Marcella, le conte bleu du bonheur (RDDM)

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Marcella, le conte bleu du bonheur (RDDM)
Traduction par Th. Bentzon.
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 112-149).


MARCELLA
LE CONTE BLEU DU BONHEUR


I.

Ce fut dans l’été de 1857 que je revins au pays, après une absence qui avait duré près de dix ans. Mon impatience de revoir la terre natale était devenue peu à peu une maladie, une fièvre, dont je ne fus guéri que lorsque je respirai de nouveau l’air embaumé de thym et d’absinthe de nos villages, que je retrouvai les sarraus de toile et les chapeaux de paille de nos paysans, les caftans noirs et les calottes de nos Juifs. Je doute que jamais dans ma vie j’aie été aussi gai, aussi complètement content, ou que je doive l’être jamais au même degré que pendant ces jours heureux, et c’est dans cette belle disposition d’esprit que le hasard me fit rencontrer dans une auberge du grand chemin le plus cher de mes camarades d’enfance, le comte Alexandre Komarof.

Petits garçons, nous nous étions livré des batailles acharnées avec des soldats de carton, et en jouant aux brigands nous avions rapporté tous les deux plus d’une bosse ; aussi en nous retrouvant hommes faits fut-il entendu tout de suite que nous ne nous quitterions pas de sitôt, et que je serais pour quelques semaines l’hôte du comte et le compagnon de ses parties de chasse. Dans cette intimité de tous les jours, pendant nos courses à travers champs, marais et forêt, la sympathie instinctive des enfans ne tarda pas à devenir une forte et virile amitié. Plus âgé que moi de quelques années, Alexandre pouvait avoir à peu près vingt-huit ans. Il était grand, svelte, avec des muscles de fer ; sa poitrine bombée donnait à son port une fierté qui imposait. Sa tête avec ses traits sévères, ses yeux sérieux, enfoncés dans les orbites, ses cheveux d’un blond roux et sa barbe taillée très court, offrait le vrai type petit-russien. Il y avait en lui quelque chose de la nature sauvage, indomptée du Cosaque ; sa manière était brusque, presque farouche ; s’il cueillait une prune, la branche lui restait dans la main. C’était un de ces hommes dont la volonté est plus forte que la nature et le destin ; mais quelque froid, quelque raide que fût son abord, quelque sarcastique sa parole, un esprit droit et très cultivé était associé chez lui à une rare probité des intentions et à une grande sensibilité. Toutefois l’imagination n’avait guère d’empire sur lui : c’est ce qui lui donnait une fermeté si sûre d’elle-même. Malgré sa jeunesse, on le disait dédaigneux des femmes, voire misanthrope.

Un soir, — nous avions exterminé beaucoup de bécasses, et nous prenions le thé après avoir changé nos bottes et nos vêtemens mouillés, — je le questionnai à ce sujet. Il se mit à sourire. — C’est bien simple, répondit-il. Au lieu de jouer ou de faire la cour à quelque jolie femme incomprise, je travaille comme un paysan, afin de mettre en valeur mes propriétés délabrées ; au lieu de faire des dettes nouvelles, je paie celles de mon père. Au reste je dédaigne si peu les femmes que je songe sérieusement à me marier.

— Toi ?

— Moi. L’ordre sera absent d’ici tant qu’il n’y aura pas une brave ménagère à la maison.

— Fort bien ! et où trouveras-tu ce qu’il te faut ?

— Je veux trouver, répliqua mon ami avec son assurance enjouée, et je trouverai.

— Alors j’admire que tu aies le courage de te marier par le temps qui court.

— Pourquoi donc pas ? dit le comte. Je n’ai pas peur que ma femme me trahisse, car je saurais être au besoin « le médecin de mon honneur. » Ce ne serait pas assez ; je veux vivre heureux et voir ma femme heureuse à mes côtés. Je te dirai une autre fois comment je compte m’y prendre. J’ai mes idées là-dessus ; mais ce soir tu es fatigué, et tu tombes de sommeil.

— Pas le moins du monde…

— Trêve de complimens ! ça se voit assez. Je n’ajoute qu’un mot : je me garderai d’installer ici ce qu’on appelle une femme à la mode. Il y a longtemps que j’ai fait mon apprentissage, et je ne veux pas en perdre le bénéfice.

— On prétend que tu as été un homme à bonnes fortunes.

— Comme on prétend maintenant que je suis misanthrope. Crois-moi, j’ai conservé mon cœur intact au milieu d’une existence agitée. Cependant j’ai mené la vie à grandes guides. À vingt ans, je suis allé à l’étranger, j’ai fréquenté les universités de l’Allemagne et ses écoles d’agriculture ; j’ai visité l’Italie, l’Espagne, la France, l’Angleterre, la Russie, l’Amérique et l’Orient, ouvrant partout les yeux et les oreilles. J’ai beaucoup vu et beaucoup vécu, et les aventures ne m’ont pas manqué. J’ai aimé et j’ai été aimé, j’ai souffert et j’ai fait souffrir. À la fin, j’ai pris le monde en horreur, et il m’est venu un ardent désir de retrouver la simplicité de la vie et la glèbe natale. Une nuit, j’étais assis aux pieds de la femme étrange qui fut ma dernière passion, sur la terrasse de sa villa, au bord du Bosphore, sous un ciel noir semé d’étoiles. Lady Arabella regardait la vague qui se balançait, pendant qu’une négresse lui rafraîchissait ses joues brûlantes avec un éventail en feuilles de palmier. Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l’esprit un conte de ma nourrice, — tu le connais sans doute, — c’est le Conte bleu du bonheur.

— Je ne me rappelle pas…

— Veux-tu l’entendre ?

— J’écoute.

— Il y avait une fois trois frères qui demeuraient dans une grande forêt noire, pas loin de la mer bleue. Ils demeuraient là tout seuls. Un jour, l’aîné dit : — Derrière la forêt, il y a une haute montagne, et derrière la montagne il y a un pays vaste et fertile. — Le second dit : — Derrière la forêt, il y a encore la mer bleue, et au-delà de cette mer sont de riches cités. — Et le troisième dit : — Dieu sait si on y trouve aussi des arbres comme ceux de notre forêt, et des oiseaux qui chantent aussi bien que ceux de notre forêt ! — Mais l’aîné reprit : — Nous allons partir pour chercher le bonheur ! — et le second répéta : — Oui, nous allons partir pour chercher le bonheur, — et le troisième ne dit rien. Et ils sellèrent leurs chevaux, leurs bons chevaux noirs, et saisirent leurs lances, leurs bonnes lances pointues, et s’en furent tous les trois à la recherche du bonheur. L’aîné franchit les montagnes et entra dans le vaste pays fertile ; le second traversa la mer bleue sur un navire pour visiter les riches cités, et ils cherchèrent partout le bonheur, et ne le trouvèrent point. Le plus jeune, lui, n’était pas allé bien loin, seulement jusqu’à la lisière de la forêt ; là il eut le cœur gros, et il dit à son cheval noir : — Nous ferons bien mieux de retourner chez nous, à la maison dans la grande forêt. — Et il tourna bride. Alors les arbres se mirent à murmurer doucement et s’inclinèrent devant lui pour le saluer, et les oiseaux le suivaient en sautillant de branche en branche et chantant à plein gosier, et la forêt semblait lui dire : — Tu as bien fait de revenir ! — Et, comme il arriva devant sa maison, il vit une jeune femme aux cheveux d’or qui était assise sur le seuil et filait, et à côté d’elle le chat ronronnait au soleil. Et il demanda à la femme aux cheveux d’or : — Qui es-tu ? — Elle le regarda avec ses grands yeux doux, qui souriaient, et répondit : — Je suis le Bonheur.

— Elle est fort jolie, ta légende, m’écriai-je.

— Je me la rappelai à propos, reprit mon ami. Le mal du pays me gagna. Je n’eus de repos que le jour où je revis notre clocher de bois avec sa croix grecque, et où le vieux Iendrik de ses mains tremblantes m’aidait à descendre de voiture, pendant, que mon père, dans le premier trouble de sa tendre émotion, ôtait poliment sa casquette comme s’il saluait un étranger de distinction, pour se jeter ensuite à mon cou en pleurant.

