Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Smith)/Chapitre IX

Traduction par Ernest W. Smith.
Alphonse Lemerre (p. 201-212).



CHAPITRE IX


Pendant que Pamphilius parlait, son fils se précipita dans l’appartement et se mit à embrasser son père. Malgré toutes les caresses que la femme de Julius lui avait prodiguées, il l’avait laissée et se réfugiait maintenant auprès de son père.

Pamphilius poussa un soupir, et se prépara à partir. Julius le retint et le pria de rester à diner, et continua la conversation.

« Je suis étonné, » je l’admets, dit-il, « que vous soyez marié et que vous ayez des enfants. C’est un mystère pour moi que vous, chrétiens, vous puissiez élever vos enfants dans l’absence de la propriété. Comment les mères chrétiennes pourraient-elles être tranquilles, en pensant à l’avenir précaire, et en reconnaissant leur incapacité à mettre leurs enfants à l’abri du besoin ? »

« En quoi nos enfants sont-ils plus à plaindre que les vôtres ? » demanda Pamphilius.

« En ceci : ils n’ont pas d’esclaves pour les garder, ni de propriété pour assurer leur avenir. Ma femme est très favorablement disposée au christianisme. À un moment donné, elle était décidée à renoncer à sa vie actuelle et à devenir une chrétienne. Il y a quelques années de cela. Moi aussi, j’étais résolu à l’accompagner. Mais ce qui l’a effrayée le plus, ce fut la position précaire des enfants chrétiens, les besoins auxquels ils étaient exposés. Je dois vous dire que je ne pouvais que lui donner raison. C’était pendant que j’étais malade et retenu au lit. J’étais très dégoûté de la vie que j’avais menée, et je prenais la résolution de l’abandonner et d’entrer dans votre société. Mais les doutes de ma femme d’un côté, et les arguments de mon médecin de l’autre, m’ont convaincu que la vie d’un chrétien, du moins comme vous la comprenez et la pratiquez, n’est possible et bonne qu’à ceux qui sont célibataires. Les personnes avec une famille, les mères avec des enfants ne sont pas préparées pour une telle existence et ne doivent pas l’essayer. Encore, la conséquence de la vie que vous menez et que vous approuvez sera la cessation de la vie humaine, c’est-à-dire l’extinction de la race. Il est impossible de nier ce fait. Dans cette circonstance, je suis un peu étonné de vous voir avec cet enfant à côté de vous. »

« Et ce n’est pas le seul, » répondit Pamphilius, « car j’ai laissé à la maison un enfant dans la première jeunesse et une petite fille de trois ans. »

« Eh bien, voulez-vous bien m’expliquer comment vous pouvez justifier cela ? Je ne peux me l’expliquer. Comme je viens de vous dire, j’étais sur le point, il y a quelques années, de renoncer à ma vie actuelle pour me donner au christianisme. Mais j’étais père de plusieurs enfants, et tant qu’il pouvait m’être désagréable de l’admettre, il restait le fait brutal que je n’avais pas le droit de sacrifier mes enfants ; et reconnaissant l’importance de ce fait, je poursuivais ma carrière dans leur intérêt, afin de les élever dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles j’avais reçu mon éducation. »

« Il est étrange que vous raisonniez ainsi, » dit Pamphilius ; « de circonstances semblables nous tirons des conclusions opposées. Nous disons, si les parents vivent d’après les idées du monde, qu’ils sont excusables, parce qu’ils ont déjà été gâtés. Mais les enfants ? C’est horrible ! De vivre dans le monde, de les exposer continuellement à ses tentations et ses dangers ! « Malheur au monde à cause des scandales, car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive. » Ce sont les paroles de notre Maître. Pour cette raison je les cite, et aussi parce qu’elles sont l’expression de la vérité, mais non pas pour faire de l’opposition. Il est vrai que la nécessité de vivre comme nous le faisons, résulte en grande partie de la circonstance qu’il y a des enfants parmi nous, des êtres tendres dont il a été dit : « Si vous ne changes pas et si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

