau, glisse légèrement le long de la colline ; ou bien va, près de ce tombeau du fils de Fingal, entendre le conte du vieux berger : dans sa simplicité rustique, il s’interrompt souvent ; de peur que sa vieille légende ne fatigue l’oreille de celui qu’il croit avoir puisé dans les livres un goût plus raffiné.

Mais toi, cher ami, tu peux nous dire, mieux que personne (car qui mieux que toi connaît ces anciens romans ?) tu peux nous dire combien ces récits du vieux temps ont encore d’empire sur l’âme du poète. Vainement les siècles ont étendu leurs mains flétries sur les pages de l’ancien ménestrel, le récit des hauts faits de ces guerriers hérissés de fer fait encore battre le cœur d’un tendre intérêt, soit que le chevalier du lac entre dans le palais enchanté de Morgane, soit que, méprisant la magie et la conjuration des démons ; il pénètre dans la chapelle périlleuse, et y adresse la parole à un cadavre non enseveli. Tantôt, pour toucher le cœur de la dame Ganore (hélas ! pourquoi leur amour fut-il illégitime ?) ; il attaque l’orgueilleux Tarquin dans la caverne, et délivre soixante chevaliers ; ou bien enfin, pécheur non encore purifié par la pénitence, il entreprend la pieuse recherche de Saint-Gréal, et voit en songe une apparition qu’il n’aurait pu voir dans la veille.

Les maîtres de notre lyre ont aimé ces légendes ; on les retrouve encore dans les chants de féerie de Spencer. Ils se mêlent aux fictions célestes de Milton, et Dryden eût dans un ouvrage immortel relevé la table ronde ; mais un roi et une cour débauchés dédaignèrent les nobles inspirations du poète, préférant lui acheter à vil prix des satires, des chansons et des comédies licencieuses. Le monde fut privé de ce glorieux projet ; le feu sacré de la muse fut profané, et le génie avili.

Echauffés par le souvenir de ces noms sublimes, nous aussi, quoique enfans dégénérés d’une race déchue, nous irons tenter de rompre une faible lance dans tes beaux domaines, ô Génie |de la chevalerie ! nous irons chercher la tour enchantée où tu dors depuis si long-temps, sourd aux prières des belles qu’oppriment les tyrans. Que la harpe du Nord te réveille ; reparais armé de toutes pièces, avec ton bouclier, ta lance, ta hache d’armes, ton panache et ton écharpe, suivi du cortège des fées, des géans, des dragons, des chevaliers, des nains, des magiciens armés de leur baguette, et des demoiselles errantes sur de blancs palefrois. Autour de toi tu verras accourir l’Amour qui rougit d’avouer son secret, le Mystère à demi voilé, l’Honneur avec son bouclier sans tache, l’Attention au regard immobile, la Crainte qui se plaît au récit qu’elle écoute en tremblant, l’aimable Courtoisie, la Loyauté, que ne peuvent altérer ni les souffrances, ni le temps, ni la mort, et la Valeur, lion généreux qui s’appuie sur sa redoutable épée.

Tes succès, cher Stewart, ont montré qu’on peut mériter par là un beau laurier ; les chênes d’Ytène[2] ….. à l’ombre desquels les joyeux ménestrels célébraient Ascapart, le fier Bevis, surnommé le Roux[3], qui, dans la forêt de Boldrewood, fut blessé par son chasseur favori… les chéries d’Ytène ont entendu de nouveau ces antiques ballades retrouvées par toi. Car tu as chanté comment, pour plaire à la belle Oriane, le héros des Gaules, cet Amadis si fameux dans les cours, vainquit en champ clos les perfides nécromanciens. Tu as célébré en vers modernes les amours mystérieuses de Partenopex ; ne me refuse pas ton attention, et daigne écouter l’histoire d’un chevalier des anciens jours d’Albion.


i.

Le soleil couchant s’arrêtait sur le rocher de Norham et les montagnes solitaires de Cheviot ; ses derniers feux doraient encore le cours large et profond de la Tweed, les tours crénelées, le donjon ; les meurtrières grillées où viennent pleurer les prisonniers, et les murailles qui

entourent le château. Les guerriers, se promenant sur les remparts à travers les ombres du soir, paraissaient des hommes d’une taille gigantesque ; et leur armure réfléchissait le jour occidental comme une lumière éblouissante.

ii.

 La large et brillante bannière de Saint-George perdait peu à peu ses couleurs à mesure que le jour faiblissait de plus en plus ; la brise du soir suffisait à peine pour en dérouler les vastes et pesans replis sur le faîte du donjon. Les patrouilles de la nuit étaient parties pour leur ronde. Les portes du château étaient fermées, la sentinelle se promenait à pas mesurés sur l’arceau obscur du portail, et murmurait les sons à demi articulés d’un vieux chant de guerre des frontières.

iii.

Un bruit lointain de chevaux se fait entendre ; la sentinelle regarde de tous côtés, et distingue sur les collines de Horncliff un corps de cavaliers armés de lances, qui s’avancent précédés d’un pannonceau.

Un d’entre eux sort des rangs, tel qu’un éclair qui s’échappe d’un sombre nuage ; il presse de l’éperon le fier coursier qui le porte, il arrive sous les palissades des premières fortifications, et là sonne du cor : la sentinelle à ce son connu descend à la hâte pour avertir le gouverneur de Norham. Ce chevalier s’empresse d’appeler l’écuyer, le maître d’hôtel et le sénéchal.

iv.

— Qu’on perce un tonneau de malvoisie, qu’on serve un pâté de venaison, qu’on fasse abaisser le pont-levis, que tous nos hérauts s’apprêtent, que les ménestrels accordent leurs harpes, que la trompette sonne : c’est lord Marmion qui arrive ; qu’on l’accueille par une salve d’artillerie. — Aussitôt quarante yeomen de haute taille vont ouvrir les portes de fer et relever les herses pesantes ; la palissade est écartée et le pont-levis s’abaisse.

v.

Lord Marmion presse son coursier rouan, qui galope avec fierté sur le pont. Son casque pend à l’arçon de la selle. On reconnaît à son visage basané qu’il fut témoin actif de plus d’une bataille, et une cicatrice atteste sa valeur aux plaines de Bosworth. Son sombre sourcil et son œil de feu décèlent un esprit altier et irascible ; mais les rides de la pensée qui sillonnent son front indiquent aussi une âme capable de profonds desseins et prudente dans le conseil. Son front est devenu chauve par l’habitude du casque. Ses épaisses moustaches et sa noire chevelure commencent à blanchir, mais c’est plutôt l’effet des fatigues que de l’âge. À la carrure de sa taille et à la vigueur de ses membres, on devine bien que ce n’est point un chevalier de salon ; mais dans le combat, adversaire redoutable, il est dans les camps chef expérimenté.

vi.

Armé de pied en cap, il était revêtu d’une cotte de mailles tissue d’argent et d’acier de Milan. Son casque solide, d’un grand prix, était recouvert d’or bruni ; au milieu du panache qui surmontait son cimier, un faucon noir aux ailes étendues semblait planer sur son aire pour défendre ses petits. On voyait sur son écu le même oiseau blasonné de sable en champ d’azur avec cette devise :

la mort a qui me touche.

Les rênes brodées de son cheval étaient bleues ; les rubans qui ornaient les flots de sa crinière, et sa superbe housse de velours chamarrée d’or, étaient de la même couleur.

vii.

Après lord Marmion s’avançaient deux écuyers de race noble, nés de pères chevaliers, tous deux brûlant de réclamer les éperons d’or ; habiles à dompter un cheval de bataille, à tendre l’arc, à manier l’épée, à courir légèrement la bague. Non moins avancés dans la courtoisie, ils savaient encore danser avec grâce, découper à table, composer des rimes d’amour et les chanter à une dame.

viii.

Ils étaient suivis par quatre hommes d’armes avec des hallebardes et des haches d’armes, qui portaient aussi la lance redoutable de Marmion, et conduisaient ses sommiers et son palefroi à l’amble, pour les momens où il plaisait au chevalier de soulager son cheval de bataille. Le dernier, et le plus éprouvé des quatre, portait son pannonceau bleu taillé en forme de queue d’hirondelle, où l’on remarquait encore le faucon de sable aux ailes étendues ; enfin venaient, deux à deux, vingt yeomen en chausses noires et en hoquetons bleus, avec les armoiries de Mamion brodées sur la poitrine. Choisis parmi les meilleurs archers d’Angleterre, tous étaient habiles chasseurs, bandaient d’un bras robuste un arc de six pieds, et lançaient au loin une flèche de plus d’une verge. Ils avaient tous un épieu à la main et un carquois fixé à leur ceinture.

La poussière qui couvrait les hommes et les chevaux montrait assez qu’ils venaient de faire une longue route.

ix.

Je ne dois pas oublier maintenant les soldats du château avec leurs mousquets, leurs piques et leurs morions. Ils se rassemblèrent dans la cour pour recevoir le noble Marmion. On-y voyait les ménestrels et les trompettes, et le canonnier tenant à la main sa mèche allumée. La troupe de Marmion entre ; jamais le vieux fort de Norham n’avait retenti d’un fracas comme celui qui ébranla toutes ses tourelles.

x.

Les gardes présentent leurs piques ; les trompettes sonnent des fanfares ; le canon tonne sur les remparts : les ménestrels purent bien, certes, saluer de bon cœur le noble Marmion, car en traversant la cour il jetait des angelots d’or. — Sois le bienvenu à Norham, Marmion, cœur vaillant et généreux ; sois le bienvenu à Norham avec ton coursier, ô toi la fleur des chevaliers de l’Angleterre.

xi.

Deux poursuivans, revêtus de cottes d’armes, ayant au col leurs écussons d’argent, attendaient le chevalier sur les marches de pierre qui conduisent à la tour du donjon ; ce fut là qu’ils le reçurent en grande pompe, le saluant seigneur de Fontenaye, de Lutterward, de Scrivelbaye, de la ville et du château de Tamworth. Pour reconnaître leur courtoisie, Marmion leur donna, en descendant de cheval, une chaîne de douze marcs pesant. — Largesse ! largesse ! s’écrièrent les hérauts ; vive lord Marmion, chevalier du casque d’or ! jamais écu blasonné conquis dans les combats n’a protégé un cœur plus vaillant.

xii.

Ils l’introduisirent ensuite dans la salle où s’étaient réunis les hôtes de Norham. La trompette annonça son entrée, et les hérauts crièrent à haute voix :

— Place, seigneurs, place à lord Marmion, chevalier du casque d’or ! Qui ne connaît sa victoire dans la lice de Cottiswold ? C’est là que Ralph de Wilton voulut vainement lui résister. Il fut forcé de céder sa dame à son rival et ses terres au roi. Nous fûmes témoins du spectacle brillant et triste à la fois de cette fameuse joûte. Nous vîmes Marmion percer le bouclier de Wilton et le renverser sur la lice ; nous vîmes le vainqueur gagner ce cimier qu’il porte avec un juste orgueil, et attacher au gibet l’écusson renversé du vaincu. Place au chevalier du Faucon ! place, nobles chevaliers, place à celui qui conquit son bon droit, Marmion de Fontenaye.

xiii.

Alors s’avança au-devant du chevalier sir Hugh de Heron, baron de Twisell et de Ford, gouverneur de Norham, qui le conduisit à la place d’honneur, au dais de l’estrade.

Le repas fut excellent et joyeux ; et, pendant ce banquet, un ménestrel grossier du Nord chanta sur la harpe le récit d’une sanglante inimitié ; il dit comment les farouches Thirwalls, tous les Ridleys, le robuste Willimondswick, Dick de Hardriding, Hughie de Hawdon, et Will o’the Wall, fondirent sur sir Albany Featherstonhaugh, et l’égorgèrent à Deadinan’s Shaw[4].

Marmion eut peine à écouter jusqu’au bout ce chant barbare ; mais reconnaissant de la peine du ménestrel, il le récompensa largement ; car la prière d’une dame et le chant d’un ménestrel ne doivent jamais être adressés en vain à un chevalier.

xiv.

— Seigneur chevalier, dit Heron, j’attends de votre franche courtoisie que vous consentirez à rester quelque temps dans ce pauvre château ; vos armes n’y craindront pas la rouille, et votre coursier sera tenu en haleine. Jamais huit jours ne se passent sans quelque joute ou quelque combat. Les Écossais savent conduire un cheval fougueux et ils aiment à mettre la lance en arrêt. Par saint George ! on mène une vie agitée avec de tels voisins ; demeurez quelque temps avec nous, vous verrez comment nous faisons ici la guerre ; je vous le demande au nom de votre dame. — Le front de Marmion se rembrunit.

xiv.

Le gouverneur observa l’altération de ses traits, et fit signe à un écuyer, qui prit aussitôt une large coupe et la remplit jusqu’aux bords d’un vin couleur de pourpre : — Chevalier, agréez la santé que je vous porte, lui dit-il ; mais auparavant apprenez-moi, je vous prie, ce qu’est devenu ce jeune et joli page qui jadis vous versait à boire ? La dernière fois que nous nous rencontrâmes au château de Raby, je regardais de près ce bel enfant, et je voyais ses yeux gonflés de larmes qu’il essayait en vain de retenir ; sa main douce ne ressemblait en rien à celle d’un varlet accoutumé à polir les armes, à aiguiser le fer, ou à seller un cheval de bataille. Ses doigts délicats semblaient plutôt faits pour agiter l’éventail devant une dame, pour tresser ses cheveux, ou guider une soie déliée à travers le tissu d’une broderie. Son teint était blanc, ses cheveux tombaient en boucles d’or, et quand il soupirait, les plis du drap grossier de son pourpoint brun ne pouvaient arrêter les battemens de son sein. L’auriez-vous laissé auprès de quelque dame ? ou plutôt ce gentil page n’était-il qu’une gentille maîtresse par amour ?

xvi.

Cette plaisanterie ne pouvait plaire à Marmion. Il roulait déjà des yeux enflammés ; mais, réprimant sa colère naissante, il répondit froidement : — Cet enfant que vous trouviez si beau n’aurait pu supporter l’air glacé du nord. Voulez-vous en savoir davantage ? Je l’ai laissé malade à Lindisfarn. En voilà assez sur lui. Mais à votre tour, seigneur, me direz-vous pourquoi votre dame dédaigne aujourd’hui d’embellir ce salon ? cette dame si sage et si belle aurait-elle entrepris quelque pieux pèlerinage ?

Marmion dissimulait ainsi une question moqueuse, car la médisance s’égayait tout bas sur la dame de sir Hugh Heron.

xvii.

Ce chevalier feignit de ne pas sentir l’ironie, et répondit négligemment : — Quel est l’oiseau qui, libre de ses ailes, se plaît à rester dans sa cage ? Norham est si triste ! ses grilles, ses créneaux, ses sombres tours inspirent tant d’ennui ! Mon aimai g dame préfère jouir d’un jour plus gai et de sa liberté à ta cour de la belle reine Marguerite. Nous pouvons bien garder notre lévrier en lesse, retenir sur le poing l’impatient faucon, mais est-il un lieu capable de fixer une beauté légère ? Laissons cet oiseau volage errer dans les airs, il reviendra près de nous quand ses ailes seront fatiguées.

xviii.

— Hé bien, si lady Heron habite avec la royale épouse de Jacques, vous voyez en moi un messager prêt à lui porter vos tendres complimens. Je suis envoyé à la cour d’Écosse par notre monarque, et je réclame de votre bonté un guide sûr pour moi et ma suite. Je n’ai pas revu l’Écosse depuis que Jacques épousa la cause de ce prétendu prince Warbeck, de ce Flamand imposteur, qui reçut à la potence le prix de sa fourberie. Je faisais partie de l’armée de Surrey lorsqu’il rasa la tour antique d’Ayton.

xix.

— Vraiment, reprit Héron, les guides ne vous manqueront pas à Norham. Nous avons ici des gens qui se sont avancés jusqu’à Dunbar. Ah ! ils pourront vous dire quel est le goût de l’ale des moines de Saint-Bothan. Les coquins ont enlevé le bétail de Lauderdale, pillé les femmes de Greenlaw, et ils leur ont fourni des lumières pour mettre leurs coiffes [5].


xx.

— Grand merci de tels guides, s’écria Marmion : en temps de guerre je ne voudrais pas d’autres gardes que vos maraudeurs ; mais je remplis une mission de paix ; je vais m’informer du roi Jacques pourquoi il lève des troupes sur tous les points de son royaume ; et, si j’allais escorté de vos pillards, je courrais risque d’inspirer des craintes et des soupçons au roi.

Un héraut me parait un guide plus convenable, ou un moine pacifique, ou quelque prêtre voyageur, ou même quelque bon pèlerin.

xxi.

Le gouverneur y rêva un moment ; puis, ayant passé la main sur son front, il répondit :

— Je voudrais bien vous procurer le guide qu’il vous faut, mais je ne puis guère me priver de mes poursuivans d’armes, les seuls hommes qui puissent porter sans danger mes messages en Écosse. Quoiqu’un évêque ait bâti ce fort, les gens d’église nous visitent rarement. Notre chapelain lui-même n’est plus revenu depuis le dernier siège ; il ne pouvait se contenter de la ration pour chanter la messe, et il s’est réfugié dans la cathédrale de Durham, afin de prier Dieu pour nous sans courir aucun risque.

Notre vicaire de Norham est, par malheur, trop bien ici pour monter à cheval.

L’abbé de Shoreswood….. celui-là vous dompterait le coursier le plus fougueux de votre troupe, mais il n’y a pas de porte-lance au château qui sache mieux que lui jurer, chercher querelle, et même donner un coup de poignard.

Le frère Jean de Tillmouth serait mieux votre homme : bon vivant à table, bienvenu partout, il connaît tous les châteaux et toutes les villes où l’on boit du bon vin et de la bonne ale, depuis Newcastle jusqu’à Holyrood ; mais hélas ! le pauvre homme ! il ne quitte guère plus l’enceinte du château depuis le jour où sa mauvaise étoile lui fit traverser la Tweed, pour aller apprendre le Credo à la dame Alison. Le vieux Bughtrig le surprit avec sa femme ; et frère Jean, ennemi des querelles, décampa au plus vite, oubliant froc et capuchon : le rustre jaloux a juré que, s’il revient, il n’aura plus personne à confesser. Je crois le frère peu désireux de le rencontrer ; cependant il est possible qu’il se hasarde à sortir sous votre protection.

xxii.

Le jeune Selby, debout près de la table, découpait les mets pour son oncle et son hôte ; il prit respectueusement la parole et dit :

— Mon cher oncle, quel malheur ce serait pour nous, s’il arrivait quelque mésaventure au frère Jean ! C’est un homme si gai ! Il n’est ni jeu ni bon tour qu’il ne sache : qui est plus adroit que lui au trictrac et aux boules ? qui chanterait comme lui ces chansons si comiques, lorsque la neige de Noël nous fait trouver le temps si long auprès du foyer, sans que nous puissions ni chasser, ni faire aucune excursion en Écosse ? La vengeance de ce rustre de Bughtrig ne se contenterait pas cette fois de lui retenir son froc. Que frère Jean dorme à son aise au coin de la cheminée ! qu’il continue à faire rôtir des pommes sauvages, ou à vider les flacons ! il est venu hier au soir à Norham un guide qui vaudra mieux que frère Jean.

— Par ma foi ! dit Heron, c’est bien parlé, neveu ; voyons, achève.

xxiii.

— Nous avons ici un saint pèlerin qui a visité Jérusalem et qui vient de Rome ; il a baisé la pierre du saint sépulcre ; il a parcouru tous les saints lieux de la Palestine et de l’Arabie, gravi les montagnes de l’Arménie, où l’on voit encore l’arche de Noé ; traversé cette mer Rouge qui s’ouvrit sous la baguette du prophète, et salué dans le désert de Sinaï la montagne sur laquelle la loi fut donnée au milieu des éclairs et de l’orage ; il a apporté des coquillages de Saint-Jacques de Compostelle : il a vu le fertile Montserrat, et cette grotte où, fuyant les hommages de toute la jeunesse sicilienne, sainte Rosalie se retira avec Dieu seul.

xxiv.

Ce pèlerin a aussi imploré le pardon de ses péchés dans la chapelle du vaillant saint George de Norwich, dans celle de saint Cuthbert de Durham et de saint Bede ; il connaît tous les chemins d’Écosse, et va visiter les églises du comté de Forth ; il mange peu, veille long-temps, et ne boit que de l’eau des ruisseaux ou des lacs. Voilà un bon guide dans les plaines comme dans les montagnes ; mais, quand frère Jean a vidé son pot d’ale, il ne sait plus quel chemin il a pris, et ne s’en soucie guère plus que le vent qui souffle et se réchauffe contre son nez[6]

xxv.

— Grand merci, dit lord Marmion ; je ne souffrirai pas que le frère Jean, cet homme vénérable, s’expose pour moi au moindre danger : si le pèlerin veut me servir de guide jusqu’à Holyrood, il aura lieu de se louer de moi autant que de son patron. Ce ne sont ni coquilles ni chapelets que je lui promets, mais de beaux et bons angelots d’or. J’aime d’ailleurs ces saints errans ; ils ont toujours en réserve, pour charmer l’ennui d’une route sur les montagnes, quelque chanson, lai, romance, conte joyeux, bon mot, ou pour le moins une légende menteuse.

xxvi.

— Ah ! noble chevalier, interrompit Selby, et il posa un doigt sur sa bouche d’un air de mystère ; cet homme est bien savant : peut-être même l’est-il plus qu’on ne peut le devenir par de saintes pratiques ; il se parle souvent à lui-même, et recule comme devant un objet visible pour lui seul. Hier au soir nous allâmes écouter à la porte de sa cellule : nous entendîmes des paroles étranges, et cela dura jusqu’au matin, quoiqu’il n’y eût personne avec lui. Parfois il me semblait que d’autres voix répondaient à la sienne. Que vous dirais-je ? Je ne vois là rien de bon… et frère Jean prétend qu’il est écrit que jamais une conscience nette et exempte de toute souillure du péché ne peut veiller et prier si long-temps ; car frère Jean lui-même s’endort toujours en disant son chapelet, avant d’avoir récité dix Ave et deux Credo.

xxviii.

— Fort bien, dit Marmion. Par ma foi ! ce pèlerin sera mon guide, quand Satan et lui seraient d’intelligence. Ainsi, qu’il vous plaise, gentil jouvencel, d’appeler le pèlerin dans cette salle.

Le pèlerin fut appelé et introduit.

Un noir capuchon lui couvrait le visage ; sa robe était de la même couleur, et sur ses larges épaules on voyait les clefs de saint Pierre découpées en drap rouge. Des quillages ornaient son chapeau ; le crucifix qui pendait à son cou venait de Lorrette. Le voyage avait usé ses sandales : il portait le bourdon, la bougette[7], la bourde et la cédule. Le rameau de palmier flétri qu’il tenait à la main indiquait le voyageur de la Terre-Sainte.

XXVIII.

Il n’y avait dans la salle aucun chevalier dont la taille fût plus haute que la sienne, et qui eût une démarche plus noble et plus fière. Il n’attendit point qu’on le priât d’approcher, et il alla se placer vis-à-vis le lord Marmion, comme s’il eût été son égal. Mais il semblait épuisé par la fatigue : son visage était ridé et abattu ; et, quand il essayait de sourire, il y avait quelque chose d’égaré et de sombre dans ses yeux. La mère qui lui donna le jour aurait eu peine à le reconnaître, en voyant ses joues pâles et ses cheveux brûlés par le soleil.

Ah ! comme les besoins et les privations, les voyages et les chagrins altèrent bientôt le visage de nos amis les plus chers ! La terreur peut devancer les années, et blanchir nos cheveux dans une nuit ; de pénibles travaux, rendre nos traits austères. La misère éteint le feu des yeux, et la vieillesse n’a point de rides aussi profondes que celles qu’imprime le désespoir. Heureux le mortel exempt de toutes ces peines ! ce pauvre pèlerin les avait toutes connues.

XXIX.

Lord Marmion lui demanda s’il voulait être son guide ; le pèlerin y consentit. Il fut convenu qu’aux premiers feux du matin on se mettrait en marche pour se rendre à la cour d’Ecosse. — Mais, ajouta le pèlerin, je ne puis rester long-temps en chemin ; des vœux solennels m’appellent au rivage de Saint-André, dans la caverne où, du matin au soir, le bienheureux saint Régulus mêlait ses cantiques à la voix mugissante des vagues. Mon pèlerin nage ne finira qu’à la miraculeuse source de Saint-Fillan, dont les eaux possèdent la vertu de calmer le délire et de rendre la raison. Fasse la Vierge Marie que je retrouve dans ces saints lieux la paix de mon cœur, ou puisse-t-il cesser de battre à jamais !

Ce fut dans ce moment que le page de sir Heron versa dans une coupe d’argent la libation de minuit, et l’offrit à genoux au lord Marmion, qui but au sommeil de son hôte. La coupe circula de main en main, et le pèlerin seul refusa de l’approcher de ses lèvres, malgré les instances de Selby.

C’était le signal de la fin du repas. On se tut. Les ménestrels cessèrent leurs chants, et bientôt on n’entendit plus dans le château que les pas mesurés de la sentinelle.

XXX.

Marmion se leva avec l’aurore. On alla d’abord à la chapelle ; on y entendit une messe dépêchée parle frère Jean, et un bon repas fut offert à Marmion. Bientôt les trompettes sonnèrent le boute-selle. On n’oublia pas le coup de l’étrier. Le baron et son hôte se conduisirent réciproquement en chevaliers courtois ; Marmion remercia le gouverneur, qui, de son côté, s’excusa avec modestie. Ce cérémonial se continua jusqu’à ce que Marmion eût vu défiler son cortège, et lui-même partit. Aussitôt les trompettes firent retentir les échos de leurs fanfares ; le canon ébranla les remparts, et le rivage d’Ecosse ; une épaisse fumée, blanche comme la neige, enveloppa le château et ses vieilles tours, jusqu’à ce que la brise de la Tweed l’eût dissipée et éclairci de nouveau l’horizon.

CHANT SECOND.

Le Couvent.

AU RÉVÉREND JOHN MARRIOT, M. A.
Ashestiel, Ettrick Forest.


Elles sont maintenant désertes et dépouillées ces plaines où s’élevait jadis une forêt antique ! ils sont dévastés ces vallons autrefois couverts d’épais taillis, et peuplés de cerfs et de daims ! Cette aubépine… qui peut-être voit depuis plus de trois siècles ses rameaux hérissés de piquans ; cette aubépine solitaire, que ne peut-elle nous dire tous les changemens du sol qui l’a vue naître, depuis que, modeste rejeton, sa tige, aujourd’hui si robuste, fléchissait au gré de chaque brise ! Que ne peut-elle nous dire : — Là le chêne altier couvrait la terre de son ombre gigantesque, plus loin le frêne tapissait le rocher de sa verdure, et dominait le taillis avec ses feuilles étroites et les rouges grappes de ses baies. Alors les pins couronnaient la montagne ; le bouleau se balançait dans la plaine ; le tremble frémissait au moindre vent, et le saule ombrageait les ruisseaux. —

Il me semble l’entendre dire encore : — Le cerf altier est venu se reposer sous mon ombre, au milieu du jour ; j’ai vu le loup plus farouche (et la vallée voisine porte encore son nom) errer autour de moi, la gueule altérée de carnage, et hurlant à la clarté de la lune ; le sanglier belliqueux aiguisait ses défenses contre mon écorce, tandis que le daim et le chevreuil bondissaient à travers le taillis. Souvent j’ai vu les monarques d’Ecosse sortir de la tour crénelée de Newark, suivis de mille vassaux ; les chasseurs, l’arc tendu, gardaient toutes les issues de la forêt ; les piqueurs parcouraient à pas lents le plus épais du bois ; les fauconniers tenaient leurs faucons prêts à prendre l’essor, et les forestiers, en élégant costume vert, conduisaient en lesse le lévrier rapide, pour le lancer sur le gibier que faisait partir le chien couchant. — Soudain la flèche siffle et vole, l’arquebuse lui répond, tandis que la colline répète de rochers en rochers le bruit des chevaux, les aboiemens des chiens, les cris des veneurs et les joyeuses fanfares du cor.

Le souvenir de ces nobles plaisirs survit encore dans nos vallées solitaires, sur les bords de l’Yarrow et dans l’épaisse forêt d’Ettrick, qui fut long-temps l’asile d’un redoutable proscrit. Mais cette cour, qui venait ainsi parcourir les forêts, était moins heureuse que nous dans nos parties de chasse. Plus modestes, nos plaisirs n’ont ni pompe ni éclat ; mais notre gaieté, cher Marriot, n’en est pas moins vive. Tu te rappelles mes excellens lévriers : jamais on ne les mit en défaut dans le bois ou sur la colline ; jamais chiens n’eurent plus d’ardeur et une bouche plus sûre. Les intervalles qui se passaient entre nos chasses n’étaient jamais tristes, car, pour nous distraire, nous avions toujours en réserve quelque poète de l’antiquité ou des temps gothiques ; nous admirions les scènes imposantes que la nature déployait à nos yeux ; nous redisions les vers qu’elles rappelaient à notre mémoire ; nous ne traversions pas une allée, pas un ruisseau qui n’eût sa légende ou sa ballade. Et maintenant tout est muet… ton château est désert, ô Bowhill ? Le laboureur n’entend plus le fusil du chasseur retentir sur la montagne ; on ne le voit plus, ému au souvenir de l’héritage de ses pères, verser à la ronde de joyeuses rasades, et boire au Chef des collines. Elles ne sont plus ces fées mortelles qui habitaient les bosquets de l’Yarrow, parcouraient ses avenues et cultivaient ses fleurs ; fées aussi belles que les esprits dansant au clair de la lune sur Carterhaugh et aperçus par la superstitieuse Jeannette. On ne voit plus le jeune baron qui animait les bois solitaires de Shériff, et imitait, par son ton et sa démarche mâle, la majesté d’Oberon. Elle est partie cette noble dame dont la beauté était le moindre attrait ; et cependant si la reine des sylphides eût voulu montrer à la terre tous ses charmes célestes, elle n’eût pu traverser les airs avec une taille plus légère et des traits plus gracieux. L’oreille insensible de la bonne veuve ne se ranime plus pour épier le bruit de ses pas ; elle ne l’attend plus à l’heure de midi, et ne s’occupe plus à orner sa chaumière pour la recevoir triste et pensive, elle tourne son rouet bruyant ou prépare le repas de ses orphelins, en bénissant encore la main qui les nourrit.

Le vallon de l’Yair, où les collines plus resserrées laissent à peine un étroit passage à la Tweed qui mugit, bouillonne et s’échappe en torrens écumeux, ce vallon a vu partir son seigneur de noble lignage. Laissé seul sur les rives du fleuve, je regrette de ne plus avoir près de moi ces jeunes compagnons de mes promenades, touchant à peine à la première adolescence, âge heureux où la franchise s’exprime avec un aimable abandon. Serrés à mes côtés, avec quel plaisir ils m’entendaient parler de Wallace, quand je leur montrais du doigt son éminence que j’appelais un lieu sacré[8] ! Comme leurs yeux s’enflammaient à mes récits et moi je souriais en pensant que, malgré la différence des années, mon front avait ressenti quelque étincelle de ce feu qui colorait leurs joues. Heureux enfans ! des sentimens si purs ne peuvent long-temps durer : entraînés par le flot rapide de la vie, il ne vous sera pas permis de vous arrêter sur la rive, car le destin vous précipitera loin du bord, et les passions dirigeront la voile et le gouvernail de votre navire. Cependant chérissez toujours le souvenir du ruisseau et de la montagne solitaire : oui, mes amis, un temps viendra sans doute où, domptant vos transports fougueux, vous penserez souvent, et sans remords, je l’espère, à ces jours de bonheur et de liberté que nous avons goûtés ensemble sur le penchant des coteaux.

Lorsque, rêvant à nos amis absens, nous sentons doublement que nous sommes seuls, il y a encore un charme dans nos regrets : ce sentiment flatte le vif désir d’isolement et de repos qu’éprouvent les ames tendres : le tumulte du monde l’empêche de se faire écouter ; mais c’est à un cœur préparé par la solitude, que sa voix douce inspire plus facilement un mélange de résignation et de contentement. Souvent la vue du lac silencieux de Sainte-Marie a réveillé dans mon ame ces pensées : ni joncs ni roseaux n’en souillent le limpide cristal ; la montagne s’arrête

14.

210 MARMION.

tout à coup sur ses bords, et une légère trace de sable argenté marque à peine le lieu où le flot rencontre la terre. Dans le miroir de ces ondes d’un azur brillant viennent se dessiner les larges traits des collines ; vous ne voyez là ni arbres ni buissons, ni taillis, excepté vers cet endroit où, sur une étroite lisière, quelques pins épars se projettent dans le lac. Cette nudité du site produit aussi son effet, et ajoute à la mélancolie de l’âme. On ne voit ni bosquet ni vallon où puisse respirer un être vivant, ni grotte qui puisse recéler quelque berger ou quelque bûcheron solitaire. L’imagination n’a rien à deviner : on ne voit au loin qu’un désert, et le silence vient encore y joindre son influence mystérieuse…. Quoique les rochers de la colline envoient au lac mille ruisseaux, cependant, aux jours d’été, ils coulent si doucement que leur murmure ne sert qu’à endormir l’oreille. Les pas du coursier qui nous porte nous semblent même trop bruyans, tant est profond le calme qui règne en ces lieux.

Rien de vivant ne vient y distraire l’œil, mais je n’oublie pas que l’asile des morts n’est pas éloigné : au milieu des dissensions féodales, un barbare ennemi a détruit la chapelle de Notre-Dame ; cependant c’est encore sous cette terre sacrée que le paysan va se reposer des fatigues de cette vie. Il demande, avant de mourir, que ses os soient déposés dans le lieu où priaient ses simples ancêtres.