Je trouvais bien du changement à la maison. Ma mère était morte. La solitude régnait au château, et la propriété était dans un état pitoyable ; mais j’étais chez moi. J’eus avec mon père une explication ; je le piquai d’honneur, il m’abandonna les rênes. Dès lors je m’enterrai ici comme un blaireau dans son terrier. Je n’ai encore vu personne, ni parens, ni amis, ni voisins, pas même ma vieille nourrice, qui demeure à Zolobad, de l’autre côté de la forêt. J’étouffai en moi tout ce qui ressemblait à du sentiment, pour mener ici l’existence idyllique d’une machine à battre le blé. Nos domaines étaient non-seulement négligés, mais grevés de dettes ; je me mis en tête, quelque chimérique que cela parût à tout le monde dans la maison, de rétablir l’ordre dans nos affaires. J’y réussis, sans le secours de personne, par un effort de ma volonté. Ce qui vaut mieux encore, je pris confiance dans ma force, que je trouvai à la hauteur de toutes les privations et de toutes les corvées.

Mon père eut encore le temps de voir comme tout se relevait peu à peu, puis il mourut à son tour ; je l’ai perdu il y a six mois. Depuis sa mort, me voilà seul avec le vieux Iendrik, qui a dépassé soixante-dix ans ; mais je sais que je ne serai pas toujours seul. Chaque fois que je rentre le soir, couvert de poussière et brûlé par le soleil, il me semble que je trouverai sur mon seuil la femme aux cheveux d’or, — et je ne trouve personne que le vieux chien aveugle et boiteux, qui remue la queue dès qu’il reconnaît mon pas.

Nous nous tûmes tous les deux pendant quelques instans, puis je hasardai une question sur les qualités que devrait avoir sa femme.

— Avant tout, répondit-il, je la veux belle et bien portante. Pas de mariage heureux, si les sens n’ont pas leur part légitime. Ensuite il faut qu’elle ait l’esprit juste et un bon cœur, qu’elle sache travailler, et qu’elle ait de l’honneur comme un homme.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— J’entends que le monde n’ira pas mieux tant qu’on s’obstinera toujours à trouver le manque de probité aimable chez la femme et à l’appeler complaisamment faiblesse féminine. Il faut que les femmes soient habituées à comprendre que les lois de l’honneur sont les mêmes pour les deux sexes ; alors seulement l’union sera possible sur le pied de l’égalité. Comme elles sont élevées aujourd’hui, peut-on leur reconnaître leurs droits naturels ?

— Eh bien ! il faut alors t’élever une compagne toi-même.

Il me regarda d’un air surpris. — Tu as peut-être raison, dit-il enfin ; mais voici lendrik qui bâille dans l’antichambre, et toi aussi, tu as déjà les yeux tout petits. Bonne nuit, mon ami !

— Bonne nuit !

Nous nous séparâmes. Quand je le revis le lendemain à l’heure du déjeuner : — Figure-toi, me dit-il, cette nuit j’ai rêvé, les yeux ouverts ; j’ai vu ma nourrice assise près de mon lit et me racontant sa légende, et à ses pieds était assis le Bonheur, — une femme jeune et belle ; ce qui me surprit, c’est que ses cheveux n’étaient pas blonds, mais châtains ; elle avait un fuseau à la main et filait. Je m’appuyai sur le coude pour mieux contempler ce ravissant visage inconnu, lorsqu’elle leva les yeux sur moi, et à ses yeux je la reconnus.

— Oui, elle a des yeux bleus, dit tranquillement le vieux serviteur en passant sa serviette sur le dossier de la chaise du comte.

— Es-tu fou ? reprit celui-ci ; de qui parles-tu ? Qui est-ce qui a des yeux bleus ?

— Eh bien ! Marcella.

— Marcella ? Qui est-ce, Marcella ? demanda le comte abasourdi.

— Mais la petite-fille de la vieille Hania, la fille de Nikita Tchornochenko, qui demeure à Zolobad, répondit simplement le brave lendrik sans se douter de l’impression qu’il avait produite.

— Ma nourrice a une petite-fille, continua le comte, qui a des cheveux châtains ?..

— Et des yeux bleus,… sans doute, monseigneur, ajouta lendrik.

— Tu la connais ?

— On dit que c’est un beau brin de fille, belle et bonne et point sotte.

Le comte tomba dans une rêverie profonde. — C’est bizarre, dit-il enfin :.. Un de ces jours, nous irons faire une visite à la vieille femme.

Il était nuit lorsque le lendemain nous sortîmes des marais de Grokhovo et que nous arrivâmes à Zolobad. Le village dormait ; on n’entendait que le cri lugubre du hibou et le toctoc des vers dans les vieux troncs des arbres qui bordaient la route, un bouillonnement d’eaux invisibles et de loin en loin des abois de chiens, quand la voix puissante de la forêt n’étouffait pas ces faibles bruits. De ci, de là, un filet de lumière s’échappait par une fente des volets fermés, et le murmure d’une prière monotone comme une plainte funèbre résonnait dans une chaumière. Le comte me montra une ferme à droite de la route, où, derrière la haie d’épines, un gros chien blanc faisait la sentinelle. — C’est là, dit-il, que demeure ma nourrice ; mais je ne vois plus de lumière ; ils sont déjà couchés, n’allons pas les réveiller.

Nous n’avions pas fait cent pas, que la bise nous apportait les notes d’une chanson qui semblait s’adresser à nous, une mélodie bizarre, et une voix plus étonnante encore. — Connais-tu cet air ? demanda le comte, qui s’arrêta.

— C’est la chanson du Hriciou[1].

À ce moment, la forêt se tut, les chiens dans le village et le hibou se turent également, les eaux seules continuaient leur mélancolique murmure, et il fut possible de distinguer les paroles, que cette mélodie pleine d’une langoureuse tristesse portait au loin.

Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir ;
Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.
Si tu vois monter la flamme,
C’est trop tard pour toi :
La vidma t’a pris ton âme,
Tu subis sa loi.

— C’est une voix de femme, dit le comte, une de ces voix d’alto qui semblent venir des profondeurs insondables de l’âme. — Et de nouveau les sons flottaient autour de nous comme des esprits amis qui auraient voulu nous avertir.


II.

Nous nous étions égarés dans les bois. Le soleil était déjà très bas, ses rayons perçaient entre les troncs rougeâtres qui nous retenaient captifs, et qui semblaient aller devant nous uniquement pour nous faire prisonniers de nouveau.

— Je pourrais me mettre en colère, dit le comte, si ce n’était pas de ma faute ; mais c’est à toi de me faire des reproches.

— Je n’ai garde, répliquai-je en riant ; on est très bien ici, — et je m’assis sur la plate-forme d’une souche d’arbre fraîchement coupé, où se dessinaient les anneaux concentriques des fibres ligneuses.

— Le plus sage sera de faire une halte, reprit mon ami, de finir nos provisions et d’appeler de temps à autre. Il passera bien par ici quelque chasseur, quelque bûcheron ou quelque fille qui récolte des champignons. — Il se fit un porte-voix de ses deux mains et se mit à crier : — Hop ! hop !

— Hop ! hop ! répondit la forêt.

Nous recommençâmes notre appel tous deux, mais l’écho seul nous donna la réplique. De guerre lasse, nous nous étendîmes sur les feuilles de sapin qui jonchaient le sol, pour déboucher notre dernière bouteille et partager un reste de viandes froides. Une heure se passa ainsi. Nous causions tout en mangeant, et de temps en temps nos hop ! hop ! troublaient le silence de la forêt. Déjà le crépuscule voilait les objets à notre portée, et toujours pas de réponse, pas une voix amie qui vînt nous délivrer.

— Viens, dit enfin le comte ; nous tenterons la chance encore une fois. Il faut bien que nous finissions par sortir de ce taillis.

Il eut à peine annoncé sa résolution que le son d’une voix frappa nos oreilles, — c’était cette voix douce et profonde que nous avions entendue l’autre nuit dans le village, c’étaient les mêmes paroles :

Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir…

— Hop ! hop ! criai-je de toute la force de mes poumons.

Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.

Portée sur les ondes de la mélancolique mélodie, la voix flottait, semblait se rapprocher.

— Ohé ! la sorcière ! cria le comte. Où es-tu ?

Si tu vois monter la flamme,
C’est trop tard pour toi,…

La voix était déjà tout près de nous lorsqu’elle termina le second couplet.

La vidma t’a pris ton âme,
Tu subis sa loi.

J’entrevis à travers les arbres la taille élancée d’une jeune paysanne qui se dirigeait vers nous. — Que demandez-vous ? dit-elle de sa voix voilée en s’arrêtant à une certaine distance, et en nous jetant un regard ferme, presque hostile.

