Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Smith)/Chapitre VIII

Traduction par Ernest W. Smith.
Alphonse Lemerre (p. 167-200).


CHAPITRE VIII


Que cela fût l’effet de la médecine, ou de la conversation et des conseils du médecin, on ne peut pas le dire, mais Julius fut bientôt remis, et toutes ses idées du christianisme ne lui restèrent que comme le souvenir d’un délire de folie.

Le médecin resta très peu de temps dans la ville, et quelques jours après son départ, Julius avait repris ses affaires et commençait à mettre sérieusement en pratique la nouvelle vie qu’on lui avait tracée. Il engagea un professeur pour ses enfants, mais il se réserva la direction générale de leur éducation. Il se dévoua aussi aux affaires publiques. Son succès fut remarqué et rapide, et bientôt il jouit d’une influence énorme dans la ville.

Une année se passa ainsi, pendant laquelle il ne pensa guère aux chrétiens. Au bout de ce temps il fut envoyé au village des chrétiens pour juger un procès qui leur était fait.

Un représentant de l’empereur romain était arrivé en Cilicie pour réprimer le christianisme. Julius avait entendu parler des mesures employées contre les chrétiens, mais il n’avait pas appris qu’elles touchassent la colonie où demeurait Pamphilius, et pour cela ne pensait pas à son ami dans cette affaire. Un jour, il traversait la place en face du tribunal lorsqu’un vieillard mal habillé approcha vivement de lui. Cet inconnu était Pamphilius, qui aborda Julius en disant : « Vous voici. J’ai une demande très importante et très urgente vous adresser, mais je ne sais pas si pendant cette persécution cruelle des chrétiens vous voudrez me reconnaître comme un ami, ou si vous ne craindrez pas de perdre votre position en ayant affaire avec moi. »

« Je ne crains personne, » répondit Julius, « et afin que vous n’ayez pas de doutes à cet égard, je vous invite à venir chez moi. Encore, je remettrai mon travail pour pouvoir causer avec vous et vous rendre service s’il m’est possible de le faire. Venez. À qui cet enfant ? »

« C’est mon fils. »

« Ah, oui, je n’avais vraiment pas besoin de vous le demander. Je reconnais des traits dans son visage, je reconnais aussi ces yeux bleus, et ne crois pas nécessaire de vous demander qui est votre femme. Elle ne peut pas être autre que cette belle jeune fille avec laquelle je vous ai vu à Tarse il y a de nombreuses années. Ce sont ses yeux. »

« Vous avez bien deviné, » répondit Pamphilius. « Peu de temps après notre dernière rencontre, nous nous sommes mariés. »

Les deux amis entraient chez Julius. Celui-ci appela sa femme et lui confia l’enfant, puis introduisit Pamphilius dans son riche appartement qui était éloigné des autres pièces dans la maison. Arrivé, il dit : « Ici nous pouvons causer tant que nous voudrons, et personne n’entendra rien. Vous êtes loin des oreilles indiscrètes maintenant. »

« Oh ! ce n’est pas que j’aie peur qu’on m’entende. Au contraire. Du reste, la demande que j’ai à vous faire n’est pas que le pardon soit accordé aux chrétiens qui ont été arrêtés et condamnés à mort ; ce que je désire de vous, c’est simplement que la permission leur soit donnée de faire une profession de foi publique. »

Pamphilius raconta alors comment les chrétiens qui avaient été privés de la liberté par les autorités, avaient communiqué la nouvelle de leur arrestation aux membres de la colonie, et comment Cyril, le doyen, au courant des relations amicales qui existaient entre Pamphilius et Julius, l’avait chargé de venir présenter la demande des chrétiens incarcérés.

Les prisonniers ne demandaient pas d’être graciés. Ils croyaient que leur mission dans la vie était de témoigner leur foi dans la vérité de l’enseignement du Christ. Ce témoignage, ils pouvaient l’offrir par une longue vie de quatre-vingts ans, ou en se résignant aux douleurs d’une mort cruelle. Il leur était tout à fait égal que ce fût par l’une ou par l’autre de ces deux façons qu’ils pussent remplir l’objet principal de leur existence. La mort physique, qui était inévitable, ne les effrayait point, et elle leur était aussi acceptable maintenant que dans une cinquantaine d’années. Mais ils étaient avant tout anxieux que leur sacrifice fût profitable aux autres, et pour s’assurer de cela, ils avaient chargé Pamphilius d’intercéder pour que leur procès et leur exécution eussent lieu en la présence du public.