Ah ! si l’âge avait apaisé le combat de mes passions ; si le destin avait brisé tous les liens qui m’attachent à la vie, qu’il me serait doux, ai-je pensé souvent, de venir habiter ici, et d’y relever la maisonnette du chapelain ? elle deviendrait pour moi l’ermitage paisible qui faisait soupirer Milton ? Qu’il serait doux de contempler le coucher du soleil derrière le sommet solitaire de Bourhope, et de dire, en voyant expirer ses derniers rayons sur le penchant de la colline ou sur les ondes du lac : — C’est ainsi que le plaisir s’évanouit ; jeunesse, talent, beauté, c’est ainsi que vous nous laissez tristes, abandonnés et en cheveux blancs ! Qu’il me serait doux d’admirer les ruines de Dryhope et de rêver à la Fleur de l’Yarrow ! Que j’aimerais, en entendant le murmure sourd de la montagne, avant-coureur de l’orage, et le sifflement lointain de ses ailes, aller m’asseoir sur le tombeau du magicien, de ce prêtre dont les cendres furent exilées

CHANT SECOND 211

du lieu où reposent les justes. Placé sur ce monument que le soleil n’éclaira jamais (comme le prétend la superstition) je verrais le lac soulever les vagues contre ses rives, et le cygne sauvage monter sur l’aile des vents, déployer au milieu des airs ses larges voiles blanches, et descendre par intervalles pour baigner son sein dans l’onde agitée. Enfin, lorsque mon plaid ne suffirait plus pour me protéger contre la grêle, j’irais dans mon ermitage solitaire, allumer ma lampe, tisonner mon feu, et méditer quelque poème romantique ; bientôt je serais abusé par mes propres idées ; le cri lointain du butor viendrait frapper mon oreille comme une voix mystérieuse, et m’annoncer le prêtre magicien réclamant son ancienne demeure. Mon imagination s’occuperait à lui trouver une figure bien étrange et bien farouche ; et m’interrompant moi-même, je sourirais en pensant que j’ai eu peur.

Mais surtout il me serait doux de regarder ce genre de vie, adopté seulement pour fuir les caprices de la fortune, comme un grand acte de courage et de dévouement, un immense sacrifice dont il me serait tenu compte ; et de penser que chaque heure donnée à ces douces rêveries serait un pas de plus dans le chemin du ciel !

Une pareille solitude déplairait à celui dont le cœur est troublé : il a besoin d’aller oublier ses agitations secrètes au milieu de la guerre des élémens ; et mon pèlerin eût préféré quelque demeure plus sauvage et plus triste encore, telle que la soin ire montagne de Lochskene. Là les cris persans de l’aigle retentissent de l’île au rivage ; des torrens roulent avec fracas sur les rochers ; un brouillard éternel infecte les airs, et étend son voile sombre sur le lac, dont les flots courent en bouillonnant se précipiter dans la profondeur d’un abîme. Une vapeur blanchâtre domine ce gouffre : le torrent mugit connue s’il était condamné à arroser la caverne souterraine de quelque démon, qui, soumis par les charrues d’un enchanteur, ébranle en hurlant le rocher qui pèse sur lui. L’aspect du pèlerin eût été en harmonie avec cette scène de terreur : je crois le voir penché sur l’abîme d’où s’échappe la vague écumeuse qui, semblable à la crinière flottante d’un coursier, arrose la vallée de Moffat, après avoir baigné le tombeau du géant.

14.

212 MARMION.

O Marriot ! toi qui sur les bord : de l’Isis 1 as répété les chants de nos bardes, daigne maintenant prêter l’oreille à mes vers : tu vas connaître quel était cet homme de malheur qu’environne le mystère.

______

I.

La brise qui dissipa les tourbillons de fumée des canons de Norham ne ridait pas seulement la surface diamantée des eaux de la Tweed, mais soufflant aussi sur la mer du nord, elle enflait les voiles d’un léger vaisseau qui, parti du couvent de Withbv, se dirigeait vers l’île de Saint-Cuthbert.

Cédant au souffle propice, le navire bondit sur les vagues, et les matelots sourient en voyant la proue sillonner avec rapidité l’écume verdure de la mer. Ils se montrent fiers aussi de leurs passagers, et contemplent sur le tillac l’abbesse de Sainte-Hilda dans un siège d’honneur, entourée de cinq jolies nonnes.

II.

C’était un spectacle charmant de voir ces saintes filles, semblables à des oiseaux échappés de leur cage pour la première fois : timides et curieuses en même temps, elles admiraient tout ce qui frappait leurs regards, car tout était nouveau pour elles.

L’une répète ses pieuses oraisons en regardant le hauban et les voiles ; une autre pâlit à chaque lame d’eau qui s’avance, et, dans sa terreur, elle se recommande à tous les saints ; celle-ci pousse un cri aigu à l’aspect du marsouin qui lève au-dessus de l’onde sa tête noire et ronde et ses yeux étincelais ; une quatrième ajuste les plis de son voile qu’avait soulevé le vent de la mer : peut-être elle craint qu’un œil profane n’entrevoie des appas consacrés au ciel : peut-être aussi parce que ce mouvement donne une nouvelle grace aux contours de son bras et à sa jolie taille.

(1) Rivière d’oxford. — En.

CHANT SECOND. 213

Le cœur de chaque nonne, simple et pur, se livre au plaisir que lui cause le voyage ; l’abbesse seule et la novice Clara y restent étrangères.

III.

L’abbesse de Sainte-Witbhy était d’une famille illustre : jeune encore, elle prit le voile et quitta le monde avant de l’avoir connu. Elle était belle, et sans doute elle aurait eu un cœur tendre ; mais elle n’avait jamais entendu un amant soupirer pour elle ; jamais elle n’avait appris quel était le pouvoir de ses yeux. Elle ne pouvait, dans ses idées, séparer l’amour de la honte et de la vanité. Ses espérances, ses craintes, ses plaisirs, étaient tous concentrés dans les murs du cloître ; toute son ambition eût été d’égaler les mérites de sainte Hilda aussi avait-elle donné ses grands biens pour élever la tour orientale du couvent. C’était à son zèle que la chapelle de la sainte devait l’élégante sculpture dont elle était ornée, ainsi que sa châsse d’ivoire enrichie de pierreries. Le pauvre aussi se louait de sa charité ; et le voyageur égaré trouvait un asile dans les murs de Withby.

IV.

Le vêtement de l’abbesse de Sainte-Hilda était noir, et sa règle avait été réformée d’après les statuts sévères des bénédictines ; son visage pâle et sa maigreur attestaient ses veilles et son austère pénitence, qui avaient de bonne heure éteint le feu de ses yeux. Mais elle était remplie de douceur ; et, quoique vaine de ses prérogatives et de son autorité, elle n’avait rien de sévère, et se faisait aimer de ses sœurs.

Ce voyage attristait son ame : elle était mandée à Lindisfarn avec le vieil abbé de Saint-Cuthbert et la prieure de Tynemouth, pour tenir le chapitre de Saint-Benoît, et décider du sort de deux infortunés accusés d’apostasie

v.

Je ne dirai rien de sœur Clara, si ce n’est qu’elle était jeune et belle, aimable et tendre comme une novice qui

214 MARMION.

a connu le malheur ; elle avait aimé un chevalier qui n’était plus, ou qui du moins avait perdu l’honneur, plus précieux que la vie. Sa famille voulait la forcer à accepter un époux qui ne la recherchait que pour ses biens. Clara, le cœur brisé, avait préféré prendre le voile, et ensevelir ses espérances déçues et sa jeunesse flétrie dans le sombre cloître de Sainte-Hilda.

VI.

Assise à la proue du vaisseau, elle semblait contempler les vagues et les compter dans leur course rapide ; mais c’étaient d’autres tableaux qui occupaient sa pensée.

Elle se figurait un vaste désert brûlé par les feux du soleil, où ne murmurent ni la brise ni les vagues. Elle croyait voir une main étrangère recouvrir d’un peu de sable un cadavre que bientôt le chacal viendrait arracher à cette tombe de la solitude.

L’infortunée tourne les yeux vers le ciel ; voyez quelle douleur est peinte dans ses regards !

VII.

Tendre, belle et affligée….. tes charmes, ô Clara ! auraient touché le cœur le plus barbare.

Les harpistes et les poètes ont chanté que le lion farouche avait oublié sa fureur à la vue d’une vierge faible et timide. Mais les passions de l’homme sont plus cruelles que la rage du lion ; et la jalousie, liguée avec l’avarice sordide, ont ourdi une criminelle trame pour perdre Clara. Le poison et le poignard ont menacé sa vie ; et les prisonniers de l’île de Saint-Cuthbert furent les complices de ce noir attentat.

VIII.

Cependant le vaisseau cotoyait les montagnes du Northumberland. Les villes, les tours et les châteaux qui se succèdent charment les veux des nonnes. Elles laissent bientôt derrière elles la prairie de Tynemouth ; elles aperçoivent au milieu des arbres la superbe tour de Seaton-Delaval ; elles voient les flots de Blythe et du Wansbeck

CHANT SECOND 215

traverser en mugissant une foret avant de se jeter dans la mer. Elles saluent la tour de Widderington qui a produit de si nobles chevaliers. En passant près l’île des Coquettes, ces saintes filles prièrent le grand saint qui jadis habita ce rivage. Ensuite Warkworth, fier du nom de Perey, fixa leur attention : elles se signèrent dévotement en entendant les échos souterrains du Dunstanborough répéter les mugissemens des flots qui se précipitent dans leurs cavernes. Ta tour aussi, Bamborough, attira leurs regards ; et bientôt après apparut le château régulier du roi Ida, qui, bâti sur le haut d’un rocher, semble menacer l’Océan de ses créneaux et de ses bastions. Ce fut alors que le vaisseau s’éloigna de la côte, et vogua à pleines voiles dans la baie de l’Ile Sainte,

IX.

La marée, parvenue à sa plus grande hauteur, entourait les domaines de Saint-Cuthbert : le flux et le reflux en font tantôt une île ou un continent. Deux fois chaque jour le pèlerin parvient à pied sec à la chapelle de Saint-Cuthbert, et deux fois les vagues effacent les vestiges de ses pas et de son bourdon.

À mesure que le navire approchait, on voyait s’élever progressivement l’antique monastère, édifice imposant, immense, et construit en pierres d’un rouge foncé, sur les bords de la mer.

x.

L’abbaye de Saint-Cuthbert était un reste de l’architecture saxonne avant que les règles de l’art fussent connues. Ses arcades massives s’élevaient en double rang sur des colonnes énormes et basses. L’architecte avait voulu imiter la voûte d’une allée, par la forme des ailes et le fût des piliers. Le Danois païen avait vu échouer sa rage impie contre ces murailles exposées pendant douze siècles aux orages de la Mer, aux attaques éternelles des vents, et aux pirates non moins terribles ; leur solide épaisseur avait résisté à l’Océan, aux vents et aux hommes du nord. Ce

216 MARMION.

pendant quelques parties de l’édifice, rebâties dans un style plus moderne, rappelaient le passage des Danois ; le vent de la mer avait aussi rongé les sculptures des piliers, usé les formes de la statue du saint, et effacé les angles saillans des tours : mais l’abbaye restait encore debout, telle qu’un brave vétéran couvert de cicatrices.

XI.

Quand elles se virent près des tours du couvent, les vierges de Sainte-Hilda chantèrent le cantique de leur patronne ; et les murmures des flots et du vent mêlèrent leur harmonie sauvage au son plus doux de leurs voix. Bientôt un chœur religieux, à demi étouffé par le bruit des brisans, répondit aux timides voyageuses. Les moines de Saint-Cuthbert descendirent en procession sur la plage, pour aller à leur rencontre avec la bannière, la croix et les reliques.

Les habitans de l’île, pleins d’allégresse, bravèrent la marée et poussèrent à l’envi le navire au rivage. L’abbesse de Sainte Hilda, remarquable par son voile et sa guimpe, se tenait debout sur le tillac, et prodiguait les bénédictions et les signes de croix.

XII.

Je ne parlerai pas de l’accueil que reçurent les filles de Sainte-Hilda, et du banquet auquel elles furent conviées. Chacune d’elles parcourut le couvent, le cloître, l’église, les galeries, et tous les endroits où elle ne risquait pas de rencontrer un œil profane. Enfin, après avoir contenté leur curiosité, les saintes sœurs se réunirent autour du foyer, lorsque la rosée du soir et le vent froid de la mer les forcèrent de s’y réfugier. Les deux congrégations louèrent tour à tour les mérites de leur saint, texte qui ne peut lasser une nonne ; car l’honneur de son saint, comme on sait, c’est le sien.

XIII.

C’est ainsi que les religieuses de Saint-Withby racontèrent avec un air de triomphe comment trois puissans

CHANT SECOND. 217

barons sont soumis à rendre à leur monastère un service de vassaux, pendant que les cors répètent un chant de honte et que les moines crient :

— Déshonneur à votre nom, ô vous qui, pour la perte d’un vil gibier, avez égorgé un prêtre de Sainte-Hilda

— Voilà ce que sont forcés d’entendre chaque année, au jour de l’Ascension, Herbert, Bruce et Perey, condamnés à travailler au môle de notre rade. — Elles dirent aussi comment une princesse saxonne, la belle Edelfled, vint se réfugier dans leur couvent. Elles parlèrent de la grande vertu de sainte Hilda, qui changea mille serpens en pierres. Elles avaient elles-mêmes trouvé, disaient-elles, des traces de ce miracle dans leur voisinage.

Puis elles dirent encore comment les ailes manquent aux oiseaux de mer quand ils planent sur les tours de Withby, et comment ils descendent pour rendre hommage à la statue de sainte Hilda.

XIV.

Les nonnes de Saint-Cuthbert ne restèrent pas en arrière pour louer leur patron : elles racontèrent combien de fois son corps changea de tombeau, depuis que les moines, chassés par les Danois, avaient erré pendant sept années à travers les marécages et sur les montagnes, avec le précieux dépôt de ses dépouilles mortelles. Ils s’arrêtèrent enfin à Melrose ; mais ce lieu, aimé du saint pendant sa vie, ne devait pas posséder ses reliques. Par un prodige étrange, on vit son cercueil de pierre, brillant comme certaines plantes marines, voguer sur les flots jusqu’à l’abbaye de Tilmouth ; mais son séjour n’y fut pas long : le saint voyageur, se dirigeant vers le sud, étonna par son passage miraculeux Chester-le-Street et Rippon, avant d’être salué par Wardilaw, avec un mélange de joie et de crainte. Enfin il choisit son noble asile aux lieux où sa vaste cathédrale s’élève sur les bords du Wear. C’est dans l’église gothique de Durham que repose son corps ; mais trois prêtres pieux, liés par un serment solennel,

218 MARMION.

partagent seuls l’honneur de savoir le lieu de sa sépulture.

XV.

Qui pourrait raconter tous ses miracles ? L’intrépide roi d’Ecosse et son fils, conduisant avec eux les Galwégiens, impétueux comme les vents du nord, les chevaliers de Lotion, couverts de cottes de maille, et les guerriers de Teviotdale, furent mis en fuite par son étendard. Ce fut lui qui, pour venger sa puissance outragée, arma le grand Alfred contre les Danois, et fit prendre la fuite à Guillaume-le-Bâtard, lorsqu’il vint à la tête de ses Normands ravager le Northumberland.

XVI.

Mais les nonnes de Sainte-Hilda auraient bien voulu savoir s’il était vrai que Cuthbert se tint encore sur un rocher près de Lindisfarn, pour y fabriquer de ses saintes mains les chapelets qui portent son nom. Les pêcheurs de Withbv assuraient que l’on y voyait la figure du saint, et qu’on entendait le bruit de son enclume alors que la tempête grondait, ou que la nuit silencieuse répandait ses ombres sur les flots. Mais les nonnes de Lindisfarn rejetaient de tels récits et les traitaient de vaine superstition.

XVII.

Tandis qu’autour du foyer on récitait toutes ces légendes, une scène de désespoir se préparait dans un souterrain secret de l’île, où un tribunal prononçait la peine de mort. Le cachot le plus noir n’a pas un aspect plus lugubre que ce caveau. Il avait été construit. par le vieux Colwulf, qui vint y pleurer ses fautes quand il quitta la couronne et la hache des Saxons pour le froc et le rosaire. L’entrée seule glaçait les sens d’horreur : la lumière du jour n’y pénétrait point, l’air ne s’y renouvelait jamais. On l’appelait le caveau de la pénitence. Le prélat Sexhelm l’avait converti en un lieu d’inhumation pour les corps de ceux qui, morts en péché mortel, ne pouvaient être ensevelis dans l’enceinte de l’église. Maintenant c’était un lieu de châtiment.

CHANT SECOND. 219

Si les cris de désespoir des victimes parvenaient jusqu’à l’air supérieur, les passans faisaient un signe de croix, et croyaient entendre les lamentations des damnés.

XVIII.

Il courait seulement dans le monastère une vague tradition sur ce souterrain de la pénitence ; mais excepté l’abbé et quelques moines, personne ne savait où il était situé. L’exécuteur et la victime, les yeux couverts d’un bandeau, y arrivaient sans savoir quelle route ils avaient suivie.

La voûte était basse et sombre, les murs latéraux étaient taillés dans le roc ; des pierres tumulaires, sculptées grossièrement, à demi couvertes de terre et usées par le temps, formaient le seul pavé de ce souterrain. L’humidité des murs, qui se résolvait en gouttes de pluie, tombait des voûtes sur les tombeaux avec un bruit monotone. Un cresset 1, suspendu à la voûte par une chaîne de fer, semblait lutter contre les ténèbres et les noires vapeurs. Cependant la flamme vacillante donnait assez de clarté pour qu’on pût distinguer le conclave redoutable de ces lieux.

XIX.

Là étaient assemblés les chefs des trois couvens, tous trois de l’ordre de saint Benoît, dont les statuts étaient gravés sur une table de fer. On eût remarqué l’abbesse de Sainte-Hilda, qui resta quelque temps le visage découvert, jusqu’à ce qu’elle abaissa son voile pour cacher les battemens de son cœur et les larmes que la pitié faisait rouler dans ses yeux.

A son air fier, à son noir capuchon, à sa robe flottante, je reconnais la pâle prieure de Tynemouth.

Et ce vieillard dont la nuit de l’âge a déjà éteint les yeux, et dont le front sévère et sillonné de rides est le seul qui ne laisse voir aucune trace de pitié, c’est l’abbé de Saint-Cuthbert, que ses mœurs austères ont fait surnommer le saint de Lindisfarn.

(1) Lampe antique. — En.

220 MARMION.

XX.

Devant ces trois juges étaient deux coupables ; mais quoique condamnés tous deux au même supplice, un seul mérite notre intérêt. Un habit de page déguise son sexe. Le pourpoint et le manteau négligemment noué ne peuvent cacher tous ses charmes. Elle ramène sa toque sur ses yeux ; elle cherche à couvrir le faucon et les armes de Marmion brodés sur son sein.

Mais par l’ordre de la prieure, un exécuteur découvrit la tête de l’accusée, et dénoua le ruban de soie qui tenait prisonnières les boucles de ses longs cheveux. Alors on reconnut Constance de Beverley, sœur professe de Fontevrault, que l’Église mettait déjà au nombre des morts pour avoir violé ses vœux et abandonné le cloître.

XXI.

La pâleur empreinte sur ses traits formait un pénible contraste avec l’éclat de ses beaux cheveux. Son maintien assuré, son regard calme, annonçaient une fermeté et une constance à toute épreuve. Immobile, elle était si pâle. que, sans le souffle de sa respiration, sans le léger mouvement de ses yeux et les ondulations de son sein, indices non équivoques de la vie, on aurait pu la prendre pour une de ces statues de cire que l’artiste a revêtues des formes humaines et d’un faux air d’existence.

XXII.

Son complice était une de ces ames sordides qui vendent le crime au poids de l’or, et ne connaissent d’autre frein que la peur, car leur conscience depuis long-temps a cessé de faire entendre sa voix. Ils n’ont d’autre but que la satisfaction (le leurs lâches désirs : tels sont les instrumens que l’enfer emploie pour ses forfaits les plus terribles : car ces ames n’ont aucune vision, aucun spectre pour les épouvanter dans la nuit ; la crainte de la mort peut seule les arrêter.

Ce misérable portait le froc et le capuchon ; il n’avait pas honte de hurler, de se rouler par terre comme un

CHANT SECOND. 221

dogue châtié, tandis que Constance attendait son arrêt, muette et sans verser une larme.

XXIII.

Et cependant l’infortunée aurait bien pu pousser des cris. Elle n’avait que trop sujet d’éprouver l’effroi trahi par sa seule pâleur à la vue de deux niches étroites pratiquées dans l’épaisseur du mur. Le malheureux condamné à franchir ce seuil redoutable ne revoyait plus la lumière du jour.

Quelques racines avec un peu de pain et d’eau sont déposées dans ces demeures de la mort. Deux moines revêtus de l’habit de bénédiction, baissant un œil sauvage et hagard, se tiennent immobiles contre les murs. Ils élèvent dans leurs mains une un elle ardente dont la lumière, mêlée d’une épaisse fumée, éclaire l’entrée de chaque cellule ; auprès d’eux sont amoncelés, pour un cruel usage, du ciment, des pierres taillées, et des outils de maçonnerie.

XXIV.

Ces exécuteurs étaient choisis parmi ces hommes qu’une sombre inimitié sépare du genre humain et que la rage et l’envie ont jetés dans le cloître ; il en est encore qui, désespérant de la bonté du ciel, se vouent aux pratiques les plus rigoureuses, espérant par-là effacer les souillures d’un noir forfait ; l’Eglise confia toujours le soin de ses vengeances à de tels hommes, soit qu’un penchant naturel les porte à faire le mal, soit que, par une affreuse superstition, en domptant la nature pour se rendre les exécuteurs des vengeances de l’Église, ils pensent se rendre agréables à Dieu.

On les descendit dans le souterrain sans qu’ils se doutassent en quel lieu ils se trouvaient.

XXV.

L’abbé aveugle se leva pour prononcer la sentence qui condamnait les accusés à être enterrés vivans ; alors la malheureuse Constante, rassemblant ses forces, essaye

222 MARMION.

de parler, et interrompit le juge ; des sons inarticulés s’échappèrent de ses lèvres agitées d’un mouvement convulsif. Dans les intervalles de silence qui succédaient à ses gémissemens étouffés, on entendait sous les voûtes un bruit semblable au murmure lointain d’un ruisseau : c’était le mugissement des vagues, car les murailles de ce souterrain étaient si épaisses, qu’à peine y aurait-on distingué le fracas d’une tempête malgré la proximité de la mer.

XXVI.

Constance fit un dernier effort qui refoula son sang prêt à se glacer dans son cœur, son œil se rouvrit, une légère teinte de rose reparut sur ses lèvres, mais faible comme celle dont un orage d’automne laisse parfois l’empreinte passagère sur les sommets de Cheviot. En parlant elle cherchait encore à recueillir ses forces pour le moment terrible qui approchait… Qui n’eût été touché de voir tant de courage dans une femme si belle ?

XXVII.

— Je ne veux point implorer ma grace, dit-elle ; je sais bien que je demanderais en vain que ma vie fût prolongée d’une minute. Je ne prétends point non plus réclamer et obtenir vos prières ; si la mort lente que je vais souffrir ne suffit pas pour racheter mes fautes, toutes vos messes pourraient-elles davantage ? J’ai écouté les séductions d’un traître, j’ai quitté le couvent et le voile, j’ai pendant trois années fait fléchir mon orgueil jusqu’à me confondre sous les habits d’un page parmi les serviteurs de celui que j’aimais ; qu’il a bien puni la folie de l’infortunée qui lui avait sacrifié toutes ses espérances dans ce monde et dans l’autre !… Il vit Clara… plus belle et plus riche que Constance, elle lui fit oublier ses sermons ; hélas ! — Je ne suis pas le premier exemple de la perfidie des hommes ; mais si le destin n’avait pas trompé mes désirs, jamais femme trahie n’eût été vengée comme moi.

CHANT SECOND. 228

XXVIII.

Le roi favorisait les prétentions de son favori ; vainement Clara lui préférait un rival. Marmion diffame Wilton et l’accuse d’erre un traître ; le combat est décidé ; on reçoit : leurs sermens, on fait les prières d’usage, leurs lances sont en arrêt, le choc commence, et déjà la foule s’écrie : — Victoire à Marmion, le gibet à son rival.

— Dites-moi, vous qui nous prêchez que le ciel se déclare pour le bon droit quand deux chevaliers se combattent en champ clos, où était la justice du ciel quand Wilton, fidèle à son amie et loyal à son roi, trouva la mort ou la honte sous la lance d’un traître ? Ces papiers criminel prouveront mieux son innocence.

Alors Constance tira des papiers cachés dans son sein, les jeta sur la table, recueillit encore ses forces pendant lut moment de silence, et continua en ces termes :

XXIX.

Mais l’hymen du déloyal Marmion fut encore retardé, car Clara se réfugia au couvent de Withby pour échapper à ce lien odieux. Le roi Henry, à la nouvelle de sa fuite, s’écria : — Ses refus ne seront pas écoutés chevalier, Clara sera ton épouse, qu’elle ait prononcé ses vœu ou non. — Une ressource me restait encore ; le roi venait d’ordonner le voyage de Marmion en Écosse. Je restai ici pour me sauver, et Clara avec moi. Le lâche que vous voyez, séduit par mon or, jura qu’il s’introduirait dans le couvent de Withby, et que le poison enverrait bientôt ma rivale dans le ciel. Cet homme infame a mal tenu sa promesse, sa lâcheté nous a perdus tous deux.

XXX.

Si j’ai fait cet aveu, ce n’est point le remords qui m’a fait parler ; mais je veux mourir avec la consolation de savoir que jamais une autre femme ne sera l’épouse de Marmion. Je conservais précieusement ces papiers : trompée dans mes autres espérances, je les aurais envoyés au roi Henry ; ils livraient à la hache du bourreau la tête de

224 MARMION.

mon perfide amant, quoiqu’il m’en eût coûté la vie.

Maintenant, ministres du trépas, disposez de mon sort : je saurai souffrir… Qu’importe une agonie plus ou moins longue, la mort est toujours là pour la terminer !

XXXI.

Mais, esclaves de la sanguinaire Rome, craignez encore Constance dans la tombe où elle descend vivante. Si un remords tardif réveille Marmion, sa vengeance sera si terrible que vous préféreriez une autre invasion des Danois. Oui, je vous laisse derrière moi un sombre avenir. L’autel s’ébranle, la crosse se brise, la fureur d’un despote vous atteint sur les ailes de la destruction. Ces voûtes si épaisses s’ouvriront aux vents de la merl Quelque voyageur y trouvera mes os blanchis au milieu des pierres disjointes ; et ignorant la cruauté des prêtres, il s’étonnera de trouver ici ces dépouilles de la mort. —

XXXII.

Les regards de Constance étaient fixes, ses traits avaient pris un air menaçant, ses cheveux flottaient sur ses épaules ; les boucles qui ombrageaient son front se hérissèrent, sa taille sembla s’élever, l’énergie du désespoir avait donné à sa voix un accent prophétique. Le tribunal s’étonna et frémit, les ministres de la mort contemplaient la victime inspirée avec des regards stupides, et croyaient entendre déjà gronder la tempête qu’elle annonçait. Le plus grand silence régna sous ces voûtes, jusqu’à ce que le vieillard, levant vers le ciel ses yeux privés de la vue, prononça la sentence : — Ma sœur, dit-il, vos misères vont finir ; frère coupable, allez en paix.

Les trois juges s’éloignèrent de cet horrible cachot qui servait au jugement et au supplice. Qui pourrait décrire l’exécution de la sentence ?

XXXIII.

Les membres du tribunal ont cent marches à remonter. Avant qu’ils aient pu respirer l’air du jour supérieur, ils entendent dans les sombres détours de l’escalier les cris

CHANT SECOND. 5

du désespoir et des sanglots étouffés. Ils se hâtent. La terreur presse leurs pas, ils se signent d’une main tremblante, et se séparent le trouble dans le cœur. Ils croient ouïr dans le silence solennel de la nuit le gémissement d’une agonie prolongée. Par leur ordre, la cloche du monastère annonce le départ d’une ame de ce monde ; ce glas de mort tinte lentement à travers l’obscurité sur les vagues. — Les rochers du Northumberland en gémirent. L’écho porta le son sinistre de l’airain jusqu’à l’ermitage deWarkworth. L’ermite dit aussitôt son rosaire ; le paysan de Banborough releva sa tête assoupie ; et, sommeillant encore, il murmura une prière. Le cerf tressaillit sur les monts Cheviot, ouvrit au vent ses larges naseaux, et tourna de toutes parts ses regards tremblans au milieu de la bruyère, en écoutant ces accens lugubres.

CHANT TROISIÈME. L’Hôtellerie.

A WILLIAM ERSKINE ESQ.

Ashestiel, Ettrick Forest.

SEMBLABLE à ces nuages des matinées d’avril, qui, passant sur la prairie, y font tour à tour succéder l’ombre à la lumière ;. et nous retracent, au milieu des champs, l’image des différentes scènes de cette vie mêlée de joie et de chagrin ; semblable à. ce ruisseau descendu des montagnes du nord, qui, tantôt impétueux torrent, va bouillonnant dans la plaine, et tantôt, ralentissant le cours de ses flots argentés, paraît dormir dans le vallon ; semblable à ces légères brises d’automne dont l’haleine inconstante expire et se ranime soudain, quand l’oreille croit que son

15.

226 MARMION.

murmure a cessé ; ma muse romantique plane dans les airs, s’égare, et, fatiguée de ses rêveries, retombe enfin sur la terre. Cependant notre œil se plaît à suivre l’ombre fugitive et les détours irréguliers du ruisseau ; notre oreille aime à écouter la brise légère dont les sauvages soupirs se glissent à travers les feuilles d’automne. Inconstans comme tes nuages, le ruisseau et le vent d’automne, coulez, oui, coulez librement, ô mes vers !

Ai-je besoin de te dire, cher Erskine, que ma muse se plaît un peu trop peut-être à tromper le lecteur, en passant tour à tour d’un mode doux et léger à un mode plus énergique ? Au milieu de ces caprices du poète, un transport plus noble l’inspire quelquefois ; alors ton indulgente amitié veut bien excuser toutes ses erreurs ; et souvent tu m’as dit : — Si tu veux consacrer tes momens de loisir aux rêveries poétiques, renonce à ton humeur inconstante, et va puiser aux véritables sources. Imite les grands maîtres ; contemple avec une noble envie le laurier immortel qui couronne leurs monumens ; du fond des tombeaux, leur voix pourra se faire entendre encore au barde timide, et lui donner des leçons. Choisis parmi eux un guide illustre, suis les routes qu’ils ont frayées, et ne va pas, sur les traces des ménestrels des temps barbares, t’égarer dans des sentiers inconnus.

— Crois-tu donc que notre siècle ne saurait pas aussi t’offrir des sujets classiques ? Le monument révéré de Brunswick ne peut-il donc t’inspirer quelque noble élégie ? Quoi ! pas un vers, une larme, un soupir, quand la valeur s’immole pour la liberté. O héros de ces temps glorieux ! Lorsque, brillant d’un éclat sublime et bravant à la fois la belliqueuse Autriche, la Russie, la France et l’Europe liguée, l’astre de Brandebourg parut à l’horizon, tu ne voulus pas vivre pour le voir s’éclipser à jamais dans les plaines d’Iéna. Héros infortuné !… Il ne t’était pas donné de changer les arrêts du destin, d’étouffer l’hydre dès sa naissance, de briser la verge destinée à châtier la terre coupable… Héros infortuné ! tu n’eus pas le pouvoir de sauver la Prusse, en ce jour où, trop présomptueuse, elle se précipita sur un champ de bataille, armée de la lance, mais oubliant le bouclier ! 1Von, il t’était réservé d’unir en vain la valeur à la prudence : tu auras cru indigne de tes cheveux blancs de supporter cette dernière injure, la plus cruelle de toutes, celle de voir les royaumes

CHANT TROISIÈME. 227

partagés, les écussons abattus, et la légitimité prostituée à un usurpateur ; d’être témoin des outrages dont chacun de tes enfans fut abreuvé, et des malheurs que tu n’aurais pu adoucir. Le ciel, dans sa clémence, avait destiné à une vie honorable une mort plus honorable encore. Ah ! quand les vicissitudes inévitables des temps auront fait luire sur la Germanie le jour de la vengeance ; quand le désespoir, embrasant tous les cœurs d’un enthousiasme digne d’elle, aura réveillé quelque nouvel Arminius, avant de frapper les premiers coups, il ira, ce vengeur de ses droits, aiguiser son épée sur la tombe de Brunswick.

— Ou célèbre un de ces héros croisés, indomptables dans les fers comme sur la brèche, toujours les mêmes et sur la terre et sur les flots, qu’ils tiennent en main la lance, les rênes ou. la rame, pourvu qu’ils courent à ces remparts que le féroce musulman défend contre leurs phalanges invincibles. — Célèbre celui dont la voix, semblable au tonnerre, alla réveiller le silence des mers glaciales, quand le Russe et le vaillant Suédois se firent un jeu de la mort au milieu des flots qui les engloutissaient. Ou bien encore chante ce guerrier qui, sur les rives d’Alexandrie, arracha d’une main mourante les lauriers du vainqueur.

— Fais revivre l’antique gloire de notre théâtre, si tu peux obtenir le sourire de la muse tragique ; rappelle-nous les accords sublimes qui s’échappaient jadis de cette harpe suspendue sur les rives sacrées de l’Avon. Après deux siècles de silence, une enchanteresse hardie, brillant d’un noble enthousiasme, a osé détacher ce trésor des branches pâles du saule, et faire entendre à ces bosquets solitaires le récit de la haine de Montfort et des amours de Basile : les cygnes de l’Avon, réveillés par ses chants inspirés, ont cru que leur Shakspeare vivait encore 1.

— Ainsi ton amitié abusant ta raison, voudrait, en me prodiguant des louanges qui ne m’appartiennent, pas, prescrire à mes loisirs une tâche au-dessus de mes forces. Mais dis-moi, cher Erskine, as-tu jamais étudié cette puissance secrète à qui tout est soumis, et qui plie à son gré notre ame docile, cette puissance dont la source est inconnue, et qu’on ne peut définir ? Que ce soit une impulsion qui, naissant au moment où l’homme

(1) Miss Joanna Balllle. — En.

16.