— Nous nous sommes égarés.

— Na courez pas les bois, si vous ne connaissez pas le chemin, répliqua la jeune fille. — Elle dit cela d’un ton de réprimande.

Je gardai le silence, et me retournai vers le comte ; il paraissait absorbé dans une muette contemplation devant cette jeune fille, qui se tenait debout dans une attitude hardie, presque altière, comme si elle eut eu conscience de sa virginale royauté. C’était l’éclat de la pureté qui rayonnait de chaque pli de sa chemisette de neige, comme de toute sa personne et des traits de son visage. Elle était belle à coup sûr, mais non de cette beauté qui enflamme à première vue et éveille des passions orageuses ; sa beauté était d’une nature plus élevée, de celles dont la vue réjouit le cœur. Elle était grande, svelte, et pourtant toutes les lignes de cet admirable corps étaient souples, arrondies et pleines. Elle portait avec une grâce singulière le costume si coquet de nos paysannes, la jupe plissée et le corsage lisse de drap bleu avec la chemise bouffante. Son col et ses bras nus étaient bruns, ses mains portaient les traces du travail. Son visage, d’un ovale parfait, aux lignes harmonieuses, était aussi brûlé par le soleil, les lèvres étaient d’un rouge incarnat, des cheveux soyeux d’un châtain clair pendaient en boucles légères des deux côtés d’un front noble et pur, et retombaient derrière la tête en deux lourdes tresses entrelacées de rubans rouges. Ses grands yeux bleus paraissaient encore plus grands et plus lumineux dans le cadre sombre de ses longs cils.

— N’est-ce pas le type de la Fornarina ? me dit le comte en français, sans détourner les yeux.

La jeune fille sentit qu’il était question d’elle. Sans me laisser le temps de répondre, elle s’écria en fronçant les sourcils avec dépit : — Que me voulez-vous alors ? qu’avez-vous à parler entre vous ?

— Nous avons perdu la route, repartit le comte. Veux-tu nous conduire ?

— Vous ne savez donc pas vous guider sur le soleil ou d’après les arbres ? dit-elle d’un ton railleur.

— Comment cela ?

— Regardez, dit-elle en frappant de la main le tronc de l’arbre le plus voisin. Qu’est-ce que vous voyez là ?

— De la mousse.

— Et ici ? — Elle touchait le côté opposé du tronc.

— Ici je ne vois rien.

— C’est cela, poursuivit-elle. Examinez ces arbres ; ils sont tous moussus, mais d’un côté seulement, et c’est toujours le même côté, et là où se trouve la mousse est le nord. — Un sourire découvrit ses dents de nacre.

— Veux-tu nous montrer le chemin ? dit le comte.

— Pour aller où ?

— À Lesno.

— Eh bien ! venez.

Elle se mit en marche, nous la suivîmes.

— Comment t’appelles-tu ? demanda le comte au bout de quelques minutes.

Elle ne répondit pas.

— Je te demande comment tu t’appelles, répéta-t-il avec une nuance de hauteur.

— Est-ce que je vous demande votre nom, moi ? repartit-elle d’un ton froid.

— Elle ne manque pas de logique, la petite sorcière, murmura le comte.

— D’où te viennent ces yeux-là ? reprit-il après une pause.

Au lieu de répondre, elle pressa le pas. Le comte l’eut bientôt rejointe, et se mit à marcher à ses côtés. — Tu me plais, dit-il encore.

Elle le regarda en dessous sans mot dire, mais ce regard parlait clairement.

— Viens chez moi, insista mon ami ; je suis riche, tu demeureras dans mon château, tu porteras du satin et du velours, tu auras des bijoux, des fourrures, tu ne sortiras qu’en carrosse à quatre chevaux blancs comme le lait.

La pauvre fille était devenue cramoisie. — Pourquoi m’insultez-vous ? s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée par un sanglot.

— Je n’ai pas voulu t’insulter, dit le comte.

— De quel droit me parlez-vous ainsi ? reprit-elle. Le bon Dieu a fait tous les hommes de la même façon ; vous avez beau être un comte, devant lui je vous vaux bien. Pourquoi m’offensez-vous ?

— Mais vois toi-même, dit le comte. Tu es une belle fille, tu me plais ; comment faire ? Penses-tu par hasard que je devrais t’épouser ?

— Je n’y songe pas, dit-elle en éclatant de rire ; comment pourrions-nous vivre ensemble ? Comme un cheval et un chat attelés au même brancard. Mais, si vous voulez dire que je ne suis pas assez bonne pour être votre femme, je vous réponds, moi, que je suis trop bonne pour être votre maîtresse.

— Tu es une brave fille, dit le comte avec chaleur ; je t’aime encore mieux maintenant. Donne-moi ta main.

Elle hésita.

— Donne-moi la main, — répéta-t-il d’un ton d’autorité qui n’admettait pas de réplique, et elle obéit. Ils reprirent leur marche côte à côte, sans proférer un mot de plus, jusqu’à ce que nous sortîmes de la forêt. Il faisait nuit, les étoiles brillaient déjà.

— Voici le sentier, dit la jeune fille en étendant le bras ; derrière l’image de la Vierge, vous prenez à droite. Vous ne pouvez plus vous tromper. — Elle se pencha, cueillit une fleur, et resta immobile à deux pas de nous.

— Où demeures-tu ? demanda le comte.

Elle ne répondit pas, et ne bougea pas davantage.

— Où pourrai-je te revoir ? insista mon ami.

— Pourquoi voulez-vous me revoir ? répondit-elle, mais en lui jetant un regard étrange.

— Soit ! dit le comte. Je saurai te retrouver. Pour le moment, merci et bonne nuit ! — Il lui tendit la main, et, voyant qu’elle cachait la sienne dans les plis de sa jupe, il s’en empara, la secoua cordialement, fit un salut en se découvrant, et s’engagea dans le sentier qu’elle venait de nous indiquer.

— Bonne nuit ! — cria-t-elle derrière nous, quand nous avions déjà fait quelques pas ; puis elle se mit à courir sur la lisière de la forêt.

Le comte la regarda s’éloigner. On voyait les plis blancs de sa chemise briller dans la nuit. — Il faut que cette femme soit à moi, murmura-t-il.

— Et comment cela ?

— Je n’en sais rien encore moi-même ; mais je sens qu’elle est mienne, qu’elle doit être à moi.

Le lendemain, je le vis entrer chez moi à une heure tout à fait matinale. Il tourna d’abord pendant quelques minutes dans la chambre sans mot dire ; il avait l’air ému, presque égaré. À la fin, il s’arrêta devant la fenêtre, et dit à demi-voix, comme s’il ne s’adressait pas à moi : — Crois-tu à la seconde vue ?

— Pourquoi cette question ?

— Moi, j’y crois ; ma mère était voyante. Elle pressentait des choses qui ne devaient arriver que longtemps après. Et moi…

— Toi,… je dirais que tu es un songeur, si je ne te connaissais pas.

— Je ne suis pas un songeur ; mais j’ai des pressentimens étranges, qui me viennent subitement, qui se fixent malgré moi dans mon esprit et finissent par devenir de véritables visions, — et toujours cela se réalise de point en point.

— Et quel est le pressentiment qui t’agite à cette heure ?

— Je t’avais dit que je voulais me marier, reprit le comte. Ç’a été le point de départ. Puis j’ai vu en rêve ma nourrice, et à ses pieds le Bonheur sous les traits d’une femme aux cheveux châtains et aux grands yeux bleus. Cette femme, c’est l’inconnue de la forêt, et cette inconnue, c’est Marcella, la petite-fille de ma nourrice, et, — tu verras, — cette Marcella sera ma femme.

— Est-ce que tu perds l’esprit ?

— Je sais ce que je dis. Et j’ajoute que je serai heureux avec elle comme jamais mortel n’aura été heureux.

— Ainsi tu es bien résolu ?…

— Il s’agit bien de résolutions ! Je vois ce qui sera. J’ai vu Marcella, non pas dans son costume de paysanne, mais en robe de velours garnie d’hermine, et elle était entourée de ses enfans… Cette après-midi, nous irons chez ma nourrice, et Marcella sera assise sur le seuil de sa chaumière, occupée à filer.


III.

