CHAPITRE VII.


le mystère.


Je disais à Marie mon amour, mes vœux mes espérances… mais elle recevait étrangement les révélations de mon cœur.

Un rayon de joie brillait dans ses beaux yeux, qu’un nuage de tristesse voilait presque aussitôt.

Elle évitait ma présence, et semblait pourtant heureuse de me voir ; son regard rencontrait encore le mien, mais comme s’il lui eût échappé ; sa voix, naturellement douce, était altérée ; sa bouche souriait encore, mais ses paupières étaient entourées d’un cercle de mélancolie qui, chaque jour, devenait plus sombre.

Je l’interrogeais souvent sur les causes de son chagrin. Une fois elle me dit : « Toutes vos paroles promettent le bonheur, et ma destinée me condamne à une vie malheureuse ; vous voyez quel abîme nous sépare. »

Si je la questionnais davantage, elle ne me répondait que par un silence morne et un regard déchirant.

Depuis ce moment, je ne quittai plus Nelson et ses enfants.

Nous ne nous séparions que le dimanche à l’heure des offices religieux : ils allaient au temple presbytérien, et moi à l’église catholique.

Je remarquais chez eux une grande régularité dans l’accomplissement de leurs devoirs pieux. Un jour Georges étant arrivé au temple quelques instants après le commencement de l’office, Nelson, au retour, lui adressa une réprimande sévère : Comprenez-vous, s’écriait-il, quelle serait la joie des unitaires et des méthodistes s’ils apercevaient le moindre refroidissement dans le zèle de notre congrégation ?

Je voyais avec chagrin chez Nelson ces passions ardentes de sectaire ; car je craignais qu’elles n’élevassent une barrière entre sa fille et moi. Souvent il me parlait de sa religion et de la mienne ; une fois il me dit : Vous jugez notre culte, et vous ne le connaissez pas ; venez au temple des presbytériens. Je consentis à sa proposition, et, le dimanche suivant, j’accompagnai Nelson et ses enfants à leur église, où je pris place dans leur banc. Je pus suivre l’office exactement, grâce aux soins de Marie, qui m’avait prêté un livre saint, et ne manquait pas, quand une prière finissait, de m’indiquer celle qui allait suivre.

L’impression de ce culte, nouveau pour moi, fut profonde. Dans nos églises catholiques, il semble que nous ayons toujours, pour intermédiaire de la prière entre Dieu et nous, le prêtre saint, sa parole mystérieuse, la pompe de la cérémonie, l’encens qui monte de l’autel, les chants sacrés et toute la solennité du lieu. L’œil rencontre toujours au fond du sanctuaire une gloire rayonnante qui éblouit…

Dans le simple édifice qui sert de temple aux protestants, l’homme se trouve immédiatement en rapport avec Dieu ; il lui parle à lui-même, sans langage consacré, sans rit solennel. Le ministre, sa parole, son costume, ne sont rien ; il n’a point de caractère supérieur à ce qui l’entoure.

Le temple ne contient que des intelligences égales, s’adressant à l’intelligence suprême.

Le catholique se prosterne et s’humilie : il adore Dieu à travers des mystères et des nuages… Le protestant prie le front haut, l’œil levé vers le ciel ; il regarde Dieu en face ; c’est un beau culte… mais c’est un culte orgueilleux ! L’homme est-il assez fort pour se mesurer de si près avec la divinité ? Est-il assez grand pour supporter l’approche de tant de grandeur ? Peut-on adorer ce qu’on comprend ?

En revenant de l’église presbytérienne, je sentais mon âme troublée, et des passions tumultueuses s’élevaient dans mon sein. Nelson m’interrogea, je lui dis : Votre religion me semble digne d’un être intelligent et libre : cependant l’homme est aussi un être sensible, qui a besoin d’aimer, et ce culte n’a point touché mon cœur.

Nelson ne fit aucune réponse.

— Hélas ! s’écria Marie, faut-il désirer dans ce monde ce qui prépare l’âme aux tendres affections ! — Elle n’acheva pas.

Les réticences de Marie, le vague de ses paroles, me tourmentaient chaque jour davantage ; sans cesse je demandais au ciel de dissiper ce nuage mystérieux. Je n’aurais pas tant désiré que l’ombre s’évanouît, si j’eusse prévu qu’une lumière fatale allait éclairer mes regards.

