Calmann Lévy éditeur (p. 333-338).


XVIII


— Enfin ! se dit Marianne en reprenant au pas le chemin de sa demeure, il me semble que je vois clair à présent. J’ai bien cru qu’il ne m’aimerait jamais ! Ne l’a-t-il pas pensé et écrit, que le mariage était un tombeau, et que jamais il ne se contenterait d’un bonheur paisible et sûr ? Pourtant il a du chagrin en me voyant hésiter ; quel singulier caractère et comme il doute de tout !

Marianne rentra et s’enferma dans sa chambre, en proie à une agitation qu’elle n’avait jamais éprouvée. Elle était très-sincère vis-à-vis d’elle-même ; elle reconnut que sa rencontre avec Philippe l’avait un peu troublée et qu’en se laissant aller à l’instinct, elle pouvait ressentir quelque plaisir à se voir apprécier par cet inconnu.

— Ces gens décidés ne se font-ils pas connaître tout de suite, pensait-elle, et ne faut-il pas leur savoir gré de vous épargner les tourments de l’hésitation ? Pierre a du respect pour moi, c’est flatteur et c’est bon ; mais n’en a-t-il pas trop ? Veut-il donc que je fasse les avances ? est-ce qu’il n’est pas dans l’ordre des choses que l’homme ait l’initiative ?

Marianne se sentait poussée et comme réclamée par un penchant très-logique et très-vrai, celui qui porte le sexe faible à estimer avant tout, dans le sexe fort, les résolutions qui caractérisent la virilité. Elle avait tressailli d’aise lorsque Pierre avait saisi avec autorité la bride de son cheval pour la retenir ; mais Philippe n’eût pas lâché prise, elle le sentait bien, et Pierre n’avait eu qu’une velléité de courage. Pourtant ces deux larmes qu’il n’avait pu retenir,… Philippe ne les eût pas versées.

— Peut-être que sa timidité est la conséquence forcée de la mienne, se dit encore Marianne. Jamais je n’ai su dire un mot, ni même avoir un regard pour lui faire deviner que je voudrais son amour. Je suis trop fière, il me croit indifférente ou stupide. Est-ce qu’il m’aimerait franchement si j’étais coquette et un peu hardie ? Qui sait ?

Pierre reprenait de son côté le chemin de Dolmor sans songer davantage à surveiller Philippe ; ses larmes coulaient lentement et sans qu’il s’en aperçût.

— Ma destinée s’accomplit, se disait-il ; voilà que, pour couronner l’histoire de mes aberrations, j’aime encore une fois l’impossible. Tant que Marianne a été libre et m’a paru indifférente, je n’ai pas songé à elle. Le jour où un rival, qui a toutes les chances contre moi, se présente, je me sens jaloux et désespéré. Je suis vraiment fou, et avec cela idiot, car c’est au moment où je devrais parler que je sens plus que jamais que demander l’amour m’est impossible.

Il trouva sa mère levée et préparant le déjeuner. Il aimait mieux se plaindre de Marianne que de n’en pas parler. Il raconta l’entrevue et ajouta :

— Marianne est coquette, je t’assure, et cruellement railleuse. Elle voulait m’amener à lui dire que j’étais amoureux d’elle ; elle avait besoin de ce triomphe avant de se venger. Ce soir ou demain elle eût ri de ma sottise avec son futur conjoint.

Madame André essaya en vain de le dissuader. Elle s’avança même jusqu’à jurer que la petite voisine n’avait jamais aimé que lui, et que c’était lui, lui seul qu’elle attendait depuis cinq ou six ans ; mais, comme elle ne pouvait affirmer qu’elle en eût acquis la preuve dans les confidences de Marianne, Pierre repoussa l’espérance comme un leurre des plus dangereux. Il ne voulut pas avouer que son cœur s’était pris, et sa mère impatientée finit par lui dire :

— Eh bien, prenons-en notre parti, et, si ce mariage nous chagrine ou nous contrarie, disons-nous que nous n’avons pas voulu l’empêcher !

Philippe arriva à l’heure du déjeuner et y fit honneur. Il raconta ensuite à Pierre qu’il avait fait beaucoup de pas inutiles pour trouver Validat, qu’il avait failli déposer sa couronne de chèvrefeuille à la porte de Mortsang, mais qu’il s’était informé à temps du nom de la localité et de celui des propriétaires du manoir, qu’il avait été encore plus loin et n’avait trouvé qu’un désert de landes marécageuses, qu’enfin il était revenu sur ses pas et s’était approché, vers les huit heures du matin, d’une métairie fort laide qu’il allait encore quitter sans s’y arrêter, lorsqu’il avait vu dans un pré un petit cheval au vert. Il avait reconnu ce petit animal pour mademoiselle Suzon. Il avait pénétré dans le pré à travers les épines et, après avoir passé la couronne autour du cou de la maigre jument, il revenait triomphant, jugeant son entreprise réussie et sa nuit bien employée.

Pierre lui répondit à peine, et, pour se débarrasser de lui, il lui conseilla d’aller se jeter sur son lit, vu que le manque de sommeil pouvait paralyser ses moyens de séduction. Philippe jura qu’il était homme à passer trois nuits sans dormir et sans qu’il y parût ; ce qui ne l’empêcha pas d’aller s’étendre incognito sur la mousse, dans le creux des roches, et d’y savourer les douceurs du repos jusque vers midi.

À midi sonnant, la patache et la jument du domaine de Validat se trouvèrent à la porte de Dolmor. Madame André avait mis sa robe de soie puce encore fraîche, bien qu’elle eût dix ans de service. Philippe endossa un habit noir de la meilleure coupe et mit une cravate éblouissante. André ne changea rien à son costume des dimanches. Madame André monta dans la patache, que l’époux de Marichette se disposait à mener au pas en marchant à côté de la jument. Philippe, assis à côté de madame André, prétendit conduire, mais il ne réussit jamais à prendre le trot, allure inusitée pour une jument poulinière du pays.

André avait pris les devants à pied. Il arriva le premier à Validat, mais il attendit pour se présenter que la patache l’eût rejoint. Le lourd véhicule, trouvant la barrière ouverte, fit son entrée majestueuse et lente, et s’arrêta entre la porte du logis et le tas de fumier. Philippe trouva son futur manoir un peu trop rustique et se promit de changer tout ça, pour peu qu’il y eût des bâtiments convenables. Malheureusement il n’y en avait pas, et Marianne, qui attendait ses hôtes au seuil de la chambre des métayers, les y fit entrer, ni plus ni moins que s’ils eussent été de simples paysans. Marianne avait pourtant son petit sanctuaire très-coquet de l’autre côté de la cloison ; mais elle n’était pas disposée encore à y admettre un étranger, et Pierre lui sut gré de ne pas en accorder l’entrée si vite à son nouvel hôte.

Marianne, après avoir embrassé madame André, tendu la main à son parrain et salué sans timidité le convive qu’on lui présentait, emmena madame André dans sa chambre afin qu’elle se débarrassât de son châle et de son voile noir. En ce temps-là, les bourgeoises pauvres ne portaient guère de chapeaux ; elles sortaient avec un voile sur leur bonnet de linge blanc.