Je ne pus me défendre d’une certaine émotion quand le soir de ce jour, traversant le village de Zolobad, nous approchions de la ferme de Nikita Tchornochenko. On ne voyait encore personne. La porte de la haie était entre-bâillée, le chien-loup était à la chaîne et se contentait de nous suivre du regard de ses petits yeux. Dans la cour stationnait une carriole de paysan, une banne d’osier posée sur quatre roues, attelée de trois petits chevaux bruns fort maigres, parmi lesquels une jument en train d’allaiter son petit poulain brun, qui aspirait la mamelle d’un air de parfaite béatitude en faisant de temps à autre tinter la clochette qu’il portait au cou. Au moment où nous tournions la voiture, la maison de bois, blanchie à la chaux et couverte en chaume enfumé, se trouvait devant nous, et sur le seuil était assise une jeune fille qui avait un fuseau à la main et filait, et à côté d’elle une chatte blanche s’allongeait au soleil, et clignait des yeux en nous regardant. La jeune fille leva les yeux et tressaillit : c’était l’inconnue de la forêt.

— Tu es Marcella ? dit le comte.

— Que désirez-vous ? répondit-elle.

— Ta grand’mère est-elle à la maison ?

— Oui, elle y est. Donnez-vous la peine d’entrer.

Nous entrâmes. Au milieu d’une chambre proprette était assis sur un escabeau un petit garçon d’une huitaine d’années, vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile, pieds nus, coiffé d’un pot de terre ; un homme d’un certain âge était occupé à lui déshonorer les cheveux avec ses ciseaux en se guidant sur le contour du pot. Le gamin faisait une grimace comme un patient qu’on mène au supplice.

— Où est Hania, ma nourrice ? demanda le comte.

— Qu’y a-t-il ? répondit une voix de la pièce voisine. Qui est-ce qui me demande ? — Un moment après parut sur la porte une vénérable matrone d’une taille élevée et en cheveux blancs. Ses yeux s’étant arrêtés sur le comte, — Mon Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix hésitante, serait-ce possible ? Est-ce toi, Sacha ?

Déjà le comte était pendu à son cou, et la vieille femme sanglotait et couvrait de baisers son visage basané. — Sacha, mon enfant, mon enfant chéri ! répétait-elle en balbutiant ; gloire à Dieu ! comme tu as bonne mine ! et cette barbe qui t’a poussé ! Venez donc tous, Marcella, Nikita, Eve, venez ! Voici mon enfant, mon Sacha !

En un clin d’œil, la hutte s’était remplie, et de jeunes têtes curieuses s’avançaient autour de nous.

— Voici mon gendre Nikita Tchornochenko, dit la nourrice ; viens donc saluer M. le comte.

— Monsieur, je vous tire ma révérence, dit le paysan avec un léger embarras et sans quitter les ciseaux qu’il tenait à la main. — Vous avez bien fait de venir nous voir ; mais où est donc Marcella ? — Marcella s’approcha. — C’est ma seconde fille, poursuivit Nikita ; voici l’aînée. — Une jeune femme fort jolie, aux cheveux noirs et au profil oriental, qui tenait un enfant sur ses bras, s’inclina en souriant. — C’est ma fille Eve, et voilà Bodak, son mari, — il désigna du doigt un jeune paysan qui à ce moment vint baiser l’épaule du comte ; — ils ont déjà trois enfans, et les miens sont encore là. Approche un peu, Liska ! — Il happa une petite sauvagesse de quatorze ans et l’amena moitié de force ; mais nous ne pûmes jamais voir que son joli menton rond, tout le reste était caché sous la manche de sa chemise. — Et celui-ci, c’est Vachkou ! — C’était le gamin, qui était toujours sur son escabeau, coiffé de son pot, bouche bée, et n’osant bouger.

La vieille femme était trop heureuse pour parler, elle se contentait de sourire à son nourrisson. — Comme tu es beau et fort ! dit-elle enfin. Et tu es devenu un brave homme. Je sais tout, tout, le vieux lendrik m’a tenu au courant. Je serais déjà venue te voir, mais je n’ai plus mes jambes de vingt ans. Marcella, apporte donc quelque chose,… un peu de lait, ma chérie.

Marcella ne répondit pas ; ses grands yeux restaient attachés avec une expression singulière de curiosité et d’admiration sur la figure du comte.

— Nous n’avons pas grand’chose de bon, mais je pense qu’il y a du lait caillé, du beurre, du fromage et du pain ; tu sais, mon enfant, comme c’est chez nous.

— C’est tout ce qu’il faut, dit le comte. Ne faites pas de façons avec nous. Mon ami est du pays.

La vieille femme nous conduisit dans la seconde pièce et nous invita à prendre place sur le banc qui courait le long du vaste poêle vert ; Nikita approcha la table pendant que la nourrice prit Marcella par la main, et l’amena devant le comte.

— Regarde-la, dit-elle. C’est mon enfant gâté, comme toi, toi aussi. C’est une bonne fille,… dix-huit ans, et droite comme un jeune arbre, et un brave cœur, tu n’es pas meilleur !.. Vois-tu, mon enfant, si tu n’étais pas un comte, un grand seigneur, et elle une paysanne, ce serait une femme pour toi.

— Que dites-vous là, grand’mère ? interrompit Marcella, qui rougit jusqu’au blanc des yeux en voyant que le comte l’examinait.

— Eh bien ! il n’y a pas de mal, dit la vieille femme ; apporte toujours ton lait caillé ; apporte aussi du lait doux pour les enfans.

Marcella sortit, et revint bientôt avec une grande terrine de lait caillé bien épais ; elle était suivie de Liska, qui consentait enfin à nous laisser voir son petit nez retroussé et ses tresses blondes, et de Vachkou, que l’on avait débarrassé de sa coiffure ; la première portait une pelote de beurre jaune et un fromage, posés sur de larges feuilles vertes, le second une miche de pain noir. Le père de Marcella nous donna deux cuillers de bois, et le comte prit son couteau de chasse pour couvrir de beurre et de fromage nos tranches de pain.

Toute la famille nous regardait manger. Le vieux paysan fumait sa pipe, la grand’mère était assise, les mains jointes sur ses genoux, Eve berçait son enfant, Marcella avait repris son fuseau. Le gendre de Nikita vint ensuite avec une seconde terrine. — Bonne maman, dit-il, voici le lait pour les enfans.

— C’est bien, répondit-elle, mets-le par terre ; mais où sont les petits ?

Eve déposa par terre le bébé qu’elle tenait sur ses bras, et qui pouvait avoir dix-huit mois, puis elle alla chercher les deux autres, âgés de deux à quatre ans, et leur mit à chacun sa cuiller de bois dans la main.

Et voilà les trois marmots attablés autour de leur écuelle, trempant leurs cuillers dans le lait et l’aspirant bruyamment. Le soleil plaquait sur le plancher de petits carrés d’or ; sur le rebord du poêle dormait le chat ; les hirondelles qui nichaient sous le plafond allaient et venaient par la porte restée ouverte, et avec de petits cris donnaient la becquée à leur progéniture affamée et avide.

Le bruit que faisaient les trois bébés avait été entendu ; tout à coup on vit sortir de dessous le poêle une petite couleuvre qui se pressa tellement pour atteindre la gamelle qu’une seconde couleuvre, qui l’accompagnait, pouvait à peine la suivre. Je me levai, croyant les enfans menacés d’un danger.

— Ne faites pas attention, monsieur, dit la vieille nourrice, ce sont nos serpens familiers ; ils ont leur nid sous le poêle, et on les voit accourir dès qu’ils entendent le bruit des cuillers. Ils mangent avec les bambins, et souvent l’un ou l’autre couche dans le berceau du plus petit.

— La couleuvre est une bête innocente, ajouta le comte, d’un bon naturel et sans défiance, l’amie du paysan et la compagne de ses enfans. Tu la rencontreras dans beaucoup de maisons, et on dit qu’elle porte bonheur.

— C’est la vérité, dit Nikita.

Les deux couleuvres s’étaient dressées sur leurs queues et avaient plongé leurs petites langues fines par-dessus le bord de la jatte dans le lait, qu’elles mangeaient avec tant d’empressement que les marmots commençaient à craindre pour leur souper. L’aîné souleva d’un air délibéré sa cuiller et en donna une tape sur la tête du serpent qui buvait près de lui ; le serpent se retira, se tapit sans trop de frayeur, regarda autour de lui avec ses petits yeux noirs pleins de malice, puis, passant derrière l’enfant, il alla s’attabler à côté du plus jeune, qui semblait lui inspirer plus de confiance, et se remit à boire.