Julius fut étonné de la demande étrange de Pamphilius, mais il lui promit de faire son possible pour qu’elle fût agréée.

« Je vous ai promis ma médiation, » dit-il, « par un sentiment d’amitié pour vous et à cause de la disposition particulière d’amabilité que vous provoquez toujours en moi. En même temps, je dois vous dire que je regarde vos thèses comme extravagantes et dangereuses au plus haut degré. J’ai le droit, je pense, de faire un jugement sur ce sujet, car j’ai de l’expérience. Il n’y a pas très longtemps que, dans un moment de désespoir causé par le dépit et la maladie, j’ai partagé vos idées. En un tel point que j’ai failli renoncer à tout et m’associer à votre secte. Je connais maintenant d’où proviennent toutes vos erreurs, et je vois la pierre angulaire du système entier, j’ai passé par là : c’est l’amour-propre, la faiblesse et la débilité causées par la maladie. Oui, le christianisme est un culte pour les femmes, non pas pour les hommes. »

« Pourquoi ? »

« Parce que, quoique d’un côté vous reconnaissiez que la lutte, et les nombreuses formes de violence qu’elle provoque, est innée dans la nature humaine ; vous refusez, d’un autre côté, de vous éloigner d’elle et de ses fruits et de les abandonner à ceux qui pensent autrement que vous. De cette façon, sans contribuer pour votre part à la somme des efforts humains, vous n’êtes pas assez logiques pour pouvoir vous passer des avantages que l’organisation actuelle de la société vous accorde, — organisation que vous savez être fondée sur la violence. Est-ce juste ? Le monde a toujours existé, grâce à ses gouverneurs et au moyen d’eux. Ils prennent sur eux-mêmes la tâche et la responsabilité de gouverner ; ils nous protègent contre nos ennemis étrangers et intérieurs. Gouvernés, nous rendons hommage à nos gouverneurs et nous les respectons. Nous obéissons à leurs commandements et, s’il est nécessaire, les aidons à servir l’État. Mais vous, chrétiens, au lieu de faire votre possible pour le bien commun, comme les autres, et ainsi d’apprendre graduellement à regarder vos gouverneurs comme vos supérieurs, vous semblez pouvoir à peine vous admettre comme les égaux de César. Non satisfaits de ceci, vous protestez contre les tributs et les taxes, l’esclavage, les tribunaux, les exécutions, la guerre, en un mot, contre toutes ces institutions qui lient les hommes et les gardent unis. Si le peuple se prêtait à vos doctrines, la société s’écroulerait bien vite, et ses membres retourneraient à l’état des premiers sauvages. Tout en vivant dans l’État, vous prêchez la destruction de l’État, vous, dont l’existence dépend de l’État. Si l’État n’existait pas, on n’aurait jamais entendu parler de vous ni de vos frères ; nous serions tous des esclaves des Scythes ou des premières tribus sauvages qui nous auraient découverts.

« Vous êtes comme une tumeur qui détruit le corps, quoique ne vivant que sur le corps. Le corps, vivant, lutte contre la tumeur et la détruit ; nous ne pouvons pas faire autrement que d’agir de la même manière envers vous. Aussi, malgré ma promesse de vous aider à obtenir ce que vous désirez, je regarde vos principes comme les plus mauvais et les plus vils. Vils, parce que je soutiens qu’il n’est ni honorable ni juste de manger le sein qui vous nourrit ; et c’est ce que vous faites, vous, qui voulez profiter des bienfaits de l’État et qui ne voulez rien faire pour appuyer l’organisation par laquelle l’État existe. Vous essayez même de la détruire. »

« Il y aurait beaucoup de vérité dans ce que vous dites, » reprit Pamphilius, « si notre vie ressemblait à votre description. Mais vous n’avez pas l’expérience de la vie que nous poursuivons, et l’idée que vous vous en faites est fausse et trompeuse.

« Les moyens de vivre dont nous faisons usage sont facilement obtenus sans avoir à recourir à la violence. L’homme est tellement constitué que, tant qu’il jouit de sa santé normale, il peut obtenir par le travail de ses mains plus qu’il n’a besoin pour vivre. Vivant en commun ensemble, nous pouvons, par le travail de nos mains, soutenir nos enfants et nos vieillards, nos malades et nos infirmes.

« Vous prétendez que vos gouverneurs protègent les hommes des ennemis étrangers et domestiques. Nous aimons nos ennemis, et, par conséquent, ils ne le sont pas pour nous.

