Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Smith)/Chapitre X

Traduction par Ernest W. Smith.
Alphonse Lemerre (p. 213-227).



CHAPITRE X


Douze années s’écoulèrent encore. La femme de Julius était morte. Il était toujours accablé par les ennuis et les difficultés qui s’attachent à la vie publique. La poursuite du pouvoir avait été sa grande préoccupation, et maintenant le pouvoir lui échappait. Il était énormément riche et augmentait de jour en jour ses richesses.

Ses fils étaient devenus des hommes et menaient, surtout le cadet, une vie de luxe et d’extravagance. Ce jeune homme faisait des avaries considérables dans les épargnes de son père, et l’argent s’en allait plus rapidement qu’il n’avait été amassé. Une lutte survint entre Julius et ses fils, lutte tout à fait identique à celle qu’il avait eue à soutenir contre son père. Elle était caractérisée par les mêmes traits : — l’amertume, la jalousie, la haine. À ce moment un nouveau vice-roi fut nommé qui privait Julius de toutes les marques de la faveur impériale. Julius, abandonné par ses anciens admirateurs, s’attendait à être banni. Il alla à Rome afin de donner des explications et d’essayer à reconquérir la position qu’il avait perdue. Mais il ne fut pas reçu, et on lui ordonna de rentrer dans sa ville.

À son retour à Tarse il découvrit son fils se livrant à la débauche dans sa maison avec quelques amis dissolus. En Cilicie on avait répandu le bruit que Julius était mort, et voici que son fils célébrait sa mort de cette façon joyeuse. À cette vue, Julius perdit toute retenue de sa passion, frappa son fils et le laissa pour mort. Il se retira dans la chambre qu’occupait sa femme pendant son vivant. Ici, il trouvait un document contenant l’Évangile, et il relisait ces mots : « Venez à moi, vous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai. »

« Oui, » se disait Julius, « il m’appelle depuis longtemps et je ne l’ai pas entendu. J’ai été désobéissant et méchant. Le fardeau que je porte est lourd, mon joug est difficile. »

Pendant longtemps Julius resta assis avec le manuscrit étendu sur ses genoux, en méditant son passé et se rappelant ce que Pamphilius lui avait dit à plusieurs reprises.

Enfin il se leva et chercha son fils. Il le trouva debout et fut transporté de joie en voyant que ses coups ne lui avaient fait aucun mal.

Sans adresser la parole à son fils, il quitta la maison, et, traversant la rue, s’engagea sur le chemin qui conduisait au village chrétien.

Il marcha toute la journée et, le soir, s’arrêta à la maison d’un paysan, où il comptait passer la nuit. Dans une chambre, il trouva un homme étendu sur un banc. Le bruit des pas avait réveillé l’homme, qui regardait le nouveau venu.

Julius reconnut le médecin.

« Non, » s’écria-t-il, « vous ne me détournerez plus de ma résolution. C’est la troisième fois que je suis parti pour ce même village, et je sais que là, et là seulement, je retrouverai la paix de l’esprit. »

« Où ? » demanda le médecin.

« Chez les chrétiens. »

« Oui, vous trouverez la paix de l’esprit, peut-être, mais vous ne faites pas votre devoir. Vous manquez de force, mon ami ; les malheurs vous abattent. De vrais philosophes n’agissent jamais comme cela. Les désastres et les détresses ne sont que le feu qui éprouve l’or. Vous avez passé par l’épreuve, et, maintenant que vos services, qui pourraient être indispensables, sont le plus demandés, vous disparaissez. C’est à ce moment que vous devez vous mettre à l’épreuve, et les autres aussi. Vous avez gagné la vraie sagesse : c’est votre devoir de vous en servir pour le bien de l’État. Que deviendront l’État et ses citoyens, si ceux qui ont obtenu une connaissance profonde des hommes, de leurs passions et leurs mobiles. des conditions de leur vie, au lieu de donner à l’État l’avantage de ce savoir et de cette expérience, s’enterrent et ne cherchent que le repos et la tranquillité pour eux-mêmes ? Votre sagesse a été gagnée dans la société, il est de votre devoir de partager avec la société le profit de cette sagesse. »

« Je ne possède aucune sagesse. Je suis une agglomération d’erreurs. C’est vrai qu’elles sont anciennes, mais l’ancienneté ne transforme pas ces erreurs en sagesse ; l’âge et la corruption, si grandes qu’elles soient, ne changent jamais l’eau en vin. »

Ayant dit cela, Julius ramassa son manteau, quitta la chambre et la maison, et, sans se reposer, se remit encore en route.

Le lendemain au soir, au moment où le crépuscule devenait nuit, Julius arriva au village chrétien. Il fut accueilli avec cordialité, quoiqu’on ne sût pas qu’il était l’ami personnel de Pamphilius qui était aimé et respecté de tous.

À table, Pamphilius aperçut son ami, et, avec un sourire aimable, s’approcha de lui et l’embrassa.

« Me voici enfin, » s’écria Julius. « Dites-moi ce que je dois faire, je vous obéirai. »

« Ne vous inquiétez pas de cela, » répondit Pamphilius, « allons-nous-en ensemble. »

Pamphilius emmena Julius à la maison réservée aux étrangers et vagabonds, et lui montra son lit.