— Une véritable idylle ! fit le comte.

Il ne cachait pas le plaisir qu’il goûtait à se voir entouré de ces braves gens, et je subissais moi-même l’influence de ce milieu calme et exempt d’orages ; j’eus à ce moment comme une vision lointaine du vrai bonheur.

Marcella était assise un peu à l’écart ; elle filait et ne paraissait pas faire attention à nous.

— Regarde-la maintenant, me dit le comte. Je ne comprends pas comment j’ai pu comparer un instant cette beauté spiritualisée à la Fornarina ; c’est qu’il faisait déjà nuit. Aujourd’hui elle me rappelle un autre tableau qui exprime admirablement la sublime sainteté d’une nature féminine noble et pure, la Sibylle samienne du Guercino… Mais il est temps de partir.

Il se leva, embrassa sa vieille nourrice, serra la main d’abord aux deux paysans, puis à Eve et à Lise, caressa les enfans, et alors seulement il s’approcha de Marcella.

— Adieu ! lui dit-il.

— Que Dieu vous accorde tout bonheur ! répondit-elle, ses yeux tranquilles fixés sur les siens.

— Et qu’il te conserve telle que tu es ! répliqua le comte en déposant un baiser sur son front. — Elle tressaillit au contact de ses lèvres, mais elle le laissa faire. — Bonne nuit !

— Bonne nuit ! et portez-vous bien.

Nous traversâmes le village en silence jusqu’à la lisière de la forêt. Là le comte s’assit, et ses yeux cherchèrent le vieux toit de chaume sous lequel Marcella était née, et où s’écoulait sa vie si calme, si simple et si pure. Il resta longtemps sans parler, puis il dit à mi-voix : — Je l’aime.

— Alexandre !

— Que veux-tu ? Je n’y puis rien.

— Toi, un homme supérieur ! Et comme cela, sans crier gare !

— L’amour vrai naît du premier regard qu’échangent deux âmes, ou jamais…

— Un pareil amour n’est qu’une passion des sens.

— D’accord. C’est la base de toute affection profonde, hors de là pas d’amour, pas de bonheur ! mais il ne faut pas en rester là… Pardonne-moi, je crois que je dis des bêtises… Je ne suis pas en veine de philosopher ce soir,

Il se leva, et à son insu peut-être reprit le chemin du village, poussé par cette force mystérieuse qui domine la volonté. Je le suivis. Il faisait nuit noire ; de rares étoiles brillaient dans les éclaircies des nuages blancs. Le comte fit le tour de la ferme et s’arrêta devant la haie, les coudes appuyés sur un des poteaux qui soutenaient la claire-voie. Quelqu’un sentait peut-être sa présence, car les notes d’une chanson bien connue arrivèrent jusqu’à nous :

Ne va point chez les fileuses…

La fenêtre de la chaumière s’éclaira tout à coup d’un reflet de feu qui grandissait rapidement, et dans la lueur rouge nous vîmes Marcella debout devant l’âtre ; elle ajoutait de la paille et jetait des herbes dans une marmite qui était sur le feu. Son beau visage avait une expression fatidique, et elle disait à voix haute des paroles sans suite, moitié refrains d’enfans, moitié formules magiques. — La vois-tu ? murmura le comte.

— Que fait-elle donc ?

— C’est une incantation.

— Et à l’adresse de qui ?

Le comte garda le silence, et Marcella, comme pour me répondre, continuait sa chanson.

Si tu vois monter la flamme,
C’est trop tard pour toi :
La vidma t’a pris ton âme,
Tu subis sa loi.

— Et tu as du poison dans les veines, ajouta le comte.

— Que veux-tu dire ?

— Le dénoûment est tragique ; elle finit par l’empoisonner, la sorcière, par jalousie, je crois. C’est un avertissement. J’avoue que ces choses m’émeuvent ; mais la volonté peut forcer le destin. Va ! Fais tes sortilèges ! Entre toi et moi, cela finira bien, comme dans le conte de ma nourrice ! Tu n’es point une sorcière, tu es le bonheur qui m’attend sur le seuil de cette chaumière ! Et je me présenterai quand le temps sera venu.

À partir de ce jour, Alexandre retourna tous les soirs à Zolobad, et je le laissais en tête-à-tête avec Marcella aussi souvent que l’occasion s’offrait. Il ne manifestait aucun trouble, vaquait à ses affaires comme d’habitude, se montrait insouciant et presque gai. Rarement il parlait de Marcella ; son amour avait quelque chose de chaste, de timide.

Un jour, je remarquai sur son bureau une excellente aquarelle de la Sibylle samienne, et je fus frappé de la ressemblance. — Oh ! dit le comte, si tu connaissais l’original ! Quand Marcella m’écoute, les mains croisées sur ses genoux, la tête inclinée à droite, coiffée de son foulard vert d’où s’échappent ses cheveux en ondes légères qui retombent sur les tempes, et le regard levé comme en extase, alors je crois voir la belle sibylle en chair et en os, dans sa sublime pureté, et surtout ses yeux, étoiles sombres où brûle une céleste langueur et comme une révélation divine. Et cette voix ! je ne me lasse pas de l’écouter. J’aime ce timbre voilé comme j’aime le son de l’orgue, la voix de la forêt et les notes sourdes des cloches. — Hier, c’était l’anniversaire de sa naissance ; elle vient d’avoir dix-huit ans. Espérant lui faire plaisir, je lui apportais un collier de corail ; elle l’a refusé, non par orgueil, mais avec une nuance de tristesse, comme pour me reprocher de l’avoir mal comprise.

— Désirerais-tu autre chose ? lui dis-je avec intention. Je t’aime bien, et je voudrais te le prouver. Que puis-je faire pour toi ?

Elle hésita un moment, puis, comme je lui pris la main d’un geste ému : — Instruisez-moi ! dit-elle.

— Comment cela ? — Je ne comprenais pas d’abord.

De sa belle main brune, elle me montra les étoiles qui scintillaient sur nos têtes. — Dites-moi ce que c’est ! Qui retient le soleil dans le ciel, et la lune ? Expliquez-moi ces merveilles. Pourquoi voyons-nous les plantes pousser et se faner plus tard ? Pourquoi les animaux viennent-ils au monde, et pourquoi meurent-ils ? Et quel est notre lot ?

— Je la regardai en tenant sa main dans les miennes, et une larme me monta aux yeux.


Depuis trois semaines, le comte donne des leçons à son élève. Il travaille comme d’habitude et tout lui réussit ; mais, une fois sa besogne terminée, il monte à cheval et prend la route de Zolobad. Il n’arrive ordinairement qu’à la tombée du jour. Marcella l’attend sur le pas de la porte ; elle caresse le cheval et le conduit elle-même à l’écurie lorsqu’il a mis pied à terre.

— Vous n’êtes pas trop las ? lui demande-t-elle au moment d’entamer la leçon.

— Je ne suis jamais las, répond-il en souriant, s’essuie le front et commence.

Il lui apprend à lire, à écrire, à compter, mais en évitant de la fatiguer. Il ne fait pas le maître d’école ; il sait animer tous les sujets auxquels il touche. Suspendue à ses lèvres, cette fille ignorante apprend à connaître les héros antiques et les mystères de la nature. Le comte lui apporte des livres en commençant par les chefs-d’œuvre de la poésie russe, les chansons de Kolzof, les Ames mortes, les Mémoires d’un chasseur et Onéghine.

Lorsqu’il remonte à cheval, Marcella lui tient l’étrier et le remercie par quelques paroles émues ; une fois même elle lui a baisé la main.

L’autre jour, je trouve Alexandre occupé du Faust. — Est-ce que tu médites d’écrire un commentaire ? lui dis-je.

— Non, je traduis.

— Voyons ? — Je pris un feuillet. — En dialecte petit-russien et en prose ! Aurais-tu l’intention de faire imprimer cela ?

— Dieu m’en garde ! C’est pour Marcella.

— Ah çà ! C’est donc sérieux ? Tu es persuadé qu’elle profitera de ton enseignement ?

— Je n’ai jamais rencontré une âme humaine ayant à ce point soif de lumière et de vérité. Et comme elle saisit les moindres nuances !

— Et as-tu fini par pénétrer son caractère ?