« Vous prétendez que nous, chrétiens, nous éveillons dans le cœur d’un esclave le désir d’égaler César. Pour dire vrai, nous faisons le contraire ; en parole et en exemple nous prêchons l’humilité et le travail — le plus bas travail même, celui du journalier ordinaire.

« Concernant les affaires de l’État, nous ne savons, nous ne comprenons absolument rien. Mais nous savons parfaitement et sans la possibilité de doute, que notre bonheur se trouve où se trouve le bonheur des autres, et il est là où nous le cherchons toujours. Le bonheur des hommes se trouve dans leur union. Cette union ne doit pas être forcée par la violence, mais amenée par l’amour. La violence d’un malfaiteur envers un passant n’est pas plus abominable que la violence employée par des troupes contre un prisonnier, ou par un juge contre un accusé, et il est impossible que nous consentions à approuver ou à participer à l’une ou à l’autre. La violence ne nous est pas étrangère peut-être, mais notre part consiste à nous soumettre à elle sans protestation et non pas l’appliquer aux autres. »

« Oui, » interrompit Julius, « vous semblez être des martyrs et toujours prêts à sacrifier vos vies pour la vérité. En réalité, la vérité n’est pas de votre côté ; vous êtes des inconséquents, occupés à miner les fondations de la vie sociale. Par la parole vous prêchez l’amour, mais il n’y a pas besoin d’analyser les résultats de ce soi-disant amour, pour se convaincre qu’il doit être appelé d’un tout autre nom ; car ces résultats sont la sauvagerie, la rétrogression à l’état primitif de la nature, le meurtre, le vol, les violences de toute espèce, qui, suivant vos doctrines, ne doivent pas être combattus ou bridés en aucune manière. »

« Non, il n’en est pas ainsi, » répondit Pamphilius. « Si vous voulez considérer soigneusement et impartialement ce qui résulte de nos enseignements et de notre vie, vous verrez, sans que je vous l’indique, non seulement que le meurtre, la violence et le vol n’en résultent pas, mais qu’au contraire, les crimes de cette nature ne peuvent pas être enrayés autrement que par l’emploi des moyens que nous conseillons. Le meurtre, le vol et tous autres maux existaient dans le monde longtemps avant l’apparition du christianisme. On luttait contre eux en vain avec des armes dont nous contestons l’efficacité. Le principe qui consiste à combattre la violence avec la violence n’empêche pas le crime, mais le provoque en soulevant dans l’individu des sentiments de colère et d’amertume.

« Regardez le puissant empire romain : dans aucun pays a-t-on employé la même ardeur pour appliquer la loi qu’à Rome ? L’étude de la législation et de son application juste aux besoins variés du peuple a été élevée à la hauteur des sciences spéciales. Les lois sont enseignées dans les collèges, discutées dans le Sénat, et administrées par les plus habiles des citoyens. La justice légale est regardée comme l’une des plus grandes œuvres de l’humanité, et le poste de juge est respecté. Et, toutefois, tout le monde sait qu’à ce moment il n’y a pas une cité plongée plus profondément dans la débauche et le crime que Rome. Rappelez-vous l’histoire de Rome, et vous serez frappé par ce fait que les romains se distinguaient par leurs vertus dans le passé, malgré la circonstance que leurs lois étaient moins nombreuses et moins soigneusement rédigées qu’aujourd’hui. À présent, à côté de l’étude, de la rédaction et de l’application des lois, nous remarquons une décroissance constante dans la moralité du peuple romain, les crimes augmentent, et les espèces d’offenses criminelles deviennent plus variées et plus artificielles chaque jour.

« Pour lutter victorieusement contre le crime, ou contre le mal de toute sorte, il n’y a qu’un moyen : celui que le christianisme met entre nos mains, l’amour. Les armes de vengeance païenne, la punition, la violence, sont absurdement inefficaces. Je suis certain que vous désireriez vous-même voir les hommes reculer devant le crime, non pas par la crainte de la punition, mais par l’absence d’un désir de faire du mal. Vous ne voudriez pas que l’humanité ressemblât à ces pauvres créatures enfermées dans les prisons, et qui s’abstiennent du crime seulement parce qu’elles sont sous clef et gardées par des geôliers. Toutes les lois de prévention et de remède qu’on ait jamais imaginées et toutes les punitions du monde sont impuissantes à déraciner la propension de faire du mal et de mettre à sa place le désir de faire du bien. Ce résultat ne peut être obtenu qu’en touchant le fond du mal, et ce fond se trouve dans l’individu lui-même. Faire cela est notre objet, tandis que vous concentrez vos efforts contre toutes les manifestations extérieures du mal. Vous ne pouvez pas espérer arriver jusqu’à la source, parce que vous ne la cherchez pas, vous ne savez pas où elle est cachée.