« Mais comment une famille chrétienne peut-elle vivre, sans des moyens visibles et définis de se nourrir ? »

« Suivant nous, il n’y a qu’un moyen de subsistance : le travail au profit des autres, inspiré par l’amour. Vos moyens de vivre, au contraire, dépendent des violences et peuvent disparaitre comme les richesses ; et alors, rien ne reste que le travail et l’amour des hommes. Nous soutenons que c’est notre devoir de nous acharner à ce travail et à cet amour, qui sont les bases, les fondations de tout, et de les augmenter autant que possible. Et quand on fait cela, la famille vit et prospère. Non, » continuait Pamphilius, « si j’avais des doutes sur la vérité des enseignements du Christ, si j’avais des hésitations en les mettant en pratique, tous ces doutes et ces hésitations disparaîtraient dès le moment que je me figurerais quel est le triste sort des enfants élevés dans le paganisme, entourés des associations et des influences parmi lesquelles vous avez été élevé vous-même, et élevez maintenant vos enfants. Quels que soient les efforts que font les hommes pour faire que la vie soit agréable et confortable au moyen des palais, des esclaves, des produits importés de l’étranger, la grande masse du peuple restera ce qu’elle a toujours été et ce qu’elle sera forcée de toujours être. La seule subsistance pour ces êtres se trouve dans l’amour de l’humanité et le travail ardent. L’homme désire s’affranchir de la nécessité de travailler ; il emploie les autres pour faire son travail, non pas volontairement et par amour, mais par violence, et, chose étrange, plus nous semblons nous enrichir, plus nous nous privons du seul vrai, naturel et consolant appui : l’amour. Plus la puissance du gouverneur est grande, moins il est aimé. La même observation est vraie pour cet autre appui : le travail. Plus un homme évite le travail et s’accoutume au luxe, moins est-il capable de travailler, et, par conséquent, il se prive de cette vraie et éternelle consolation. Et quand les parents mettent leurs enfants dans un milieu oisif, ils prétendent assurer l’avenir de leurs enfants ! Pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous dis, envoyez votre fils et le mien chercher une rue, transmettre un ordre, ou faire une commission importante, et vous verrez celui des deux qui se tirera d’affaire le mieux. Ou proposez de les confier à un professeur, et vous verrez celui des deux qui sera accueilli avec le plus d’empressement. Non, une répétez jamais ces paroles terribles, qu’une vie chrétienne n’est possible qu’à ceux qui n’ont pas d’enfants. Au contraire, on pourrait mieux dire que mener la vie païenne est excusable que pour les célibataires. Mais malheur à celui qui offense l’un de ces petits. »

Julius se taisait.

« Oui, » dit-il après un long silence, peut-être avez-vous raison ; mais leur éducation est déjà commencée, et ils sont sous les meilleurs maîtres. Qu’ils apprennent tout ce que nous connaissons, cela ne peut pas leur faire de mal. Ils ont le temps encore, et moi aussi. Ils seront libres de se donner à votre foi lorsqu’ils seront dans la fleur de l’âge et en pleine jouissance de leur intelligence, s’ils le veulent. Quant à moi, je peux le faire lorsque j’aurai assuré l’avenir de mes enfants et les aurai mis sur leurs pieds, pour ainsi dire ; et ayant rempli mes obligations envers eux, alors je redeviendrai mon propre maître. »

« Quand vous saurez la vérité, vous serez libre, » répondit Pamphilius. « Le Christ donne la liberté de suite ; les enseignements du monde ne vous la donneront jamais ! Adieu ! »

Pamphilius s’en alla avec son fils.

Le procès des chrétiens eut lieu en présence du public. Julius vit Pamphilius et remarqua qu’il aidait les autres chrétiens à enlever les cadavres des martyrs. Il le remarqua, mais il ne parla pas à son ami, de peur de froisser ses supérieurs.