Calmann Lévy éditeur (p. 319-323).


XVI


Il était une heure du matin. La conversation de Pierre et de sa mère, dont nous n’avons donné qu’un court résumé, avait duré plus de deux heures. Quelle fantaisie poussait l’artiste à sortir de la maison et de l’enclos avant le jour ? Une subite indignation mordit le cœur d’André, à l’idée que ce jeune fou, pressé de s’assurer une existence indépendante, voulait compromettre Marianne pour arriver plus vite et plus sûrement à ses fins. Il le rejoignit en trois enjambées, comme il prenait résolûment le chemin de Validat.

— Où allez-vous ? lui dit-il d’un ton brusque ; êtes-vous somnambule ?

— Oui, répondit Philippe plus surpris que fâché de la surveillance de son hôte. J’ai le somnambulisme de l’amour, qui va droit à son but sans savoir par où il faut passer ; mais je trouverai bien tout seul le manoir ou la chaumière de ma jolie campagnarde. C’est par ici que je l’ai vue s’éloigner hier ; vous m’avez dit qu’elle demeurait tout près du chemin, du côté des collines de droite. La nuit est claire, et il fera jour dans une heure. Ne vous inquiétez pas de moi, mon cher. Je serais désolé de déranger vos habitudes.

— La première et la plus importante de mes habitudes, répondit Pierre, est de veiller à la sécurité de mes amis.

— Vous êtes trop bon pour moi, vrai ! J’aime mieux aller seul, je vous l’ai dit.

— Ce n’est pas de vous que je me préoccupe, c’est de ma filleule.

— Qui ça, votre filleule ?

— Mademoiselle Chevreuse, que vous voulez, je crois, compromettre.

— Elle est votre filleule ! Tiens, tiens ! Alors tout s’explique. Je vous prenais pour un soupirant éconduit et jaloux ; mais, du moment que vous êtes une espèce de père, je reconnais votre droit, et je veux bien vous dire, vous jurer que je serais désolé de compromettre votre Marianne. Sachez, cher ami, que mes intentions sont pures comme le ciel. Hier, ma charmante fiancée a refusé une fleur que je lui offrais, disant qu’elle la voulait cueillir pour son cheval, et je l’ai offerte à son cheval, c’est-à-dire à sa jument, qui s’appelle Suzon, vous l’avez dit hier soir. Or, ce matin, je compte saccager tous les buissons du pays et faire une gerbe, une guirlande somptueuse de chèvrefeuille que je suspendrai à la porte de mademoiselle Chevreuse, avec ce modeste billet déjà écrit que j’ai dans ma poche : À mademoiselle Suzon, son dévoué serviteur. Vous voyez qu’il n’y a pas de quoi se fâcher, et que votre filleule rira de l’aventure.

— Si votre ambition est de la faire rire, je pense que vous réussirez.

— Vous espérez qu’elle rira à mes dépens ? Soit ! La grande question, c’est que, sympathique ou moqueuse, elle s’occupe de moi, et vous m’obligerez en me tournant en ridicule. Je saurai bien prendre ma revanche quand elle aura la cervelle remplie et surexcitée par mes extravagances. Je compte en faire de toute sorte, mais de telle nature cependant que son austère parrain n’ait pas à me rappeler au respect que je dois à sa fille adoptive.

Pierre eut envie de lui démontrer tout de suite que l’offrande à Suzon équivalait à une déclaration d’amour à Marianne, déclaration qui pouvait d’autant plus faire jaser que les métayers, ne sachant pas lire et voyant ce bouquet à la porte, ne manqueraient pas de se dire que c’était un mai, c’est-à-dire un gage de fiançailles pour la demoiselle ; mais Philippe paraissait si décidé qu’il fallait ou le laisser faire ou se fâcher, ce qui lui paraîtrait souverainement ridicule et brutalement contraire aux lois de l’hospitalité. Pierre feignit donc de prendre la chose en riant et le laissa s’éloigner seul en lui rappelant que sa mère déjeunait à neuf heures, et qu’on partirait vers midi pour le dîner de Validat, qui devait avoir lieu, suivant la coutume du pays, à trois heures.

— Ne vous inquiétez pas de moi, répondit Philippe, et surtout ne m’attendez pas. Si je suis trop loin pour rentrer à l’heure de votre déjeuner, je trouverai du pain et du lait n’importe où. Sachez bien que nulle part un paysagiste n’est embarrassé de rien. J’ai fait d’autres explorations que celle de votre Suisse microscopique, mon cher !

Pierre feignit de rentrer et prit à travers champs pour se rapprocher de Validat. Il voulait surveiller celui qu’il appelait en lui-même avec un dépit dédaigneux son jeune homme.

Il eut un fou rire de contentement lorsqu’au bout d’un quart d’heure il aperçut de loin Philippe s’arrêter en face du chemin creux qui descend vers Validat, puis continuer à monter sur le chemin découvert pour se diriger vers le castel de Mortsang. Philippe, en contemplant les toits de tuiles moussues de la métairie de Validat, tapie sous les gros noyers et ne présentant ni un pavillon ni une tourelle, n’avait pas voulu supposer que la dame de ses pensées pût habiter cette tanière de paysans laboureurs. Il avait avisé plus loin le castel pittoresque, et c’est là, chez des gentillâtres fort étrangers à ses amours, qu’il allait déposer son offrande.