J’avais coutume de me promener dans le voisinage de la colonne élevée en la mémoire de Washington : ce lieu est solitaire, et on est tout surpris, à côté d’un monument qui sera un jour le plus bel ornement de la cité, de trouver une forêt sauvage, et comme le commencement du désert. C’était là que je recueillais mes pensées et que je passais en revue mes impressions ; je trouvais un charme extrême dans ces méditations silencieuses.

Un jour je poursuivais le cours de mes rêveries au travers de la forêt, ne prenant pour guide que le caprice de ma pensée, ou plutôt marchant au hasard, devant moi, sans calcul, et sans autre souci que d’éviter la rencontre des arbres et l’embarras des lianes. Dans ce mouvement aventureux de mon corps, je sentais ma pensée plus libre, mon âme plus dégagée de ses entraves, mon imagination plus hardie dans ses élans. Chaque pas que je faisais me découvrait une scène nouvelle, chaque impression me donnait une idée grande ou un tendre sentiment. Il y a dans les murmures de la brise parmi les roseaux, dans le feuillage frémissant des vieux chênes, une voix grave qui parle au génie de l’homme, et les savanes de la forêt enseignent de touchantes harmonies aux cœurs qui savent le mieux aimer.

Ah ! comme, dans un profond isolement, une impression de douleur s’empare violemment de nos sens ! Au souvenir de Marie, si belle et si affligée, je sentis mon cœur se gonfler de chagrin et d’amour. Ô vous, qui portez une âme troublée, ne vous éloignez pas du monde ; car, dans le silence de la solitude, on entend mieux la voix des passions ; le calme de la nature fait mieux sentir les agitations de l’âme, et il semble qu’il y a dans le désert un vide immense, que le cœur de l’homme ait reçu la mission de combler.

Au milieu de ce silence sonore, sous ces voûtes retentissantes de verdure et de feuillage, je laissai tomber de mes lèvres le nom de Marie. Je m’arrêtai soudain ; il me semblait que ma bouche avait été indiscrète : on craint peu de jeter des paroles au murmure des vents, au frémissement des feuilles ; mais le silence de la forêt !… comme il est attentif à tout recueillir ! c’est comme l’assemblée qui écoute muette : plus elle se tait, plus elle agite l’orateur.

Si cette sensation de terreur ôte des forces à l’homme qui parle, elle en donne à celui qui veut prier ; car tout est religieux dans le silence de la nature.

« Ô mon Dieu ! m’écriai-je, si votre bras s’appesantit sur moi, qu’il devienne secourable à l’être faible qui n’a point d’appui ! » Et je priai du fond de mon cœur.

Je n’avais point encore aussi bien senti toute la force de mon amour pour Marie. L’image de sa douleur se présentait à ma pensée comme un remords : si j’étais innocent de ses peines, n’étais-je pas coupable de ne les point guérir ? L’amour, qui s’afflige des plaisirs dont il n’est pas l’auteur, est malheureux aussi des larmes mêmes qu’il n’a pas fait couler, et dont il ne tarit pas la source.

Un cardinal de Virginie, voltigeant dans les magnolias, éblouit mes regards de son plumage rouge, et interrompit ma méditation. Je m’aperçus que je m’étais égaré.

J’essayai de retourner sur mes pas ; mais, dans ma course rapide, j’avais laissé si peu de traces que je ne pus les retrouver.

Je jugeai à peu près, par la position du soleil, de la place où j’étais, et de la direction que je devais prendre pour retourner à Baltimore ; mais, dans une forêt, la plus légère déviation de la ligne qu’on doit suivre vous jette hors de votre route ; et, après mille courses en sens opposés, après mille tentatives vaines pour retrouver mon chemin, je m’arrêtai tout haletant, sentis mes genoux fléchir et tombai au pied d’un cèdre à demi renversé par l’orage.

En ce moment, la forêt devenait de plus en plus silencieuse ; les ombres s’allongeaient autour de moi, et l’oiseau moqueur saluait d’un dernier cri les derniers rayons du soleil mourant sur la cime des grands pins. Mes forces étaient épuisées, le sommeil s’empara de mes sens.

