Maritima/Le Travail

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Revue des Deux Mondes2e période, tome 19 (p. 234).


VII

LE TRAVAIL

Poète errant au bord de cette mer profonde,
Suspends tes pas, et vois,… vois ce que fait son onde :
En brisant sur la grève, elle y prend au hasard
Quelque caillou grossier qui gisait à l’écart,
De silex, de granit quelque rude parcelle,
La détache du sol et l’entraîne après elle,
Et la plonge au milieu des sillons blanchissons.
Puis, sans compter les jours, ni les mois, ni les ans,
Que l’abîme en fureur se soulève ou qu’il dorme,
De cet obscur débris elle épure la forme.
Obstinée à sa tâche ainsi qu’un ciseleur,
Sans cesse elle y revient ; à l’égal d’une fleur,
L’arrondit, l’amincit, d’un émail la colore,
La prend et l’abandonne, et la reprend encore,
Puis rejette à la côte un de ces fins cailloux,
Bleus, polis, doux à l’œil, au toucher non moins doux,
Que les petits enfans conduits sur le rivage
Cherchent avec l’ardeur naïve de leur âge,
Qu’ils trouvent, ô merveille ! et qu’au fond de la main
À leurs amis jaloux ils montreront demain.

Poète, fais ainsi : choisis quelque pensée
Loin des sentiers battus errante ou délaissée.
Qu’un art laborieux, qu’un soin toujours nouveau,
De jour, de nuit, longtemps la roule en ton cerveau.
N’épargne au saint travail que soutient l’espérance
Nul effort, nul souci, — pas même la souffrance.
Rêve une autre couleur, cherche un autre contour…
Tu seras trop payé si l’on te doit un jour
Un de ces vers heureux, marqués d’un peu de gloire,
Dont les hommes charmés décorent leur mémoire.


J. Autran.