« Les crimes les plus répandus, tels que le meurtre, le vol, la fraude, ont trouvé leur source dans le désir des hommes d’augmenter ce qu’ils possèdent des biens de ce monde, ou tout simplement d’obtenir le juste nécessaire pour vivre, s’ils ne peuvent pas l’obtenir d’une autre façon. Quelques-uns de ces crimes sont punis par la loi, quoique ceux, qui sont les plus compliqués et désastreux dans leurs effets soient couverts sous l’aile protectrice de cette même loi. Tels, par exemple, que les énormes fraudes commerciales et les mille façons d’enlever les biens aux pauvres imaginées par les riches. Les crimes, qui sont punis par la loi, sont arrêtés jusqu’à un certain point, ou plutôt rendus plus difficiles, et les criminels sont retenus par la crainte de la pénalité, et agissent alors avec plus de prudence et de ruse, essayant de deviner de nouvelles formes du crime que la loi ne touche pas. En observant les enseignements de la religion chrétienne, l’homme évite tous les crimes qui s’ensuivent de la lutte pour la richesse, et de sa distribution inégale. Nous enlevons tout mobile au crime, au vol et au meurtre, lorsque nous nous refusons à prendre pour nous-mêmes plus qu’il ne nous est nécessaire pour maintenir la vie et que nous offrons librement aux autres notre travail. De cette manière nous ne tentons jamais les autres par la vue d’une accumulation de richesses, parce que nous possédons rarement plus qu’il ne nous est nécessaire pour la vie du jour au lendemain. Un homme poussé au désespoir par la faim est prêt à commettre un crime afin de se procurer de quoi manger ; qu’il vienne à nous, il trouvera ce qu’il cherche sans avoir recours au crime et à la violence, car notre principe est de partager notre dernière croûte, notre dernier haillon avec ceux qui souffrent de la faim et du froid. Il en résulte qu’une classe de criminels nous évite entièrement, tandis que les autres viennent à nous pour trouver le salut ; ils abandonnent leurs habitudes criminelles et peu à peu deviennent des ouvriers utiles, travaillant comme les autres pour la bien général de l’humanité.

« Une autre catégorie de crimes est celle qui comprend les offenses provoquées par l’abandon aux passions, par exemple, à la vengeance, à la jalousie, à l’amour criminel, à la colère, à la haine. Les actes criminels de cette espèce ne sont jamais empêchés par la loi. L’individu sur le point de les commettre est dans un état d’irresponsabilité animale ; libéré entièrement du frein moral, et ainsi aveuglé et poussé par sa passion, il est tout à fait incapable de prévoir le résultat ou de juger l’effet de ses actions. Un obstacle ne fait qu’augmenter la fureur de sa passion. Les lois, donc, sont parfaitement inutiles comme instruments de suppression de tels crimes. Notre méthode de les combattre est efficace. Nous ne croyons pas qu’un homme puisse atteindre le but de sa vie et en tirer satisfaction s’il se donne au service de ses passions, qu’il ne peut arriver à ce but et jouir de cette satisfaction qu’en lui-même, dans sa propre âme. Nous essayons par conséquent de dompter et régler nos passions par une vie de travail et d’amour développant en cela jusqu’à un degré considérable la force et la souplesse du principe spirituel que nous renfermons en nous. À mesure que nous deviendrons plus nombreux et que notre foi pénétrera de plus en plus profondément dans les cœurs des hommes, les crimes dont je viens de parler diminueront.