228 MARMION.

s’éveille à la vie, s’unit à tous nos sentimens et à toutes nos facultés, et devient une portion de nous-même plutôt qu’une dépendance de notre être ; que ce soit, comme on l’appelle à plus juste titre, la force de l’habitude qui se forme dans nos premières années ; cette puissance que tout le monde reconnaît, quelle que soit son origine, gouverne l’ame en reine absolue, et nous retient sous ses lois par d’invisibles chaînes, quand la raison et le goût réclament en vain leurs droits. Jette les yeux à l’orient : demande à ce Belge du ciel brûlant de Batavia pourquoi donc il désire si peu de respirer l’air frais de la montagne ? Satisfait d’élever ses murailles près des ondes dormantes de ses canaux, il te répondra : — Dès ma jeunesse, j’aimais à voir la voile blanche fuir le long de ces arbres. — interroge ce berger battu par la tempête, qui chasse devant lui son troupeau paresseux, et dont le manteau déchiré et le front sauvage rappellent les montagnes du nord qui l’ont vu naître. Il traverse les riantes prairies de l’Angleterre ; toutes leurs richesses se déploient à ses yeux : hé bien ! demande-lui s’il serait heureux de couler ses jours au sein de l’abondance, dans ces fertiles plaines qu’ornent de riantes charmilles, qu’embellissent des prairies et des forêts, et que couvrent d’élégantes chaumières dispersées çà et là. Non, non, il ne laisserait pas pour ces beaux lieux les arides montagnes du sombre Lochaber ; et les belles prairies de Devon ne lui feraient pas oublier les vieilles cimes du Ben-Nevis et le lac de Garry.

Ainsi, tandis que j’imite les accords sans art qui charmèrent mon enfance, ces accords, tout sauvages qu’ils sont, me rappellent la douceur de mes premières pensées. Les mêmes sensations que j’éprouvais à l’aurore de ma vie échauffent ma verve, et inspirent ses chants d’aujourd’hui. Je vois encore ces rochers qui s’élançaient dans les nues, et cette tour de la montagne, qui charmaient l’éveil de mon imagination. II n’y avait près de moi ni fleuve majestueux digne d’être chanté par la muse héroïque, ni un de ces bocages où les soupirs des brises d’été invitent aux aveux les plus doux à l’amour ; un humble ruisseau pouvait à peine prétendre à l’hommage de la flûte d’un berger. Cependant un instinct poétique me fut donné par ces vertes montagnes et le ciel armé ; c’était un site stérile et sauvage où des roches nues

CHANT TROISIÈME. 229

semblaient entassées en désordre ; mais çà et là je rencontrais une verte pelouse formée du plus frais gazon. L’enfant solitaire connaissait les grottes où croissait la giroflée jaune et ces endroits où le chèvrefeuille aimait à se suspendre sur les rochers plus bas et sur une vieille muraille. L’ombrage de ces lieux était pour moi le plus doux de tous ceux que le soleil éclaire dans sa course circulaire, et cette tour chancelante me paraissait le plus grand ouvrage de la puissance humaine. J’écoutais le vieux berger me racontant les exploits de ces maraudeurs du sud, qui portaient leurs ravages jusque sur les monts Cheviot ; et, riches de butin, reprenaient la route de leur demeure qu’ils faisaient retentir du tumulte de leurs cris et de leurs joyeux festins. Je croyais entendre encore le son de la trompette sous les arcades brisées du château, et il me semblait apercevoir de hideuses figures, toutes couvertes de cicatrices, à travers les barreaux rouillés des fenêtres. Puis, pendant l’hiver, autour du foyer, les récits, tantôt gais, tantôt tristes, qui abrégeaient les heures, me parlaient des ruses d’amour, des attraits des dames, des charmes des magiciens, des exploits des chevaliers, des victoires de Wallace et de Bruce, et de ces derniers combats où nos clans d’Ecosse, sortis comme un torrent des Highlands, avaient repoussé les rangs des Habits-Rouges. Etendu tout de mon long sur le plancher, je renouvelais ces guerres, en faisant battre mes cailloux contre mes coquilles. Une seconde fois le lion de la Calédonie mettait en déroute les bataillons du sud.

Je pourrais, en cherchant une saine illusion, peindre toutes ces figures pleines de bonhomie, qui venaient faire cercle autour du foyer du soir. C’était ce vieillard en cheveux blancs qui demeurait dans ce manoir couvert en chaume, sage sans avoir rien appris, simple et bon comme un véritable Ecossais ; son œil, encore vif et perçant, attestait ce qu’il fut dans sa jeunesse, et ses décisions terminaient les différends des voisins, satisfaits d’une justice qu’il ne leur faisait point acheter. C’était notre vénérable ministre, hôte assidu et familier dont les mœurs et ta vie étaient à la fois celles du savant et du saint. Hélas ! souvent mes jeux bruyans et mes espiègleries ont interrompu ses discours ; car j’étais un petit mutin volontaire, capricieux, l’enfant gâté d’une bonne aïeule ; mais, tautôt fâcheux, tantôt excitant le sourire, j’étais toujours souffert, aimé et caressé

230 MARMION.

Elevé comme je le fus, peux-tu donc exiger de moi l’ouvrage compassé d’un poète classique. Non, Erskine, non ; laisse la bruyère sauvage fleurir sur la colline ; cultive, si tu veux, tes tulipes, taille tes vignes ; mais laisse le chèvrefeuille errer à son gré, et l’églantier croître en liberté. Non, cher ami, non ; puisque tu as daigné quelquefois encourager mes chants par tes louanges, que ta critique éclairée a daigné corriger une pensée triviale ou un vers inutile, écoute-moi avec ta bonté accoutumée, et dans le poète épargne l’ami. Permets à mes vers d’errer en liberté, comme la brise, les nuages et les ruisseaux.

I.

Marmion poursuivit son voyage pendant une longue journée. Le pèlerin le conduisit par les montagnes, dans des sentiers qui traversent d’étroites vallées où serpentent des ruisseaux bordés de bouleaux nains. Ils évitaient les routes de la plaine, de peur des maraudeurs de Morse, qui, dans leur soif du pillage, auraient pu mettre obstacle à leur passage. Souvent ils apercevaient le daim qui, de la cime d’un mont, regardait défiler les cavaliers ; le coq de bruyère s’échappait de son nid sur ses ailes couleur de jais ; le cerf, s’élançant d’une touffe de genêts, n’attendait pas la flèche meurtrière ; et lorsqu’ils pénétrèrent dans le sentier pierreux de la montagne, le ptarmigan aux ailes blanches prit soudain la fuite. Depuis long-temps le soleil avait fourni la moitié de sa carrière lorsqu’ils parvinrent aux hauteurs de Lammermoor de là, se dirigeant vers le nord, ils aperçurent, à l’entrée de la nuit, le hameau et les tours de Gifford.

II.

Personne ne les invita à recevoir l’hospitalité dans le château. Le seigneur de Gifford venait de partir pour le camp du roi d’Ecosse. Restée seule, la prudente châtelaine n’avait garde d’ouvrir son manoir à des inconnus, amis ou ennemis, à une heure si avancée.

CHANT TROISIÈME. 231

En traversant le village, Marmion aperçut une porte ornée d’un flacon et d’un rameau, et il y arrêta son cheval. L’hôtellerie semblait vaste, quoique peu élégante. lin joyeux foyer et un bon repas promettaient d’y bien délasser sa suite.

Les cavaliers sautent en bas de leur selle, le bruit des éperons retentit dans la basse-cour ; ils vont attacher leurs chevaux dans l’écurie, demandent du fourrage, du feu et le souper : leurs cris divers se font entendre dans toute la maison. L’hôtelier empressé, mesurant sa peine sur l’écot qu’il espère, semble se multiplier pour être partout.

III.

Bientôt la flamme du foyer permet d’examiner toute l’hôtellerie ; dans un coin, aux soliveaux enfumés du plancher, est suspendu le trésor des provisions d’hiver. On y remarque des oies-soland et maints oiseaux de mer desséchés, des jambons de sanglier et des quartiers de venaison savoureux.

L’arche de la cheminée s’avançait en vaste circonférence ; des ustensiles de ménage étaient rangés en ordre tout autour, et plus loin, les murs étaient ornés de lances, de boucliers, et de toutes les armes d’usage en Ecosse.

Marmion occupa la place d’honneur sous le manteau du foyer, sur un siège en bois de chêne ; et il vit bientôt les gens de sa suite vider gaiement les pots de bière brune que l’hôte actif tirait de vieux vaisseaux alignés le long ou mur,

IV.

Les guerriers ne sont pas ennemis de la joie, et rient volontiers d’un bon mot. Marmion daignait aussi dire le sien et prendre parfois sa part de gaieté. Jamais homme ne fut plus fier avec les grands ; mais, en vrai capitaine, élevé dans les camps, il avait l’art de gagner le cœur farouche des soldats. Ils suivent volontiers un chef tour à tour bouillant et affable, franc et généreux, aimant le vin et les ménestrels, intrépide sur la brèche et galant avec les

232 MARMION.

dames. Un capitaine de cette humeur conduira ses partisans des champs brûlés de l’Inde aux glaces de la Nouvelle-Zemble.

v.

Le pèlerin, appuyé sur son bourdon, se tenait debout en face du chevalier. Son capuchon ne voilait qu’à demi la maigreur de son visage soucieux. Il contemplait Marmion, qui, impatient de ce regard attentif, essaya de lui faire baisser la tête en fronçant le sourcil ; mais vainement son regard sévère rencontra celui du pèlerin, qui ne cessa de l’observer,

VI.

Les éclats de rire de la troupe devenaient moins fréquens ; car plus les archers et les écuyers remarquaient le visage sombre et la barbe épaisse de leur guide mystérieux, plus ils oubliaient leur gaieté. Bientôt un morne silence régna dans la salle, et ne fut plus interrompu que par les chuchotemens de quelque varlet qui, se penchant à l’oreille de son camarade, lui disait d’une voix basse :

— Sainte Vierge ! vit-on jamais un pareil homme ? Quelle pâleur ! Comme son œil étincelle lorsque la lampe vacillante va éclairer son capuchon ! Comme ce regard s’attache sur notre maître ! Non vraiment, pour le plus beau cheval de lord Marmion, je ne voudrais pas endurer cet aspect chagrin et sombre.

VII.

Comme pour dissiper la terreur qui avait saisi ses gens à l’aspect de cette figure pâle que les reflets de la flamme vacillante du foyer rendaient encore plus triste, Marmion appelle un de ses écuyers : — Fitz-Eustace, lui dit-il, sais-tu quelque ballade qui nous amuse un moment ? Nous commençons à nous endormir.

VIII.

— Nous ne pouvons trop nous flatter de charmer votre oreille, seigneur, répondit Eustace, accoutumé comme vous l’êtes à la voix de Constant. Qu’il vous plaise de vous

CHANT TROISIÈM E. 233

rappeler que notre meilleur ménestrel est resté en arrière ; Constant est habile sur la noble harpe des bardes comme sur le luth des amans. Jamais à la Saint-Valentin la grive ne chanta aussi mélodieusement que lui dans le buisson printannier ; jamais le rossignol ne ravit comme lui les échos du soir, en chantant ses mélancoliques amours. Je regrette bien, quel qu’en soit le motif, que nous soyons privés de lui, et j’envie ses chants aux vagues, aux rochers ou aux moines, plus ennuyeux encore, de Lindisfars. Mais je vais vous redire comme je pourrai son rondelet favori.

IX.

La voix de Fitz-Eustace était tendre ; il y avait dans l’air qu’il choisit quelque chose de bizarre et de triste. Tels sont certains airs que j’ai entendu répéter à nos montagnards, descendus dans les plaines pour les travaux de la moisson. Tantôt une voix perçante prolonge seule le chant, tantôt un chœur sauvage s’unit à elle. Assis sur la colline, je me suis plu souvent à écouter ces chants, qui me semblaient exprimer les regrets d’un cœur languissant loin de la terre natale. Je pensais alors combien cette même harmonie déchirerait mon cœur sur les champs humides du Susquehannah, dans les forêts du Kentucky, ou sur les bords du lac immense d’Ontario, si j’entendais un exilé malheureux y pleurer ses chères montagnes d’Ecosse.

x.

LE CHANT.

Dans quel asile solitaire

Reposera l’amant sincère,

Qui de l’objet de ses amours

Se voit séparé pour toujours ?

Ce sera sous le frais ombrage

Où gémit un humble ruisseau,

Que de leur mobile feuillage

Orncnt le saule et le bouleau

234 MARMION.

LE CHŒUR.

Eleu loro, eleu loro.

Qu’ornent le chêne et le bouleau.

Jamais la voix de la tempête

N’y viendra gronder sur sa tête ;

Il n’entendra que les soupirs

De l’onde pure et des zéphirs.

Dans cet asile solitaire,

Loin de l’objet de ses amours,

Reposera l’amant sincère

Hélas ! ce sera pour toujours.

LE CHŒUR.

Eleu loro, etc.

Hélas ! ce sera pour toujours.

XI.

Où reposera l’infidèle

Qui jurait amour éternelle

Pour mieux tromper le cœur aimant

Qui se fiait à son serment ?

Je vois la fuite et l’épouvante

Déshonorer ses étendards,

Et j’entends sa voix expirante

Se mêler aux cris des fuyards.

LE CHŒUR.

Eleu loto, etc.

Se mêler aux cris des fuyards.

Le vautour couvre de son aile

Les yeux éteints de l’infidèle,

Et dispute aux loups dévorans

De son corps les lambeaux sanglaus.

De la vertu l’humble prière

N’oserait plaindre son malheur ;

Et sur sa tombe solitaire

Sont la honte et le déshonneur.

LE CHŒUR.

Eleu loro, etc.

Et sur sa tombe solitaire

Sont la honte et le déshonneur.

CHANT TROISIÈME. 235

XII.

Le silence et la tristesse succédèrent à ces accens melancoliques. Mais Marmion surtout crut que cette romance lui prédisait une disgrace prochaine et une mort honteuse. Il se couvrit le visage de son manteau, et resta quelque temps le front appuyé sur ses mains.

Ah ! si on eût pu lire dans son ame ou deviner ses pensées, le plus humble de ses serviteurs n’eût pas voulu de Lutterward et de Fontenay au prix de ses regrets amers.

XIII.

O remords ! tes traits aigus se font sentir plus vivement aux cœurs des superbes. Les lâches ont la crainte pour châtiment ; c’est toi qui punis les braves. Mais ils sont doués d’une énergie fatale, et savent encore lutter contre la douleur de leurs blessures alors même que leur cœur se flétrit sous tes atteintes cruelles.

En effet, Marmion leva bientôt la tète, el souriant à Fitz-Eustace : — N’est-il pas étrange, dit-il, que la romance ait rappelé à mon oreille le son lugubre de l’airain qui annonce dans les cloîtres qu’une sœur va rendre le dernier soupir. Dis-moi, que signifie cette espèce de présage ?

Ce fut alors que le pèlerin, qui depuis le matin avait gardé un silence sévère, le rompit pour la première fois :

— La mort d’une personne qui te fut chère, répondit-il à Marion.

XIV.

Marmion, dont l’intrépidité ne se démentit jamais dans le péril, Marmion, dont l’orgueil se fût révolté contre le regard mécontent d’un roi, et dont l’accent d’autorité réduisait au silence le soldat le plus hardi ; Marmion resta muet, cédant à une terreur involontaire, et ne trouva aucune réponse, accablé par les paroles du pèlerin et par le remords.

C’est ainsi que lorsque la conscience d’un crime ronge secrètement le cœur, il faut peu de chose pour dompter

236 MARMION.

le courage ; le mot qu’un ignorant prononce au hasard confond le plus sage, et l’esprit d’un vil esclave suffit pour faire baisser les yeux aux princes les plus fiers.

XV.

Le trouble de Marmion n’était pas sans motif. C’était lui qui avait livré Constance, non qu’il crût que la tombe dût se fermer sur sa victime : mais fatigué du désespoir d’une amante négligée qui passait tour à tour des prières aux reproches ; indigné de son attentat sur la vie de Clara, c’était Marmion lui-même qui avait rendu sa fugitive à l’Église, ne prévoyant pas le sort qu’on lui préparait ; mais espérant qu’on lui ferait expier ses torts dans un cloître lointain. Pour lui, favori de Henry VIII, il craignait peu les foudres de Rome ; il savait qu’à ce tribunal l’or justifie les criminels. Marmion lui-même avait introduit secrètement les prêtres qui vinrent s’emparer de la victime. Ses gens crurent que leur seigneur laissait son page favori à cause de sa jeunesse ; ou si quelqu’un avait conçu des soupçons, il se gardait bien d’en parler. Malheur à l’imprudent vassal qui eût osé se mêler des secrets du maître

XVI.

Jusqu’à présent sa conscience s’était assoupie. Il pensait que Constance resterait en sûreté dans le cloître ; mais sa romance chérie et l’étrange prophétie du pèlerin furent comme un présage sinistre qui réveilla ses remords, et qui lui rappela maints exemples de la vengeance monacale. Constance trahie et abandonnée se représente à son esprit, belle et tendre comme au jour où, vaincue par ses séductions, elle s’échappa, pour le suivre, du séjour paisible du couvent. Il croit la voir dans tous ses attraits, rougissant de pudeur, muette, hésitant entre le ciel et son cœur, jusqu’à ce que l’amour, triomphant de ses alarmes, lui fit cacher ses terreurs et sa honte dans les bras de Marmion.

CHANT TROISIÈME. 237

XVII.

Hélas ! pensait-il, combien Constance est changée depuis que des années de crime et de déguisement ont donné tant d’assurance à ce front jadis si timide, et à ces modestes regards ! La pudeur ne colore plus ses joues ; elle a perdu sa candeur virginale et toutes les graces de son sexe. Et c’est là mon ouvrage ! c’est à moi qu’elle a sacrifié son repos sur la terre et son bonheur dans l’autre vie.

— Plût au ciel ! dit-il encore en rembrunissant de plus en plus les couleurs du tableau qu’il avait devant les yeux, plût au ciel que ma main eût respecté cette rose sur sa tige ! ou, pourquoi l’objet qu’on aime perd-il si tôt les charmes qui avaient séduit nos cœurs ? La paisible solitude du cloître est devenue pour Constance une étroite prison, et son ame altière va se révolter contre ses fers et son étroite cellule. Que les lois monastiques vont lui paraître sévères, et sa pénitence cruelle !… Et c’est moi qui suis le coupable ! La voilà abandonnée aux veilles et à la discipline… peut-être même… ! Deux fois Marmion se leva, prêt à crier à ses gens de monter à cheval, deux fois le souvenir des ordres de son souverain arrêta ce transport, comme une humide vapeur éteint soudain une flamme naissante ; deux fois il chercha à se rassurer, en se répétant à lui-même : N’ai-je pas ordonné qu’on respectât sa vie en la gardant étroitement ! ils n’oseraient, pour toute leur île, arracher une seule boucle de ses cheveux.

XVIII.

Pendant que le repentir et l’amour renaissant déchiraient le cœur de Marmion, comme on voit deux ouragans ravager à la fois le lac Vennachar, l’hôte un peu bavard, qui avait entendu le pèlerin, et qui aimait à placer son mot, prit la parole en ces termes :

— Révérend pèlerin, les gens pieux qui, comme vous, visitent les pays lointains, apprennent souvent l’art de deviner l’avenir, par un mot, par un signe, ou par la connaissance des astres. Mais il y a près d’ici un lieu où

238 MARMION.

un chevalier, qui en vrai paladin mépriserait la peur, pourrait apprendre son sort futur, si toutefois les légendes de nos aïeux n’ont pas abusé le hameau.

Ces paroles excitèrent la curiosité des gens de Marmion ; car le vulgaire aime toujours le merveilleux.

Le chevalier accorda froidement, à l’hôte la permission de poursuivre ; et l’Ecossais commença gaiement son récit.

XIX.

CONTE DE L’HOTE.

— Un grand clerc pourrait vous dire combien d’années se sont écoulées depuis qu’Alexandre (troisième roi de ce nom martial) occupait le trône d’Ecosse, et à quelle époque il vint trouver sir Hugo, alors seigneur de ce village. Le lord de Gifford était brave comme oncques chevalier le fut, et jamais enchanteur n’opéra de charmes plus puissans à l’heure de minuit. Son nom vit encore dans quelques vieilles ballades, qui le désignent sous le titre de fondateur de la caverne des Esprits. Je voudrais bien, lord chevalier, qu’un plus long séjour dans ce hameau vous permit d’aller visiter cette caverne. Elle est vaste, profonde, et située sous les voûtes du château. En voyant la manière dont le roc est taillé, et la forme des arches, on devine facilement que jamais la main d’un homme ne fut employée à cette construction. Tout fut l’ouvrage des enchantemens ; et j’ai ouï raconter par mon grand-père que les clameurs effrayantes et le carillon de ces artisans de l’enfer, qui travaillaient sous les ordres du magicien Hugo, ressemblaient à la voix mugissante des vagues qui luttent dans les cavernes de Dunbar.

XX.

Le roi vint trouver le lord Gifford dans son château ; il était tourmenté par l’incertitude, car il avait rassemblé ses troupes sur les côtes, ayant appris que les navires des Norwégiens et des Danois agitaient leurs rames à l’embouchure de la Clyde ; le redoutable Hacon avait réuni sous

CHANT TROISIÈME. 239

ses bannières les guerriers de la Norvège, qui, fiers de leur force gigantesque, menaçaient l’Ecosse et les îles de Bute, d’Arrau, de Cuningham et de Kyle.

Lord Gifford entendit du fond de sa caverne le cor d’Alexandre ; il parut à la vue du roi, sans se donner le temps de quitter son étrange et effrayant costume. Son manteau était doublé de peau de renard blanc, sur son front chauvre et ridé s’élevait un bonnet terminé en pointe, tel que les clercs disent qu’en portaient les magiciens de Pharaon ; sur sa chaussure on remarquait des croix et des emblèmes magiques ; le pentacle figurait sur sa poitrine ; sa ceinture, faite de parchemin vierge, ou, comme d’autres le prétendent, avec la peau d’un homme mort, était ornée de signes planétaires en mouvement direct ou rétrograde, en trin-aspect ou en conjonction ; enfin il tenait à la main son épée nue.

XXI.

Ses fréquentes communications avec l’enfer avaient sillonné son visage de rides extraordinaires ; les veilles et le jeûne avaient desséché son corps ; son regard se troublait à la vue de la lumière des cieux, comme peu accoutumé à cette clarté ses propres serviteurs osaient à peine lever les yeux sur lui dans ce costume, car la tradition raconte qu’il se montrait rarement ainsi à la clarté du soleil.

— Je connais, dit-il d’une voix rauque et cassée, je connais le motif qui amène mon prince en ce lieu ; épargnez-vous la peine de m’en instruire, mais sachez que vous attendez vainement de moi les secrets de l’avenir. Cependant si votre bras est ferme, et que votre cœur soit brave, le courage pourra plus que ma science.

XVII.

— Les démons fiers et chagrins des moyennes régions de l’air, qui voyagent sur les nuages orageux, savent lire l’avenir dans une étoile fixe ou errante, mais ils n’accordent leurs secours qu’à une force supérieure à la leur.

240 MARMION.

C’est un de ces démons que dernièrement j’ai voulu consulter. Quoique le charme dont j’avais fait usage soit, selon moi, capable d’aller troubler l’enfer jusque dans ses abîmes les plus obscurs, le démon rebelle s’obstina dans son silence. Mais vous, qui ignorez votre privilège, vous qui naquîtes dans cette nuit de honte pour l’enfer, où les tombeaux entr’ouverts et la voix des mourans proclamèrent sa défaite, votre valeur obtiendra ce qui est refusé à ma science.

— Grand merci, répondit notre vaillant roi : je te demande seulement de me mettre en présence de cet adversaire, et je te jure par cette épée, présent de Richard Cœur-de-Lion, que je saurai forcer le démon à m’obéir.

Le magicien remarqua la contenance assurée du roi, et continua de la sorte, charmé de son courage.

— Le sang de Malcolm vient de parler. Vous partirez d’ici à l’heure de minuit ; arrivé sur la colline que voilà, vous trouverez une muraille circulaire qui en couronne le sommet ; il y a une entrée du côté du sud : arrêtez-vous, sonnez du cor, et le démon paraîtra sous la forme de votre plus cruel ennemi ; mettez votre lance en arrêt, piquez votre cheval de l’éperon, fondez sur le fantôme en invoquant saint George ; s’il est désarçonné, vous le forcerez à vous instruire de ce que vous désirez savoir ; si le cœur venait à vous manquer dans le combat… je ne réponds pas de votre vie.

XVIII.

Dès que la cloche eut sonné minuit, signal de son départ, le roi partit seul, monté sur son cheval et bien armé. Arrivé à l’enceinte déserte de l’ancien camp… — Seigneur chevalier, vous pourrez le voir à main gauche en sortant du village ; jadis les Pictes marquèrent la tranchée de leur sang ; à l’entour le terrain est noir et aride ; mais l’espace intérieur est tapissé d’une fraîche verdure : nos enfans connaissent bien le lieu ; c’est là qu’ils cueillent les premières fleurs sauvages du printemps ; mais malheur au

CHANT TROISIÈ ME. 241

voyageur égaré qui y pénètre pendant la nuit. La portée d’un trait mesure assez bien la largeur de l’enceinte où, par conséquent, on peut prendre carrière. Quatre brèches y donnent entrée, aux quatre régions du ciel : le roi entra par celle du sud, s’arrêta, et sonna bravement du cor. Alors il vit s’avancer contre lui, du côté du nord, le roi d’Angleterre, qui, dans ce temps-là, combattait en Terre-Sainte, à plus de mille lieues. Ses armes étaient ; celles de la Grande-Bretagne, le léopard brillait sur son écu, c’était le coursier syrien, c’était la taille d’Edouard. En effet, l’Ecosse a reconnu long-temps après que ce prince était son plus cruel ennemi 1.

XXIV.

Cette apparition fit d’abord tressaillir notre monarque ; mais son noble cœur surmonta toute crainte ; ils s’élancèrent l’un sur l’autre. Au premier choc, le chevalier fantôme roula dans la poussière avec son cheval ; un éclat de sa lance perça la visière d’Alexandre et le blessa légèrement… Alexandre saute terre, et menaçant le démon vaincu avec son épée, il le force de lui apprendre quelle sera l’issue de sa campagne. Alors il vit les plaines glorieuses de Largs couvertes d’ossemens gigantesques, monument de la défaite des Danois. Il se vit lui-même au plus fort de la mêlée, agitant sa hache d’armes, et renversant de son char l’orgueilleux flacon, pendant que les noirs corbeaux du Danemark planaient au-dessus de ces rois fantastiques.

On dit aussi que, dans cette nuit mémorable, Alexandre vit plus avant encore dans l’avenir, et qu’il apprit les victoires promises à nos descendans contre les peuples du nord ; il vit une ville royale 2 livrée aux flammes ; ses palais et ses tours embrasés, éclairant le ciel de la nuit des torches de l’incendie, pendant que les vainqueurs condui-

(1) Edouard, surnommé Longues-Jambes. Voyez la note. — En.

(2) Copenhague. Par pudeur, le poète eût dû taire une expédition honteuse pour sa patrie. — En.

16

242 MARMION.

saient les vaisseaux en triomphe. voilà de quoi consulter les clercs érudits ; pour nous autres villageois, cela passe la portée de notre intelligence.

XXV.

Satisfait de ces heureux présages, le roi se mit à la tête de ses armées il combattit et vainquit les Danois ; mais tous les ans, quand revenait la nuit de son étrange combat avec l’esprit, le sang coulait de sa blessure, et lui causait une légère douleur ; lord Gifford lui disait alors en souriant : — Quelque brave que vous ayez été, vous portez la peine d’avoir tressailli.

Depuis long-temps le roi d’Ecosse dort dans l’église de Dumferline ; que Notre-Dame protège son repos ! Mais la lice est encore ouverte sur le sommet de la colline, pour tout paladin qui ose se hasarder contre le fantôme. Plusieurs chevaliers se sont présentés, ils ont tous payé cher leur témérité ; il n’y a que Wallace et Gilbert Hay, comme le rapporte la légende, qui soient sortis vainqueurs d’un tel combat.

Voilà toute mon histoire. —

XXVI.

Les quaighs 1 étaient profonds et la liqueur forte ; les auditeurs de l’aubergiste auraient fait sans doute de longs et savans commentaires ; mais Marmion fit un signe, et ses écuyers se retirèrent avec leur maître. Les autres hommes de sa suite, fatigués de la route et de leurs libations d’ale, s’étendent autour du feu ; leurs boucliers et leurs carquois leur servent d’oreillers, et bientôt ils s’assoupissent d’un profond sommeil. La flamme mourante des tisons à demi consumés tantôt éclaire le groupe, tantôt le laisse dans l’obscurité.

XXVII.

Fitz-Eustace s’était couché à part sur le foin d’un vaste grenier. Les rayons de la lune tombaient par intervalle

(1) Coupes eu bois formées de plusieurs douves. — En.

CHANT TROISIÈME. 243

sur son manteau vert, dans les plis duquel il s’était enveloppé. Comme on rêve à son âge, il rêvait de la chasse à travers les forêts et sur les bords des ruisseaux ; il rêvait de faucons ou de meutes, de tournois, de bagues, de gants, ou peut-être de l’amour d’une belle, songe plus doux encore !

Quelqu’un s’approche de lui d’un pas prudent et l’éveille. Il regarde, et croit voir un fantôme qui, moitié dans l’obscurité et moitié éclairé par la lune, se tenait debout devant lui ; un panache flottait sur son casque ; Fitz-Eustace frémit et veut mettre la main sur son épée, lorsqu’il reconnaît la voix de son maître.

XXVIII.

— Fitz-Eustace, lève-toi… J’appelle en vain le sommeil. Le conte de ce villageois me poursuit ; des pensées pénibles ont agité mon sang ; l’air de la nuit pourra le calmer… Je monterais volontiers sur mon coursier pour voir ce chevalier merveilleux. Lève-toi, cher Eustace, va seller mon cheval, et surtout prends bien garde de ne réveiller aucun de mes vassaux. Je ne voudrais pas que ces varias bavards eussent quelque motif de dire, en vidant leurs pots de bière, que j’ai ajouté foi à un semblable conte.

Le seigneur et l’écuyer descendirent à petits pas ; Fitz-Eustace ouvrit la porte de l’écurie, et sella dans l’obscurité le cheval de Marmion, pendant que celui-ci parlait ainsi à voix basse

XXIX.

— Ne te souvient-il pas, mon bon écuyer, d’avoir entendu dire qu’au moment de ma naissance, le saint George qui ornait la chapelle de mon père se laissa choir de son cheval de marbre, comme fatigué d’être en selle ? Les chapelains flatteurs dirent que ce champion me cédait sa monture. Pour vérifier cet augure, je voudrais bien rencontrer le chevalier fantastique. J’aimerais à le combattre pour le forcer à répondre à une question. Mais

16.

244 MARMION.

vaine pensée ! les esprits, s’il en existe, sont une race légère qui chante et danse sur les bords d’une source ou de la mer au bruit des cascades, ou qui court la bague autour d’un vieux chêne.

En finissant ces mots, Marmion monta à cheval et sortit, sans se hâter, de l’hôtellerie.

XXX.

Fitz-Eustace le suivit de loin pendant quelque temps ; il prêta l’oreille aux pas de son cheval, jusqu’à ce que, par le bruit toujours plus faible, il jugea que Marmion se dirigeait vers l’enceinte du camp des Pictes.

— Comment se fait-il, pensait Fitz-Eustace, qu’un chevalier qui regarde à peine comme évangile ce que l’Église professe, excité par un conte ridicule, monte à cheval au milieu de la nuit, et, couvert de son armure, s’attende presque à rencontrer un esprit armé de toutes pièces ?

Fitz-Eustace savait peu combien les passions ébranlent l’ame la plus forte. La crédulité se présente comme un moyen de fixer nos idées incertaines fatigués de nos doutes, nous l’accueillons comme un guide, bien que ce guide soit aveugle.

XXXI.

Fitz-Eustace s’inquiétait peu de tout cela, mais il attendait patiemment le retour du chevalier, lorsqu’il entendit le bruit du galop d’un cheval qui précipitait sa course vers le village. Ce bruit, d’abord sourd, devint bientôt plus sonore lorsqu’il retentit sur les pierres de la route. Fitz-Eustace reconnut le cheval de Marmion, qui revenait plus vite qu’il n’était parti. Il mit pied à terre avec tant de hâte qu’il faillit tomber, et, jetant les rênes entre les mains de son écuyer, se retira sans mot dire. Mais la clarté de la lune fit voir à Fitz-Eustace que le faucon de son casque était couvert de poussière ; les marques que portait le coursier sur son flanc gauche et sur ses genoux, indiquaient qu’il n’avait pas eu le pied ferme. Après avoir réfléchi à ces signes singuliers, Fitz-Eustace essaya d’aller

CHANT TROISIÈM E. 245

retrouver le repos ; mais son sommeil fut court, et agité par des songes de terreur ; aussi l’écuyer entendit-il avec plus de plaisir que jamais les premiers chants de l’alouette matinale.

CHANT QUATRIÈME. Le Camp.

A JAMES SKENE, ESQ.

Ashesteil, Ettrick Forest.

UN ancien ménestrel disait sagement : — Où sont les jours de notre vie qui viennent de s’écouler ? — Ce paysan de la forêt des Ardennes que le plaisant Jacques voyait avec un œil jaloux, ne pourrait pas faire un aussi long commentaire que moi sur ce texte trivial. Voici onze ans que nous sommes amis : notre intimité commença sous les drapeaux où nous portions volontairement les armes : et jamais, depuis lors, aucun nuage ne l’a troublée dans les sentiers variés de la vie que nous avons parcourus. Ces onze années se sont envolées rapidement, et ont été se réunir à la masse des siècles. Elles furent remarquables par les alternatives de la joie et de la douleur : tu as vu les climats lointains, les ruines des anciennes cités et les vicissitudes des empires ; tandis que moi, dans une sphère plus étroite, je me suis contenté d’observer les mœurs et les tommes de ma patrie. Mais, malgré la variété des désirs, des espérances et des craintes qui se sont succédé pour nous, aujourd’hui tous ces jours, toutes ces semaines, tous ces mois ne nous semblent que le souvenir d’un songe, tant le courant de la vie nous entraîne avec vitesse vers la mer immense de l’éternité.

(1) SHAKESPEARE, Comme il vous plaira. — En.