— Je commence à la deviner. On l’appelle entêtée ; cependant elle ne vous contredit jamais : il est vrai qu’elle n’approuve pas non plus. Elle va son petit bonhomme de chemin et finit par n’en faire qu’à sa tête. On la croit fière ; c’est qu’elle ne rougit pas à tout propos comme font les jeunes filles, elle a le regard franc et loyal ; si elle est fière, c’est la touchante fierté de la vierge, et une majesté qui lui est innée. On dit enfin qu’elle est taciturne. Elle parle peu en effet ; en revanche, elle écoute, et elle ouvre les yeux ; elle semble avoir une intuition profonde de toutes choses. Sa vraie nature, selon moi, c’est une gravité sereine : je ne l’ai jamais vue ni triste, ni folâtre ; elle rit rarement, mais sur sa figure rayonne toujours comme un sourire intérieur. — Elle tient de son père… En général, n’oublie pas ceci : quand tu choisiras une femme, regarde avant tout le père, puis la mère, et, s’il se peut, aussi les grands parens. Or sa grand’mère, ma nourrice, et la mère de Marcella et surtout son père, quel sang magnifique ! Elle est de bonne race.

— Le père me paraît tant soit peu méfiant.

— Il l’est en effet, dit le comte. C’est le vrai type de nos paysans, avec ses qualités et ses défauts : prudent, taciturne, méfiant, bon jusqu’à la faiblesse, d’une ténacité invincible dans ses obstinations, difficile à persuader et encore plus difficile à convaincre, esclave des vieux usages, lent en toute chose, mais ensuite donnant de tout le poids de sa nature lourde, comme un puissant rocher qu’il est malaisé d’ébranler, et que personne ne peut arrêter une fois qu’il roule.

Le lendemain, je voulus accompagner le comte. Je revis Marcella ; elle me parut bien changée. Elle était rêveuse, absorbée, comme dans l’attente de quelque chose d’inconnu. Parfois ses traits exprimaient une sorte d’étonnement, mais comme si elle fût en contemplation devant le monde intérieur qui s’épanouissait en elle. Je la vois encore assise avec le comte devant la chaumière sur le banc de bois, suspendue à ses yeux, à ses lèvres, altérée de savoir : ses paroles coulent sur elle comme des flots de lumière, ses pensées planent au-dessus de sa tête comme des étoiles, et entre eux vient d’éclore invisible la fleur enchantée de l’amour ; ils en aspirent la parfum et se sentent heureux.

— Seuls, les cœurs qui ont été purifiés par la douleur sont capables de bonheur, me dit le comte un jour en revenant assez tard de Zolobad. Ceux qui n’ont pas souffert demandent trop aux autres, tout en donnant peu. J’ai connu la douleur,… et de chaque épreuve je suis sorti meilleur ; mais pour être sauvé tout à fait j’avais besoin de rencontrer un vrai cœur de femme. Eh bien ! ce cœur, je l’ai trouvé dans Marcella. Elle aussi a beaucoup souffert. Quand je suis arrivé aujourd’hui, — j’avais devancé l’heure, et elle ne m’attendait pas, — on me dit qu’elle était allée au cimetière. Je l’y suivis. C’est un coin singulièrement tranquille et avenant : des haies vives l’entourent au lieu de laides murailles ; une herbe haute et fraîche couvre tous les chemins, chaque tombe est un parterre de fleurs, et les croix de bois portent des couronnes fanées. Sur un tertre qui disparaissait sous un buisson de roses, et dont la croix affaissée portait une couronne d’immortelles, était assise Marcella. Elle ne paraissait pas surprise de me voir, on eût dit qu’elle m’attendait. Je pris place à côté d’elle. — Qui est enterré ici ? lui dis-je. — Elle me montra l’inscription à demi effacée, et je déchiffrai ce nom : Lucyan Trebinsky. — Je croyais, repris-je, que c’était la tombe de ta mère. — C’est celle-là, en face. — Et qui était ce Trebinsky ? — Un pauvre garçon qui avait beaucoup d’affection pour moi, dit-elle avec mélancolie. C’est lui qui m’a ouvert ce monde du bon Dieu, souvent j’éprouve encore le besoin de causer avec lui ; mais il ne peut plus me répondre. — Une larme vint mouiller ses paupières ; je lui pris la main. — Vous savez, continua-t-elle, comment j’ai perdu ma mère, à l’époque du choléra. En moins d’une heure, c’était fini. Je n’avais pas quinze ans ; mais ma sœur aînée avait ses enfans sur les bras, je dus remplacer ma mère auprès des deux petits. J’eus beaucoup de tracas et de souci ; toutes les calamités arrivèrent à la fois, la grêle, les inondations, les mauvaises récoltes. Ce fut au milieu de ces malheurs qu’il nous tomba ici. — Lucyan ? — Oui. C’était le fils d’un curé, qui avait fait ses études à Vienne. Il avait une maladie de poitrine, et les médecins lui ordonnaient la campagne. Notre curé connaissait ses parens, et il nous pria de le prendre chez nous. Il vint donc. Il n’était pas beau, mais il avait des yeux si doux ! Souvent il me tenait compagnie avec son livre quand j’étais occupée à faucher l’herbe sur la prairie, sur le bord de la forêt de sapins. Il était bien jeune encore, mais déjà très savant. Il me racontait sa vie, me conseillait, et me mettait en garde contre les entraînemens de mon cœur. Je l’ai bien pleuré lorsqu’il est mort. Depuis ce temps, je ne peux plus entendre les plaisanteries brutales de nos gars, et lorsque j’ai quelque grand chagrin, je viens ici, et il me semble qu’il me tend la main du fond de sa tombe.

Quelques jours plus tard, après avoir chassé ensemble, nous avions fait une visite à Zolobad, et nous revenions à pied par un splendide clair de lune.

— Tu l’aimes donc réellement ? commençai-je.

— Oui, je l’aime, me répondit Alexandre. Ah ! mon ami, si tu savais comme je l’aime ! Je commence maintenant à comprendre les paroles du Cantique : « l’amour est fort comme la mort, et le zèle de l’amour est inflexible comme l’enfer. »

— Pardonne-moi de douter ; mais tu ne montres rien de cette inquiétude qui caractérise les grandes passions.

— Aussi je songe à me marier, repartit mon ami en souriant. Tu ne comprends donc pas cette affection calme et sereine, exempte de doute, qui est la conviction intime que deux êtres ont été créés l’un pour l’autre, que rien ne peut plus les séparer ? Quand je plonge mon regard dans ses grands yeux bleus, d’un calme si profond, j’éprouve une sensation comme si le soir, au cœur de l’été, j’étais couché sur le dos, dans mon champ, le regard perdu dans l’océan d’azur au-dessus de moi, que voile à peine une vapeur lumineuse, — et la caille chante, et à côté de moi les gerbes s’inclinent comme endormies… L’âme s’apaise, le doute s’évanouit ; on croit tout à coup se comprendre soi-même, la vie paraît si simple, ce monde n’a plus de mystères pour nous ; toute lutte et toute contradiction se résolvent en paix et en clarté…


IV.

Il me faut maintenant l’accompagner tous les soirs à Zolobad. Il évite d’être seul avec elle. L’harmonie est troublée. Marcella l’aime ; mais elle lutte contre cet amour avec l’énergie indomptée d’une nature vierge, et ainsi ce qui est sa joie, à lui, et son espoir devient pour elle une souffrance, un tourment. À voir la tournure que prennent les choses, on dirait que cela finira mal, comme dans la chanson. Ce n’est pas là le bonheur, encore moins un jeu ; c’est la lutte de deux fortes natures, dont l’hostilité s’accroît de la conscience que chacune a de la puissance de l’autre, et s’aggrave de toute la violence de leur amour.

Elle lui montre presque de la haine ; elle est farouche avec lui, brutale. Est-il question de la leçon, le champ ou ses bêtes la réclament ; cependant il ne se passe pas un quart d’heure qu’on la voit arriver. Lorsqu’il parle, qu’il fait un récit, elle reste assise à l’écart, mais elle l’écoute et le dévore des yeux. Pourtant jamais une question, jamais elle ne lui adresse la parole. Elle ne lui fait pas accueil lorsqu’il vient, ne le reconduit pas lorsqu’il part.

Aujourd’hui, quand nous sommes arrivés, elle était assise devant la chaumière, les mains croisées sur ses genoux et absorbée dans une rêverie ; elle a rougi en reconnaissant son pas, mais elle a fait semblant de ne pas nous voir.

— Bonjour, Marcella, dit mon ami.