Ma présence dans la forêt aux approches du soir et l’assoupissement dans lequel je tombai n’étaient point sans danger. Aux dernières clartés du crépuscule succède toujours, dans le sud de l’Amérique, une humidité froide et pénétrante ; cette fraîcheur soudaine, exhalée de la terre, est pernicieuse, et j’allais en recevoir l’impression funeste.

Cependant le péril était loin de ma pensée. J’avais le cœur plein des émotions qui venaient de m’agiter. L’image de Marie était toujours devant moi ; je m’étais endormi dans son souvenir : des songes légers m’entretenaient de son amour et présentaient à mes yeux mille charmantes apparitions ; il me semblait voir la fille de Nelson assise à mes côtés. Sa beauté, sa grâce, enivraient mes regards. Mais sa tristesse mystérieuse troublait ma joie ; je lui disais : « Marie ! pourquoi pleures-tu ? quel tourment secret peut déchirer ton cœur ? Ange de douceur et de bonté, serais-tu sur la terre pour souffrir, toi dont le regard seul enchante et console ? Si tu es malheureuse, pourquoi ne déposes-tu pas ton cœur dans le cœur d’un ami ? Hélas ! tu ne peux savoir combien tu es aimée de Ludovic. Toi seule as ranimé du feu de tes regards ma vie pâle et près de s’éteindre, et mon âme, jadis avide, insatiable, se réjouit maintenant du sentiment unique dont elle est remplie. » Et j’entendais sa douce voix me répondre par des accents tendres et mélancoliques ; je prenais sa main ; je la pressais sur mon cœur ; je la couvrais de baisers, et l’arrosais de mes larmes.

Tout à coup je me réveille… je sens l’impression d’une main qui glisse doucement sur mon front ; j’entr’ouvre les yeux… Que vois-je ! ô mon Dieu ! Marie ! Marie agenouillée près de moi, et levant au ciel ses mains suppliantes.

Oh ! jamais tant de sentiments divers ne se pressèrent à la fois dans le fond de mon cœur !

Si rien n’est plus triste que le réveil quand il dissipe le fantôme d’un rêve charmant, quoi de plus doux qu’un songe d’amour et de volupté, qui par une touchante erreur, attendrit notre âme, et la prépare aux impressions d’une délicieuse réalité ? Ce bonheur, dont le sommeil ne m’avait offert que la chimère, j’en jouissais maintenant, et j’y mêlais tous les prestiges de l’illusion qui n’était plus.

D’abord je fus muet en présence de celle qui était toute ma vie, car je ne savais pas si quelque vision n’abusait pas mes sens. Je croyais m’être réveillé ; mais n’était-ce pas plutôt le commencement d’un songe ?

— Ô mon Dieu ! me dit-elle, Ludovic ! fuyons ces lieux : bientôt la nuit sera venue, un froid mortel va succéder à la brûlante chaleur du jour.

— Marie ! m’écriai-je alors, es-tu l’ange de mes jours, le bon génie de ma destinée ? ou viens-tu, sylphide décevante, tromper mes sens, et te jouer de mon infortune ?

— Je n’ai jamais trompé, répondit la vierge avec une émotion pleine de charme ; je suis une fille au cœur simple et droit ; je vous ai vu, Ludovic, partir pour la forêt, et, comme vous n’étiez point revenu au déclin du jour, j’ai craint pour votre vie… J’ai prévu que vous étiez égaré, et j’ai frémi à la pensée du péril qui vous menaçait…

— Ô ma bien-aimée ! quel généreux dévouement !… mais ces dangers tu vas les partager avec moi !

— Ne craignez rien, me répondit-elle ; je sais tous les détours de la forêt : ici, pas une mousse que je n’aie foulée aux pieds, pas un arbre dont je ne connaisse les ombres du matin et du soir ! Les femmes de Baltimore se montrent à l’envi sur les places publiques ; moi, je chéris ces retraites solitaires, ou du moins…

Elle s’arrêta pensive un instant… — Hâtons-nous, ajouta-t-elle. Et en prononçant ces mots, elle se mit en marche, et m’entraîna sur ses pas. J’avais saisi sa main ; mes larmes coulaient en abondance ; j’éprouvais mille sentiments que je ne pouvais exprimer. Je lui dis cependant :