246 MARMION.

Il me semble même que c’était hier que je commençai ce poëme qui a quelquefois occupé mes loisirs, et que j’ai si souvent négligé quand des soins plus graves venaient m’interrompre. Il me semble que c’est ce même vent de novembre, dont la voix triste inspira mon premier chant, qui soulève encore les feuilles desséchées sur le rivage de l’Yarrow, agite les bouleaux dépouillés de leur verdure, et soupire comme alors entre leurs branches flétries ; les hauteurs de Black-House et la forêt d’Ettriek sont couronnées des vapeurs de l’hiver ; l’orage qui gronde sur la montagne, et l’inondation de la prairie, nous avertissent de fuir des rives de la Tweed les flocons de neige voltigent déjà sur l’aile de l’ouragan. Le berger nous avait paru digne d’envie dans la saison de l’été, alors que nous retracions les paysages de la colline et du vallon, toi avec le pinceau et moi avec la plume. Etendu tout le long du jour au milieu de la bruyère, il suivait d’un œil distrait le vol des nuages, ou s’endormait sur son havresac déchiré. Quelquefois aussi sa main oisive guidait un hameçon dans l’onde rare du ruisseau….. Mais la neige qui va tomber pendant la nuit dans la plaine prépare des travaux plus pénibles au berger.

Le soleil s’est couché au milieu d’une vapeur épaisse et rougeâtre, et le laboureur, à peine endormi, entend dans sa chaumière l’orage qui commence à pousser la grêle et la pluie contre les carreaux de sa fenêtre. Le même vent qui force le daim et le renard à se réfugier dans les taillis et sous l’abri des cavernes, appelle le berger à une tâche dangereuse. Il tourne souvent les yeux vers le ciel, et espère en vain que la tempête s’épuisera en pluie bienfaisante. Bientôt l’horizon nébuleux et la terre déjà blanchie par la neige le forcent de se mettre en marche : ses chiens gémissans, et l’œil baissé, quittent à regret le foyer domestique ; le berger siffle et les encourage en repliant sou manteau autour de son corps ; il rassemble son troupeau, et le conduit dans les plaines découvertes et sur la pente des montagnes. Là, quoique la tempête soit plus violente, cependant la neige encombre moins les sentiers. Le vent qui souffle sur les rocimirs convertit les boucles de ses cheveux en glaçons ; il tourne souvent : la tête et aperçoit la clarté de sa lampe qui brille .omrae une étoile à travers la croisée de sa cabane ; quand il l’a

CHANT QUATRIÈME. 247

perdue de vue, il se résigne ; et, bravant avec patience les frimas de la nuit, il guide à pas lents son troupeau paresseux. Si son cœur se décourage, si ses membres faiblissent, le froid lui donne la mort : il s’égare, et vient tomber sur le sciait de sa demeure. Le matin luira sur sort cadavre glacé et sans vie ; sa veuve entendra, au retour de la pâle aurore, ses enfans orphelins redemander leur père, et trouvera le chien fidèle qui, partageant leur douleur, s’est couché au milieu de la neige sur le sein de son maître, et lèche son visage pour le réveiller.

Qui envie dans cette saison le sort du berger, sa santé robuste, sa paisible chaumière, sa couche de gazon sur la colline, ses chants joyeux sous l’ombrage, adressés aux beaux yeux de sa fraîche Marion sa houlette, sa gourde, son chalumeau et tous les attributs de l’Arcadie ?

Hélas ! cher Skene, notre vie n’est-elle pas également soumise à ces vicissitudes ? Nous voyons souvent notre printemps embelli par les jeux et la gaieté, tandis que l’orage nous prépare ses fureurs pour l’hiver de nos jours. Tel le vieux monarque de Troie avait passé l’été de sa vie dans la paix et la gloire ; mais les feux des Grecs et les alarmes de la guerre affligèrent ses cheveux blancs. Heureux donc, puisque chacun doit avoir sa part de plaisir et de peine, heureux les protégés du ciel, dont la coupe contient le mélange des deux liqueurs ; heureux ceux qui trouvent des consolations dans leurs chagrins, et à qui quelques revers apprennent le prix de la modération dans le bonheur. Telle fut ta destinée, mon ami ; tu te vis condamné à mêler le cyprès à la couronne de myrte, lorsqu’à peine tu venais de former les doux nœuds de l’hymen. Le père de ta fiancée avait souri à l’époux choisi par sa fille ; l’amour fut forcé de prendre des habits de deuil et d’essuyer les larmes de la piété filiale. Hélas ! il avait été aussi bon ami que bon père 1. A peine Forbes, objet de nos regrets, venait de payer son tribut à l’ombre de sen ménestrel ; à peine venait-il de terminer l’histoire de son ami, que le cœur de l’historien lui-même fut glacé par la mort. Où trouverons-nous un cœur aussi noble et aussi bienfaisant ? Ses amis et sa famille ne seront pas les seuls à pleurer sur son urne

(1) Voyez la note sur William Forbes de Pistligo, auteur de la vie Reattie. — Ed.

248 MARMION.

honorée : tous ceux dont il a séché les larmes en verseront de plus amères en entendant prononcer son nom ; la reconnaissance proclamera enfin des bienfaits ignorés jusqu’ici. Si la charité des mortels osait prendre les titres du Très-Haut, nous graverions sur sa tombe qu’il fut le bouclier de la veuve et l’appui de l’orphelin. Quoique cet hommage de ma muse doive réveiller tes douleurs, elle ne sera pas blâmée de choisir un sujet aussi triste : elle est sacrée pour moi la plume qui traça cette maxime :

N’OUBLIE JAMAIS L’AMI DE TON PÈRE.

Moi aussi je puis dire que j’ai reçu de lui des bienfaits et des conseils généreux ; moi aussi j’ai un tribut à porter sur sa tombe…….. C’est peu de chose ; mais c’est tout ce que je possède.

Pour toi, peut-être ces vers te rappelleront nos promenades de l’été, ces jours où, tous deux oisifs, et, je l’avoue, peu jaloux de rien faire, nous errions sur les collines, et passant du grave au doux, et de l’utile à l’agréable, nous tenions des discours aussi variés et aussi peu suivis que les sites qui s’offraient à nous. Souvent aussi nous trouvions du charme à poursuivre silencieusement nos travaux paisibles, toi dessinant les formes fantastiques d’un chêne, et moi lisant avec extase la légende de cet antique chevalier, surnommé Tyran-le-Blanc. A nos pieds, deux écuyers fidèles,. Pandour et Camp, s’observaient d’un œil jaloux, et avaient peine à ne pas renouveler d’anciennes querelles. L’alouette gazouillait du haut de son nuage : le ruisseau murmurait doucement. L’aubépine couronnait nos fronts de ses guirlandes parfumées. Ariel 1 ne vivait pas plus heureux que nous sous son ombrage fleuri.

Il est aussi des nuits charmantes dont le souvenir doit nous être cher. Lorsque l’hiver dépouillait les bosquets de la parure de leurs feuilles, nous écoutions sans inquiétude, comme je fais aujourd’hui, le gémissement de la bise. Auprès d’un bon foyer, autour d’une lampe joyeuse, nous prêtions une oreille attentive aux romances d’une jeune beauté, et nos railleries faisaient rougir celui d’entre nous qui reculait devant la flamme azurée

(1) L’Ariel de la Tempête de Shakespeare. — En.

CHANT QUATRIÈME. 249

du punch. Nous avions alors des amis qui nous aidaient à rire des menaces de la tempête ; cet aimable voyageur qui respire l’air pur des rives du Devon, et dont nous trouvons l’absence si longue ; le tendre R***, et un autre encore que je ne puis nommer, car la délicate sensitive ne repousse pas avec plus de crainte une indiscrète main, que lui une louange méritée. Une gaieté franche présidait à nos fêtes ; le souci en était exclu, et se dépitait à la porte ; non que quelque grave discours ne vint parfois captiver aussi notre attention, comme, par exemple, .sur ce qu’on exige d’un coursier pour être bien fait, sur son jarret, sa croupe ou sa crinière ; car, semblables à ce fou de Tom 1, notre principale affaire était de monter à cheval et de faire la guerre au gibier. Tels étaient nos plaisirs dans cet heureux temps, et quoique l’âge mur nous ait un peu changés, et nous fasse accorder moins d’importance à la chasse et aux ruisseaux, cependant ne perdons pas l’espoir de renouveler ces douces occupations. Cette pensée seule inspire ma muse, et le chevalier Marmion va se mettre en marche.

__________

I.

J’ai dit qu’Eustace entendit avec joie les premiers chants de l’alouette. Réveillé par le coq matinal et les fanfares des cors, les archers de Marmion et ses valets accourent à l’écurie, en sifflant gaiement ; mais bientôt on les entend se plaindre de tous côtés du désordre de leurs équipages. Les uns réclament leurs armes perdues, les autres vont chercher querelle à l’hôtelier. — Par les reliques de saint Becket ! s’écrie. l’un, je crois que quelque fourbe d’Écossais m’a volé ma lance ! Le jeune Blount, second écuyer de Marmion, s’étonne de trouver son cheval couvert de fange et de sueur : il menace le palefrenier, qui jure par tous les saints qu’il l’a étrillé la veille avec soin. Pendant que l’écuyer s’impatiente, le vieux Hubert pousse des cris de surprise et de terreur. — Blount ! dit-il, ca-

(1) Voyez la tragédie du Roi Lear. — En.

250 MARMION.

marades ! au secours ! Bevis se meurt sur la litière ; comment annoncer à Marmion la perte du coursier qu’il aime tant ! Ils voient en effet avec douleur le pauvre Bevis haletant et près d’expirer ! Un des vassaux, qui croit avoir deviné le secret de tous ces prodiges, s’écrie tout à coup : — Comment tous ces malheurs ne nous seraient-ils pas arrivés, avec un guide comme ce maudit pèlerin ? il nous eût mieux valu suivre, à travers les broussailles et les marais, la lanterne du moine Rush 1.

II.

Fitz-Eustace, qui devinait seulement la cause de ce désordre, sans trop la comprendre, imposa silence à ses compagnons, car il connaissait l’humeur bizarre de son maître. Il alla le trouver avant de se mettre en route, et le vit plongé dans une sombre rêverie. Il lui raconta ce qui arrivait, mais simplement comme s’il ne se doutait de rien. Lord Marmion l’écouta avec une froide indifférence, sans témoigner la moindre surprise, comme si on ne lui parlait que d’accidens ordinaires en voyage, et il ordonna aux trompettes de sonner le boute-selle.

III.

Le jeune Henry Blount paya la dépense de l’auberge, et, en jetant l’argent sur la table, il dit à l’hôte écossais : — Maraud, tu mériterais bien de ne pas toucher un shilling : vois-tu dans quel état se trouve mon cheval ? des Esprits l’ont fait galoper toute la nuit, et l’ont laissé tout couvert d’écume. J’espère qu’une armée anglaise viendra bientôt conjurer tous les diables de l’Écosse, et les forcer à coups d’épée de retourner bien vite dans leur asile de l’enfer. Quant à cette maison, je me souviendrai qu’elle en est pleine ! — Grand merci, répondit l’hôte, qui regardait en souriant l’argent qu’il recevait ; grand merci, messire écuyer, et si vous êtes du nombre de ces Anglais qui doivent venir se livrer aux épées d’Ecosse, je sou-

(1) Feu follet. Voyez la note 2. — En.

CHANT QUATRIÈME. 251

haite que celle qui vous percera soit bien aiguisée et vous épargne une longue agonie. Leur entretien en resta là, car Marmion avait déjà fait donner le signal du départ. Le pèlerin continua de leur montrer la route, et ils voyagèrent toute la matinée.

IV.

Ils traversèrent les bois de Humble et de Saltoun, dont les sentiers leur offraient un doux tapis de gazon. La route était variée : ici la vue pouvait s’étendre sur des vallons et des collines ; là les arbres, se rapprochant de nouveau, entrelaçaient leurs rameaux en voûtes de verdure.

— Ce bois est charmant, dit Fitz-Eustace, et ressemble à ceux où les chevaliers errans rencontraient leurs grandes aventures. Une gente damoiselle, fugitive éperdue, et les cheveux en désordre, venait soudain chercher un refuge à leurs pieds, et le paladin courtois s’empressait d’aller rompre une lance pour elle. Je vois aussi de ces grottes romantiques, éclairées par un demi-jour mystérieux, comme celles où la belle inconnue témoignait sa reconnaissance au brave défenseur que le ciel lui avait envoyé. — Ainsi parlait Eustace, pour distraire lord Marmion, peut-être aussi pour montrer sa science, car Eustace avait feuilleté près de la croisée du château paternel maints gros volumes de romans imprimés par Caxton ou De Worde. Mais en vain attendit-il une réponse ; Marmion gardait un morne silence.

v.

Tout à coup les échos de la forêt et des collines répètent les sons de plusieurs clairons encore éloignés. Les archers saisissent leurs armes, mais ils reconnaissent bientôt que ces fanfares n’annonçaient rien d’hostile. Prudent toutefois comme on doit l’être dans un pays ennemi, Marmion ordonne à sa troupe de gagner un terrain plus découvert. A quelques stades plus loin, les arbres s’écartaient soudain et formaient comme le rempart d’une petite rifaine : Marmion fit ranger ses archers en bataille, et

252 MARMION.

vit bientôt sortir du côté opposé un brillant escadron.

VI.

A la tête marchaient les trompettes qui avaient fait naguère retentir toute la forêt. Ils s’avançaient, sur des coursiers fringans, et portaient un manteau écarlate sur leur veste bleue. Chaque clairon était orné d’une bannière avec l’écusson royal d’Ecosse. Les hérauts et les poursuivans, Bute, Islay, Marehmont, Rotlhsay, venaient ensuite avec leurs cottes d’armes peintes et brillantes d’argent, d’or, d’azur et de gueules ; ils formaient le cortège du roi d’armes. Celui-ci tenait à la main le sceptre héraldique, qui avait souvent éteint les plus violentes querelles de la féodalité.

VII.

C’était un homme d’un âge moyen, d’un aspect noble, grave et sage, comme il convient à l’ambassadeur d’un roi. Mais ses regards exprimaient aussi la finesse, la pénétration, et quelque chose de cet esprit satirique qui frondait les vices du siècle, et commençait à miner l’autorité de Rome. Sa toque de cérémonie était couronnée par une aigrette de héron ; les housses qui couvraient son blanc palefroi pendaient jusqu’à terre ; elles étaient brodées tout autour, et on y admirait les armoiries et devises d’Ecosse : le double trescheur 1, qu’Achaius porta le premier, le chardon, la fleur-de-lis et la noble licorne.

Ces riches armoiries éblouissaient tellement les yeux, qu’on pouvait à peine distinguer le lion blasonné d’où venait le titre du roi d’armes. Une suite convenable à ses fonctions formait son cortège. Ton nom est encore renommé, et tes vers ont encore des charmes, sir David Lindesay du Mont, lord Lion-Roi-d’Armes.

VIII.

Marmion mit pied à terre aussitôt qu’il aperçut l’envoyé du roi Jacques ; car le noble baron n’ignorait pas que cette

(1) Espèce d’orle ou filet au bord de l’eau. — En.

CHANT QUATRIEME 253

marque de déférence était due à celui que le monarque avait couronné de ses propres mains de l’ancien diadème d’Ecosse, après lui. avoir oint le front avec le vin sacré, et avoir confié à son doigt l’anneau emblématique,

Après des félicitations mutuelles, le Roi-Lion exposa son message en ces termes

— Le roi mon maître avait juré de ne plus former d’alliance avec Henry, et de ne plus permettre qu’aucun député d’Angleterre parût à sa cour ; cependant, comme il connaît lord Marmion et qu’il honore sa renommée guerrière, mon souverain aurait cru manquer à la courtoisie s’il avait refusé de le voir. Je suis chargé d’être votre guide et de vous traiter selon votre rang, jusqu’à ce que Sa Majesté désigne le jour où elle daignera admettre en sa présence la fleur de la chevalerie anglaise.

IX.

Quoique contrarié de ce retard, Marmion feignit de s’en consoler. Le pèlerin, son guide mystérieux, voyant qu’il n’était plus nécessaire, voulut vainement prendre congé de lui. L’ordre exprès du roi d’armes était qu’aucun des gens de Marmion ne pût s’écarter. — L’Angleterre, dit tout bas David Lindesay à Marchmont, a bien assez des yeux perfides de Lady Heron pour nous espionner en Ecosse. Mais il donna au chevalier anglais des prétextes spécieux. Les deux troupes réunies suivirent les rives de la Tyne.

x.

Enfin ils arrivent dans ce vallon où le château de Crichtoun s’élève sur les bords de la rivière ; c’était là que le Lion-Roi-d’Armes avait préparé un logement digne de Marmion ; de là vous entendez murmurer les ondes de la Tyne, qui d’abord s’étend en nappe pour former un lac majestueux, et puis, resserrée dans un lit plus étroit, arrose les racines du sureau et du saule pleureur. Le château est l’ouvrage de plusieurs siècles, comme l’atteste son architecture variée ; c’est un vaste et solide monument qui

254 MARMION.

résista aux soldats des Douglas, armés par la haine et la vengeance.

XI.

Crichtoun ! aujourd’hui ta cour fangeuse ne reçoit plus que le bœuf paresseux et les troupeaux bêlans ; mais le ménestrel aima long-temps à visiter tes tours gothiques et ton donjon en ruines. J’ai souvent pris plaisir à deviner le sens mystérieux des devises sur les armoiries et les écussons rouillés, restes d’une ancienne magnificence, qui parent encore tes antiques murailles. Le temps a respecté la galerie où étaient suspendus jadis les portraits des preux ; on admire encore la sculpture de ton superbe escalier, orné de ses rosaces et de ses festons entrelacés. Le portique élégant de ta cour est encore debout, et au-dessus de la corniche les pierres taillées en facettes conservent leurs formes de diamans, mais les troupeaux vont seuls y chercher un’abri contre l’orage. On peut encore descendre en frissonnant dans les sombres caveaux où gémissaient jadis les captifs, privés de la lumière du jour. Mais je préfère suivre, du haut de tes créneaux recouverts de gazon, les détours de la Tyne, qui semble fuir à regret le vallon ravissant où serpentent ses ondes.

XII.

Crichtoun était dans toute sa splendeur quand Marmion y fut reçu ; mais son entrée s’y fit sans éclat, car il n’y avait dans le châteaux que des femmes, des enfans et des vieillards ; les yeux encore humides des larmes qu’elle venait de verser, la noble châtelaine alla d’un air triste à sa rencontre : ce fut son fils, à peine âgé de douze ans, qui tint les rênes de son coursier ; car tous les vassaux en état de porter les armes étaient partis le matin même avec leur seigneur, le comte Adam Hepburn, celui qui périt à la bataille de Flodden, à côté de son souverain : sa veuve désolée montera long-temps sur la tour pour tâcher de reconnaître dans le lointain le panache de son époux ; elle ne doit plus le voir revenir à la tête de sa vaillante

CHANT QUATRIÈME . 255

troupe. Honneur au comte Hepburn ! ce nom fut glorieux jusqu’à ce que l’odieux Bothwell l’eût porté.

XIII.

Marmion demeura deux jours dans ce château, comblé de tous les honneurs dus aux chevaliers et servi comme l’hôte du roi. Ainsi l’avait ordonné le monarque d’Ecosse, qui passait alors en revue toutes ses troupes dans la plaine de Borough-Moor. Peut-être ce prince ne voulait-il pas qu’un ennemi vit son armée, jusqu’à ce que chaque corps fût en état de marcher contre les forces de l’Angleterre.

Cependant Lindesay parvint plusieurs fois à égayer, par son esprit, l’humeur sombre de Marmion, et il apprit à son tour, à estimer les talens du baron anglais, qui était versé dans tous les arts de la Grèce et de Rome, et dans toutes les sciences de la guerre et de la paix.

XIV.

Ils se promenaient ensemble le soir du second jour sur les remparts du château, et s’entretenaient au clair de la lune sur différens sujets ; le roi d’armes, comme par distraction, dit à Marmion qu’il aurait bien pu se dispenser d’entreprendre son voyage, car un messager du ciel avait déjà parlé au roi Jacques pour le dissuader de faire la guerre. Pressé par les questions de Marmion, Lindesay lui raconta cette histoire, que les vieilles chroniques de l’Ecosse nous ont conservée

XV.

RECIT DE SIR DAVID LINDESAY.

— De tous les beaux palais qui ont été construits par les souverains de l’Ecosse, le plus beau, sans comparaison, c’est celui de Linlithgow. Qu’il est doux, au mois charmant de juin, d’aller y écouter les chants de la linotte et les sifflemens joyeux du merle ? le daim sauvage brame dans le taillis, et la poule d’eau plonge dans l’onde limpide du lac. Le cœur le plus triste y partagerait le bonheur qui réjouit alors toute la nature ; mais de tous les

256 MARMION.

mois de l’année, c’est le mois de juin qui est le plus odieux au roi Jacques. Vous ne devez pas ignorer que ce fut pendant ce mois qu’arriva la défaite de son père. Malheur aux traîtres qui armèrent l’héritier du trône contre l’auteur de ses jours ! La conscience lui fait encore sentir le trait douloureux du remords ! Le mois de juin est toujours consacré par le roi à des pratiques aussi austères que celles du carême.

XVI.

Cette année-ci, le roi passait, selon son usage, ce mois fatal à Linlithgow ; l’anniversaire de la mort de son père était arrivé ; les hymnes des morts retentissaient dans le temple ; les cloches faisaient entendre leurs sons lugubres ; l’évêque célébrait la messe ; le monarque, agenouillé dans la chapelle de Sainte-Catherine, revêtu de la haire et de son ceinturon de fer, versait des larmes de douleur ; autour de lui les chevaliers de l’ordre du Chardon étaient placés dans les stalles qui leur sont réservées, avec leurs bannières flottantes. J’étais aussi présent ; et, je l’avouerai, étourdi par le bruit continuel des cloches, j’avais les yeux fixés sur les vitraux que le soleil dorais de ses rayons ; mais bientôt, témoin de ce qui arriva, je crus rêver….. Un fantôme en tunique bleue avec une ceinture blanche fend la foule d’un pas grave. Son front était chauve, sa tête découverte ; une blonde chevelure tombait en boucles sur ses épaules… Ne riez pas de ma crédulité, seigneur Marmion ; je vous jure, sur l’honneur, qu’en voyant sa grace paisible, la simple majesté de son visage et sa démarche solennelle, je crus avoir devant les yeux l’image parfaite de cet apôtre qui soutint la Vierge dans son évanouissement, l’image de Jean, le disciple chéri du Christ.

XVII.

Il s’avance jusqu’auprès du roi, s’arrête avec une franchise rustique, ne fait aucun salut au monarque, et, appuyant son bras sur le pupitre, il lui adresse ces paroles

CHANT QUATRIÈM E. 257

d’un ton peu élevé ; mais jamais paroles ne firent comme les siennes frémir tous ceux qui les écoutaient :

— Ma mère céleste, dit-il, m’envoie pour te prévenir de ne point faire la guerre. Un grand malheur t’attend ; mais si tu te refuses à cet avis, défie-toi doublement, roi d’Ecosse, des attraits d’une femme et de ses embûches au milieu des voluptés. Que Dieu daigne veiller sur toi.

— Le monarque surpris semblait chercher une réponse sans pouvoir en trouver une ; et, lorsqu’il releva la tête pour parler, l’envoyé céleste était déjà loin. Le maréchal d’Ecosse et moi nous avions couru pour l’arrêter à la porte : mais il disparut aussi rapide que le vent de l’orage, et comme un rayon du soleil qui tombe sur une vague et s’évanouit aussitôt. —

XVIII.

Pendant que Lindesay faisait cet étrange récit, la nuit commençait à être si obscure qu’il ne put voir le trouble de Marmion. Après un moment de silence, le baron anglais répondit :

— Je croyais les lois de la nature si fortes, qu’il me semblait impossible que jamais leur cours pût être interrompu ; et il y a trois jours que j’aurais traité votre histoire de mauvaise plaisanterie ; mais depuis que j’ai passé la Tweed, j’ai des raisons pour tenir moins à mon scepticisme, et je suis devenu un peu plus crédule. Marmion s’arrêta, et parut fâché d’en avoir trop dit ; cependant pressé par cette émotion irrésistible qui nous fait un besoin d’épancher notre aine, alors même que nous ne pouvons révéler nos secrets qu’avec douleur, il raconta au roi d’armes la merveilleuse histoire de l’hôtelier villageois ; mais il ne dit pas un mot du pèlerin, de Constance et de Clara ; il n’attribua qu’à un rêve inquiétant les pensées qui avaient troublé son sommeil à Giffort.

XIX.

— Vainement, dit-il, j’essayai de goûter un moment de repos : les mêmes pensées m’assiégeaient sans cesse et por-

17

258 MARMION.

taient dans mon cœur l’agitation d’une fièvre brûlante. Pour échapper à cette espèce de délire, je montai sur mon coursier : la lune brillait ; je me rendis à l’ancien camp des Pictes. J’entrai par la porte du sud, et je sonnai du cor ; il me sembla en entendre un autre qui me répondait ; le son en était si faible, que ce pouvait bien être l’écho lointain du mien.

XX.

— Dans cette idée, je me préparais à revenir sur mes pas ; mais soudain un cavalier m’apparaît dans cette enceinte. J’avais peine à en croire mes yeux ; et je doute encore s’ils ne m’ont pas trompé… J’ai prouvé mon sang-froid, lord Lion, dans maint combat particulier et dans mainte bataille ; oui, j’ose dire que je m’y suis toujours comporté avec le courage qui convient à un noble chevalier ; mais, lorsque cet ennemi inattendu sembla sortir tout à coup des entrailles de la terre, je dois dire la vérité… je frissonnai de terreur ; et, en mettent ma lance en arrêt, mon bras tremblait tellement que je pus à peine me tenir sur la défensive.

XXI.

— Ai-je besoin de vous dire quelle fut l’issue, de notre combat ? nous courûmes l’un sur l’autre….. mon cheval s’abattit…. que pouvait-il faire contre un champion de l’enfer ?… je roulai sur la lice ; le spectre brandissait son glaive nu sur ma tête. Mais voici le plus extraordinaire : je levai les yeux… la vue des gouffres où rugissent les démons ne m’eût pas épouvanté comme le visage que je reconnus… La lune éclairait des traits qui ne me sont que trop familiers : c’étaient ceux d’un chevalier ennemi qui, exilé depuis long-temps dans des climats lointains, y a perdu la vie. Je ne doutais plus qu’il n’eût péri en effet, lorsque levant sa visière il fixa sur moi les regards effrayans d’un fantôme irrité ; trois fois il tourna contre mon sein son glaive vengeur, mais il le laissa retomber dans le fourreau lorsque, pour la première fois de ma vie,

CHANT QUATRIÈME . 259

j’implorai l’intercession de saint George ; s’élançant avec légèreté sur un coursier, il sembla disparaître à l’instant même., car la lune fut soudain cachée par un nuage, et les ténèbres de la nuit couvrirent toute la bruyère…. Il serait trop long de vous dire comment je connais si bien, ce chevalier que la haine a évoqué de son tombeau ; mort ou vivant, il a de puissans motifs pour être mon ennemi. —

XXII.

Sir David du Mont témoigna sa surprise ; mais, très-versé dans l’histoire, il se mit à raconter qu’un semblable événement était arrivé autrefois près de Norham, où un fantôme infernal, sous la forme d’un chevalier écossais, avait vaincu Brian Bulmer, et l’avait presque forcé de désavouer son baptême. — Un autre fantôme de ce genre, ajouta-t-il, se voit dans la clairière de Rothiemurcus ; il est couvert du plaid, de la targe et de la claymore des Highlands ; ses mains sont teintes de sang ; on le rencontre encore sous les pins qui ombragent le sombre Tomantoul, Achnaslaid, Dromouchty et Glenmore 1.

Cependant quoi que racontent les légendes à propos de ces démons guerriers, ennemis véritables ou fantômes des montagnes et des plaines, toujours loyal et toujours brave, un vrai fils de la chevalerie doit regarder ces terreurs nocturnes comme de vaines superstitions. Ces esprits malveillans n’ont guère le pouvoir de nous nuire que lorsque, égarés par nos passions, nous méditons un crime ou nous étouffons un remords.

Lord Marmion détourna la tête ; deux fois il essaya vainement de raffermir l’accent de sa voix… Enfin, pour toute réponse, il pressa la main de sir David, et leur entretien en resta là. Chacun d’eux alla commander à sa troupe d’être prête au retour de l’aurore, pour se rendre au camp du roi d’Ecosse, car tel était l’ordre de la cour.

XXIII.

Ils prirent de bon matin la route de Dun-Edin. Je pour-

(1) Voir une note du ch ? III au sujet de ce fantôme merveilleux.

260 MARMION.

rais décrire toutes les collines et tous les vallons qu’ils parcoururent, tous les ruisseaux qu’ils traversèrent ; ils me sont tous familiers ; mais, pour éviter de longues digressions, je dirai seulement qu’ils se dirigèrent à travers les bruyères de Braid, et que, traversant la vallée de ce nom, ils franchirent la petite rivière qui l’arrose, et s’arrêtèrent sur la colline de Blackford.

XXIV.

O Blackford, j’ai souvent erré aux jours de mon enfance sur ton sommet inculte, cherchant les nids d’oiseaux parmi les buissons et les touffes du genêt. J’aimais aussi à écouter, mollement étendu, le murmure lointain de la ville, et l’harmonie solennelle des cloches de Saint-Giles, que m’apportait une brise légère. Aujourd’hui mes yeux aperçoivent depuis la colline jusqu’à la plaine les épis dorés de la moisson ondoyante ; tout est changé pour moi dans le paysage que je contemple, tout, excepté les rochers, et le ruisseau qui gazouille en fuyant. Hélas ! je crois entendre la voix plaintive de mes premières affections, depuis long-temps éteintes.

XXV.

Ces lieux sont bien plus changés encore depuis le jour où Marmion contempla, du haut de la colline de Blackford, les tentes guerrières qui couvraient la plaine de Borough-Moor. Plus de mille pavillons s’étendaient jusqu’à la ville, et formaient une enceinte irrégulière ; çà et là quelques chênes, derniers restes de l’ancienne forêt, dominaient par leur cime touffue ce rendez-vous de tous les soldats de l’Ecosse ; et, par la teinte de leur feuillage, reposaient l’œil fatigué de la blancheur uniforme du camp.

XXVI.

Depuis la contrée nébuleuse des Hébudes jusqu’aux plaines fertiles de Lodon, depuis la côte rocailleuse de Ross jusqu’aux forêts plus méridionales de Redswire, l’Ecosse avait envoyé tous ses guerriers. Marmion pouvait entendre le bruit sourd de cette multitude, le galop des

CHANT QUATRIÈM E. 251

chevaux et leurs hennissemens qui se mêlaient aux fanfares des clairons. Pendant que les Chefs passaient en revue leurs vassaux armés, il pouvait voir la forêt mobile des lances et les éclairs fréquens que renvoyaient les boucliers sur lesquels les rayons du soleil venaient se réfléchir.

XXVII.

Les légers nuages de fumée qui s’élèvent aux premiers rayons du jour, annoncent que les feux allumés par les sentinelles vont bientôt s’éteindre. Maint chariot de bagage roule pesamment sur la plaine, et les bœufs traînent les équipages bruyans de l’artillerie. On remarque surtout les sept sœurs de Borthwick 1 et les couleuvrines que la France avait données à l’Ecosse, funestes présens qui orneront bientôt le triomphe des vainqueurs de Flodden.

XXVIII.

Mille étendards se déployaient dans les airs, différens de forme et de couleurs, verts, cramoisis, rouges ou bleus, avant chacun leur devise, et ombrageant les pavillons de leurs plis déroulés par la brise 2. Le plus large et le plus élevé était l’étendard royal ; un pin planté dans une pierre massive qui existe encore lui servait de soutien et fléchissait sous le poids de la bannière ; déployée par le vent de l’ouest, elle faisait admirer l’écusson de la couronne, au milieu duquel le lion d’Ecosse rampait sur un champ d’or.

XXIX.

Marmion contempla ce beau spectacle avec la noble émotion d’un guerrier… Enfin son cœur s’enflamme, ses yeux étincellent comme dans un jour de bataille, plus terribles que ceux du faucon qui se précipite sur sa proie : — Lord Lion, vous avez eu bien raison de me dire, s’écria-t-il, que l’on tenterait vainement de dissuader votre

(1) C’étaient sept pièces de canon qu’on appelait ainsi ; elles avaient été fondues par un nommé Borthwick.

(2) Chacune de ces enseignes féodales désignait les grades différens de ceux qui avaient le droit d’en porter.

262 MARMION.

roi de la guerre ; car, par saint George, si je me voyais à la tête de cette armée, aucun pouvoir infernal ou divin ne pourrait me faire penser à la paix jusqu’à ce qu’un glorieux combat eût terni l’éclat resplendissant de ces armes.

Le barde d’Ecosse qui était d’une humeur moins belliqueuse, lui répondit : — Ce spectacle est beau sans doute ;… mais il serait heureux que les princes qui gouvernent un royaume dans la paix et l’opulence, apprissent qu’il est plus digne d’eux de respecter le repos de leurs peuples que de s’exposer à tout perdre en voulant monter trop haut.

XXX.

Marmion ne pouvait abandonner ce site ; jamais plus brillante perspective n’avait charmé ses regards. Quand l’œil était rassasié du spectacle de cette magnificence guerrière et du mouvement de la plaine, il pouvait franchir l’espace et contempler la ville, brillante d’une splendeur un peu rembrunie. Les vapeurs qui voltigeaient sur ses noires tourelles étaient colorées par l’aube matinale, d’une teinte rouge semblable à celle des nuages qui recèlent la foudre. Telle était la sombre majesté dont était revêtue la hauteur où le château se montre avec orgueil ; tel était l’aspect offert par cette pente escarpée, couverte depuis sa cime aérienne de ces édifices massifs, serrés et d’une prodigieuse élévation, qui forment ma ville romantique. Mais, vers le nord, les rayons du soleil versaient une lumière plus pure sur les monts d’Ochill, et chaque sommet dont ils effleuraient la bruyère, brillait comme une améthyste empourprée. Plus loin, on distinguait les rivages de Fife, de Preston ou Berwick-Law, et au milieu coulait le Firth, dont les îles semblaient flotter sur le sein de l’onde comme des émeraudes enchâssées dans l’or. Fitz-Eustace sentit bondir son cœur ; et, comme pour donner un libre essor à son enthousiasme, il enfonça ses éperons dans les flancs de son coursier, et fit une demi-volte en agitant sa bride : — Où est le lâche, s’écria-t-il, qui n’ose-

CHANT QUATRIÈME. 263

rait combattre pour une telle patrie ! Lindesay sourit en voyant : ce transport, que Marmion ne chercha pas à réprimer par un regard sévère.

XXXI.