— Ah ! c’est encore vous, monsieur le comte ? — et elle éclate de rire. — Vous n’avez donc rien à faire à la maison, puisque vous pouvez vous déranger si souvent ? On dit pourtant que tout ne marche pas chez vous comme il le faudrait.

Le comte ne répond rien ; il entre, et va s’asseoir auprès de sa vieille nourrice.

Au bout de quelques minutes, elle nous suit, et va fouiller dans ses pelotes de fil. Le comte place sur la table le manuscrit de son Faust en petit-russien. — Voici le plus beau poème qui existe, dit-il ; je l’ai traduit pour toi.

— Vous auriez pu vous épargner cette peine, s’écria-t-elle. Je ne suis qu’une paysanne, je n’y comprendrai rien ; je n’ai pas assez d’esprit pour cela.

— Ce n’est pas l’esprit qui fait défaut, répliqua le comte, et il la regardait dans le blanc des yeux, mais c’est quelquefois la bonne volonté. Depuis quelque temps, tu es rude avec moi ; tu n’as pas toujours été ainsi.

— Eh bien ! alors je le suis maintenant ! s’écria-t-elle avec emportement. Je ne suis pas une panna, une grande dame ; pourquoi ne serais-je pas rude ? On ne m’a point enseigné les belles manières.

— Ne te retranche pas derrière ton ignorance, dit le comte avec calme ; ne t’ai-je donc pas donné des leçons comme un frère ? « Mais tu n’as pas le loisir pour apprendre… » Comme il te plaira ! Si tu veux rester sauvage, à ton aise ! j’ai assez à faire pour m’instruire moi-même. Le monde est si grand, et le passé est là comme un autre monde ! Et la vie est si courte !

La grand’mère se leva, lui fit signe des yeux, et sortit ; il la suivit. Sur le pas de la porte, il se retourna pour m’appeler. Nous traversâmes ensemble le verger, et nous entrâmes dans les champs ; aucun de nous ne disait mot. Enfin la vieille femme prit la parole. — Il vaudrait mieux, mon enfant, que tu ne vinsses plus.

— Pourquoi ?

— Dame ! parce que…

— Parce que Marcella ne peut me souffrir ?

— Non, parce qu’elle t’aime.

Le comte garda le silence.

Comme nous rentrons, par la fenêtre ouverte, nous voyons Marcella assise devant le manuscrit, qui était resté sur la table, occupée à le déchiffrer en suivant les lignes avec son doigt. Il l’appelle par son nom ; la pauvre fille tressaille, repousse le manuscrit, et l’instant d’après paraît sur le seuil.

— Eh bien ! n’es-tu pas d’avis qu’il vaut mieux le lire ensemble ? Elle n’ose pas le regarder. — Si vous voulez bien avoir encore

de la patience avec moi, dit-elle enfin en balbutiant,… je ne sais ce que j’ai depuis quelque temps… il me prend des… Et elle fond en larmes.

Il y a de l’orage dans l’air. Le ciel est d’un bleu sombre ; les hirondelles rasent le sol, aucun oiseau ne chante dans la feuillée immobile. Les moissonneurs sont tous rentrés, Marcella seule est encore dehors. Nous apercevons au loin son foulard rouge qui se lève et s’abaisse dans les blés comme un coquelicot agité par la brise. Le comte va pour la chercher ; mais les premières gouttes tombent pesamment, et ils ne viennent pas encore.

— Allez donc voir ce qu’il y a, monsieur, dit la vieille paysanne. — Elle resta elle-même debout dans la cour, s’abritant les yeux d’une main et regardant.

Je traversai le verger ; en arrivant à la clôture, je vis de l’autre côté Marcella et le comte dans une conversation animée, presque véhémente. Marcella, la tête enveloppée de son fichu couleur de feu, ressemblait vaguement à une bohémienne ou à un démon ; elle tenait une faucille dans sa main droite pendant qu’elle étendait l’autre main comme pour repousser le comte ; elle semblait l’avertir, le menacer, et lui, très pâle, essayait de sourire. Jamais je ne l’avais vu ému à ce point. Je pressai le pas pour les rejoindre.

Marcella, en reculant toujours, se trouvait adossée à la clôture ; elle leva la faucille, et, comme il voulut l’étreindre, elle l’en frappa sur la tête.

Un flot de sang jaillit aussitôt ; mais en un clin d’œil il lui eut arraché la faucille pour la jeter loin de lui. Alors il la prit dans ses bras ; en vain elle tenta de le repousser de ses deux mains tendues et du genou, il l’enleva et la pressa sur sa poitrine, et son sang ruissela sur elle.

Le lendemain, le comte descendit un peu plus tard que de coutume au jardin, où nous prenions alors notre déjeuner ; il avait un bandage sur la tête, mais ne paraissait ni pâli ni fatigué, bien qu’il eût perdu beaucoup de sang, et semblait au contraire de belle humeur.

— Que penses-tu que je ferai maintenant ? me dit-il d’un ton enjoué et avec un sourire moqueur.

— Que tu vas renoncer à tourmenter cette brave fille.

— Cette brave fille, je vais l’épouser, mon ami.

Le soir, après vêpres sonnées, nous étions tous assis devant la chaumière, comme si rien ne fût changé, et cependant pour deux cœurs honnêtes, mais passionnés, entre la veille et le lendemain il y avait un monde. Marcella était pâle, ses grands yeux humides demeuraient presque constamment fixés sur le sol. Le comte, assis près d’elle, lui lisait le dernier acte de Faust, la tragique aventure de la blonde Marguerite. Tout le monde comprit l’allusion, même le vieux paysan, qui appuyait le menton sur ses mains calleuses, et dont l’honnête figure exprimait un réel chagrin. — Eh bien ! qu’en penses-tu ? dit le comte lorsqu’il eut fini, en déposant le manuscrit sur les genoux de Marcella.

— Ce que je pense ? répondit la jeune fille sans lever les yeux. Que vous importe ce que j’en pense ?

— Il m’importe beaucoup de le savoir.

— Comment voulez-vous ?., moi, une pauvre fille…

— Je t’en prie, dis-moi ta pensée.

Tout à coup elle se redressa, et lui lança un regard ferme, presque hautain. — Soit, je veux vous la dire, — sa voix vibrait douloureusement, — votre Faust, qui est si savant et que rien ne peut satisfaire, me semble un grand sot, et sa conduite envers la pauvre Marguerite est d’un misérable… Oh ! ne riez pas, je m’entends… Voilà un homme qui voudrait être un des rois de la terre et presque un dieu, et que trouve-t-il pour montrer sa puissance ? il écrase une pauvre âme… Je m’explique peut-être mal…

— Va, je t’ai comprise, dit le comte, c’est tout ce qu’il faut ; mais tu t’échauffes comme si j’étais moi-même ce Faust.

— Je ne sais si vous êtes un Faust comme celui-là, répliqua Marcella d’un ton froid ; mais ce que je sais, c’est que je ne suis pas la Marguerite qui se jetterait à son cou.

À quelques jours de là, nous étions à nous promener sous les antiques tilleuls du parc. L’air était pur et tiède, le soleil dorait le feuillage et les herbes, qu’une brise légère remuait à peine. Nous gardions le silence, et cependant nous sentions l’un et l’autre qu’il fallait parler.

— Mon temps est fini, dis-je enfin, je te quitterai dans peu de jours. Pourtant je ne voudrais pas partir sans être fixé sur ton avenir. Es-tu décidé à prendre Marcella pour femme ?

— Oui, me répondit-il d’une voix grave.

— Tu ne crains pas ce qu’en dira ta famille ?