« Enfin, il est encore une autre catégorie de crimes, c’est-à-dire ces crimes qui ont leur cause dans un désir sincère d’aider ses concitoyens. Le désir d’amoindrir les souffrances d’un peuple entier, par exemple, est un mobile qui pousse les hommes — on les appelle des conspirateurs — à tuer un tyran, croyant que cet acte de violence est dans l’intérêt de la majorité. La source de tels crimes est dans la conviction mal fondée que l’on peut faire le mal si le bien doit en sortir. Les crimes de ce genre ne sont point empêchés ou même diminués par la publicité donnée à la loi et l’application des peines qu’elle invoque, mais, au contraire, ils sont positivement provoqués par ces lois. Ceux qui font des délits de cette nature, quoique profondément trompés dans leurs espérances et leurs croyances, sont poussés à agir par une noble impulsion — le désir de faire le bien pour les autres. La plupart de ces hommes, s’ils sont sincères, sont prêts à abandonner tout ce qu’ils possèdent afin de réussir à leur but ; aucune difficulté ne les décourage, aucun danger ne les effraye. Aussi la crainte de la punition est impuissante pour les retenir ou pour les faire hésiter. Au contraire, le danger les excite à une nouvelle vie et à une nouvelle activité, leurs souffrances les élèvent à la dignité des martyrs, leur gagnent la sympathie de beaucoup d’hommes et en stimulent encore d’autres à suivre leur exemple.

« C’est confirmé par l’histoire de n’importe quel peuple, et même de tous les peuples.

« Nous, chrétiens, nous croyons que le mal ne sera pas entièrement enrayé tant que les hommes n’arriveront pas à comprendre la gravité des malheurs qu’ils occasionnent à eux-mêmes et font aux autres. Nous savons qu’une fraternité ne saurait être fondée sans que nous soyons chacun un frère. Une fraternité ne peut pas être organisée sans frères. Donc, nous chrétiens, quoique nous apercevions clairement l’erreur de ces conspirateurs, nous ne pouvons pas faire autrement que d’apprécier leur sincérité et leur abnégation, et nous nous rapprochons d’eux pour les rencontrer sur le terrain commun du bien positif qu’on ne peut pas leur nier. Ils ne voient pas d’ennemis en nous, mais un peuple aussi sincère et aussi désireux de faire du bien qu’eux-mêmes, et beaucoup d’entre eux qui viennent à nous, après avoir acquis la conviction qu’une vie travailleuse, pleine de sollicitude pour le bien-être des autres, est indiscutablement plus avantageuse pour la société, et plus difficile que leurs faits de prouesse qui sont tachés par le sang humain versé sans nécessité. Les conspirateurs qui s’associent à nous dans cet état d’esprit, sont toujours parmi les membres les plus actifs et les plus vigoureux de la société en corps comme en esprit.

« Vous avez assez de données maintenant, Julius, pour pouvoir décider par vous-même qui attaque le crime aveugle plus de succès et qui contribue le plus efficacement à le supprimer ; de nous, chrétiens, qui prêchons et montrons la joie et les délices d’une vie spirituelle, de laquelle aucun mal ne peut sortir, nous, qui prêchons l’exemple et l’amour ; ou de vos gouverneurs et juges, qui énoncent des punitions d’après les prévisions d’une loi morte, et finissent par exciter les hommes à la fureur et les pousser au dernier degré de la haine. »

« Si longtemps que je vous entends parler, » reprit Julius, « je ressens l’impression que votre point de vue est juste. Mais voulez-vous m’expliquer, Pamphilius, comment il arrive que l’on vous poursuit, que l’on vous persécute et qu’on vous tue ? Comment, en un mot, peut-il arriver que votre doctrine d’amour soit la cause de tant de troubles et de luttes ? »

« La source de cet état de choses anormal n’est pas en nous, elle est dehors. Je parlais tout à l’heure d’une classe de crimes qui sont condamnés comme crimes et par l’État et par nous. Ces crimes sont des crimes violents, qui vont au delà des lois établies par n’importe quel État. En plus de ces lois, on reconnaît d’autres lois éternelles, communes à l’humanité et qui sont gravées dans le cœur de tout être humain. Nous, chrétiens, nous obéissons à ces lois divines et universelles, et voyons dans les paroles et la vie de notre Maître l’expression la plus juste, la plus claire, la plus large de ces lois. C’est pourquoi nous sommes arrivés à condamner comme un crime toute forme de violence qui est contraire aux commandements du Christ, dans lesquels nous reconnaissons l’expression de la loi de Dieu. Nous admettons que pour écarter autant que possible toute expression ou manifestation de malveillance contre nous, il nous faut observer les lois civiles du pays dans lequel nous demeurons. Mais au-dessus de cela, nous mettons la loi de Dieu qui dirige notre conscience et notre raison, et nous ne pouvons donc obéir qu’à ces lois d’État qui ne sont point opposées à celles de Dieu. Que César ait ce qui appartient à César ; mais rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu. Les crimes que nous désirons éviter ou supprimer ne sont pas seulement les offenses contre les lois de l’État dans lequel nous sommes nés et où nous vivons, mais avant tout, toute espèce de violation de la volonté de Dieu qui est la loi générale de l’humanité entière. Pour cela, notre lutte contre le crime est plus large que la vôtre qui est conduite par l’État.