Cependant une musique guerrière vint réveiller soudain les échos de la montagne ; c’étaient les sons réunis du clairon et du cor, du fifre et du tambour, du psaltérion et des cymbales ; en même temps l’airain des cloches invitait les fidèles à prier. Lindesay dit à Marmion : — Cette musique se fait entendre chaque jour, lorsque le roi va assister au saint sacrifice soit à l’église de Sainte-Catherine-de-Sienne, soit à la chapelle de Saint-Roch ; ces concerts belliqueux sont pour vous la voix de la gloire, ils ne me rappellent à moi que les plaisirs moins dangereux de la chasse et les fanfares de nos cors dans les bois de Falkland, alors que chaque cavalier se faisait un point d’honneur d’arriver le premier à la défaite du cerf.

XXXII.

— Je ne puis d’ailleurs m’empêcher de gémir, ajouta-t-il, quand je contemple cette reine du nord sur les collines qui lui servent de trône, l’enceinte royale de son palais, son château inexpugnable, ses vastes édifices et ses temples saints ; je ne puis m’empêcher, dis-je, de gémir en pensant que peut-être la fortune nous prépare des désastres funestes, et que ces mêmes cloches annonceront les funérailles de notre prince valeureux, ou appelleront aux armes les citoyens paisibles… — Mais n’allez pas croire, chevalier, malgré ce sinistre pressentiment, que la conquête de l’Ecosse soit assurée ou facile : non sans doute, non… Dieu est le maître de la victoire, il brise la lance et le bouclier des conquérans ; vous-même, lord Marmion, vous reconnaîtrez, quand vous attaquerez cette armée de sujets fidèles, vous reconnaîtrez qu’elle est assez redoutable pour faire verser bien des larmes aux veuves d’Albion ; jamais guerriers ne furent plus fiers que les nôtres, jamais prince n’égala Jacques en bravoure.

264 MARMION.

Mais, déjà descendus dans la plaine, Marmion et Lindesay arrivent aux barrières du camp, et y font une halte.

Le ménestrel s’arrête avec eux ; il va monter le ton de sa harpe assez haut pour célébrer dignement le monarque et l’ancienne cour d’Ecosse.

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CHANT CINQUIÈME.


INTRODUCTION

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A GEORGES ELLIS ESQ.

Edimbourg.

LE sombre décembre abrège le jour et nous ravit les, derniers plaisirs de l’automne ; à peine si le soleil daigne laisser tomber sur les neiges un regard indifférent et froid, comme celui qu’accorde un riche protecteur au poète indigent ; les travaux champêtres sont terminés, le fusil repose au-dessus de la cheminée ; suspendus à la muraille, l’épieu, la ligne et la gibecière forment un trophée inutile. Le basset au poil rude et hérissé, le lévrier agile et le chien d’arrêt sont étendus nonchalamment sur le parquet du salon. L’impatient coursier est condamné à rester attaché tout le jour à l’écurie. La neige forme un rempart autour de la maison ; il ne nous reste plus d’autre sentier que celui qui est indispensable pour aller puiser l’eau à la fontaine. Les journaux lus et relus cessent de nous distraire ; le politique chagrin se courrouce contre le retard du courrier, et la ménagère économe se plaint que la neige empêche l’arrivée des chariots. Lorsque la campagne ne

CHANT CINQUIÈME. 265

m’offre plus que ce triste aspect, je lui dis adieu volontiers ; il est doux de changer l’abri désert des forêts pour les livres et les conversations de la ville ; j’y retrouve avec un plaisir nouveau les occupations du jour et les soirées au coin du feu.

Ici je n’ai pas lieu de déplorer dans mes vers les ravages du temps, comme je le faisais jadis sur les tours en ruines de Newark, et à Ettrick dépouillé de ses ombrages 1.

Il est vrai que la reine de la Calédonie a aussi essuyé des changemens : jadis fortifiée sur ces sombres collines, bornée et défendue par un rempart, avec des bastions, des tours, un lac et une garnison, elle ne permettait l’entrée de son enceinte que par ses portes bien gardées ; au-dessus des arceaux était suspendue une herse armée de fourches de fer : ce temps n’est plus, mais il n’y a que quelques années qu’une porte massive était encore fermée de bonne heure et se laissait suppléer pendant la nuit par un guichet grossier. O toi qui fus comme bardée de fer, Edimbourg ! tu es aujourd’hui paisiblement assise sur tes collines, comme une reine dans un asile champêtre ; libre et ne connaissant plus de limites, tu étends tes bras jusqu’à la nier, et au lieu du nuage obscur qui planait sans cesse sur tes rochers, tes tours et ton lac, tu réfléchis la brillante lumière du soleil couchant.

Telle cette amazone célébrée par Spencer dans son poëme de la reine des Fées 2, Britomarte, dont la lance magique faisait mordre la poussière à tous les paladins, changea soudain de forme lorsque recevant l’hospitalité dans le château de Malbèque, elle laissa flotter sa robe virginale. Débarrassé des entraves de la cuirasse, son sein battit en liberté ; on put contempler son modeste sourire, ses yeux bleus cachés jusque-là par sa visière, et les boucles d’or de sa chevelure tombèrent sur les contours gra-

(1) Voyez l’introduction au chant II.

(2) livre III, chap. IX.

266 MARMION.

cieux de ses épaules. Tous ceux qui dans le combat de la nuit avaient admiré sa valeur sans égale, ne furent pas moins surpris de ses appas ; en la voyant on la trouva belle, et en la trouvant. belle on l’aima ‘. Sa présence calma tous les transports jaloux et charma quelque temps les soucis de Malbèque ; ce chevalier errant, protecteur des dames, oublia les droits de sa Colombelle, et une passion naguère inconnue conquit le cœur du brusque sir Satyrane. Le volage Paridel, tout hardi qu’il était, n’osa pas la contempler sans respect. Tu charmais et tu domptais à la fois tous les cœurs, incomparable Britomarte !

C’est ainsi, belle cité, que, dépouillée de tes remparts, tu nous parais aussi imposante et plus aimable que dans ton appareil de guerre. Ne crois pas que ton trône, devenu d’un abord facile, ait perdu sa force et sa sécurité ! Aujourd’hui comme toujours, reine du nord, tu peux envoyer tes enfans aux combats. Jamais tes citoyens n’auraient montré plus de zèle si l’airain sonnait l’heure du. danger ; tu les verrais accourir pleins de bravoure, et t’entourer du rempart de leur corps. Tous tes enfans élevés pour les combats teindraient de leur sang le sol qui les vit naître, plutôt que de laisser enlever le moindre créneau de ta couronne murale. S’il venait, comme il peut venir, ô Édimbourg ! ce jour d’alarmes, l’hospitalité qui te fut toujours chère fléchirait le ciel en ta faveur ; car les anges eux-mêmes daignaient aux premiers âges du monde encourager les patriarches à cette douce vertu. Les bénédictions du dieu des opprimés accompagneraient tes défenseurs ! cité bienfaisante, refuge des rois malheureux, tu reçus Henry fuyant York son vainqueur, et dernièrement tu as vu avec douleur et respect les débris de la noble race des Bourbons.

Mais trève à ces pensées… elles me forcent de détour-

(1) Vers imité de Spencer

For every one her liked, and every one her loved.

FAIRY QUEEN, b. III, ch. 9.

CHANT CINQUIÈME. 267

ner les yeux et de fuir ces pressentimens trompeurs, ou trop réels, pour les rêveries romantiques des poètes et la clarté douteuse de la tradition qui flotte sans cesse entre le jour et la nuit. J’aime mieux me laisser guider par la lueur incertaine et changeante de son flambeau, et m’entourer de paladins, d’écuyers et de jeunes beautés., que de contempler avec terreur une plaine sanglante, et de voir une armée d’ennemis dans chaque nuage. Qui ne préfère les nuits de juin aux jours de décembre ? le clair de lune aux humides brouillards ? Et pourrions-nous dire où il y a le plus d’illusions ?

Mais qui pourra m’apprendre à tirer de ma harpe ces accords romantiques qui charmaient jadis le roi Henry, surnommé Beauclerc, parce qu’il aimait les ménestrels, et daignait leur sourire ? Qui préservera du naufrage de l’oubli ces antiques inspirations de la Muse, ces vers que Marie emprunta aux Bretons, et que Blondel chantait ? Ellis ! c’est toi qui es né pour réparer les ravages des siècles et prodiguer des soins généreux aux Muses mourantes ; tu as su arrêter le bras du Temps et lui arracher sa faux au moment où il allait frapper le dernier coup ; tu as osé porter les ciseaux sur ses ailes et briser son sablier ; nos anciens bardes te doivent une nouvelle vie. O toi, qui donnes au poème le plus frivole une morale gaie et sans pédanterie ; toi qui embellis le sujet le plus triste par une saillie inattendue, auteur aimable et bon citoyen, également chéri et honoré, accorde au poète une leçon de cet art magique qui séduit à la fois le cœur et l’esprit, qui charme le sage et plaide la cause de la vertu ; sois toujours mon ami, mon guide et mon modèle.

Puisses-tu long-temps trouver le même plaisir à initier les ménestrels dans les secrets de leur art…. Mais cesse de nous montrer par ton exemple ce qu’il est plue facile, de prêcher que de pratiquer. Qui pourra jamais imiter ta patience dans une longue maladie et dans une guérison cruelle ? qui pourra dompter comme toi la douleur avec

268 MARMION.

un froid et mâle courage ? C’est assez de nous avoir donné une fois cette leçon ; que le ciel te préserve de la répéter.

Ellis, viens m’écouter encore ; car tu as toujours aimé les tons variés d’un ménestrel qui, comme ses ancêtres les bardes des frontières, a fait retentir les échos de ses chants sans art jusqu’à ce que les chênes de Windsor et la plaine d’Ascot aient entendu avec surprise les sons de la harpe du nord. Viens m’écouter : fier de ton suffrage, je mépriserai la critique de nos pédans, et imitant l’art an-tique de retracer sur les vitraux des aventures irrégulières dont néanmoins l’effet est si pittoresque, j’emploierai des couleurs variées pour peindre les combats, les fêtes, les belles, les paladins, les troubadours, et toute la pompe de la chevalerie.

_____

La Cour.

I.

Marmion et sa suite laissent derrière eux les collines de Braid ; Lindesay ordonne aux gardes d’ouvrir les barrières du camp ; les soldats écossais accourent ; ils admirent d’un œil curieux ces étrangers venus d’Albion, et ne peuvent voir sans envie des ennemis aussi bien équipés ; la vaste circonférence de leurs arcs, la longueur de leurs flèches, les étonnent ; et plusieurs d’entre eux s’imaginent, dans leur simplicité, que ce ne sont que des armes de parade. Hélas ! ils se doutaient peu que ces mêmes traits longs d’une verge traverseraient bientôt l’acier de leurs cottes de mailles, et couvriraient comme une grêle d’orage la plaine de Flodden.

II.

De son côté, Marmion ne néglige pas d’observer les différens corps de l’armée ennemie, Il s’étonne qu’un

CHANT CINQIHEME. 269

royaume aussi peu considérable que celui d’Ecosse ait pu réunir tant de guerriers sous ses drapeaux. Ici sont des hommes d’armes revêtus d’une pesante cuirasse, semblables à des tours d’airain, montés sur des chevaux flamands, et armés de la hache et de la lance. Là des chevaliers et leurs écuyers forment un escadron plus agile, et exercent leurs coursiers dans la plaine. Ils leur apprennent à faire la passe et le saut, la demi-volte et les courbettes, pour mieux frapper du tranchant de l’épée le casque d’un ennemi. Marmion remarque le corps des bourgeois, qui ne portaient ni visière, ni panache ; mais leurs corselets étaient polis et brillans ; leurs hauberts et leur hausse-cols étincelaient comme l’argent. Les uns avaient de longues piques et des épées à double garde, les autres maniaient avec adresse une lourde massue, et se mettaient à couvert sous un large bouclier.

Les habitans de la campagne forment aussi un corps de fantassins vêtus d’une jaquette garnie d’acier ; chacun d’eux porte sur ses épaules des provisions pour quarante,jours, selon les statuts féodaux. Leurs armes sont la hallebarde, la hache ou l’épieu ; quelques-uns ont une arbalète, d’autres une dague et une épée. La plupart paraissent sérieux et même tristes, regrettant sans doute de quitter leurs chaumières chéries pour marcher vers une contrée étrangère, ou rêvant à leur charrue et à leurs sillons. Mais leurs yeux n’expriment toutefois aucune lâche terreur ; leur colère est plus à redouter que celle de ces guerriers qui, méprisant les périls, sont accourus avec empressement au champ de bataille, et dont la valeur ressemble à la flamme de la paille légère qui éblouit au loin, mais qui s’éteint aussitôt.

IV.

Tels ne sont pas les Écossais des. frontières ; nourris dans les périls, ils ont tressailli de joie en entendant résonner le signal des batailles, avec lequel ils sont familia

270 MARMION.

risés dès le berceau. La paix fut toujours pour eux un repos odieux. Ni la harpe, ni la cornemuse, ne flattent leurs oreilles comme le cri de slogan 1. Guidant un coursier rapide, armés de la lance et de l’épée, ils laissent aux chevaliers suivis de leurs vassaux la prétention de combattre pour la gloire, et aux citoyens celle de mourir pour conserver leurs privilèges ; pour eux les combats sont un jeu. C’est leur bonheur et leur gloire de consacrer les jours au sommeil et les nuits au pillage, ravageant sans cesse les montagnes, les forêts et les plaines. Charmés de la guerre, ils sont accourus sous les drapeaux du roi, se souciant peu de la victoire, parce qu’ils sont toujours sûrs du butin. Lorsque les hommes de la suite de Marmion traversèrent leurs rangs, ils les regardèrent d’abord d’un œil indifférent et sans surprise, connaissant bien la forme et la portée des arcs des Anglais ; mais lorsqu’ils virent le chevalier lui-même, paré d’armes splendides et de riches broderies, chacun de ces pillards dit tout bas à son compagnon : — Vois-tu quelle opulence ? Ne pourrons-nous pas savoir de quel côté ces Anglais passeront pour retourner chez eux ! Ah ! si nous pouvions rencontrer une si belle proie dans le vallon d’Eusedale ou sur les rives du Liddell ! Ce lion sans griffes qui leur sert de guide pourrait bien aussi se voir dépouillé de sa brillante parure, et la brune Madeleine ferait un tablier superbe de ce pourpoint tacheté.

V.

Marmion remarqua ensuite les descendans des Celtes ; race distincte au milieu de l’Ecosse par le langage et les formes du corps. C’était justement alors que les Chefs rassemblaient leurs tribus ; leurs vêtemens de laine, leurs manteaux bariolés, et qu’une ceinture assujettissait à leur taille, établissaient une bizarre uniformité parmi ces sauvages soldats. Chaque clan se range en bataille au son de

(1) Cri de guerre des clans écossais.

CHANT CINQUIÈME. 271

ses cornemuses. Les uns ont la chevelure rousse, les autres l’ont d’un brun foncé. Ils regardent Marmion avec l’étonnement des sauvages ; leurs jambes sont nues jusqu’aux genoux ; leurs membres trapus, robustes et accoutumés aux intempéries de l’air. Leurs Chefs, d’une taille plus élevée, se distinguent par la plume d’aigle qui décore leur toque élégante. La peau non préparée du chamois leur sert de brodequins, Le plaid pend sur leurs épaules ; une large épée d’une longueur extraordinaire, une dague d’un acier éprouvé, un bouclier garni de clous, un carquois, un arc et des flèches, telles sont leurs armes ; mais ces flèches sont encore courtes, et cet arc bien faible, comparés à l’arc et aux flèches des Anglais.

Les habitans des îles portaient encore l’ancienne massue danoise ; ils poussèrent un cri effrayant lorsque Marmion et son guide passèrent auprès d’eux ; leurs clameurs ressemblaient à celles des oiseaux de mer qui s’envolent d’un marais ; à leurs voix discordantes ils mêlèrent la musique bizarre de leurs instrumens guerriers.

VI.

C’est ainsi que Marmion et Lindesay traversèrent le camp du roi d’Ecosse, et arrivèrent enfin à la porte de la ville, que gardait une milice composée de citoyens vigilans, à qui le voisinage des montagnards et des maraudeurs de la frontière inspirait une juste méfiance. L’appareil de la guerre animait tous les quartiers de la cité. A chaque pas on entendait le marteau de l’armurier résonner avec bruit sur l’enclume ; le noir forgeron était occupé à revêtir le pied du coursier d’un fer utile. Plus loin on passait le tranchant de la hache ou de l’épée sur la meule tournante. Des pages et des écuyers parcouraient les rues et les places en portant des lances ou des casques, pendant que les bourgeois, à l’air grave et important, s’entretenaient de chaque seigneur nouvellement venu, discutaient sa généalogie, parlaient de sa gloire et du nombre de ses vassaux.

272 MARMION.

Le roi d’armes conduisit Marmion dans un hôtel richement meublé, qui dominait toute la ville. C’était là que le chevalier devait se reposer jusqu’à l’entrée de la nuit, heure que le roi avait fixée pour le recevoir dans le palais d’Holyrood.

Cependant Lindesay fit servir à son hôte et à sa suite un splendide repas avec des vins rares et exquis. Quand le soir fut venu, Marmion se para de ses habits de cour et suivit sir David, qui l’introduisit chez le monarque.

VII.

L’antique palais d’Holyrood retentissait des accens de la joie et du plaisir. Le roi Jacques donnait une fête aux seigneurs écossais qu’il avait réunis pour le moment du départ ; car ils avaient ordre de se mettre en marche au lever de l’aurore. Le prince aimait la magnificence, les festins, et les chants des ménestrels. Pendant le jour il assistait aux tournois, et la nuit c’était son plaisir d’abréger les heures par la danse, les mascarades et la pompe des banquets. Mais cette fête surpassait toutes celles qu’il avait données jusque-là ; c’était la plus brillante et la dernière ! Les lampes suspendues aux lambris du palais répandaient une vive lumière sur le cercle des courtisans. Ici des ménestrels chantaient en s’accompagnant de la harpe ; là les dames faisaient entendre de plus mélodieux accords. Le fou du roi, coiffé d’un bonnet à grandes oreilles, et revêtu d’un habit de toutes couleurs, débitait ses intarissables bons mots. Le jongleur étonnait les curieux par son adresse magique ; quelques-uns tentaient la fortune des dés ou se combattaient au jeu royal des échecs ; et d’autres, dans une salle à l’écart, courtisaient les dames de leurs pensées, qui n’étaient pas cruelles ; car le plus souvent l’amour profite de l’heure d’un départ pour triompher de la froideur et de l’indifférence : il faudrait avoir un cœur de pierre pour voir son amant marcher au combat, pour entendre peut-être son dernier adieu, et ne pas avouer qu’on est attendrie.

CHANT CINQUIÈME. 273

VIII.

Le roi traverse cette foule, joyeuse pour venir au-devant de lord Marmion ; chacun s’écarte avec respect ; il était facile de reconnaître Jacques à sa noble taille, quoique par courtoisie il tint à la main sa toque brodée et surmontée d’un panache ; il fit un profond salut au baron anglais. Tout son aspect s’accordait avec son costume pour annoncer un monarque. Son manteau de velours cramoisi était orné d’une fourrure de martre ; les riches nuances du satin de son pourpoint éblouissaient tous les yeux ; sur son collier était gravé l’antique chardon de la couronne d’Ecosse ; sa fidèle épée de Tolède pendait à un brillant baudrier ; ses brodequins étaient blancs, et des éperons d’acier et d’or y étaient attachés ; un rubis rare formait le nœud de sa toque de velours. Marmion ne se rappelait pas avoir jamais vu un prince dont le maintien fût aussi noble,

IX.

Jacques était d’une taille moyenne, mais bien proportionnée ; ses yeux noirs avaient le regard de l’aigle, ses cheveux et sa barbe, de la couleur de l’ébène, étaient bouclés avec grace. Danseur aimable, il savait se montrer ferme sur ses étriers dans la lice d’un tournois ; mais Jacques avait surtout ce regard séduisant auquel résiste si rarement le cœur d’une belle ; il aimait à voltiger de beauté en beauté, à supplier, à soupirer et à se plaindre ; mais toutes ces peines d’amour ne duraient guère : un monarque ne soupire pas long-temps. J’ai dit que le prince aimait les fêtes et les festins ; mais au milieu de sa gaieté, on s’étonnait souvent de voir son front se couvrir tout à coup d’un nuage de tristesse, s’il venait à sentir l’impression du ceinturon de fer dont il se ceignait les reins en souvenir du meurtre de son père. — Il n’était pas moins étrange, aussitôt que cet accès passager n’était plus, de le voir plus, joyeux que jamais se mêler de nouveau à tous les divertissemens. Tel, quand un objet de terreur frappe sa vue dans le lointain, le coursier tressaille et bondit sur

18

274 MARMION

lui-même sans oser avancer, mais des qu’il sent la pointe aiguë de l’éperon et le mors qui presse sa bouche, il part, et franchit avec une double vitesse les plaines et les collines.

X.

Les courtisans prétendaient que la dame de sir Hugh Heron avait tout pouvoir sur le cœur de Jacques ; elle était venue à la cour, servir d’otage à son mari, lorsque celui-ci fut accusé du meurtre du brave Cessford. Sir Hugh avait envoyé son épouse pour obtenir son pardon du roi.

Mais ce n’était pas à cette dame seule que ce prince galant rendait hommage. La reine de France lui avait fait remettre son gant et un anneau de turquoise, pour le prier de rompre une lance en qualité de son amant et de son chevalier, de s’avancer l’espace de trois milles vers le sud, et de déployer ses enseignes sur les terres des Anglais. Jacques n’avait pas hésité à se revêtir de la cotte de mailles pour l’amour de la reine de France : c’est ainsi qu’en admettant dans ses intimes conseils une belle Anglaise, et en se sacrifiant au caprice d’une princesse étrangère, il préparait lui-même sa ruine et celle de son royaume ; cependant ni la belle Anglaise, ni la reine de France ne valaient une seule des larmes que versaient les beaux yeux de Marguerite. Solitaire dans le palais de Lithgew, Marguerite passait ses jours à pleurer.

XI.

Pendant que la reine d’Ecosse gémit de la guerre que le prince devait porter dans sa patrie, et des dangers que son époux allait courir, lady Heron se prépare en souriant à charmer la cour par les sons de l’harmonie ; son bras élégant s’arrondit autour digne harpe, ses doigts en parcourent les cordes, son sein se soulève et s’abaisse sous la gaze légère qui en voile les contours ; elle essaie sa voix avant de chanter, adresse au roi un regard tendre et se détourne aussitôt ; elle sourit en rougissant, et répète

CHANT CINQUIÈME. 275

qu’elle ne peut, qu’elle n’ose se faire entendre ; enfin elle prélude avec une simplicité étudiée, et chante cette ballade sur un mode doux et léger :

XII.

LOCHINVAR.

CHANT DE LADY HERON.

Beau Lochinvar, fleur de chevalerie,

Qui ne rendit hommage à ta valeur ?

Qui n’envia le sort de ton amie ?

Qui n’eût voulu te devoir le bonheur ?


Il a volé sur son coursier rapide,

Des ennemis il a percé les rangs,

Gravi les monts et franchi les torrens ;

Honneur, amour, à l’amant intrépide !


De Netherby le gothique manoir

Frappe sa vue au retour de l’aurore ;

Son cœur bondit ! C’est son Eléonore

Que le guerrier aujourd’hui vient revoir.


Soumise, hélas ! aux volontés d’un père,

Eléonore a formé d’autres nœuds,

Et c’est ce soir qu’un hymen odieux

Doit affliger un amant si sincère.


Mais Lochinvar s’avance avec fierté ;

Lâche rival, l’époux de l’infidèle,

Baissant les yeux, à son père irrité

Laisse le soin de venger sa querelle.


— Dans ce château venez-vous en ami,

Dit le vieillard, ou nous porter la guerre ?

Le preux répond : — Votre fille a trahi

Tous les sermens qu’elle me fit naguère.


Mais en Ecosse il est mainte beauté

Qui pour époux m’accepterait encore ;

Je ne viens point troubler votre gaîté ;

Je viens danser avec Eléonore.


Lui dire adieu voilà tout mon désir ;

Regrette-t-on une amante légère ? —

18.

276 MARMION.

Elle rougit, elle pousse un soupir ;

Larme d’amour vint mouiller sa paupière.


Sans hésiter Lochinvar prend sa main,

Et puis gaîment il se mêle à la danse.

Chacun tout bas dit : — Gloire au paladin

Qui réunit la grace et la vaillance !


Mais Lochinvar n’a dit qu’un mot tout bas

En regardant la jeune fiancée ;

Éléonore a compris sa pensée :

Il sort, bientôt elle a suivi ses pas.


Ils sont déjà sur le coursier rapide.

Courez, volez, hôtes de ce château :

Ils ont déjà dépassé le coteau !

On ne vit plus cet amant intrépide.


Qui ne rendit hommage à ta valeur,

Beau Lochinvar, fleur de chevalerie ?

Qui n’envia le sort de ton amie ?

Qui n’eût voulu le devoir le bonheur ?

XIII.

Le monarque, penché sur la sirène, marquait la mesure de son chant, et s’approchant de plus en plus, il lui adressa tout bas un compliment flatteur. Les courtisans renchérissaient les uns sur les autres dans leurs éloges : les dames se regardaient à la dérobée ou se parlaient en détournant la tête. L’enchanteresse adressa à Marmion un regard dans lequel se peignait cet orgueil qui commande les hommages, et en même temps l’expression réelle ou feinte du mépris que lui inspirait sa royale conquête. Ce regard avait quelque chose de familier ; il témoignait que Marmion et elle se connaissaient depuis long-temps. Le roi le remarqua ; il en fut surpris et jaloux. Les princes ne peuvent souffrir de rivaux, même pour un mot, un sourire. ou un coup d’œil. Il prit avec un air d’autorité le large parchemin qui contenait les titres et la commission du chevalier anglais.

— Le ravage de nos frontières…, dit-il, le pillage dont

CHANT CINQUIÈM E. 277

nos paisibles vassaux ont été les victimes ; nos officiers égorgés pendant la paix, la mort du brave Barton… voilà des outrages qui crient vengeance, et nous serions indigne de régner s’ils demeuraient impunis. Nos hérauts ont porté à Henry notre déclaration de guerre et lui ont dit jusqu’où vont pour lui notre mépris et notre haine.

XIV.

Il s’arrêta à ces mots, et s’approcha de Douglas, qui contemplait cette fête d’un œil sévère. C’était ce Douglas, sixième comte d’Angus, qui osa, dans sa jeunesse, défier en champ clos le roi Jacques III, et faire mettre à mort tous ses favoris sur le pont terrible de Lauder. Les princes et leurs ministres ont long-temps tremblé au nom d’Archibald Bell-The-Cat 1. C’était ce même Douglas qui avait abandonné la plaine obscure de l’Ermitage, dans le Liddesdale, pour fixer sa résidence sur les rochers où s’élèvent les tours de Bothwell et où commence à couler la rivière de ce nom. Avancé en âge, il avait déposé l’armure du guerrier pour les attributs paisibles du citoyen. Cependant il n’avait pas encore perdu toute cette audace qui lui avait fait jadis braver la colère d’un roi et châtier l’orgueil de ses favoris. Ce jour-là même, dans le conseil, Douglas, peu habile dans l’art de flatter son souverain, avait, contre son avis, désapprouvé la guerre.

XV.

Quoique les saillies de ses muscles fussent affaissées, son corps amaigri, mais robuste encore, et d’une stature de géant, semblait une tour en ruine et près de tomber au milieu de cette fête. Ses cheveux et sa barbe blanche contrastaient avec ses sourcils, qui avaient conservé leur couleur noire. Quand le monarque fut auprès de Douglas, il ajouta ces paroles amères :

— Lord Marmion, puisque d’après ces lettres de Henry, vous devez rester en Ecosse tant qu’il y aura encore la

(1) Attache-le-grelot-au-chat. Voyez la note.

278 MARM1ON.

moindre espérance d’un traité, il serait peu courtois de vous dire, Retournez à Lindisfarn : attendez donc que mon héraut soit de retour. Demeurez à Tantallon, ce sera le grand Douglas qui sera votre hôte ; c’est un seigneur qui ressemble peu à ses ancêtres ; il porte leur devise sur la lame de son épée, et leurs bannières sur ses tours ; mais il aime mieux contredire son souverain que de combattre les ennemis de son pays. — Et maintenant que je m’en souviens, par saint Etienne ! on m’a envoyé ce matin une prise qu’a faite une galère de Dunbar ; c’est une compagnie de religieuses, véritables prémices de la guerre. Je veux que ces saintes filles, chevalier, retournent dans leur cloître sous vos auspices ; et pendant qu’elles demeureront au château de Douglas, elles pourront y prier pour l’ame de Cochrane 1. En prononçant le nom de ce favori immolé jadis à la vengeance du comte Angus, le monarque sentit le trait aigu du remords, et son front se couvrit d’un nuage de dépit et de honte.

XVI.

Douglas ne put rien répondre ; son cœur battait avec tant de violence qu’il était sur le point de se briser. Il détourna la tête, et une larme brûlante descendit sur ses joues. Le roi, attendri de sa douleur, lui prit la main : — Par l’ame de Bruce, dit-il, pardonne-moi, Angus, ces propos irréfléchis, car je puis dire de toi ce qu’il disait jadis des anciens Douglas : Jamais roi n’eut des sujets plus francs, plus courageux, plus tendres et plus fidèles 2. Pardonne-moi, Angus, je te le demande encore.

Pendant que Jacques pressait sa main, les larmes du vieillard coulèrent par torrens. Marmion voulut profiter

(1) Voyez la note explicative :

(2) O Dowglas ! Dowglas !

Tendir and trew.

The Roulate

O Douglas ! Douglas !

Bon et fidèle

La chouette

CHANT CINQUIÈME . 279

de ce moment, et dit tout bas au monarque : — Sire, que ces larmes servent à vous détourner d’une guerre douteuse. Un enfant pleure de la piqûre d’une ronce, une jeune fille parce que son serin prend la fuite, et un jeune amant quand une femme le trahit ; mais de grands malheurs menacent un royaume où les vieux guerriers versent des larmes. Quel présage peut être plus sinistre que d’en voir répandre aux nobles yeux d’un Douglas ?

XVII.

Piqué qu’un étranger fût témoin de l’inconstance de con caractère et voulût s’en prévaloir, Jacques répondit fièrement ; — Pleurera et rira qui voudra ! Je pars demain matin pour le sud ; et si l’envoyé de Henry demeure long-temps dans le château de Tantallon, notre première entrevue pourrait bien être dans son domaine de Tamworth. Le fier Marmion sentit toute la forfanterie de cette réponse ; et reprit avec sang-froid : — Mon humble château serait trop honoré de recevoir le roi Jacques ; mais on trouve à Nottingham de bons archers ; les habitans du comté d’York ne sont pas d’un caractère très-pacifique ; les piquiers du Northumberland ont l’humeur un peu sauvage et rude ; les chemins des collines de Derby sont hérissés de rochers ; les gués de l’Ouse et de la Tyne sont profonds. Plus d’une bannière sera déchirée ; plus d’un chevalier mordra la poussière, plus d’un carquois sera vidé avant que le roi d’Ecosse traverse le Trent… Arrêtez-vous donc, sire, quand il en est temps encore.

Le monarque détourna la tête d’un air indifférent ; et, s’adressant à ces officiers, leur cria : — Chevaliers, à la danse ! à la danse ! — Jacques lui-même, déposant son manteau et son épée, donna la main à lady Heron ; et les ménestrels répétèrent par son ordre le chant guerrier : — Toques-Bleues, marchons aux frontières 1 !

XVII.

Eloignons-nous de cette fête pour savoir ce qui arrivait

(1) Elne bonnets over the border.

280 MARMION.

aux nonnes de Sainte-Hilda, dont la galère avait été prise par un navire écossais.

Bientôt le roi leur fit dire de se préparer à retourner en Angleterre sous l’escorte honorable du lord Marmion. L’abbesse répéta pieusement son rosaire, et ne sut à quel saint s’adresser ; car, en pensant à Constance, elle craignait la colère du chevalier qui devait leur servir de guide. Qu’on juge de ce qui se passa dans le cœur de Clara : c’était l’épée de ce terrible ennemi qui avait versé le sang de Wilton. Sans le savoir, le roi Jacques donnait pour protecteur à ces vierges timides l’homme du monde qu’elles devaient le plus redouter ; mais quelles réclamations pouvaient-elles faire parvenir jusqu’au trône ? Comment des nonnes prisonnières pouvaient-elles faire écouter leur histoire au commencement d’une campagne ? Elles désespéraient donc d’éviter l’escorte dangereuse qui devait les accompagner à Withby.

Le logement qui leur fut destiné par le roi communiquait à celui de Marmion ; c’est ce qui fit que le pèlerin fut remarqué par l’abbesse : elle l’avertit par une lettre qu’elle avait à lui révéler un secret qui intéressait l’Eglise et le salut d’une ame pécheresse. Elle lui recommandait le plus grand mystère, et lui indiquait un balcon ouvert sur la rue, commun aux deux maisons. Ce balcon pouvait facilement être pendant la nuit un lieu de rendez-vous.

XXI.

La sainte dame et le pèlerin s’y rencontrèrent secrètement aussitôt que la nuit fut venue. La lune se cachait par intervalles derrière les nuages, et le plus grand silence régnait dans la ville,

Dans ces mêmes rues qui naguère retentissaient du bruit des armes et de la voix des guerriers, on aurait pu entendre une pierre tomber, une abeille bourdonner, et un hibou battre de l’aile sur la flèche élevée du clocher de Saint-Gilles. De ces antiques édifices dont les fronteaux

CHANT CINQUIÈME . 281

gothiques allaient chercher les astres des cieux, les uns étaient enveloppés des ombres, et les autres réfléchissaient les rayons argentés de la lune, qui se jouaient sur leurs vitraux. C’était la seule lumière qu’on voyait, excepté celle de quelques torches que des seigneurs de la cour faisaient porter devant eux en se retirant dans leurs hôtels. Pour révéler son secret au pèlerin, l’abbesse semblait avoir choisi à dessein l’heure la plus solennelle.

XXI.