« Vous verrez, » dit-il, « comment vous pouvez être utile aux autres. Il ne vous faut que regarder autour de vous lorsque vous serez plus accoutumé à nos habitudes. Mais afin que vous fassiez un usage profitable de votre temps demain, je vous dirai ce que vous pouvez faire. Nos frères cueillent les raisins dans les jardins, allez les aider tant que vous pourrez. Vous trouverez facilement votre place parmi eux. »

Julius alla aux vignes le matin. La première était une jeune une plantation avec de riches grappes de tous côtés. Les jeunes étaient occupés à les cueillir et les emporter. Le travail était distribué entre eux, et malgré le désir de Julius de trouver quelque chose à faire, il ne pouvait pas y trouver sa place.

Il alla plus loin, et arriva à une plantation plus vieille où la récolte était moins grande, mais ici encore, il ne put trouver une place. Les frères travaillaient en couples et n’avaient pas besoin d’aide. Il continua ses recherches, néanmoins, et se trouva bientôt dans une très vieille vigne. Elle était vide. Les arbres étaient morts et tordus, et elle sembla à Julius absolument sans fruits.

« Ainsi est ma vie, » s’écria Julius en regardant autour de lui. « Si j’étais venu au premier appel, ma vie aurait été comme le fruit de cette première vigne. Si j’étais venu au second appel, elle aurait été comme cette autre plantation ; mais, maintenant, ma vie est comme ces vieilles et inutiles tiges, bonne seulement à être jetée au feu. »

Julius était terrifié de ce qu’il avait fait et de la pensée de la punition qui l’attendait pour avoir gaspillé toute sa vie.

Il devint très triste ; et se dit : « Je ne suis bon à rien ; il n’y a plus de travail pour moi. » Il pleurait à chaudes larmes sur la perte criminelle des années qu’il ne pouvait pas retrouver.

Tout à coup, il entendit la voix d’un vieillard : « Travaillez, cher frère, travaillez. »

Se retournant, Julien vit un homme très âgé, avec des cheveux blancs comme la neige. Il était courbé par l’âge, et ses jambes chancelantes supportaient à peine le poids de son corps. Il était près d’une vigne et cueillait les quelques raisins qui se trouvaient épars. Julius s’approcha de lui.

« Travaillez, cher frère, » répétait le vieillard, « car le travail est bon. » Et il lui enseigna à chercher les quelques grappes que portaient encore les branches.

Julius se mit au travail et, ayant trouvé quelques grappes de raisins, les apporta au vieillard et les mit dans sa corbeille.

« Regardez ! » lui dit le vieillard ; « en quoi ces grappes sont-elles inférieures à celles que l’on cueille dans les autres vignes ? « Marchez pendant que vous avez la Lumière[1], » disait notre Maître. « C’est ici la volonté de Celui qui m’a envoyé, que quiconque contemple le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Car Dieu n’a point envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. Celui qui croit en lui ne sera point condamné, et celui qui ne croit point est déjà condamné, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. Or, voici la cause de la condamnation : c’est que la Lumière est venue dans le monde et que les hommes ont mieux aimé, les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient reprises. Mais celui qui agit suivant la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient manifestées parce qu’elles sont faites selon Dieu. »

« Vous êtes découragé parce que vous n’avez pas fait plus ? Ne soyez pas triste, mon fils, car nous sommes tous des enfants de Dieu et ses serviteurs ; sommes tous soldats de son armée. Croyez-vous qu’il n’a pas d’autres serviteurs que vous ? Supposons que vous vous soyez dévoué à son service dans la fleur de votre âge, vous imaginez-vous que vous auriez accompli tout ce que Dieu demande ? que vous auriez fait pour vos semblables tout ce qui est nécessaire pour accomplir le royaume de Dieu sur la terre ? Vous dites que vous auriez fait deux fois, dix fois, cent fois plus que vous ne pouvez faire maintenant ? Si vous aviez fait un milliard de fois autant que toute l’humanité ensemble, qu’est-ce que cela aurait fait dans l’œuvre de Dieu ? Rien. L’œuvre de Dieu, comme Dieu lui-même, n’a point de limites ni de fin. L’œuvre de Dieu, c’est dans vous-même. Appliquez-vous à cette œuvre, ne devenez pas un ouvrier, mais un fils, et bientôt vous serez un associé de Dieu qui est infini, un participant à son œuvre. Avec Dieu il n’y a ni petit ni grand dans la vie, il n’y a que le droit et le dévié. Engagez-vous sur la voie droite et vous serez avec Dieu, et votre travail ne sera ni petit ni grand, il sera le travail de Dieu. Rappelez-vous qu’il y a plus de joie au ciel à cause d’un méchant qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Les coutumes du monde et tout ce que vous avez négligé de faire vous ont démontré votre péché. Ayant vu votre péché, vous vous en êtes repenti. Et vous étant repenti, vous avez trouvé le droit chemin. Et maintenant que vous êtes sur la bonne voie, allez en avant avec Dieu, ne pensez plus au passé, ni au petit ni au grand. Tous les hommes sont égaux devant Dieu. Il n’y a qu’un Dieu et qu’une vie ! »

Julius redevint calme. Il obtint la paix de l’esprit qu’il avait tellement désirée, et il se mit à vivre et à travailler tant qu’il put, pour le bien-être de ses semblables. Ainsi il vécut heureusement pendant vingt ans, et son âme trop ravie ne lui permit pas de s’apercevoir de l’arrivée lente de la mort physique.


FIN


  1. S. Jean, xii, 35. Texte de la traduction française de l’évangile. À l’étranger, ce roman a été publié sous le titre : Travaillez pendant que vous possédez la Lumière, et quoique ce titre réponde peut-être mieux à l’argument de ces dernières pages, nous n’avons pas voulu nous écarter du texte autorisé du verset cité par le comte Tolstoï. — (Note du traducteur.)