« Notre reconnaissance de la loi de Dieu comme loi suprême choque et enrage ceux qui donnent la première importance à la loi privée, aux mesures législatives de l’État, par exemple ; ou, comme il arrive souvent, élèvent les coutumes de leur classe à la dignité de lois. Ces personnes, incapables de devenir des hommes, dans le vrai sens du mot, dans le sens auquel pensait le Christ en disant que la vérité ferait de nous de vrais hommes, sont satisfaites de rester les citoyens de tel ou tel État, des membres de telle ou telle société, et ils nourrissent naturellement des sentiments d’animosité envers ceux qui voient et proclament que l’homme a une destinée plus haute, une mission plus noble. Incapables de voir ou peu disposés à admettre cette haute destinée pour eux-mêmes, ils se refusent à la reconnaître pour les autres. En parlant d’eux, le Christ disait : « Malheur à vous, docteurs de la loi, parce qu’ayant pris la clef de la connaissance, vous n’y êtes point entrés vous-mêmes, et vous avez encore empêché d’y entrer ceux qui voulaient le faire. » Ce sont eux qui organisent contre nous l’opposition qui vous étonne tellement.

« Nous n’entretenons pas de sentiments de haine pour qui que ce soit, pas même pour ceux qui nous poursuivent et nous persécutent ; et notre façon de vivre ne fait de mal ni n’occasionne de pertes à personne. Si on s’acharne contre nous, si on entretient des sentiments d’antipathie envers nous, l’unique raison, c’est que notre vie est un blâme constant contre eux et une condamnation de leur conduite, qui est fondée sur la violence. Pour en finir avec cette inimitié, dont la cause n’est pas en nous, qui ne vient pas de nous ; car nous ne saurons cesser de croire à la vérité, en laquelle nous avons une foi éprouvée, et nous ne pouvons rien croire contre notre conscience et notre raison. Concernant l’hostilité que cette foi excite chez les autres, notre Maître disait : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je suis venu apporter non la paix, mais l’épée. » Le Christ ressentit les effets de cette haine lui-même, et il nous a prévenus souvent que nous allions les ressentir aussi. « Si le monde vous hait, » disait-il, « sachez qu’il m’a haï avant vous… Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis dans le monde, c’est pour cela que le monde vous hait : même le temps vient que quiconque vous fera mourir, croira rendre service à Dieu. » Mais, fortifiés par l’exemple du Christ, nous n’avons pas peur de ceux qui tuent le corps, parce qu’ils ne peuvent faire plus.

« Éclairés par les rayons de la vérité, nous vivons sous sa lumière, et notre vie ne connaît pas la mort. Personne ne peut échapper à la souffrance physique et à la mort. Le moment viendra que nos tourmenteurs souffriront aussi et mourront, et il est horrible de penser comment ces malheureuses créatures seront torturées à la vue de la mort qui va les dépouiller de tout ce qu’ils ont amassé pendant leur vie de travail. Grâce à Dieu, nous sommes garantis contre la plus terrible de toutes ces souffrances, car le bonheur que nous cherchons ne se trouve pas dans une immunité des douleurs corporelles et de la mort, mais dans la préservation et le développement d’une résignation à toutes les difficultés de la vie ; dans la conviction consolatrice que tout ce qui nous arrive indépendamment de notre volonté est inévitable, et pour notre bien-être ; et surtout dans la certitude que nous sommes fidèles à notre conscience et à notre raison, ces deux nobles flambeaux que la vérité tient pour guides de l’homme. Ce n’est pas nous, mais les païens qui souffrent de cette inimitié, de cette haine, qu’ils nourrissent dans leur cœur comme un serpent. « Or, voici la cause de la condamnation : c’est que la lumière est venue dans le monde et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Il n’y a rien pour nous inquiéter dans tout cela ; la vérité accomplira sa tâche. Les brebis entendent la voix du berger et le suivent parce qu’elles connaissent sa voix.

« Et le troupeau du Christ ne périra pas, mais il deviendra plus grand et plus puissant, attirant de nouvelles recrues de tous les coins du monde. « Le vent souffle où il veut ; et tu en entends le bruit, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va. Il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit. »