— Saint pèlerin, dit-elle en commençant, (car il doit être un saint celui dont les pieds ont foulé la terre où se trouve le tombeau du Rédempteur) au nom de l’Eglise, épouse chérie du Christ, daignez prêter une oreille attentive à mes paroles, et ne vous effrayez pas si je suis forcée de vous entretenir d’un amour mondain t l’amour n’est que vanité pour ceux qui ne vivent que de l’espérance du ciel…

Wilton et lord Marmion recherchaient l’alliance de Clara., de la noble famille de Gloster. (Il serait peu digne de la prieure de Withby d’ajouter que je suis de cette même famille.) Lord Marmion, dans un accès de jalousie, dénonça Wilton comme un traître, l’accusant d’avoir eu des intelligences avec Martin Swart 1 lorsque ce général vint soutenir le parti de Simnel. La seule lâcheté, soutenait-il, avait empêché Wilton de se déclarer à la bataille de Stokefield ; et il jeta son gant pour le délier. L’affaire fut portée, selon l’usage, au tribunal du roi. Wilton avoua franchement qu’il avait connu Swart dans le comté de Gueldres, et qu’il avait existé entre eux une correspondance de pure courtoisie ; il offrit même de l’envoyer chercher à son château. Mais, lorsque son messager revint avec ses lettres, quelle fut la fureur de Wilton en y trouvant mêlés des papiers qui appelaient les étrangers en Angleterre et prouvaient qu’il avait trahi la cause de Henry ! il voulut racheter son honneur le fer à la main

(1) Général allemand qui commandait les auxiliaires envoyés par la duchesse de Bourgogne pour soutenir Lambert Simmel. Il fut défait et tué à Stokefield.

282 MARMION.

dans un champ clos… mais qui oserait juger les voies secrètes de la Providence ? Peut-être Wilton oublia-t-il quelque formalité de rigueur ; peut-être ne fut-il pas assez ardent dans sa foi et dans ses prières… car comment expliquer la défaite de l’innocence et le triomphe du coupable dans la sainte ordalie ?

XXII.

Vainement l’écuyer de Wilton, que son maître regardait comme un traître digne du dernier supplice, avoua-t-il dans son repentir, que, pendant qu’il portait cette fatale correspondance, une jeune fille étrangère l’avait enivré : on n’ajouta aucune croyance à ces aveux, qui ne persuadèrent que Clara. Plutôt que de devenir l’épouse de Marmion, elle préféra se cloîtrer dans le couvent de Sainte-Hilda, faire don à notre congrégation de tous ses biens, et y consacrer sa virginité au Seigneur. C’est un motif terrestre qui l’a guidée ; mais elle a été heureuse de suivre, du moins, le sentier du ciel. Jamais cœur plus pur ne dit adieu au monde ; jamais vierge plus belle ne vint dans notre saint asile depuis la princesse saxonne Edelfled. Nous devons excuser un tendre regret que lui cause encore parfois la perte de son amant ; elle aime à nourrir sa douleur et murmure au pied de la croix….. Son héritage est situé sur les rives de la Tame ; de riches moissons en couvrent les sillons, la génisse y bondit dans de gras pâturages, et ses forêts sont peuplées de gibier. Quel affront pour sainte Hilda ! et de quel péché mortel, moi, son humble prieure, je me rendrais coupable si je laissais dépouiller son temple, et si je consentais que le perfide Marmion s’emparât sous mes yeux d’un semblable trésor ! Cependant notre monarque a juré que Clara serait arrachée du cloître ; et peut-être déjà Marmion est porteur de l’ordre de Sa Majesté.

XXIII.

Vous voyez devant vous une fille du Seigneur, prisonnière sans défense, et abandonnée au génie du mal. Je

CHANT C1NQUIEME. 283

réclame votre assistance au nom de tous vos pas dans les saints lieux que vous avez parcourus, au nom des martyrs, des serviteurs de Dieu, au nom de tous les anges et de l’Eglise du Christ ! Sachez donc que lorsque Wilton fut trahi, celle qui avait falsifié les lettres, d’accord avec son écuyer, oui, sachez que cette femme criminelle… je ne puis le dire sans horreur et sans honte… c’était une religieuse déjà coupable du parjure… séduite par Marmion : peut-être vous étonnerez-vous que l’amante de ce chevalier fût complice d’un crime qui devait faire passer l’homme qu’elle aimait dans les bras d’une autre ; mais elle espérait par-là obtenir un ascendant illimité sur celui qui verrait son honneur entre ses mains : voilà pourquoi elle avait gardé secrètement les preuves du complot et des instructions écrites et signées de la main de Marmion. C’est ainsi que sainte Hilda a daigné se servir de la trahison d’une pécheresse pour conserver la gloire de sa maison et assurer le bonheur immortel de Clara.

XXIV.

Il serait trop long et inutile de vous dire comment ces papiers sont tombés entre mes mains ; ils ne peuvent y rester. Que sainte Hilda daigne veiller sur sa prieure fidèle ! qui sait tous les outrages auxquels nous sommes exposées avec un guide tel que Marmion ! O vierge bienheureuse, si jamais je quitte ta paisible retraite pour voyager par terre ou par mer, puissé-je être condamnée à une cruelle pénitence !… Écoutez ma prière, saint pèlerin, je confie ces papiers à vos soins, parce qu’on n’osera pas vous arrêter ; vous les remettrez avec prudence au cardinal Wolsey, afin qu’il les montre au roi ; et, pour prix de ce service, nous ferons dire pour vous une messe dans la chapelle de Withby, les prêtres y chanteront de saints cantiques à votre intention. Mais qu’avez-vous ? parlez.

En recevant le dépôt des nains de l’abbesse, le pèlerin frémit et parut vivement ému ; il allait répondre quand on entendit un son aigre comme les accens lointains d’un

284 MARMION.

clairon qui expirent avec la brise qui les apporte. — Que saint Withold nous protège, s’écria l’abbesse effrayée ! que vois-je autour de la croix de la cité ? que veulent dire ces fantômes qui apparaissent sur la tour ? ils semblent agiter des écussons et faire flotter des bannières ! —

XXV.

La croix d’Edimbourg était une colonne de marbre qui s’élevait sur une tour octogone. (Il est rasé aujourd’hui ce monument du haut duquel on proclamait les édits du monarque et les lois d’Ecosse au son glorieux des clairons : que la tombe accable comme un plomb pesant la tête de celui qui l’a détruit ! je prononce contre lui la malédiction des ménestrels.) Ce fut sur cette tour antique que l’on vit une apparition surnaturelle. Des spectres, qu’on ne distinguait qu’obscurément, semblaient se montrer et s’évanouir aussitôt, se parler, s’appeler du geste, avancer et fuir. On croyait deviner que c’étaient des hérauts et des poursuivans d’armes qui se préparaient à faire une proclamation à son de trompe et dans tout l’appareil usité. Mais toutes ces figures se dessinaient vaguement dans les ténèbres, semblables aux fantômes que l’imagination croit voir dans les nuages colorés, par la lune, d’une flamme passagère. Enfin, du milieu de cotte troupe fantastique il s’élève une voix qui fait entendre cet appel terrible :

XXVI.

— Princes, prélats, monarques et chevaliers dont je vais prononcer les noms, prêtez l’oreille : Sujets de celui qui m’envoie, je vous somme de comparaître tous devant son tribunal, je vous cite au nom des crimes dont vos cœurs se sont souillés ; je vous cite au nom de la volupté, de la colère, de l’orgueil, de la crainte, et de toutes les passions qui vous ont dominés ; je vous cite par le silence de la tombe et les derniers soupirs du moribond ? vous êtes sommés de comparaître dans quarante jours devant le trône de votre maître.

On entendit alors proclamer une longue suite de noms

CHANT CINQUIÈM E. 285

le premier, ce fut le tien, malheureux Jacques ! et puis ceux de tous tes chevaliers : Crawford, Glencairn, Montrose, Argyle, Ross, Bothwell, Forbes, Lennox, Lyle… Mais pourquoi nommerais-je tous les nobles guerriers des îles des Highlands et de la basse Ecosse qui périrent plus tard à la bataille de Flodden ? Cette voix solennelle cita aussi Marmion, seigneur de Fontenay et de Lutterwald ; et enfin le dernier de tous Wilton, jadis seigneur d’Aberley. Ce fut alors qu’une autre voix répondit : — Je proteste contre cette sommation fatale et défie le maître des enfers ; j’en appelle au Dieu du ciel qui brise les chaînes du. pécheur — A ces mots la vision s’évanouit comme un songe. Après avoir poussé un cri effrayant, l’abbesse tomba la face contre terre, et se mit à répéter tout bas son chapelet ; ses nonnes accoururent et la trouvèrent seule sur le balcon : dans son trouble elle n’avais, pas vu disparaître le pèlerin.

XXVII.

Changeons de théâtre.

L’armée se met en marche, les rues d’Edimbourg sont désertes, on n’y voit plus que l’enfant vacillant encore, la beauté inquiète, le vieillard à cheveux blancs, et les mères tremblantes qui vont implorer le ciel dans des chapelles et faire des vœux pour les objets de leurs affections. Qu’est devenu le pèlerin ? où sont l’abbesse, Marmion et Clara ? Confiés à la garde du noble Douglas, ils sont conduits par lui au château de Tantallon : lord Marmion marchait à sa droite, et le pèlerin faisait toujours partie de sa suite, car le comte Angus exigeait, comme Lindesay, qu’aucun des gens du baron anglais ne s’écartât sur la route. Mais on remarquait un grand changement dans ce pèlerin mystérieux : il parlait librement de la guerre et des exploits qu’un seul chevalier pouvait faire lorsqu’il combattait pour sa terre natale ; puis il levait souvent la tête comme s’il méditait une action extraordinaire. Il soignait lui-même son cheval, le lançait soudain dans les sentiers, et,

286 MARMION.

rejetant en arrière son noir capuchon, il semblait l’exciter à franchir une barrière et l’arrêtait aussitôt. Le vieil Hubert disait que jamais cavalier, excepté Marmion, n’avait été aussi ferme sur sa selle.

XXVIII.

A une demi-heure de marche venaient l’abbesse de Sainte-Hilda et toutes ses nonnes, sous une escorte commandée par Fitz-Eustace. Marmion n’avait point demandé à entretenir Clara, de peur d’augmenter ses soupçons et sa haine ; il croyait d’ailleurs plus prudent d’attendre qu’elle fût séparée des autres religieuses ; il espérait qu’alors l’ascendant de sa famille et les ordres de Henry surmonteraient ses refus. Marmion ne brûlait point de cette flamme qui ne vit que de soupirs et de tendres regards ; il aimait plus que Clara elle-même les vastes domaines qui formaient sa dot ; et d’ailleurs depuis que, pour écarter Wilton et venger son orgueil humilié, plutôt que dans l’accès d’une aveugle jalousie, il s’était souillé par une trahison, l’objet qui lui avait fait violer les lois de l’honneur lui était parfois presque odieux ; s’il avait jamais aimé, c’était celle qui était descendue vivante dans les sombres caveaux de Saint-Cuthbert.

XXIX.

Lorsque Eustace aperçut la ville de Berwick et le law 1 pyramidal qui la commande, il fit faire halte à sa troupe devant une antique abbaye dont les tours dominaient le rocher de Bass, l’île de Lambic et la plaine des flots. Au son d’une cloche on vit sortir la prieure respectable du couvent, qui pria l’abbesse de Sainte-Hilda de demeurer avec elle jusqu’à ce que Douglas eût préparé un navire pour la transporter au cloître de Withby. L’abbesse de Sainte-Hilda remercia la nonne écossaise de cette offre obligeante, et j’épargnerai au lecteur les discours pieux et courtois de ces deux filles du Seigneur ; toutes nos voya-

(1) Law : nom qu’on donne en Ecosse aux monts isolés et de forme conique. — En.

CHANT CINQUIÈM E. 287

geuses descendirent avec joie de leurs coursiers. Mais lorsque Clara voulut faire comme les autres, Fitz-Eustace lui dit : — Je suis désespéré, belle Clara, de vous séparer de vos saintes compagnes ; mais je dois obéir aux ordres que j’ai reçus. Marmion et Douglas m’ont chargé de vous emmener avec moi ; lord Marmion a montré au comte une lettre de son souverain qui l’autorise à vous conduire sans retard auprès de votre cousin le lord Fitz-Clare.

XXX.

L’abbesse surprise se récria hautement ; l’infortunée Clara pâlit, et son sang se glaça comme si elle avait entendu lire son arrêt de mort. — Rassurez-vous, ma fille, dit l’abbesse, ils n’oseront pas vous arracher de mes bras et vous forcer à suivre une troupe armée.

— Sainte prieure, reprit Fitz-Eustace, la belle Clara sera confiée à lady Angus pendant notre séjour en Ecosse ; et, quand nous partirons pour l’Angleterre, il nous sera facile de nous procurer des femmes pour servir selon son rang l’héritière de Gloster. Mon noble seigneur rejetterait bien loin la pensée d’offenser l’aimable Clara par la moindre parole ou le moindre regard ; il sera pour elle un fidèle guide, et ne lui demandera même pas la plus légère des faveurs qu’on accorde à un étranger, jusqu’à ce qu’il l’ait remise à son cousin.

Eustace rougit avec grave en prononçant ces paroles ; sa bonne foi était peinte sur son visage et rassura un peu Clara ; mais l’abbesse fit entendre tout haut ses plaintes contre Henry et Douglas, et leur prodigua les reproches et les menaces : elle s’adressait à tous les martyrs et à tous les prophètes, et elle invitait la prieure écossaise à s’unir à elle pour maudire lord Marmion. Mais la grave prieure de l’ordre de Cîteaux lui répondit — Nous devons obéir au roi et au comte Douglas ; cessez de vous désoler ; il ne peut y avoir de danger pour Clara dans le château de Tantallon,

288 MARMION.

XXXI.

L’abbesse, voyant qu’elle ne gagnait rien par ses invectives, reprit sa dignité habituelle, car elle en avait beaucoup ; elle ajusta son voile, et levant la tête elle dit à Eustace d’un ton solennel : — Va dire à ton maître injuste et déloyal qu’il lise les annales de sa maison ; il y verra comment un de ses ancêtres expulsa les moines de Coventry, et quelle fut sa punition… son cheval s’abattit sous lui et trahit son orgueil, un bras plébéien lui ôta la vie à la vue de ses propres vassaux. Que Dieu soit juge entre Marmion et moi : ton maître est un grand seigneur, et, je ne suis qu’une pauvre recluse ; mais souvent nous voyons dans l’Ecriture comment un aussi faible ennemi que moi écrase un oppresseur. Le dieu qui inspira Judith, Jaël et Déborah… Ici l’impatient Blount interrompit l’abbesse : — Fitz-Eustace, dit-il, que le feu saint Antoine t’arde ! resteras-tu tout le jour la toque à la main pour entendre prêcher cette sainte vestale ? prenons garde qu’un plus long retard ne nous attire un autre sermon du lord Marmion. Allons, camarade, mets le pied à l’étrier, et que madame prenne patience.

XXXII.

— Hé bien ! dit Clara, soumettons-nous à la force, mais que ce chevalier barbare n’espère pas venir à bout de ses desseins ; il peut me ravir mes biens et ma vie, mais je serais criminelle si je consentais à être l’épouse de Marmion. Si c’est la volonté du roi que je ne puisse trouver aucun asile sans y être poursuivie par un homicide que les anges de l’enfer n’épouvanteraient pas, il me restera encore un dernier refuge où les rois ont peu de pouvoir… une victime m’y a déjà précédée. — Ma sainte mère en Jésus-Christ, donnez-moi votre bénédiction et souvenez-vous de votre pauvre Clara !

L’abbesse ne put retenir ses larmes et ses sanglots en lui donnant mille bénédictions ; toutes les nonnes pleurèrent comme elle. Le sensible Eustace fut obligé de s’es-

CHANT CINQUIÈ ME. 289

suyer les yeux ; et Blount, moins compatissant, fut presque attendri. L’écuyer prit la bride du palefroi de Clara, et essaya vainement de la distraire par ses soins empressés.

XXXIII.

Mais ils avaient à peine parcouru un espace de trois milles, que le vaste château de Tantallon s’offrit à leurs yeux sur la hauteur. C’était un vaste édifice qu’on regardait comme un fort imprenable ; de trois côtés les flots de l’Océan entouraient la montagne, et le quatrième était défendu par des remparts solides et par un double fossé : il fallait passer sur un pont étroit avant de parvenir aux portes de fer de la cour principale ; c’était un espace carré dans lequel des corps de logis élégans et vastes, et des tourelles de toutes les dimensions, projetaient les formes irrégulières de leurs ombres ; ici était le donjon ; là une tour dont les créneaux se perdaient dans les nuages, et d’où la sentinelle pouvait souvent voir la tempête se former au loin sur les flots.

XXXIV.

C’est là que Marmion séjourna quelque temps avec sa suite, recevant un aimable accueil du comte Douglas. Chaque jour de nouveaux courriers ou les signaux de la flamme leur apprenaient les divers succès de la guerre. Ils surent d’abord que Jacques s’était emparé de Wark, d’Etall, de Ford, et plus tard du château de Norham. Marmion en ressentit une peine visible, et Douglas espérait que son prince ferait la conquête de tout le Northumberland ; mais on ajoutait tout bas au récit de ces premiers avantages, que, laissant fondre son armée, le roi passait les jours dans les fêtes avec l’artificieuse épouse de Hugh Heron. Je laisse aux chroniques toutes ces anecdotes ; je ne veux célébrer que la bataille de Flodden, et non faire une histoire.

On apprit enfin à Tantallon que l’armée d’Ecosse avait assis son camp sur cette haute colline qui domine fièrement la plaine de Millfied ; et que le brave Surrey, ayant

16

290 MARMION.

rassemblé de nombreuses troupes dans les provinces anglaises, marchait contre les ennemis, et campait à Wooler.

Semblable à un coursier qui entend de loin le son guerrier de la trompette, lord Marmion commença à perdre patience. — Il ne me convient guère, disait-il, de me cacher dans un château comme une vierge timide, lorsqu’il se prépare une bataille : il faut que j’y assiste ; ce serait une honte si elle se donnait sans Marmion. Il me semble, d’ailleurs, sans savoir pourquoi, que le Douglas me traite avec moins de courtoisie. C’en est fait, je vais lui dire adieu.

Marmion ordonna à ses gens de se tenir prêts à partir au lever de l’aurore.

__________

CHANT SIXIÈME.

La bataille.

A RICHARD HEBER, ESQ,

Mertoun-House, la veille de Noël.

ALLONS, qu’on garnisse le foyer….. Le vent est froid, mais laissons-le souffler tout à son aise, et passons joyeusement la veille de Noël. On a pensé dans tous les siècles que le renouvellement de l’année devait être consacré aux festins et à la joie. Les Danois eux-mêmes, aux jours du paganisme, célébraient l’Iole, en versant l’hydromel à grands flots ; ils fixaient leurs vaisseaux à la rive, et tout l’équipage prenait part à la fête.

CHANT S IX1EME. 291

Réunis sous l’étroite hutte en bois de pin dont leurs haches et leurs boucliers ornaient les murs, ils dévoraient une viande encore saignante, et l’arrosaient de bière noire. Au milieu des débris du banquet, ils écoutaient avec un féroce plaisir les chants d’un scalde vantant les délices d’un jour de bataille ; soudain ces hideux convives se levaient, saisis d’un délire frénétique ; leurs cheveux roux flottaient épars sur leurs épaules, et leurs danses sauvages autour du foyer rappelaient les barbares plaisirs du palais d’Odin.

Il était aussi en honneur chez les premiers chrétiens nos ancêtres, ce jour où l’année, achevant sa course, ramenait la Noël hospitalière : des rites religieux et domestiques sanctifiaient la veille de la fête ; la nuit de Noël, toutes les cloches se faisaient entendre ; c’était la seule nuit de toute l’année qui vit le prêtre en étole élever le calice des saints mystères ; la jeune fille se parait de ses plus beaux vêtemens ; la salle du festin était décorée d’une verdure consacrée, et l’on allait solennellement eue hie le gui dans les bois ; la salle du baron s’ouvrait toute grande eu vassal, au tenancier, au serf, à tous. Le pouvoir mettait de côté sa baguette de commandement, et l’étiquette dépouillait son orgueil. L’héritier, avec des rosettes aux souliers, pouvait dans cette soirée choisir pour sa danseuse la simple fille du village ; et le lord, sans déroger, prenait part au jeu vulgaire de Post and pair. Dans les transports d’une gaieté franche, tous bénissaient d’une commune voix l’heureuse nuit qui avait apporté à la chaumière comme au palais la bonne nouvelle du salut.

Le feu, qu’alimentaient des troncs de bois sec, s’élevait avec un murmure sourd dans la vaste cheminée ; la large table de chêne qui, lavée ce jour-là avec grand soin, avait repris tout son éclat, ne portait aucune marque pour distinguer la place du seigneur de celle de l’écuyer. Bientôt on la couvrait d’énormes quartiers de viande, servis par des valets vêtus de bleu ; au milieu s’élevait une hure de sanglier couronnée de huis et de romarin ; le veneur racontait comment le monstre était tombé : il disait combien de chiens il avait percés de ses défenses, et ses derniers efforts avant d’expirer. La liqueur circulait dans de larges pots garnis de rubans ; sur la table fumait le succulent aloyau 1, es-

(1) Sir-Loin.

19

292 MARMION.

corté du plumb-porridge et du gâteau de Noël. Dans cette fête solennelle, la vieille Ecosse ne manquait jamais de se faire honneur de ses oies savoureuses. Puis les masques entraient dans la salle en chantant les noëls : si le concert n’était pas mélodieux, au moins il parlait au cœur et inspirait la joie. On pourrait peut-être trouver dans ces fêtes quelques traces des anciens mystères. Une chemise blanche suffisait pour se déguiser, la suie qui barbouillait les joues tenait lieu de masque, et cependant sous quel riche travestissement vit-on jamais des cœurs plus heureux ? L’Angleterre était bien la joyeuse Angleterre, quand le vieux Noël ramenait ses jeux. C’était Noël qui perçait le tonneau de la meilleure bière. C’était Noël qui racontait le conte le plus gai. Une bonne gambade de Noël entretenait le contentement dans le cœur du pauvre pendant la moitié de l’année.

On retrouve encore dans nos pays du nord quelques vestiges de ce bon vieux temps ; le titre de parent y est encore respecté, même à ces degrés éloignés où peut-être il n’est plus qu’un vain nom pour les peuples du sud ; car, dit un de nos proverbes, le sang est plus chaud que l’eau 1. Je n’oublierai jamais la description de ces fêtes de Noël, où mon bisaïeul, avec sa barbe grise, ses cheveux blonds et sa démarche vénérable, venait partager les réjouissances de ce saint temps. Ce jour-là il consentait à rougir son eau d’un peu de vin, et son zèle pieux ne s’effarouchait pas d’une honnête gaieté. Qu’il était loin de se douter alors que quelque jour il figurerait dans mes chants ! Ce vénérable vieillard n’avait d’autre titre à la célébrité qu’une loyauté qui lui avait coûté cher. Resté fidèle à la race bannie de nos rois, il perdit ses terres….. mais il conserva sa barbe.

Dans la demeure chérie que j’habite, une réception amicale s’unit à une aimable liberté ; la cordialité en chasse la contrainte ; on se soucie peu du vent et de l’orage, et le temps s’envole sur les ailes des plaisirs et de la gaieté : Oui, la retraite de Mertoun est belle, même en ce moment où il n’est plus une feuille qui orne les branches. La Tweed se plaît à serpenter au milieu de ce vallon, dont elle ne s’éloigne qu’avec regret ; elle réfléchit tous ses sites dans le miroir de son onde, et semble l’embrasser

(1) Blond is warmer than water. Proverbe qui sert à justifier nos préventions de famille.

CITANT SIXIEME 293

avec amour. A nous aussi cette demeure est bien chère ; comme la Tweed, nous ne la quittons qu’à regret.

Qu’il est juste, cher Heber, de penser à toi la veille de cette joyeuse fête ! que de momens délicieux elle nous rappelle ! Combien de fois n’avons-nous pas écouté ensemble la cloche de minuit ! Suspends, cher Heber, suspends un moment tes graves occupations ; laisse en paix ces volumes classiques que nous ont légués les Grecs et les Latins certainement personne ne les possède mieux que toi ; et sans doute ces anciens, comme disait Ned Bluff, étaient de fort aimables gens dans leur temps ; mais tout change avec les siècles, et la veille de Noël il faut des contes de fées ou de chevalerie…. Profane ! quoi ! abandonner les grandes créations des anciens, leur prose sublime et leur divine poésie, pour suivre dans le royaume de la féerie quelque spectre ou quelque magicien ?….. Non cher, cher Heber ; mais avant de critiquer, écoute ma défense : pourquoi Leyden, hélas ! ne peut-il plus me prêter le secours de son vaste savoir !

Je pourrais te dire que dans le royaume des morts…, Ulysse rencontra l’ombre d’Alcide ; le fantôme de Polydore apparut à Enée sur les rivages de Thrace ; quant à des prodiges, nous voyons dans Tite-Live le locutus bos à chaque page, et ce bœuf parle aussi gravement que s’il criait le prix des fonds publics, ou que s’il tenait à Rome la place d’un membre du conseil commun.

Toutes les nations ont eu leurs présages favoris et leurs traditions populaires. Regarde le paysan de Cambria… Vois avec quel soin il évite Glendowerdy et l’arbre des Esprits ! Interroge ce montagnard dont la claymore conquit la victoire sur les bords de Maida ; il pâlira tout à coup si tu lui demandes le vendredi matin quelque histoire de revenants il craindrait de s’exposer à la vengeance du roi des fées, qui, ce jour-là, quitte sa verte demeure, et, invisible à tous les yeux, se promène au milieu des enfans des hommes.

As-tu jamais, cher ami, passé sous la tour de Franchemont, qui semble suspendue comme l’aire de l’aigle sur la rivière et le hameau ; les paysans racontent que ses voûtes profondes recèlent un riche trésor, fruit des rapines et de la tyrannie du dernier seigneur de Franchemont. Le coffre-fort auquel il est confié est fermé par d’énormes verrous ; près de là est assis un [garde]

294 MARMION.

sentinelle vigilante, avec son cor suspendu à son épaule, et son couteau de chasse attaché à sa ceinture. A ses pieds sont couchés ses limiers fidèles. Si ce n’était son œil sombre, dont aucun homme ne peut soutenir le regard amer, on le prendrait pour un chasseur qui a plus d’une fois sonné du cor et lancé sa meute sur le gibier. Dans le même donjon est un vieux prêtre magicien qui fait tous ses efforts pour chasser le fantôme ennemi et s’emparer de ses richesses. Il s’est écoulé cent ans depuis qu’a commencé cette lutte, et ils en sont encore l’un et l’autre au même point. Souvent les paroles mystérieuses du nécromancien font tressaillir et hurler le démon obstiné, souvent elles ont brisé les barres de fer et les cadenas qui défendent le précieux dépôt ; mais à peine ouvert, le coffre magique se referme aussitôt sur lui-même : cette lutte doit durer jusqu’au jour du jugement, à moins que le magicien ne parvienne à prononcer le mot qui produisit le charme quand le comte de Franchemont ferma la cassette enchantée : déjà cent ans se sont écoulés, et à peine a-t-il pu dire trois lettres.

Ces superstitions si universellement répandues doivent faire excuser tout ce que dit le vieux Piscottie : c’est à l’un de ses contes que je dois l’idée de ce messager céleste qui vient dans l’église de Lithgow avertir le roi d’Ecosse ; c’est lui qui rapporte aussi la citation de l’enfer. Pardonne-moi le conte du moine de Durham et son fantôme armé de pied en cap. Daigne excuser aussi le gave Fordun, qui raconte l’histoire de la caverne de Gifford.

Mais pourquoi te citer tous ces auteurs, à toi qui dans un instant peux consulter tant de trésors de science amassés par tes soins, à toi qui pourrais en citer cent fois davantage ? Tes richesses ne sont pas comme celles de ces gens, non moins avares de leurs livres que Franchemont de ses trésors, et qui, dans l’espace de cent ans, n’auraient pas même prononcé trois lettres : ils trouvent dans leurs ouvrages le même plaisir que la pie dans la perle qu’elle a cachée ; tes livres, ouverts comme ton cœur, offrent à tous et les secrets et les plaisirs de la science. Cependant, de tous ceux qui en font usage, qui pourrait en jouir comme toi ? Mais silence ! j’entends le son lointain du tambour ; le jour de la bataille de Flodden est arrivé. Adieu, cher Heber, longue vie, bonne sauté, et abondante moisson littéraire.

CHANT SIXIÈME. 295

I.

On était à la veille de grands événemens ; il courait chaque jour des bruits différens sur la situation des deux armées. La froideur de Douglas inquiétait le fier Marmion, semblable à l’impatient coursier qui respire de loin le combat ; il n’y avait plus d’espoir qu’avant le jour décisif le héraut de Jacques revint de Therouenne, où le roi d’Angleterre avait été se joindre à ses alliés.

La triste Clara partageait les actes pieux de l’épouse d’Angus, car la bonne comtesse, sans jamais oublier la pompe de son rang, ne cessait de prier le ciel et tous les saints pour ses fils. Elle allait et venait de la chapelle à son oratoire. Cette vie grave et sérieuse était peu faite pour distraire Clara ; cependant, comme Marmion ne la persécutait pas de sa présence dans les intervalles de ses dévotions, elle supportait patiemment l’ennui de ses longues prières ; mais les heures qu’elle passait dans la solitude étaient celles qui adoucissaient surtout les blessures de son cœur.

II.

J’ai dit que le rocher de Tantallon s’élevait à pic sur les bords de l’Océan.

Du côté des flots, un rempart repoussait les attaques de la tempête ; on y remarquait surtout une tourelle carrée dont la porte gothique était ornée d’un bouclier de pierre, avec les armoiries de Douglas grossièrement sculptées, le cœur sanglant en champ, et les trois mulets au chef 2. Il y avait dans cette tour un escalier étroit conduisant à la balustrade d’un parapet qui s’étendait en demi-cercle autour du château. Suspendu sur les vagues mugissantes,et irrégulier dans sa construction, ce parapet offrait tantôt un circuit étroit, et tantôt une large plate-forme ; c’était ici un bastion et là une demi-lune. Du côté

(1) Les Douglas avaient pour armoiries le cœur sanglant, qui rappelait celui de Buber, Bruce, qu’un de leurs ancêtres avait été chargé de porter à la Terre-Sainte, et les trois mulets (poissons) au chef de l’écu.. — En.

296 MARMION.

de la terre, des portes de fer et des fortifications défendaient l’approche de la citadelle ; mais il n’en était nul besoin du côté de la mer, où les flots et les écueils auraient défié les assaillans les plus hardis. Un profond silence régnait sur ce parapet.

III.

Aussi Clara s’y rendait-elle souvent pour y rêver à ses malheurs et écouter les cris de la mouette. Semblable à un spectre de nuit, elle s’avançait sur la balustrade et contemplait tristement la plaine soulevée des flots. Le rocher et l’Océan lui rappelaient le cloître de Withby, paisible demeure qu’elle ne devait plus revoir, car elle avait déposé, par les ordres de Douglas, la guimpe, le voile et la robe des bénédictines. Il n’était pas bien, avait dit le comte, de porter hors du monastère les vêtemens d’une novice.

Les boucles de sa blonde chevelure flottaient de nous veau sur la neige de son front ; un riche manteau, orné de broderies, descendait jusqu’à ses pieds, en franges d’or. De tous ses saints ornemens, elle n’avait conservé qu’une croix en rubis, et souvent ses yeux s’attachaient sur son bréviaire, recouvert d’un brillant velours. C’eût été une apparition faite pour inspirer la crainte, que de rencontrer dans ce lieu solitaire, aux pâles rayons de l’aurore, ou dans les ombres du crépuscule, une femme parée avec tant de magnificence, son livre à la main, la croix suspendue à son collier, et la tristesse peinte dans tous ses traits. Un soir Fitz-Eustace errait près de là avec son arc, pour exercer son adresse sur la mouette et le corbeau ; il reconnut Clara immobile et silencieuse ; et, surpris de son aspect extraordinaire, il jura par la vierge Marie qu’on aurait pu la prendre pour une fée trahie par l’amour, ou pour une reine enchantée, car jamais femme n’avait eu des appas si séduisans.

IV.

Un soir elle aperçut, à la clarté de la lune, la voile l oin-

CHANT SIXIÈME. 297

taine d’un navire qui glissait rapidement sur les flots. — Hélas ! dit-elle en soupirant, ce vaisseau transporte peut-être la sainte prieure dans ce cloître regretté où sa règle paisible sait concilier la charité avec le devoir. Heureuse demeure, où la piété éclaire le cœur d’une lumière céleste, et où les saintes sœurs, ravies en extase, contemplent dans de mystérieuses visions notre divine patronne planant sur un rayon de gloire, et souriant à celles qui la prient. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas été donné à mes yeux moins purs de voir cette sainte protectrice ! Serait-ce parce que mon cœur, flétri par des regrets coupables, ne pouvait plus ni s’enflammer, ni s’attendrir ? ou toutes mes affections se seraient-elles éteintes avec celui qui en fut le premier objet ? Cependant, sainte prieure, je n’étais point ingrate pour vos bontés ; vous me trouviez toujours docile à vos ordres ; ah ! quel changement aujourd’hui ! Clara est devenue la victime des caprices et de l’orgueil d’un tyran ! Mais, avant peu, Marmion apprendra que Clare, comte de Gloster, a transmis à sa fille, orpheline et sans appui, sa constance dans l’infortune et sa haine pour l’oppression. Le rejeton d’un tel arbre peut se briser ; mais plier… jamais ?…

V.

— Mais que vois-je ?… Pourquoi cette armure dans ce lieu ?

En effet, elle distingue à quelque distance un bouclier, un casque et une cuirasse qui avait été percée par le fer d’une lance.

— Hélas, dit-elle, tu fus une faible défense contre le glaive du vainqueur, armure teinte encore de sang !….. C’est ainsi, ô Wilton !….. que, ni l’acier de ta cuirasse, ni ta vertu pure comme le diamant, ne suffirent pas pour protéger ton noble cœur au jour de tes disgraces.