— Marie, avant de savoir si j’étais aimé de toi, je sentais au fond de mon cœur un feu brillant qui le dévorait ; le plus tendre des sentiments se mêlait pour moi de tourments amers et de cruelles agitations… mais tu viens de me prouver que tu m’aimes, et je sens pénétrer dans mon âme des émotions d’une douceur inconnue… mon amour est plus ardent encore ; mais il est tranquille… Oh ! je t’en conjure, abandonne-toi, comme moi, au charme enivrant de cette impression pure et sans mélange. Cependant un chagrin me reste : je vois ta mélancolie ; Marie, tu me caches quelque douleur. Tu ne crois donc pas à mon amour ? Hélas ! pourquoi un écho de cette forêt ne te dit-il pas les sentiments que tout à l’heure je confiais au désert ?

— Plût au ciel, dit Marie, que je n’eusse point entendu ces révélations solitaires ! Ludovic, pendant votre sommeil, votre voix murmurait des paroles enchantées, qui mettent le comble à mon infortune. Hélas !…

Elle n’acheva pas. Je voyais se presser les battements de son cœur ; et ses yeux chargés de larmes s’efforçaient de ne pas pleurer.

— Quel est donc ce mystère ? m’écriai-je avec force ; Marie, je t’en supplie, ouvre-moi ton âme, que je sache ton infortune comme tu sais mon amour ! chacune de tes plaintes viendra s’éteindre dans mon cœur. La douleur n’est point semblable au bruit qui s’accroît en retentissant ; elle cesse quand elle trouve de l’écho… Ma bien-aimée ! laisse ta tête se pencher vers la mienne, appuie sur moi ta faiblesse ; le parfum des plus douces fleurs est moins suave que le mélange de deux souffles amis, et tu ne sais pas tout ce que donne de force l’union de deux poitrines qui respirent ensemble… Va, quelle que puisse être ta destinée, tu ne seras pas aussi heureuse de ma protection que je serai fier de ton amour… Marie ! sois mon amie ! sois mon épouse chérie ! Si, sur cette terre dévouée aux orages, tu dois être courbée par l’ouragan, tu trouveras du moins un abri où reposer ta tête ; tes larmes les plus amères s’adouciront en se mêlant à celles d’un ami ; et si, des flancs d’un nuage sombre, la foudre sortait pour nous frapper tous deux, étroitement enlacés, cœur contre cœur, il nous serait doux encore de mourir ensemble et de rendre dans les bras l’un de l’autre un dernier soupir de vie et de volupté.

Ainsi je disais ; Marie gardait le silence ; cependant nous marchions et nous approchions de Baltimore, hélas ! trop rapidement. Oh ! comme alors j’aurais béni le ciel s’il nous eût égarés dans notre route ! quelle ivresse dans tout mon être ! quel délire au fond de mon cœur !

Ce long entretien de mes passions avec la solitude ; ces secrets d’amour confiés au désert, et surpris au sommeil ; tant de bonheur succédant au péril ; Marie, ma libératrice, mon guide, ma compagne ; nos voix unies, nos bras entrelacés, notre marche dans le silence du soir ; et à la fin du jour la douce clarté de l’astre des nuits venant avec son cortége de tendres rêveries ; tout un monde de sentiments, d’idées, de passions, qui s’agitait dans mon cœur au milieu d’un monde muet et d’une nature endormie : ces vives impressions, météore de l’âme, apparaissent à mon souvenir en traits de feu.

J’interrogeais encore Marie, et je lui disais :

— Pourquoi repousses-tu ce sourire qui te cherche ? Écoute, mon cœur ne bat-il pas d’accord avec ton cœur ? ne sens-tu pas mon âme se mêler à la tienne ? elles s’unissent, se confondent, et nulle puissance ne peut plus les diviser. Malheur à celui qui romprait cette alliance sacrée ! malheur !…

— Arrêtez ! s’écria Marie ; elle se tut quelques instants : — Ludovic, reprit-elle ensuite, je n’essaierai point de vous peindre les sentiments dont mon âme est remplie… Vous venez de me parler une langue dont je comprends le sens, parce que c’est celle du cœur ; mais je n’en sais pas les mots… Ah ! de grâce, cessez des discours qui m’enivrent et me désolent ! L’image du bonheur est trop cruelle pour qui ne saurait être heureux. Vous m’aimez, Ludovic… Mon Dieu ! cet amour, qui fait ma joie, est le gage de mon infortune… Ah ! ma destinée est affreuse ! Encore un jour… et vous en saurez le secret…

Cependant nous touchions aux portes de la cité. — Demeurez, me dit-elle d’une voix impérieuse ; voici la ville… je dois être seule.

