Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 19-22).

VII

Pierre ferma son carnet et le remit dans sa poche. Il demeura quelques instants en contemplation devant les libellules qui se poursuivaient sur les eaux frissonnantes du ruisseau. Il remarqua l’affinité qui existe entre les ailes de ces beaux insectes et la couleur irisée des eaux courantes. Il trouva aussi une relation entre le mouvement des petits flots et les gracieuses saccades du vol de l’insecte. Il rouvrit son carnet, ébaucha quelques vers assez jolis, où il appelait les libellules filles du ruisseau et âmes des fleurs ; puis, haussant les épaules, il biffa sa poésie et reprit le chemin de Dolmor en se disant qu’il avait fait une promenade sans profit et sans plaisir, mais au moins sans fatigue et sans contrainte. Cela valait toujours mieux que les longues courses autrefois fournies à travers la puanteur et la poussière de Paris avec un travail insipide pour but. Dans ce temps-là, bien près de lui encore, combien de fois ne s’était-il pas dit, en entrant dans une étude poudreuse ou dans un comptoir sombre :

« Mon Dieu ! un arbre au bord de la Gouvre et le loisir de regarder courir son eau claire !… C’est bien peu, ce que je vous demande, et vous me le refusez ! »

— Je suis un ingrat, se dit-il en marchant. J’ai ce que je rêvais et je ne m’en contente pas.

Quand il fut arrivé au tournant des roches, il marcha encore d’un pas pressé, les yeux fixés à terre, attentif à une mouche, à un brin d’herbe, se disant que partout, sur ces jolis sentiers de sable fleuris de bruyères roses et de genêts sagittés, il pouvait contempler un poëme ou surprendre un drame, tandis que sur le pavé des grandes villes il n’avait vu que de la fange ou des immondices. — Et puis sa pensée fit une excursion sur les hautes montagnes, il revit les neiges diamantées par le soleil, les aiguilles de glace bleues sur le ciel rose,… et tout à coup, croyant être arrivé à la porte de son chalet, il s’aperçut de sa méprise. Il avait, au tournant des roches, pris sa gauche pour sa droite, et il se trouvait à la porte de Validat, le domaine habité par Marianne.

Validat était une métairie bien tenue pour le pays et pour l’époque, ce qui n’empêchait pas le fumier de s’élever du milieu d’une mare de purin sans écoulement, et l’intérieur des métayers d’être envahi par les animaux de la basse-cour. C’était l’époque de l’année où les bœufs ne labourent plus et ne vont pas encore au pâturage. Les fauchailles n’étaient pas commencées. Pour désennuyer ces bons animaux, on les laissait se promener dans la cour dont on avait fermé la barrière à claire-voie. Pour toute serrure à cette barrière, une couronne de branches entrelacées est passée entre les deux premiers rayons et s’accroche à un clou de charrette planté dans l’écorce du vieux arbre qui sert de poteau. On soulève cette couronne, et la lourde et longue barrière roule sur ses gonds fixés à un autre arbre ou à une souche quelconque. La clôture est un talus couronné d’épine en haie ou d’épine sèche coupée et couchée régulièrement dans la terre battue. Celle qui fermait la ferme de Validat était ancienne et très-belle. Elle se composait de plantes venues au hasard dans un terrain riche, épine noire et blanche, sureaux, ronces en fleurs, noisetiers, têteaux de chêne d’où part de chaque côté une longue branche courbée et enlacée aux souches voisines, le tout enguirlandé de houblon et de vigne vierge. Les talus s’étaient recouverts de mousses veloutées, et le petit fossé verdissait sous le cresson, la véronique et la flèche d’eau.

Pierre, voyant qu’il s’était fourvoyé et se faisant remarquer à lui-même qu’il n’avait rien à dire à Marianne qui valût la peine de la déranger, ne souleva pas la couronne de branches qui servait de cadenas à sa porte, et revint sur ses pas en se gourmandant de sa distraction.

Mais l’appartement de la demoiselle, qui avait sa sortie de derrière sur la cour d’exploitation, était tourné en sens inverse et regardait le jardin, situé au midi. Ordinairement le logis du maître, composé d’un simple rez-de-chaussée, prend le jour et la vue sur le domaine, sur le tas de fumier, sur les travaux d’intérieur et sur le bétail, qu’il peut surveiller et qu’il aime à contempler à toute heure. Marianne avait changé cette disposition ; elle avait fait murer ses fenêtres, se ménageant seulement une porte qui lui permettait de communiquer à tout instant avec son monde. Sur la face opposée du bâtiment, elle avait ouvert une fenêtre nouvelle et une porte vitrée. Le bas de la maison n’offrait de ce côté-là qu’un mur sombre égayé par un grand jasmin jaune, une clématite odorante répandue en mille festons touffus et des pyramides de passe-roses variées. Elle avait fait daller le sol sur une largeur de quatre mètres, et un auvent de tuiles protégeait contre l’humidité cette sorte de vérandah, fermée de fleurs et d’arbustes, avec une allée ouvrant au milieu et se prolongeant jusqu’au bout du jardin, jardin assez petit, mais charmant et différent fort peu de ceux des paysans aisés d’alentour : un ou deux carrés de légumes avec des œillets et des rosiers en plate-bande, bordures de thym et de lavande ; dans un coin, le vieux buis destiné aux palmes du dimanche des Rameaux ; plus loin, le verger couvrant de ses libres ramures une pelouse fine ; autour de l’ensemble, le berceau de vigne traditionnel avec sa haie pareille à celle de la cour et son échalier fermé d’épines sèches.

C’est dans ce jardin solitaire que Marianne Chevreuse lisait ou travaillait à l’aiguille quand elle n’était pas occupée à la métairie. Justement elle se promenait sous le berceau de vigne au moment où Pierre André passa sur le chemin encaissé qui devait le ramener vers sa demeure. Leurs yeux se rencontrèrent avec une surprise réciproque, et ils échangèrent un bonjour amical un peu gêné. Pierre, qui se rendait vaguement compte de son propre malaise, ne s’expliqua pas du tout celui de Marianne, et supposa qu’il y avait quelque chose de contagieux dans la gaucherie qu’il mettait à la saluer.