Elle lève les yeux avec douleur….. Wilton lui-même est devant Clara….. Hélas ! elle aurait pu croire que ce n’était que son ombre, dépouillé comme il le lui parut de

298 MARMION.

toutes les graces de la jeunesse. Une joie inconnue depuis long-temps et la surprise donnaient d’ailleurs quelque chose d’étrange à son regard. N’attendez pas de moi, nobles dames qui me lisez, n’attendez pas que je puisse vous décrire cette scène de reconnaissance ; quel peintre habile oserait retracer les couleurs de l’arc-en-ciel, s’il n’était donné à son pinceau de se servir de couleurs célestes ? Il est encore plus difficile au poète de vous décrire toutes les sensations d’un amour qui passe du désespoir aux transports du bonheur !…. La surprise, la pitié, la douleur, la joie, et l’espérance qui nous offre l’avenir sous un jour si riant, se succèdent tour à tour dans les cœurs des deux amans, et cèdent enfin la victoire à l’amour. Je dirai en peu de mots le récit de Wilton, qu’il rie commença qu’après de nombreux ‘soupirs, qu’après mille questions affectueuses, et des réponses non moins tendres.

VI HISTOIRE DE WILTON.

— Oublions ce jour fatal où je fus renversé sans mouvement dans la lice. On me transporta je ne sais eu quel lieu, car j’avais perdu l’usage de tous mes sens ; et, quand je revins à moi, je me trouvai sur un lit de veille dans la demeure de mon vieux aumônier. Te souvient-il, ma Clara, comme tu rougissais lorsque ce vieil Austin, qui vit naître notre amour dans les premiers jeux de l’enfance, disait en souriant que toi et moi nous serions un jour un couple heureux ?…. Mes vassaux, mes amis, mes pareras, avaient fui un traître déshonoré : Austin lui seul soutint ma tête brûlante et me prodigua les soins les plus tendres dans le délire de la fièvre que me causèrent mes blessures ; mais sa bienveillante amitié tue fut bien plus nécessaire encore lorsque je ne repris l’usage de mes sens que pour tomber dans le désespoir. J’arrachais l’appareil de mes blessures, et je me précipitais avec fureur contre la terre

CHANT SIXIEME 299

chaque fois que j’entendais le nom de Clara. Enfin je recouvrai le calme de mon ame, graves aux soins généreux d’Austin, et je résolus de fuir ma patrie, déguisé sous les habits d’un pèlerin. Je parcourus mainte contrée, faisant un mystère de mon nom et de mon histoire ; confondu avec les derniers des hommes, Wilton n’était plus un chevalier fier de sa naissance. Austin, qui m’accompagnait, s’alarmait souvent pour ma raison, lorsqu’il me voyait, assis sur une roche solitaire, méditer une sombre vengeance et nourrir la soif du sang dans un cœur ulcéré. Une maladie vint enfin terminer les jours de cet ami fidèle. Il me prévint que le Dieu du ciel allait l’appeler à lui, et il me fit promettre comme une grave, sur son lit de mort, d’écouter la pitié, si jamais mon ennemi tombait sous mon glaive. Je lui jurai d’épargner sa vie pour l’amour d’Austin.

VII.

Poursuivi sans cesse, comme Caïn, par une inquiétude fatale, je continuai ma vie errante, et je vins bientôt en Ecosse, dont tous les chemins m’étaient connus. Divers bruits avaient couru sur ma destinée : les uns racontaient que j’étais mort des suites de mes blessures, les autres dans mon pèlerinage ; personne ne se souciait de dire vrai ou non sur un homme privé de son honneur. Aucun mortel n’eut pu deviner Wilton sous son capuchon de pèlerin ; car, moi-même, lorsque j’ai déposé ma robe noire et coupé ma longue barbe, je me suis à peine reconnu dans la glace. Un hasard bizarre m’a donné pour guide à. un chevalier… je ne le nommerai pas… La vengeance appartient à Dieu seul ; mais, quand je pense à tous mes outrages, un feu dévorant circule dans mes veines ! Je n’oublierai jamais le soir où nos regards se rencontrèrent dans une hôtellerie d’E cosse : j’ignore quelle était sa pensée ; mais j’avoue que l’enfer inspirait à mon cœur les projets d’une cruelle vengeance.

300 MARMION

VIII.

Une parole prophétique, qui échappa je ne sais comment à mes lèvres, amena un conte de village : l’ame du traître en fut agitée : il sortit tout armé pendant la nuit. Je me procurai la cuirasse et les armes d’un de ses vassaux ; et m’échappant par une autre porte, je fus le joindre sur la plaine de Gifford ; nous en vînmes aux mains : il fut terrassé. Je levai le fer pour lui donner la mort….. Il put en cet instant me reconnaître : je n’avais plus de capuchon, et la visière de mon casque était haute… Mon épée allait satisfaire ma haine… lorsque le souvenir d’Austin arrêta mon bras ; je laissai mon ennemi étendu sur la poussière !….. Vertueux vieillard, même du fond de la tombe, tu as sauvé ton maître ! Si j’avais obéi à la voix de mes ressentimens, l’abbesse de Withby ne m’eût pas confié ces papiers qui doivent effacer la tache faite à ma gloire et rendre l’honneur à Wilton. Sans doute que l’abbesse t’apprit, ô ma Clara, l’étrange apparition qui vint interrompre notre entretien secret….. Peut-être était-ce une voix de l’enfer qui retentit ainsi au milieu des ténèbres ; peut-être aussi cet événement fut préparé par quelque ami de la paix, qui eût voulu détourner son prince d’une résolution funeste, Surpris par cette vision inattendue, et m’entendant nommer parmi les autres guerriers de l’Angleterre et de l’Écosse, j’en appelai au Dieu du ciel,

IX.

Depuis que nous sommes venus dans le château de Tantalion, j’ai trouvé l’instant favorable pour me découvrir et confier mon histoire au comte d’Argus, à qui ma maison n’est pas inconnue. Il est convaincu de mon innocence, et sa vaillante épée doit ce soir même me rendre le titre de chevalier. Ces armes que tu vois sont celles que portait Douglas au combat d’Otterburue lorsqu’il força Harry Hotspur à lui céder la victoire. Il a daigné m’en faire don ; et, avant le retour de l’aurore un ouvrier habile les aura remises en état. Le comte n’a plus dans son château que

CHANT SIXIÈME. 301

d’antiques armures, et de vieux coursiers dans son écurie ; sa garnison ne se compose que de femmes, de prêtres et de vieillards ; tous ses vassaux ont couru par son ordre à la plaine de Twisell 1. D’après les statuts de la chevalerie, je veille ici les armes jusqu’à minuit : c’est l’heure où je recevrai de nouveau l’accolade ; et au point du jour j’irai rejoindre Surrey dans son camp.

X.

Nous nous y retrouverons, ma chère Clara ; c’est le projet de ton oppresseur de t’y conduire ; Douglas respecte trop les ordres de son roi, même en faveur d’en chevalier déloyal, pour te réclamer ; mais Surrey, qui est allié de ta famille, rendra justice à Wilton. Mes longs voyages ont doublé mes forces ; j’espère qu’un second combat…..

— Wilton, interrompit Clara, faudra-t-il donc risquer encore un bonheur que nous retrouvons à peine ? Le sort des armes nous a déjà trahis. N’est-il donc pas quelque obscure vallée où, pauvres et contens, nous puissions bâtir une chaumière à l’ombre d’un chêne protecteur ? Wilton ne serait plus qu’un simple berger, mais Clara l’aiderait dans ses travaux champêtres….. La rougeur qui couvre ton front….. je le devine….. dit assez que Clara elle-même ne pourrait rendre la paix à ton cœur, tant que ton nom resterait souillé par une lâche calomnie….. Va donc combattre….. c’est Clara qui te le commande : Clara sait ce qu’éprouve l’ame d’un guerrier, et partage sa douleur et sa honte. Oui, digne des héros de sa race, elle aura le courage de t’attacher les éperons, de t’armer de l’épée et de te dire : — Marche à la gloire !

XI.

Les rayons de la lune semblaient dormir sur les rochers et les vagues. Sa lumière argentée pénétrait à travers les embrasures et les meurtrières de Tantallon ; mais

(1) C’est là que campait le roi Jacques avant la bataille de Fledden.

302 MARMION.

la lune versait surtout une clarté pure dans l’enceinte de la chapelle, par ses croisées en ogives. Deux vieux guerriers de la suite de Douglas et deux prêtres à cheveux blancs y tenaient à la main une torche dont la flamme mêlée d’une fumée obscure n’eût pas suffi pour éclairer les colonnes sculptées de la nef. On voyait près de l’autel un noble seigneur du sang des Douglas, paré d’une mitre brillante et d’un rochet blanc ; mais son regard doux et pensif n’avait rien de cet orgueil si naturel aux prélats. Gawain était plus fier d’avoir fait connaître la Muse de Virgile à l’Écosse encore barbare, que de s’entendre appeler évêque de Dunkeld. A côté de ce prélat était Angus : il avait dépouillé sa simarre en fourrure et son chaperon noir ; un casque couvrait son pâle visage, sa haute stature était revêtue d’une cotte de mailles ; il appuyait sa main sillonnée des rides de l’âge sur cette redoutable épée qui jadis éclaircissait les rangs ennemis, comme la cognée émonde les rameaux d’une jeune forêt. A l’aspect de ce vieillard avec son armure antique, sa grande taille, sa pâleur et son regard glacé, on eût cru voir un de ses aïeux sorti tout armé des caveaux de la chapelle pour répondre à l’ange du jugement.

XII.

Wilton fléchit le genou devant l’autel., Clara lui attache les éperons. Quelle dut être sa pensée, lorsque celle qu’il aimait lui noua son baudrier ! Quelle dut être la pâleur de Clara, lorsqu’elle fixa au côté de son amant une épée qui, éprouvée à l’heure du danger, l’avait déjà trahi !

Douglas lui donne l’accolade.

— Au nom de saint Michel et de saint André, lui dit-il, je te fais chevalier ; lève-toi, sir Ralph, fils de Wilton ; tu peux combattre désormais pour Dieu, ton roi et ta dame.

Quand Wilton se releva, l’évêque Gawain lui dit :

— Oublie tous tes malheurs, chevalier, et toutes tes

CHANT SIXIÈME. 303

disgraces ; car celui qui donne la véritable gloire peut te récompenser doublement.

Wilton soupira : — En quelque lieu que je rencontre un Douglas, dit-il, je promets de voir en lui un frère !

— Non, non, reprit Angus, tu dois te rendre au camp de Surrey, tu ne peux attendre plus long-temps pour réparer tes outrages. J’ai deux fils à l’armée d’Ecosse ; si tu les rencontres dans la mêlée, n’hésite pas de les combattre, défie-les avec bravoure, et que la honte soit le partage de celui qui pâlira le premier.

XIII.

L’aurore se levait lorsque Marmion rassembla sa suite pour se rendre au camp de Surrey. Il avait un sauf-conduit signé du roi, et Douglas lui donna un guide. Le vieux comte voulut aider lui-même Clara à monter sur sa haquenée, en lui disant à demi-voix : — Laissez partir le faucon, sa proie est déjà loin. — Les gens de Marmion défilèrent, mais le chevalier s’arrêta pour faire ses adieux,

— Je pourrais peut-être me plaindre, dit-il à Douglas, d’avoir reçu un accueil un peu froid dans le château de Tantallon ; c’était cependant l’ordre de votre roi qui m’avait fait venir y demander l’hospitalité. Cependant, noble comte, quittons-nous bons amis, et daignez recevoir ma main.

Mais Douglas, s’entourant des plis de son manteau, resta les bras croisés et répondit à Marmion :

— Mon château et mes domaines seront toujours ouverts à quiconque y viendra de la part du roi, quoique mon hôte soit indigne d’être le pair du comte Angus. Mes châteaux appartiennent à mon souverain, depuis le faîte des créneaux jusqu’aux fondations ; mais ma main n’appartient qu’à moi, et jamais elle ne pressera, en signe d’amitié, celle d’un chevalier tel que Marmion.

XIV.

Le front basané de Marmion rougit de colère et tout son corps frissonna.

304 MARMION.

— Est-ce à moi, répondit-il, à moi que ce discours s’adresse ? si je ne respectais tes cheveux blancs, la main de Marmion eût tombé comme la foudre sur la tête de Douglas ; mais apprends, vieillard orgueilleux, que le chevalier qui porte les messages de l’Angleterre peut hardiment se dire ton égal, serait-il au dernier rang dans sa patrie ; je dois te dire encore, fier Douglas, malgré tes froids dédains, en présence de tes vassaux et dans ta demeure…. Oui, je le dirai ; et je ris de vos gestes menaçans, vassaux d’Angus…. Oui, je te défie, et si tu oses soutenir que je ne suis pas l’égal de tous les barons d’Ecosse, je te dirai que tu en as menti.

Le feu de la colère ranima les traits pâles du vieux comte. Il répondit avec hauteur à Marmion :

— Oses-tu braver le lion dans sa tanière et le Douglas dans son château ? Espères-tu en sortir sain et sauf ? Non, non, par sainte Brigitte de Bothwell ! non….. Qu’on relève le pont-levis, qu’on laisse tomber la herse.

Lord Marmion tourna bride et enfonça l’éperon dans les flancs de son coursier, qui s’élança comme un trait rapide sous l’arceau de la porte. La herse tomba avec bruit et rasa le panache du chevalier.

XV.

Semblable à l’hirondelle qui effleure la surface unie d’un lac, le coursier dépassa le pont au moment où il allait être levé. Marmion, ayant atteint ses gens, s’arrêta, et menaçant de son gantelet les tours de Tantallon, il fit entendre un terrible défi…

— A cheval, s’écria Douglas, à cheval, et qu’on le poursuive ! Mais bientôt il calma sa fureur : — Il est venu comme ambassadeur d’un monarque, pensa-t-il, quelque indigne qu’il soit de ce titre ! Un faussaire ! par saint Jude ! jamais chevalier fut-il coupable d’un tel forfait ? Aussi ai-je été prévenu contre lui dès que le roi m’a eu vanté sa science. — Loué soit saint Bothan : jamais aucun de mes fils ne saura écrire, excepté Gawain ; ainsi je l’ai juré, je le jure

CHANT SIXIÈME. 305

encore, dût mon fils l’évêque s’en fâcher. Que la Vierge calme mon humeur impatiente ! La vieillesse elle-même ne peut glacer le sang des Douglas ! Je me suis vu prêt à immoler ce perfide à ma vengeance… Quel dommage ! ajouta-t-il, ce chevalier est plein de bravoure, et jamais personne ne mania un coursier comme Marmion. C’est un guerrier accompli.

Douglas, à ces mots, se retira lentement dans la forteresse.

XVI.

Marmion continua sa route, et ses ressentimens n’étaient pas apaisés lorsqu’il arriva sur les hauteurs de Stanrig-Moor. Ce fut là qu’il observa pour la première fois que le pèlerin n’était plus avec lui. — Pèlerin ou non, dit le jeune Blount, il est parti au point du jour, et Dieu sait dans quel équipage.

— Et dans quel équipage ? demanda Marmion vivement.

— Milord, reprit Blount, je ne puis guère deviner ce mystère ; mais toute la nuit j’ai entendu près de ma chambre le bruit d’une enclume et des marteaux. A peine le jour se levait, que, regardant par une meurtrière, j’ai vu sortir du donjon le vieux Bell-The-Cat 1 enveloppé dans une robe fourrée comme quelqu’un qui craint l’air piquant du matin ; mais sous cette robe j’ai reconnu une cotte de mailles rouillée qu’ArchibaId a conquise jadis dans un combat contre les Turcs et les Sarrasins. Dès la veille, cette armure avait disparu du trophée d’armes dont elle faisait partie, ce qui m’avait semblé de très-mauvais augure. J’ai vu ensuite les vassaux du comte conduire le vieux Cheviot tout sellé et bridé : c’est le meilleur cheval de son écurie, quoique un peu vieux. Le shériff Sholto disait que le comte avait beaucoup prié le Maître 2 de s’en

(1) Voyez la note 7 du chant V.

(2) Le fils aîné d’une grande famille portait le titre de master, maître. Ici il s’agit du Maître d’Augus.

20

306 MARMION.

servir pour le jour de la bataille ; mais qu’il avait préféré…

— Tais-toi, Henry, avec tes discours de chevaux, dit Marmion impatient ; mais toi, Eustace, qui. as la tête un peu plus sage, dis-moi ce qu’a vu ce fou de Blount ?

XVII.

— En deux mots, milord, dit Eustace, nous avons vu (car j’étais avec Henry), nous avons vu le pèlerin monter sur le cheval favori du comte et le faire galoper loin du château. Il était recouvert d’une armure étincelante et ressemblait beaucoup à ce chevalier que vous vainquîtes dans les lices de Cotswold. LordAngus lui souhaitait un bon voyage. — Fitz-Eustace n’avait pas fini son explication, qu’une clarté soudaine vint luire à l’esprit de Marmion.

— Insensé que j’étais, dit-il tout bas, ce n’était point un fantôme, mais mon ennemi lui-même qui m’apparut à Gifford. Ai-je bien pu commettre une erreur si grossière ? Si j’avais eu tout mon courage, mon premier coup eût fait mordre la poussière à Wilton, et il ne serait plus venu m’offrir son odieuse présence… Que faire ?… Il a confié son histoire à Douglas, qui l’a cru sans doute… voilà le motif de sa froideur et de ses dédains. Surrey osera-t-il aussi écouter une vaine accusation contre moi ? Non, je l’espère : j’ai déjà prouvé mon bon droit….. mais il sera prudent d’éviter les questions de Clara et d’arracher Constance de son monastère… A quoi entraîne une première fausseté !… Quoi ! ce pèlerin… je ne m’étonne plus si je me suis senti accablé par son regard. J’aurais dû me rappeler qu’il n’était qu’un seul homme qui pût faire baisser les yeux à Marmion.

XVIII.

Agité par ces pensées, il fit hâter le pas à sa troupe, et arriva à l’approche de la nuit sur les rives de la Tweed, où il s’arrêta devant le couvent de Lennel.

Il ne reste plus qu’une arche en ruine de ce monastère ; mais ne regrettez pas que le temps l’ait démoli : non loin

CHANT SIXIÈ ME. 307

de là est un toit hospitalier habité par un respectable pèlerin qui vaut à lui seul tous les Bernardins du monde.

Cependant l’abbé de Lennel accueillit honorablement Clara, lord Marmion et sa suite. Le lendemain matin le chevalier monta sur la tour pour contempler de loin l’armée écossaise campée dans la plaine de Flodden. Les pavillons blancs qui couvraient la terre ressemblaient à ces neiges d’hiver amoncelées au pied des collines. Marmion crut apercevoir un mouvement dans les lignes de l’ennemi. Il lui parut que les soldats écossais se préparaient à une action décisive ; car l’aurore réfléchissait ses rayons sur la forêt de leurs lances : tantôt leur front se rétrécissait, tantôt il s’étendait ; et à leurs diverses évolutions, le chevalier anglais reconnut qu’ils épiaient un ennemi qui traversait la plaine.

XIX.

En effet l’armée anglaise quittait le bois de Barmore qu’elle avait occupé la veille, et se dirigeait vers le pont de Twisell. — La voilà qui plonge dans le défilé, passe sous le prolongement du rocher et sous les remparts du château : chaque bataillon paraît et disparaît peu à peu derrière la colline, les chênes et les taillis. Chaque bannière se déploie tour à tour sur la rive orientale du fleuve : ils se répandent dans la vallée qu’arrose le Till, et leurs rangs se succèdent sur les arches gothiques du pont, pour gagner la colline de la rive opposée. Les échos de tes rochers, ô Twisell, retentissent du son guerrier du clairon ; maint capitaine illustre par son rang et sa naissance se désaltère à l’onde pure de Sainte-Hélène. Ce taillis d’aubépine, que nous voyons aujourd’hui couronné des guirlandes du printemps, vit la hache sacrifier ses troncs les plus robustes pour ouvrir un passage aux colonnes anglaises.

XX.

Mais pourquoi l’Ecosse reste-t-elle immobile sur la cime aérienne de ta colline, sombre Flodden, pendant

20.

308 MARMION.

que l’Angleterre se presse dans le défilé ? Qui retient donc l’ame bouillante de Jacques ? Pourquoi ce chevalier des belles, inactif sur son coursier, laisse-t-il Surrey conduire impunément ses phalanges entre son camp et la rive méridionale de la Tweed ? Que fais-tu, monarque de la Calédonie, de ton épée de chevalier errant ? O Douglas, où est ton génie ? Brave Randolphe, où est ton activité ? Que n’avons-nous à notre tête, pour une heure seulement, le grand Wallace ou le roi Bruce ! Que ne peuvent-ils ordonner la bataille et crier Saint-André et nos droits ! Ce jour eût été témoin d’un tout autre événement, le destin eût arraché une page de son livre fatal, et Flodden eût été un autre Bannock-Burne.

L’heure précieuse est déjà loin ; l’armée anglaise a gagné la plaine ; ses phalanges se déploient en cercle autour de la colline de Flodden.

XXI.

Marmion n’avait pas encore aperçu les drapeaux de Surrey, que Fitz-Eustace s’écria : — J’entends un tambour anglais ; je vois des escadrons qui gravissent l’espace contenu entre la Tweed et la colline. Voilà les fantassins, les cavaliers et l’artillerie : advienne ce qu’il pourra… C’est lord Surrey lui-même que je reconnais sur le Till !…. Voilà de nouvelles troupes… encore… Avec quel ordre elles sortent du bois, les bannières déployées !… comme leurs armes sont brillantes ! Saint George : ne peut-il revenir de l’autre monde pour voir les étendards glorieux de sa belle Angleterre ?

— Finis tes acclamations, dit Blount ; tu ferais mieux d’écouter les ordres de milord.

Marmion, l’œil étincelant, disait : — Que tous mes gens se mettent en marche ; traversons la rivière ; allons joindre Surrey. Si le roi Jacques accepte la bataille (il l’acceptera ou il y sera forcé), que lady Clara demeure derrière nos lignes pendant l’action.

CHANT SIXIÈME. 309

XXII.

Marmion lui-même mit le pied à l’étrier en disant à peine adieu au saint abbé ; encore moins daigna-t-il écouter la prière qu’il lui fit de laisser Clara dans le couvent. Il dirigea sa troupe du côté de la Tweed, en se disant à lui-même : — Le faucon qui tient la colombe entre ses serres la céderait-il pour plaire à l’épervier ? Ce bon abbé doit avoir peur de lord Angus… Il est plus sûr pour moi d’emmener Clara.

A la vue de la Tweed, le chevalier s’élança bravement dans le gué du Leat, voulant forcer par son exemple ses écuyers et ses vassaux à le suivre sans hésiter, et il franchit dans un instant l’onde écumeuse. Eustace soutint Clara sur son palefroi, que le vieux Hubert guidait par la bride. Vainement la force du courant tendait à les entraîner ; ils parvinrent sur la rive méridionale du fleuve ; les autres archers de Marmion les suivirent de loin comme ils purent. Chacun d’eux tenait son arc élevé sur sa tête, précaution qui n’était pas inutile ; il fallait que les cordes fussent préservées de l’humidité, pour lancer ce même jour des traits rapides. Marmion s’arrêta un moment pour laisser prendre haleine à son coursier et faire aligner ses soldats. Il marcha ensuite vers l’armée de Surrey ; et, lorsqu’il se vit près de l’arrière-garde, il s’arrêta au pied d’une croix de pierre qui s’élevait solitaire sur une colline d’où l’on dominait la plaine.

XXIII.

L’œil pouvait suivre tous les mouvemens des deux armées ennemies, qui se préparaient à la bataille. Leurs lignes s’étendaient du sud à l’ouest. Déjà elles se saluaient par la voix tonnante du bronze, non par ce roulement continuel qui fatigue l’écho dans nos guerres modernes, mais par des salves qui se succédaient lentement.

Parvenu sur la colline, Marmion fit faire une halte : — Aimable Clara, dit-il avec douceur, demeurez près de cette croix, vous pourrez y être témoin de la bataille :

310 MARMION.

daignez ne pas oublier Marmion dans vos prières !…. Je prévois que je ne puis compter sur votre sympathie… mais n’importe, je ne m’en occuperai pas moins de votre sûreté… Blount et Eustace, je vous confie sa garde, et je laisse avec vous dix archers de ma suite. Si vous voyez que la fortune abandonne les drapeaux de l’Angleterre, hâtez-vous de fuir vers Berwick ; mais si nous sommes vainqueurs, je viendrai, beauté cruelle, déposer mes lauriers à vos pieds !

Il n’attendit pas la réponse de Clara, et ne voulut pas remarquer la douleur qui était peinte dans les traits de cette belle captive, ni le mécontentement que trahissaient les yeux des deux écuyers ; mais, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il descendit à toute bride dans la plaine et alla saluer Surrey.

XXIV.

— Voilà le vaillant Marmion, s’écria le général de Henry ; c’est lui-même, toujours fidèle à la voix du danger… Je ne vous témoignerai ma joie qu’en peu de mots, chevalier ; vous savez que les instans sont précieux… Ecoutez donc mon plan de bataille : Moi-même je commande le centre ; le brave Stanley est à la tête de notre aile gauche ; mes fils commandent l’avant-garde avec Brian Tunstall, le chevalier sans tache ; lord Dacre avec sa cavalerie légère est chargé du corps de réserve, prêt à porter ses secours partout où ils seront nécessaires. Quant à vous, noble baron, je ne doute pas que de tous les postes celui de l’avant-garde ne soit celui que vous préférez ; l’Amiral, Edmond et Tunstall partageront volontiers leur commandement avec vous ; déjà vos vassaux vous ont précédé sous les ordres de Burgh, votre fidèle lieutenant.

— Je remercie le noble Surrey, répondit lord Marmion ; et, sans autre compliment, il partit comme l’éclair. A son approche il entendit s’écrier de tous côtés : Marmion, Marmion ! Ce nom retentit jusqu’aux bataillons écossais, qu’il fit tressaillir.

CHANT SIXIÈME. 311

XXV.

Blount et Fitz-Eustace demeurèrent avec Clara. Les rayons du soleil couchant doraient la colline, car le jour était déjà avancé. Ces cris de guerre parvinrent aux oreilles des deux écuyers, qui pouvaient distinguer de loin leurs compagnons. Eustace dit tristement à Blount :

— Indigne commission que de rester témoin des exploits de ce jour ! Il n’est plus d’espoir pour nous de mériter les éperons dorés… Mais regarde… Les Ecossais ont mis le feu à leurs tentes ! — Au moment où il parlait, une épaisse fumée s’étendit depuis la pente de la colline de Flodden jusqu’aux rives du Till. Les soldats de la Calédonie s’avançaient enveloppés de ces ombres nuages. Aucune acclamation guerrière, aucun chant des ménestrels n’annonçaient leur marche ; le bruit de leurs pas, et parfois une fanfare du clairon, disent seuls aux Anglais que le roi Jacques vient à leur rencontre : mais ils ne peuvent entendre et voir leurs ennemis que lorsqu’ils sont à la portée du trait. Les lances et les épées se croisent, des tourbillons de poussière se mêlent aux noires vapeurs de l’incendie, un cri effrayant frappe l’écho ; il semble, pendant que deux nations combattent dans la plaine, que les airs sont le théâtre de la guerre des démons. Ce cri est en même temps la voix de la mort, de l’épouvante, du carnage, de la victoire et du désespoir ! Fitz-Eustace et Blount fixent sur les deux armées des regards inquiets : leurs yeux ne peuvent rien distinguer dans l’obscurité profonde qui les environne.

XXVI.

Enfin le vent frais du soir dissipa le nuage, et ils virent d’abord la forêt des lances que faisaient briller les derniers feux du jour. Les étendards se déroulèrent au milieu de la fumée, semblables aux ailes blanches de la mouette pendant l’orage. Ils remarquèrent les rangs mêlés des combattans, qui, tels que les vagues, se brisaient les uns contre les autres ; les panaches des chevaliers flottaient

312 MARMION.

comme l’écume sur le sein agité de l’Océan. Mais les deux écuyers de Marmion ne pouvaient encore rien distinguer ; le carnage régnait dans la plaine ; des éclats de lances et d’épées volaient çà et là ; les flèches de l’Angleterre tombaient comme une grêle sur les guerriers d’Ecosse. Des bataillons chargeaient, reculaient, rechargeaient encore en ordre ou en désordre. Mais bientôt ils reconnurent au milieu de la mêlée le faucon de Marmion, la blanche bannière de Tunstall, et le fier lion d’Edmond Howard. Ces étendards répandaient au loin la terreur, quoiqu’ils eussent à combattre les vaillans Gordons, les clans sauvages de nos frontières, Home et Huntley.

XXVII.

Cependant, du côté de l’aile gauche, Stanley mettait en déroute les corps commandés par Lennox et Argyle ; c’est en vain que les montagnards de l’Écosse occidentale fondent sur les lances, jetant leurs boucliers de côté pour frapper à deux mains de leurs épées. Mais la fortune perfide sourit un moment à l’aile droite de l’armée écossaise. La bannière sans tache de Brian tombe dans la poussière, le lion d’Howard tombe avec elle ; il ne reste plus que le faucon de Marmion pour soutenir les siens dans ce moment de danger. Le slogan de nos frontières s’élève jusqu’aux cieux ! — Home et Gordon ! s’écrie-t-on de toutes parts. — La mêlée devient de plus en plus sanglante ; avançant, reculant tour à tour, tantôt la bannière fléchit, tantôt elle se relève plus fière : comme on voit le mât d’un navire, battu par la tempête, s’abaisser et se redresser de nouveau lorsque déjà ses voiles et ses cordages sont déchirés. Mount s’indigne à cette vue : — Par le Dieu tout-puissant ! s’écrie-t-il, et par tous les saints ! je jure que notre bannière ne sera pas perdue tant que je vivrai ! Tu peux prier ici avec lady Clara, Fitz-Eustace ; pour moi je vais à l’ennemi.

Et il se précipite dans la plaine, saisi des dix archers. Le brave écuyer s’ouvrit d’abord un large passage dans

CHANT SIXIÈME. 313

les rangs écossais la bannière se relève…. Mais bientôt l’ennemi reprend courage, le sang coule à grands flots, et l’étendard de Marmion est soudain abattu, tel qu’un pin que la hache a frappé dans ses racines.

Alors Eustace monte à cheval. Cependant il hésite encore, quittant à regret la malheureuse Clara, lorsque tout à coup, rapide comme la flèche, le coursier de lord Marmion passe auprès de lui. Ses yeux sont sanglans, ses naseaux ouverts, ses rênes flottantes, sa selle et ses housses souillées de carnage. Eustace éperdu n’adresse qu’un regard à Clara pour lui dire qu’il sera bientôt de retour, et il se précipite dans la mêlée.

XXVIII.

Ne me demandez pas ce qu’éprouve Clara, laissée seule dans cette heure de terreur. Peut-être sa raison s’égare ; peut-être un courage surnaturel la soutient et l’élève au-dessus d’elle-même…. L’avant-garde anglaise est en déroute….. Clara, occupée d’une seule pensée, s’écrie : — Wilton est-il à ce poste périlleux…… ? Ils fuient ou ne combattent plus que pour trouver la mort….. Où est Wilton ?

En ce moment elle voit gravir la colline à deux cavaliers couverts de sang qui portent dans leurs bras un chevalier blessé. Sa main tient encore le tronçon de son épée ; il a été trouvé sous les pieds des chevaux ; son bouclier est froissé, son casque dépouillé de son panache et du faucon qui l’ornait…. Est-ce bien là l’orgueilleux Marmion….. ? Le jeune Blount délace son armure, et, contemplant son front pâle et défait, s’écrie : — Par saint George ! il n’est plus ! Cette lance maudite a tranché les jours de notre seigneur : que Marmion repose en paix !

— Silence, Mount, cesse tes clameurs, dit Eustace, il ouvre les yeux.

XXIX.

Débarrassé de son casque, Marmion sent la douce impression de l’air, et porte autour de lui des yeux hagards :

314 MARMION.

— Où est Henry Blount ? demande-t-il ; où est Fitz-Eustace ? que faites-vous ici, cœurs timides ? allez reconquérir ma bannière, allez faire entendre à l’ennemi le nom terrible de Marmion Hélas ! avec moi finit ma race ; ce nom ne retentira plus sur les champs de bataille !….. Que ma dernière pensée soit consacrée à l’Angleterre ! Portez mon anneau à lord Dacre : dites-lui de conduire ici ses escadrons ! Toi, Fitz-Eustace, cours trouver Surrey, apprends-lui que Tunstall, étendu sans vie dans la plaine, rougit de son sang le bouclier sans tache. Edmond n’est plus….. et moi…. je me meurs, il ne reste plus que l’Amiral. Que Stanley fonde sur le centre des Ecossais avec les guerriers de Chester et de Lancastre…. sinon la victoire et l’Angleterre sont perdues…. Hé bien ! faut-il vous le répéter ?…. Partez sans retard, laissez ici Marmion mourir seul. — Ils obéirent.

Clara s’éloigna un moment ; mais la douleur arracha bientôt à Marmion un gémissement étouffé. — N’y a-t-il donc personne, dit-il d’une voix mourante, n’y a-t-il personne de tous ceux qui ont été nourris dans mes foyers, qui daigne m’apporter quelques gouttes d’eau pour étancher la soif qui me dévore !

XXX.

O toi qu’aux jours de notre fortune il est si difficile d’émouvoir, capricieuse, indécise et changeante comme l’ombre que jette sur l’onde le feuillage tremblant du saule, ô femme, tu deviens un ange bienveillant aussitôt que l’affliction vient flétrir nos fronts humiliés.

A peine le chevalier eut proféré ces paroles plaintives, que Clara, prenant son casque, courut au ruisseau voisin. Sa haine, ses outrages et sa terreur sont oubliés ; elle n’écoute plus que la voix de sa douleur, elle ne voit plus que le chevalier mourant.

Elle se baisse sur la rive du ruisseau, et recule soudain saisie d’horreur…. Des flots de sang s’étaient mêlés à ses flots azurés. Où peut-elle aller ?….. elle aperçoit une

CHXNT SIXIEME. 315

petite fontaine où une onde diamantée retombait dans un bassin de pierre ; au-dessus on lisait cette inscription à demi effacée :

APPROCHE, PÉLERIN FATIGUÉ,

DÉSALTÉRE-TOI DANS CETTE ONDE PURE,

ET PRIE POUR L’AME

DE

SIBYLLE GREY,

QUI FIT ÉLEVER CETTE CROIX

ET CREUSER LE BASSIN

DE CETTE FONTAINE.

Clara remplit le casque, revient en courant au lieu où elle avait laissé Marmion, et y trouve avec plaisir et surprise un moine qui soutenait sur ses deux genoux la tête du chevalier. C’était un pieux solitaire que le zèle conduisait au milieu des combats pour consoler les mourans et bénir les morts.

XXXI.