En prononçant ces mots, elle s’éloigna, me laissant plein d’un trouble profond.

Oh ! que les heures d’incertitude sont longues et cruelles, quand on est sûr d’un malheur, et qu’il n’y a de douteux que sa nature !

Le malheur connu donne à l’âme un point d’appui. Elle souffre ; mais elle sait la cause de sa souffrance ; elle s’y arrête, s’y attache, et ce profond sentiment de sa peine est une proie dont elle se saisit.

Mais une infortune qu’on sent avant de la connaître, un mal insaisissable qui se présente à l’imagination sous mille formes diverses, une douleur vague et poignante dont on ignore la cause, le genre et la durée : un pareil supplice, comment le supporter ? Quelles forces morales faut-il appeler à son secours ? doit-on se raidir ou plier ? l’âme s’armera-t-elle du courage qui se résigne, ou de l’énergie qui combat ?

Les conjectures et les terreurs se succédèrent dans mon esprit avec une incroyable rapidité… Je supposai tous les malheurs possibles, excepté le véritable. Les heures s’écoulaient lentement, comme toutes celles qui sont comptées.

Le lendemain, je ne sais quelle puissance irrésistible me ramena vers la forêt solitaire. Peut-être la fille de Nelson y reviendrait pour me donner la révélation promise.

Ah ! comme, en parcourant ces lieux tout pleins d’une émotion récente, je me sentis l’âme troublée ! Toutes mes impressions, amères ou douces, se réveillaient plus fortes à l’aspect du lieu qui les avait vues naître ; chaque objet inanimé s’impreignait à mes yeux d’un sentiment qui lui était propre. Ici, le vieux chêne et son ombre : c’était la longue rêverie, la méditation, l’élan de la pensée vers le ciel ! Là, l’églantier dont j’avais effeuillé les roses : c’était Marie, sa beauté, sa chevelure embaumée, le parfum de sa voix. Ces lianes impénétrables, c’était le mystère ; ce cèdre renversé, le désespoir. Hélas ! le site le plus heureux contenait une douleur, et chaque douleur une larme.

Je voulus voir tous les lieux parcourus la veille ; je repris les moindres détours que j’avais suivis. Arrivé à la place où j’avais vu Marie priant à genoux, je me prosternai la face contre terre, et je couvris de mes baisers la mousse qu’avaient humectée ses pleurs.

Un sentiment involontaire me retenait dans cette solitude ; Marie ne paraissait point, et, à chaque instant, je croyais la voir ou l’entendre. Comme au moindre murmure du vent dans la cime des pins mon cœur battait avec violence ! Tout me troublait : la chute d’une feuille, le vol d’un oiseau, le mouvement d’un insecte dans l’herbe.

Cependant je ne rencontrai dans la forêt que des souvenirs et des agitations nouvelles… Marie n’y vint pas.

De retour chez mon hôte, j’y trouvai une physionomie générale de tristesse et de deuil. Nelson se promenait gravement dans sa chambre, levant les yeux au ciel et laissant tomber de temps en temps une parole sentencieuse ; les gens de la maison, voyant leurs maîtres affligés, partageaient leur douleur sans la comprendre.

Marie ne se montra point de tout le jour. Quand l’heure du soir fut venue, nous étions, Nelson, Georges et moi, assis dans le salon, où nous prenions le thé, suivant la coutume ; chacun de nous était muet ; je n’osais enfreindre un silence d’autant plus difficile à rompre qu’il avait duré plus longtemps ; et cependant comment supporter davantage les tourments de mon incertitude !

Enfin nous vîmes entrer Marie ; son visage était pâle, sa démarche tremblante ; elle parut en baissant les yeux, et vint se placer près de son père. Au bout de quelques minutes, Nelson éleva la voix et me dit : « Mon jeune ami, je sais vos sentiments, je les crois purs, et je vous estime ; mais vous ignorez nos malheurs : vous allez les connaître et nous plaindre. »