Lord Marmion se ranima en sentant la fraîcheur de l’eau sur ses lèvres ; et comme Clara se baissait pour lui humecter le front : — Est-ce la main de Clara ; dit-il, ou celle de la malheureuse Constance dont je sens la douce impression ? Puis, ému par le souvenir de ses torts, il répondit au moine : — Ne me parlez pas de repentir et de prières : je dois penser à la seule Constance ; je n’ai que quelques instans, daignez, bonne Clara, écouter mes dernières paroles.

— Hélas, dit Clara, ne vous occupez plus que de votre ame ; vous revenez trop tard à Constance, elle périt à l’île Sainte.

Lord Marmion tressaille à ces mots, et se relève comme s’il ne sentait plus ses blessures ; cependant ce mouvement convulsif fait couler de son sein des torrens de sang. — Elle n’est plus ! il n’était donc que trop vrai ! s’écrie-t-il….. ce noir présage ne m’avait pas trompé. Je ne de

316 MARMION.

manderais au démon chargé de sa vengeance, que de m’accorder un seul jour ; l’incendie du monastère, et les cris des prêtres égorgés sur leurs autels, lui paieraient ce court retard ; mais hélas ! ….. ma vue se trouble…. Maudite soit la lance écossaise qui m’a percé le sein ; et doublement maudit mon bras trop faible pour parer le coup de la mort ! Voilà le juste prix de ma trahison.

Il retombe privé de ses sens et soutenu par le moine tremblant.

XXXII.

Clara s’efforce, mais en vain, d’étancher sa blessure ; le prêtre répète toutes les saintes oraisons de l’Église ; Marmion s’écrie qu’il n’entend que la voix d’une femme qui répète sans cesse :

Je vois la fuite et l’épouvante

Déshonorer ses étendards,

Et j’entends sa voix expirante

Se mêler aux cris des fuyards.

— Eloigne-toi, spectre fatal, dit le moine ; ne viens point troubler les derniers momens du pécheur ! Regarde, mon fils, regarde ce signe de la grace divine ; pense à la foi et à l’espérance…. J’ai souvent prié au lit de la mort, j’ai vu souvent les ames des pécheurs quitter ce monde de misère ; mais je n’ai jamais vu d’agonie aussi cruelle !

Le tumulte de la bataille, qui avait cessé un moment, redouble tout à coup ; le cri de Stanley parvient aux oreilles de Marmion ; une lumière passagère éclaircit ses traits et brille dans ses yeux à demi éteints ; sa main mourante agite au-dessus de sa tête le tronçon de son épée, et il s’écrie : — Victoire ! courage, Chester ! courage, Stanley ?

Ce furent les derniers accens de Marmion.

XXXIII.

Cependant l’approche des ombres de la nuit ne ralentit pas la fureur des combattans ; les guerriers écossais se serrent en désespérés autour de leur prince. Où sont donc

CHANT SIXIEME 217

maintenant ces phalanges victorieuses ? où sont Huntley et Home ? Que ne peuvent-ils entendre ce clairon sonore répété par les échos de Fontarabie, qui retentit à l’oreille de Charlemagne lorsque la vallée de Roncevaux vit succomber le brave Roland, Olivier et tous ses plus fameux paladins ? Ce clairon avertirait les clans de la Calédonie de renoncer au pillage pour décider une seconde fois en leur faveur la fortune chancelante. L’étendard royal flotte encore dans la plaine de Flodden, et les preux, orgueil de notre patrie, meurent pour le défendre.

Vains regrets ! laissant le carnage sur leurs traces, les soldats de notre aile gauche s’écartent du côté de la croix de Sibylle.

— Fuyons, dit le moine à Clara, fuyons. Il la place sur son palefroi et la conduit sur les rives de la Tweed, dans la chapelle de Tilmouth ; là ils passèrent toute la nuit en prières ; et au lever de l’aurore Clara vit arriver son cousin le lord Fitz-Clare.

XXXIV.

Mais au moment où ils venaient de quitter la hauteur, la mêlée était devenue plus sanglante. Les Anglais avaient soudain fait pleuvoir sur leurs ennemis une nouvelle grêle de leurs flèches, et leur cavalerie, après plusieurs charges désespérées, était sur le point de rompre le cercle que les écossais formaient autour de leur roi. Malgré les flèches qui pleuvent de toutes parts, malgré les cavaliers qui fondent sur eux comme des tourbillons, les défenseurs de Jacques offrent toujours une forêt impénétrable de lances, et si un des leurs tombe, il est soudain remplacé par un compagnon jaloux de venger sa mort ; aucun ne songe à une lâche fuite ; chaque soldat de l’immortelle phalange est fier et jaloux de l’honneur de la patrie ; le vassal combat comme le seigneur, l’écuyer comme le chevalier ; enfin la nuit couvre de son voile sombre leur petit nombre : et leur roi blessé. Ce fut alors que le sage Surrey fit sonner la retraite. Ses bataillons fatigués se retirent du combat,

318 MARMION.

semblables à ces vagues qui roulent dans le sein azuré de l’Océan après avoir balayé une plage déserte.

Les Ecossais connaissent enfin toutes leurs pertes ; leur roi, leurs Chefs, leurs plus braves guerriers, ont disparu du champ de bataille, comme on voit la neige se fondre insensiblement dans la plaine aussitôt que le vent du midi souffle et fait enfler les torrens. Les échos de la Tweed furent frappés toute la nuit du choc continuel des vagues ; elles semblaient vouloir repousser ces bataillons en désordre qui, fuyant vers la terre d’Ecosse, furent apprendre au loin la malheureuse issue de la bataille et donner le signal du deuil de la patrie ; les traditions, les légendes, les ballades et les harpes de nos bardes, éterniseront cette fatale journée ; long-temps encore le père redira à son fils la bataille et le carnage de Flodden, où l’Ecosse vit briser sa lance et son bouclier.

XXXV.

Le jour luit sur le penchant de la colline… c’est là, fière Calédonie, que sont étendus ces braves Chefs, ces chevaliers et ces barons qui furent ton orgueil….. Ceux qui leur survivent sont déjà loin.

Cesse de regarder avec doute ce cadavre mutilé et défiguré ; ne tourne point tes yeux menaçans vers ce château qui commande les frontières du nord, et ne nourris pas la vaine espérance de voir revenir un jour dans sa terre natale le royal pèlerin errant dans les climats étrangers 1. Il fut témoin des revers qu’avait préparés son imprudence ; fatigué de la vie, il combattit avec désespoir dans les rangs de ses preux et tomba sur la plaine de Flodden : cette main vaillante qui tient encore après le trépas sa fidèle épée t’indique assez le monarque d’Ecosse. Mais qu’il est changé depuis cette nuit de fête…

Je me hâte de détourner les yeux et je poursuis mon histoire.

(1) Attention aux incertitudes sur le sort de Jacques après la bataille de Flodden.

CHANT SIXIÈME. 319

XXXVI.

Je touche à la fin.

Par les soins de Fitz-Eustace, un cadavre meurtri et criblé de blessures fut transporté dans la cathédrale superbe de Lichfield. Ce fut là que, sous l’aile du sud, un mausolée enrichi de sculptures gothiques porta long-temps l’image de lord Marmion. (Aujourd’hui vous en chercheriez vainement les traces, il fut détruit lorsque le fanatique Brook prit d’assaut cette belle cathédrale. Loués soient. Dieu et le bon saint Chad, le sacrilège reçut un digne prix de son impiété !)

C’était là qu’on voyait jadis le brave Marmion, les mains levées vers le ciel et les pieds appuyés sur un limier ; de riches écussons, des marbres et des niches ciselées, offraient ses armoiries et le souvenir de ses exploits.

Hélas ! en dépit de ces magnifiques sculptures et des oraisons prononcées par les prêtres, le chevalier Marmion n’était point en ce lieu !

Un berger des forêts d’Ettrick avait suivi son seigneur à la bataille de Flodden ; c’était une de ces fleurs que les harpes plaintives de l’Ecosse pleurent encore comme arrachées de bonne heure à leur tige natale : blessé à mort, ce berger aperçut la croix de Sibylle, s’y traîna, et il y rendit son dernier soupir à côté du noble Marmion.

Les pillards dépouillèrent les morts et les mutilèrent ; c’est ainsi que le cadavre de l’humble berger fut pris pour celui de l’orgueilleux baron et occupa son monument,

XXXVII.

Il serait plus difficile de désigner la place où fut creusée la tombe ignorée de Marmion. On l’ensevelit au lieu même où gisait son corps sans vie ; mais toutes les marques en ont disparu. La main destructrice du temps a renversé la simple croix de Sibylle Grey, et brisé sa fontaine de pierre : cependant la source jaillit encore de la petite colline et y forme un faible ruisseau. L’étranger s’y arrête souvent

320 MARMION.

pour parcourir d’un œil curieux la mémorable plaine de Flodden. Les jeunes bergers y vont chercher le jonc et le glaïeul, s’étendent à l’abri du noisetier, et y tressent leurs guirlandes sans se douter qu’ils sont assis sur le tombeau qui a reçu les dépouilles mortelles du vaillant Marmion.

O vous qui rencontrez cette humble colline, observez-y un religieux silence et rentrez dans vos cœurs.

Si jamais, égarés par une tentation perfide, vous avez quitté le bon sentier pour le mauvais, ah ! craignez de prononcer un jugement présomptueux sur la tombe modeste de Marmion ; contentez-vous de dire :

— Il mourut en brave chevalier l’épée à la main, pour défendre les droits de l’Angleterre.

XXXVIII.

Je n’écris pas pour ces esprits lourds qui ne pourraient raconter sans moi que, dans la fatale mêlée de Flodden, Wilton fut le plus intrépide des chevaliers anglais ; que, lorsque le courageux Surrey eut son cheval tué sous lui, ce fut Wilton qui lui donna le sien ; qu’enfin ce fut Wilton surtout qui, avec son épée, éclaircit les rangs des Ecossais opiniâtres… Quoique Hollinshed et Hall n’en fassent aucune mention, Wilton fut l’ame de la bataille. Après la victoire, il justifia sa fidélité ; ses fiefs et son rang lui furent rendus, et il orna le vieux bouclier de ses pères des devises nouvelles conquises par lui dans la plaine de Flodden.

Je ne chante pas non plus pour la simple et jeune fille, qui a besoin qu’on lui dise en termes précis que le roi et la famille de la belle Clara consentirent à couronner sa constance. Faut-il donc que je lui raconte la fête nuptiale pour qu’elle s’en fasse un tableau ? Dirai-je que le cardinal Wolsey donna la bénédiction aux deux amans, que More, Sands et Denny firent les bons mots de la noce, que le roi Henry tira les rideaux du lit, que Catherine détacha la jarretière de sa propre main ! Pendant long-temps, depuis

CHANT SIX IÈME. 321

cet hyménée, c’était dire assez à deux jeunes époux, que de leur souhaiter l’amour de Wilton et de Clara.

__________

ENVOI AU LECTEUR.

Pourquoi prolonger un récit déjà terminé ? Pourquoi chanter encore sur ma harpe, si ce n’est pour dire adieu aux lecteurs bienveillans qui ont bien accueilli le ménestrel ?

O vous, graves politiques, si vous avez daigné lire ces fruits de mon loisir, je vous souhaite une tête ferme, des mains pures, un génie perçant et le cœur patriote… de Pitt. Héros, recevez une guirlande sur vos fronts, et que ce soit la main de celle que vous préférez qui la pose.

Que puis-je souhaiter aux dames aimables, si ce n’est un chevalier fidèle ; et aux amans sincères, si ce n’est une tendre amie ? Sages studieux, puissiez-vous trouver des trésors de science ; et vous, vieillards, un doux coussin pour reposer votre tête en cheveux blancs.

Pour toi, bon écolier, si mes vers ont occupé l’heure de tes récréations, je te souhaite un travail facile et d’agréables vacances ; à tout le monde enfin je souhaite une bonne nuit, d’heureux songes et un doux sommeil.

NOTES.

CHANT PREMIER.

NOTE I. — Introduction, page 193, ligne 25. — La pieuse recherche du Saint-Graal,

Un jour qu’Arthur faisait un grand festin avec tous les chevaliers de la Table Ronde, le Saint-Gréal, vase dans lequel le Christ avait fait la cène, et qui était resté long-temps caché aux regards des hommes, en punition des crimes de la terre. Ici

21

322 NOTES DE MARMION.

apparut tout à coup, ainsi qu’à tous cens dont il était environné. A la suite de cette vision, ils firent tous le vœu solennel d’aller chercher le Saint-Gréal. Mais, hélas ! il ne devait être trouvé que par un chevalier accompli, et qui fût pur de tout commerce charnel. Ainsi l’intrigue que le sir Lancelot avait avec la dame Genièvre ou Ganore, rendit inutiles toutes ses nobles perfections ; il ne rencontra que désastres et malheurs dans la longue et pieuse recherche qu’il entreprit, etc. etc.

NOTE 2. — Paragraphe 1. — Norham.

Les ruines du château de Norham (anciennement appelé Ubbondfond) sont situées sur la rive méridionale de la Tweed, à six milles environ au-delà de Berwick, et dans un lieu où cette rivière sépare l’Écosse de l’Angleterre.

NOTE 3. — Paragraphe 1. — Le donjon.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler à mes lecteurs qu’à proprement parler on entend par donjon la partie la plus forte d’un ancien château. C’était une tour haute et carrée formée par quatre murs d’une épaisseur effrayante, et située au milieu des fortifications, dont elle était ordinairement isolée. C’était là que, lorsque les ouvrages extérieurs avaient été emportés, la garnison se retirait pour tenter un dernier effort. Le donjon contenait la grande salle, les salles de cérémonie et la prison du château. C’est cette dernière circonstance qui a fait donner au mot dongeon la signification qu’il a maintenant. Ducange (au mot donjon) conjecture, non sans quelque vraisemblance, que ce mot vient de ce que ces espèces de prisons étaient bâties autrefois sur les collines, qui, dans la langue celtique, s’appellent dun. Borlase suppose que ces tours ont été ainsi appelées à cause de l’obscurité qui régnait dans leurs appartemens, ce qui fit qu’on leur donna le nom de prison : c’est faire dériver l’ancien mot de l’application qui en a été faite dans les temps modernes.

NOTE 4 — Paragraphe XI.

Lord Marmion, qui joue le principal rôle dans ce roman, est un personnage tout d’imagination : cependant il a existé autrefois nue famille de Marmion, seigneurs de Fontenay en Normandie, qui jouissait d’une haute considération. Robert de Marmion, seigneur de Fontenay, l’un des seigneurs les plus distingués qui suivirent Guillaume-le-Conquérant, reçut en récompense le château et la ville de Tamworth, et en outre la Seigneurie de scrivelbaye, dans le Lincolnshire.

NOTE 5. — Paragraphe XVIII. — Warbeck.

L’histoire de Perkin Warbeck ou Richard d’York, est assez connue. En 1496, il fut reçu en Ecosse avec les plus grands honneurs, et Jacques IV, après lui avoir donné en mariage lady Catherine Gordon, une de ses parentes, fit la guerre à l’Angleterre pour appuyer ses prétentions. Voulant tirer vengeance de l’invasion qui avait été faite en Angleterre, Surrey s’avança dans le Berwickshire à la tête d’une armée considérable ; mais il fit retraite après avoir pris le petit fort d’Ayton.

NOTE 6. — Paragraphe XXI. — L’abbé de Shereswood.

Ce prêtre était sans doute un peu cousin de Welsh, vicaire de Saint-Thomas d’Exeter, qui, en 1549, commandait les insurgés de Cornish, et eut le malheur d’être pendu au clocher de son église,

NOTE 7. — Paragraphe XXVII. — Le pèlerin fut appelé.

L’expression palmer (porte-palme), par opposition au mot pilgrim (pèlerin), signifie un homme qui ne s’occupait qu’à visiter les lieux honorés des reliques des saints, passant toute sa vie à voyager, et vivant de la charité des fidèles. Les pèlerins reve

NOTES DE MARMION. 323

fiaient chez eux, et reprenaient leurs anciennes occupations, lorsqu’ils avaient une fois fait leurs dévotions au lieu qui faisait l’objet principal de leur pèlerinage ; mais les porte-palmes semblent avoir été les quœstionarii dont il est mention dans les anciens canons d’Ecosse.

__________

CHANT II.

NOTE I. — Introduction, page209, ligne 2 en remontant. — Le lac silencieux de Sainte-Marie.

Cette belle pièce d’eau forme le réservoir dans lequel l’Yarrow prend sa source. Non loin de là est un lac plus petit, appelé le Loch of the towes, et environné de montagnes de tous côtés. A l’extrémité inférieure du lac se trouvent les ruines de la tour de Dryhope, berceau de Marie Scott, fille de Philippe Scott de Dryhope, et connue sous le nom de Fleur de l’Yarrow ; elle fut mariée à Walter Scott de Harden, qui fut aussi célèbre par ses rapines que sa femme le fut par sa beauté.

NOTE 2. — Paragraphe XIII.

La tradition populaire de cette singulière servitude, probablement exagérée, est rapportée en ces termes dans un véritable récit, imprimé et publié à Withby : « Dans la cinquième année du règne de Henri II, après la conquête de l’Angleterre par Guillaume, duc de Normandie, le seigneur d’Uglebarnby, alors appelé Guillaume de Bruce, le seigneur de Smeaton, nommé Ralph de Perey, et un gentilhomme nommé Attatson, se donnèrent rendez-vous pour la chasse an sanglier, dans une forêt ou désert appartenant à l’abbé de Withby ; le nom de ce lieu était Eskdale-Side, et celui de l’abbé Sedman. Au jour fixé, ils vinrent au rendez-vous, armés d’épieux et suivis de leurs meutes. Ayant aperçu un énorme sanglier, ils lancèrent leurs chiens, qui le poursuivirent jusqu’auprès de la chapelle de l’ermitage d’Elslsdale-Side, où était un moine de Withby, qui y vivait en anachorète. Le sanglier, poursuivi vivement et accablé de fatigue, entra dans la chapelle, se coucha par terre, et expira. L’ermite ferma la porte et resta dans la chapelle, occupé de ses prières et de ses méditations. Tandis que les chiens étaient à attendre au dehors, les jeunes seigneurs, poursuivant le cours de leur chasse, arrivèrent à l’ermitage, guidés par les aboiemens de leurs limiers ; ils appelèrent l’ermite, qui ouvrit sa porte, et vint se présenter à eux. Les chasseurs ayant vu le sanglier mort dans la chapelle, entrèrent en fureur ; ils se portèrent à des violences envers l’ermite, le maltraitèrent avec leurs épieux : l’ermite en mourut, après avoir fait commuer la peine de mort à laquelle ses meurtriers furent condamnés, en cette espèce de vasselage dom leur postérité ne s’affranchit que difficilement. »

NOTE 3. — Paragraphe XIII. — La belle Edelfled.

Elle était fille du roi Oswy, qui pour remercier le ciel de la grande victoire qu’il lui fit remporter, en 635, contre Peuda, roi païen de Mercie, voua Edelfled, à peine âgée d’un an, au service du Seigneur, dans le monastère de Withby, dont sainte Hilda était alors abbesse. Dans la suite, elle orna avec beaucoup de magnificence le lieu où elle avait été élevée.

NOTE 4. — Paragraphe XIII.

Ces deux miracles sont rapportés par tons les anciens auteurs qui ont eu occasion de

21.

324 NOTES DE MARMION.

parler de Withby ou de sainte Hilda. On trouve encore au milieu des ruchers « lev restes de ces serpens qui infestaient le couvent, et qui, à la prière de l’abbesse, furent non-seulement exterminés, mais encore pétrifiés. Les naturalistes protestans les nomment ammonitœ.

L’autre miracle est rapporté en ces termes par Camdem : « Voici une autre preuve de la toute-puissance de la sainte : les oies sauvages qui, dans l’hiver, fuient par bandes vers le sud, pour y chercher des rivières ou des lacs qui ne soient pas gelés, s’abaissent soudain à terre lorsqu’elles passent sur certains endroits des environs. »

NOTE 5. — Paragraphe XV.

Tout le monde sait que lorsque David Ier et son fils Henry envahirent le Northumberland, en 1136, les Anglais marchèrent contre eux sous la bannière de saint Cuthbert, et ce fut à sa vertu divine que l’on attribua la grande victoire qu’ils remportèrent à la sanglante bataille de Northallerton, ou Cuton-Moor. Mais dans le fait, les vainqueurs ne durent leurs succès qu’à la jalousie des différentes peuplades qui composaient l’armée de David, qui était une réunion de Galwégiens, des habitans de Strath-Clyde, d’hommes de Teviotdale et du Lothian, avec beaucoup de soldats normands et allemands, qui tous avaient embrassé sa cause. (Voyez Chalmers Caledonia, page 622.)

__________

CHANT III.

NOTE 1. — Paragraphe XIII.

Le tintement d’oreille est regardé par les Ecossais comme le présage de la mort d’un ami.

NOTE 2. — Paragraphe XX.

En 1263, Hacon, roi de Norvège, vint dans le détroit de la Clyde avec un formidable armement, et fit une descente à Large, dans le Ayrshire. Alexandre III fut à sa rencontre, et le défit le 2 octobre. Bacon se retira aux Orcades, où il mourut quelque temps après la disgrace qu’avaient essuyée ses armes. Il existe encore près du champ de bataille un grand nombre de tombeaux, plusieurs d’entre eux ayant été ouverts, on les a trouvés, comme d’ordinaire, remplis d’ossemens et d’urnes funéraires.

NOTE 3. — Paragraphe XX. — Un pentacle, etc.

Le pentacle est une pièce de linge fin, pliée de manière à présenter cinq coins, pour correspondre aux cinq sens, et couverte de caractères mystérieux. Les magiciens déploient le pentacle vers les démons qu’ils évoquent, lorsqu’ils sont rebelles et obstinés et qu’ils refusent de se soumettre aux rites et cérémonies magiques.

NOTE 4. — Paragraphe XXII.

C’est un article de foi parmi le peuple, que ceux qui sont nés le jour de Noël, ou le vendredi saint, peuvent voir les esprits, et même leur commander. Les Espagnols attribuent les regards égarés de leur Philippe II aux désagréables visions auxquelles ce privilège l’avait soumis.

NOTE 5. — Paragraphe XXV.

— J’ai puisé les détails du combat entre Alexandre III et le fantôme chevalier dans

NOTES DE MARMION. 325

Gervais de Tilbury, maréchal du royaume d’Arles. (Olia imperial. op. script. rer Brunswick, vol. 1, p. 797.)

CHANT IV.

NOTE 1. — Paragraphe XIV. — Apparition de saint Jean.

Cette histoire est rapportée par Piscottie avec une simplicité vraiment caractéristique.

NOTE 2. — Paragraphe XV.

La révolte qui eut lieu contre Jacques III fut signalée par une circonstance bien cruelle pour lui, la présence de son fils dans l’armée ennemie. Lorsque le roi vit sa propre bannière déployée coutre lui-même, et son fils uni avec ses ennemis, il perdit le peu de courage qu’il avait, se sauva du champ de bataille, tomba de son cheval, qui se cabra à la vue d’une cruche d’eau que portait une femme ; et il fut tué, on ne sait pas bien par qui.

Jacques IV, après la bataille, passa à Stirling ; et entendant les moines de la chapelle royale déplorer la mort de son père, leur fondateur, il fut saisi d’un profond remords qu’il manifesta par une austère pénitence.

NOTE 3. — Paragraphe XXVIII.

Voyez dans Patten (de l’Expédition de Sommerset), la description curieuse d’un camp écossais après la bataille de Pinkey.

NOTE 4. — Paragraphe XXVIII.

Selon Bœtius et Buchanan, le double trescheur autour du bouclier, contrefteurdelisé ou lampassé et armé d’azur, fut adopté pour la première fois par Achaius, roi d’Ecosse, contemporain de Charlemagne.

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CHANT V

NOTE I. — Introduction, page 266, ligne 30. — Henry fuyant, etc.

Henry VI, après la désastreuse bataille de Towton, se sauva en Ecosse avec la reine, son fils et les princes de sa famille. Dans les notes des éditions précédentes, j’avais mis en doute si Henry VI vint à Edimbourg, quoique la reine y fût venue certainement : M. Pinkerton penchait à croire qu’il était resté à Kirkendbright ; mais mon noble ami lord Napier m’a montré une concession d’une rente de cinquante marcs d’argent, faite par Henry à l’un de ses ancêtres, John Napier, signée par le roi lui-même à Edimbourg le 28 août, dans la trente-neuvième année de son règne, qui correspond à l’an de grace 1461. Douglas, avec sa négligence ordinaire, date cette concession de 1368 ; mais cette erreur ayant été corrigée dans la copie sur les manuscrits de Macfarlane, pag.119 et 120, il ne peut plus rester de doute à ce sujet. John Napier était fils et héritier d’Alexandre Napier, et prévôt d’Edimbourg ; l’ac-

326 NOTES DE MARMION.

cueil hospitalier que trouva l’infortuné monarque valut à l’Écosse les éloges de Molinet, poète contemporain ; il dit en parlant des Anglais :

Ung nouveau roy creerent

Par despiteux vouloir :

Le vieil en debouterent

Et son legitime hoir :

Qui faytif alla prendre

D’Escosse le garaod

De tout le mendre

Et le plus tollerant.

Collection des Aventures.

NOTE 2. — Introduction, page 268, ligne 3. — M. Ellis.

M. Ellis, dans l’introduction qui précède son ouvrage intitulé Specimens of romance, a prouvé par les témoignages réunis de La Ravaillère, de Tressan, et principalement de l’abbé de La Rue, que c’est à la cour de nos rois anglo-normands, et non à celle des rois de France, qu’est née la littérature romane. Marie pilla las originaux armoriques, et traduisit en français-normand nu langue romane les douze curieuses ballades dont M. Ellis nous a donné un précis dans l’appendix qui suit son introduction.

NOTE. 3. — Paragraphe I.

Ce n’est point une exagération poétique ; il y a encore en Angleterre quelques comtés renommés par leurs archers, où l’on se sert de flèches de la longueur d’une verge.

Il existe en Écosse, au rapport d’Asham, un proverbe qui dit que chaque archer anglais porte dans son carquois vingt-quatre Ecossais, par allusion à ses flèches, qui sont inévitables.

NOTE 4 — Paragraphe VI.

Dans toutes les négociations un présent de vins était un préliminaire indispensable. Sir John Falstaf n’était pas le seul qui eût besoin d’une telle introduction.

NOTE 5. — Paragraphe IX.

Peu de lecteurs ont besoin que je leur rappelle le ceinturon ou baudrier auquel Jacques ajoutait régulièrement le poids de quelques onces tous les ans. Piscottie fonde l’opinion qu’il a que le roi Jacques ne périt pas à la bataille de Flodden, sur ce que les Anglais n’ont jamais pu montrer ce baudrier de fer à aucun Ecossais. La personne et le caractère du roi Jacques sont ici tracés d’après tous meilleurs historiens. Ses dispositions romanesques, qui lui faisaient pousser le goût du plaisir jusqu’à la licence, étaient mêlées d’une teinte d’enthousiasme religieux. Ces inclinations formaient quelquefois d’assez singuliers contrastes. Il avait coutume pendant ses accès de dévotion, de prendre l’habit des franciscains, et de suivre les règles de l’ordre lorsqu’il avait ainsi fait pénitence pendant quelque temps dans le couvent de Stirling, il allait se replonger dans les plaisirs. Probablement aussi que, par l’effet d’une inconséquence qui n’est pas sans exemple, il riait dans un temps des pratiques superstitieuses auxquelles il s’assujettissait dans un autre.

NOTE 6. — Paragraphe X.

La connaissance du roi Jacques avec lady Heron de Ford ne commença qu’à l’époque où il marcha sur l’Angleterre. Nos historiens imputent à l’aveugle passion du roi les délais qui amenèrent la perte de la bataille de Flodden. L’auteur de la généalogie de ta famille de Heron s’efforce, et son zèle est louable, de justifier Ford de ce scandale ;

NOTES DE MARMION. 327

cependant il est certain qu’elle interposa sa médiation entre Jacques et Surrey. (Voyez L’Histoire de Pinkerton, et les autorités qu’il rapporte, vol. 2, p. 99.)

NOTE 7. — Paragraphe XVI.

Angus était déjà vieux lorsque la guerre contre l’Angleterre fut décidée : il ne cessa de la désapprouver ; et le matin de la bataille de Flodden, il remontra avec tant de liberté combien il était impolitique de livrer bataille, que le roi lui dit avec un ton de mépris et d’indignation, que s’il avait peur il était libre de s’en retourner. Cet affront insupportable arracha des larmes à ce vieux guerrier ; il se retira, laissant son fils George d’Anges et sir William de Glenbervie pour commander ses troupes. Ils furent tous deux tués dans la bataille, ainsi que deux cents gentilshommes du nom de Douglas. Le comte, désespéré des malheurs de sa maison et de son pays, se retira dans une maison de religieux, où il mourut environ un an après la bataille de Flodden.

NOTE 5. — Paragraphe XXIX.

Le couvent dont on veuf ici parler est une fondation de L’ordre de Citeaux ; au nord de Berwick on en voit encore quelques vestiges. Il fut fondé par Duncan, comte de Fife, en 1216.

NOTE 5. Paragraphe XXXI.

Ceci se rapporte à une catastrophe qui arriva réellement à un Robert de Marmion sous le règne du roi Étienne. Guillaume de Newbury, qui en parle, lui donne quelques traits du caractère de mon héros : — Homo bellicosus, ferocia et astutia fero nullo sue tenpore impar. Ce baron ayant chassé les moines de l’église de Coventry, ne tarda pas, selon eux, à éprouver les effets de la vengeance divine. Ayant entrepris une guerre contre le comte de Chester, Marmion chargeait à la tête de ses troupes un corps de l’armée du comte ; son cheval s’abattit, le cavalier se cassa la jambe en tombant, et il eut la tête coupée par un soldat avant qu’on put le secourir. Toute cette histoire est rapportée par Guillaume de Newbury.

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CHANT VI.

NOTE 1. — Introduction, page 291. — La messe de minuit.

Dans les pays catholiques romains, on ne dit jamais la messe dans la nuit, excepté la veille de Noël. Chacune des folies avec lesquelles on célébrait jadis cette fête pourrait. faire le sujet d’une note longue et curieuse.

NOTE 2. — Introduction, page 292. — Allégorie des mascarades.

Il parait certain que les masques d’Angleterre, qui, comme l’usage existe encore dans le Northumberland, avaient coutume d’aller porter dans toutes les maisons voisines le soc de la charrue, oisif dans cette saison, et les guisards d’Ecosse, qui ne sont pas encore totalement tombés en désuétude, nous offrent une image imparfaite des anciens mystères. Ces mystères sont aussi l’origine du théâtre anglais.

En Écosse (me ipso teste) nous avions l’habitude, avec les enfans de mon âge, de prendre les rôles des apôtres, on du moins ceux de Pierre, de Paul, et de Judas Is

328 NOTES DE MARMION..

cariote. Le premier avait les clefs, le second portait une épée, et le troisième un sac dans lequel on déposait les pièces d’argent que nous récoltions dans le voisinage. L’un de nous faisait aussi un champion en récitant quelque vieille ballade ; un autre était… « Alexandre, roi de Macédoine, qui conquit le monde entier, excepté l’Écosse ; et qui, lorsqu’il vint pour l’attaquer, sentit sa valeur se refroidir en voyant une nation si courageuse et si fière. » Ces vers, et plusieurs autres, étaient récités par routine et sans suite ; nous avions aussi, je crois, un saint Georges.

NOTE 3. — Introduction, page 292. Sur la famille de Walter Scott.

M. Scott de Harden mon ami et mon parent éloigné, possède l’original d’une invitation en vers adressée par son aïeul au mien : c’est de ce morceau que sont imités quelques vers de cette introduction. Ils sont datés, comme mon épître, de Mertoun-House, qu’habite la famille de Harden.

NOTE 4. — Paragraphe XI.

Le fameux Gawain Douglas, évêque de Dunkeld, fils d’Archibald Bell-the-Cat, comte d’Angus. Il est l’auteur d’une traduction de l’Enéide en vers écossais, et de plusieurs autres poésies d’un grand mérite : à cette époque il n’avait pas encore obtenu la mitre.

NOTE 5. — Paragraphe XV.

De peur que le lecteur ne partage l’étonnement du comte, et ne regarde ce crime comme contraire aux mœurs du temps, je dois lui rappeler les falsifications sans nombre qu’avec l’assistance d’une femme Robert d’Artois employa pour gagner son procès contre la comtesse Mathilde. Convaincu de faux, Robert fut obligé de fuir en Angleterre ; et ce fut la cause éloignée des guerres mémorables d’Édouard III en France. John Handing fut aussi employé par Edouard IV à forger des documens qui pussent établir les prétentions de souveraineté des rois anglais sur l’Ecosse.

NOTE 6. — Paragraphe XXIV.

Sir Brian Tunstal, appelé dans la langue romantique du temps Tunstall le chevalier sans reproche, fut du petit nombre des chevaliers anglais tués à la bataille de Flodden.

NOTE 7. — Paragraphe XXXVI.

L’assaut de la cathédrale de Lichfeld, qui avait été fortifiée par le roi, eut lieu dans la guerre civile. Lord Brook, qui commandait les assaillans avec sir John Gill, fut atteint par une balle de mousquet qui traversa la visière de son casque : les royalistes remarquèrent qu’il avait été tué par un coup parti de la cathédrale de Saint-Chad, le jour de Saint-Chad, et qu’il avait été blessé à l’œil, lui qui avait dit qu’il espérait voir les ruines de toutes les cathédrales d’Angleterre. La belle église dont il est ici question souffrit considérablement en cette occasion et en plusieurs autres ; sa tour principale fut détruite par le feu des assiégeans.

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  1. Gien, ravine, vallon entouré de montagnes. — Ed.
  2. Forêts du Hampshire. — Ed.
  3. Guillaume-le-Roux. — Ed.
  4. Citation d’une vieille ballade chantée par les ménestrels, ci qui est très-populaire en Écosse. — Éd.
  5. Expression ironique des maraudeurs incendiaires. — Ed.
  6. Cette plaisanterie triviale de l’auteur a été l’objet d’une critique sévère en Angleterre. — Ed.
  7. The budget, bourse de cuir. — Ed.
  8. Il y a sur une côte de montagnes au-dessus la ferme d’Ashestell, un fossé appelé la tranchée de Wallace. — Ed.