— Mon ami, s’écria le comte, et son cœur débordait, je ne peux plus vivre sans elle. Pourtant ne me crois pas aveugle, ma résolution est d’accord avec ma raison. J’ai sur le mariage des idées que l’expérience de la vie et la réflexion fortifient et confirment chaque jour. Le fondement, le principe de l’union des sexes est sans nul doute l’amour physique, ce désir qui nous traverse comme un éclair. Cependant la nécessité d’une alliance durable, d’une alliance qui dure au moins tant que grandissent les enfans, fait naître le besoin d’un accord intime des âmes. Si donc la satisfaction des sens est la première condition, — et j’ajouterai qu’elle gagne par le contraste physique, — l’harmonie morale est également nécessaire au bonheur de deux époux. Enfin ce qu’il faut placer au-dessus de tout, c’est le travail en commun. Le mariage n’est-il pas la forme la plus ancienne, la plus pure et la plus sage de l’association humaine qu’il y ait eu et qu’il y aura jamais ? Le partage de la peine est un commandement de la nature. Ce n’est point à dire que chacun doive travailler de son côté, indépendamment, isolément ; non, ce qu’il faut, c’est que la femme nous soutienne, qu’elle s’intéresse à nos occupations, et qu’elle y prenne la part spéciale que la nature lui a réservée. Si l’homme est plus hardi dans la conception, la femme sera plus pratique et plus soigneuse dans l’exécution ; s’il fournit l’idée, le plan, la composition, elle se chargera du détail. Ce n’est que l’association dans le travail qui pourra conduire à l’égalité des droits dans le mariage, de même que dans l’état et la société. L’infériorité actuelle de la femme est le produit de l’éducation qu’elle reçoit ; élevez-la comme une créature libre, laissez-la être de moitié dans la vie sérieuse, et elle saura être votre égale, votre camarade, votre associé. C’est un associé qu’il me faut, à moi, un associé qui soit chez lui à la grange et aux champs ; eh bien ! je prends une fille de paysans !

— Mais cette conformité des goûts et des jugemens qui, selon toi, est la condition du bonheur conjugal ?

— Je ne choisis point Marcella uniquement parce que je l’aime, — bien que ce soit l’essentiel, — dit le comte, ni parce qu’elle est belle, et tu ne trouverais pas facilement sa pareille parmi les frêles jeunes filles de notre aristocratie ; ce qui me séduit en elle, c’est sa candeur. Elle ne sait rien ? tant mieux, je serai son maître. Et, sois tranquille, elle ne trompera pas mes espérances, car elle est merveilleusement douée, et j’ai pour la façonner du temps devant moi.

— Mais en attendant ?

— En attendant, répondit mon ami en me posant doucement la main sur l’épaule, en attendant elle saura me deviner, car elle possède ce génie du cœur qui révèle aux femmes ce que s’efforce vainement de comprendre notre esprit subtil.

Le soir même, le comte retournait à Zolobad avec l’intention de se déclarer. Lorsqu’il revint, il avait l’air si gai, si satisfait, que je ne doutais pas du succès de sa démarche. — Lui as-tu parlé ? demandai-je dès qu’il entra.

— Oui, répondit-il en ôtant ses gants, sans se presser.

— Et…

— Elle m’a refusé, dit-il avec un sourire.

— Est-ce possible ?

— C’est comme je te le dis. Voici comment les choses se sont passées. Nous étions assis sur le banc de bois, les enfans et les couleuvres mangeaient leur lait doux dans une entente idyllique, le reste de la famille était encore aux champs. Je pris la main de Marcella, et lui dis : — Je t’aime, veux-tu être ma femme ? — Elle rougit, se leva. — À quoi pensez-vous ? balbutia-t-elle ; vous et moi !.. — Dis plutôt que tu ne m’aimes pas, et que tu es assez franche pour l’avouer. — Qui vous dit cela ? s’écria-t-elle, mais ce que vous demandez ne se peut pas… — Et elle me regarda ; je ne puis te dire l’expression de ce regard ;… puis elle rentra précipitamment, et moi, je montai b. cheval et m’en fus au galop.

— Et tu es si calme ?

— Je sais qu’elle m’aime.

— Qui te le dit ?

— La voix mystérieuse qui parle en nous. Tous ne l’écoutent pas ; mais moi, je m’y fie toujours, et je ne m’en suis jamais repenti.

Nous avions chassé des bécassines dans les marais de Grokhovo jusqu’à la nuit tombante. — Il est temps de rentrer, dit enfin le comte. — Et, ayant tiré en l’air sa dernière charge, il jeta sur l’épaule son fusil à deux coups, et siffla son chien-courant anglais à robe jaune.

— J’irai faire ma visite d’adieu à Zolobad, dis-je au bout de quelques minutes.

— C’est donc sérieux ? tu nous quittes ?

— Il faut que je parte demain.

— Alors allons-y.

Nous trouvâmes la famille à table, c’était l’heure du souper. Le vieux Tchornochenko se leva pour nous apporter lui-même un siège, et nous invita à prendre part au repas.

— Tiens, tiens ! s’écria le comte, je crois que vous avez des pirogui[2] ; est-ce Marcella qui les a préparées ?

— Sans doute, répondit dame Hania ; les aimes-tu, mon enfant ?

— Mais il faudrait de la crème aigre avec, dit le comte. — L’insouciance qu’il témoignait blessait évidemment la pauvre Marcella ; elle se leva, quitta la table, et alla s’asseoir sur le banc du poêle, dans le coin le plus obscur.

— Tu auras ta crème, dit la vieille nourrice. Liska, vas-en chercher, vite.

La petite Lise ne fit qu’un bond, et revint avec une grande jatte.

— Maintenant mange, mon enfant, dit Hania.

— Je ne me le ferai pas dire deux fois, répondit le comte. Je suis sur pied depuis cinq heures du matin, j’ai une faim de loup, et j’ai toujours eu un faible pour les pirogui. — Il s’attabla sans façon et se mit à manger à belles dents. Quand il eut fini, le vieux Nikita essuya avec soin la cuiller, et prit la parole. — On dit, monsieur le comte, que vous avez fait venir ces nouvelles machines qui sèment et battent le blé toutes seules ?

— Voulez-vous les voir ?

— Je vous remercie, dit le vieux paysan. À quoi bon ? Toutes ces inventions nouvelles, voyez-vous, ces chemins de fer, et ces télégraphes, et ces machines, je ne m’y fie pas… On dit, monsieur le comte, que vous vous donnez beaucoup de peine pour nous faire avoir le chemin de fer, et on dit aussi, — après ça, ce n’est peut-être pas vrai ? — que vous vous proposez de labourer vos champs avec la vapeur au lieu de bœufs ; cela est donc possible ?

— Très possible.

— Et supposé que ce soit possible, continua le bonhomme en soupirant, n’est-ce pas un péché, toutes ces inventions nouvelles ? Ne m’en voulez pas, monsieur, ne vous fâchez pas, mais nous autres paysans, tout ça nous semble contraire à la religion, et on dit encore, monsieur le comte, que vous faites tout cela parce que vous ne croyez point en Dieu, parce que vous n’admettez pas que l’homme ait une âme immortelle et que vous croyez qu’il a une âme pareille à celle d’un chien ou d’un cheval.

— Je vais vous répondre, mon ami, dit le comte, aussi nettement que je le pourrai. Croire, c’est tenir pour vraie une chose que l’on n’a pas vérifiée, et on croit généralement ce qu’on désire.

— Ou bien ce que Dieu nous a révélé, interrompit le paysan.

— S’est-il révélé à vous directement ?

— Non.

— Vous acceptez donc ce que d’autres hommes vous donnent comme ayant été révélé ? Je ne dis pas que vous avez tort ; mais, pour moi, je veux savoir. À quoi vous sert votre religion ? Elle vous soutient, vous relève dans votre misérable vie, dans votre rude labeur, elle vous enseigne à aimer le prochain et à mépriser la mort ; mais que direz-vous si ma philosophie m’enseigne la même chose ? si elle me dit de ne pas courir après le plaisir ou après un bonheur fragile et fugitif, mais de supporter mon lot immuable en silence, patiemment, voire avec joie, de tendre au bien sans relâche, de me remuer, de travailler, d’aider le prochain dans la mesure de mes forces ? Voilà pourquoi, mes amis, l’homme n’a pas le droit de s’arrêter, qu’il doit toujours marcher en avant et s’efforcer de maîtriser la nature. Vous nous voyez construire des chemins de fer, ériger des télégraphes, installer des machines, afin de rapprocher les hommes et de faire tomber les barrières de peuple à peuple, — afin que l’homme soit affranchi de la tyrannie des élémens, de la servitude et de la misère, et que son lot devienne sans cesse plus noble et meilleur… Par conséquent, s’il peut être question de péché ici, c’est vous autres qu’il faut accuser quand vous vous révoltez contre les chemins de fer et les machines, et, au lieu de blasphémer, vous devriez remercier le bon Dieu à genoux en voyant la première locomotive traverser votre vallée.

Le comte s’était échauffé peu à peu, et le feu de ses paroles se reflétait en quelque sorte sur tous les visages. Sa vieille nourrice l’embrassa sur le front ; Marcella ne pouvait détacher de lui ses grands yeux lumineux. Le vieux paysan obstiné souriait dans sa barbe. — Monsieur, dit-il avec une sage lenteur, vous avez plus de religion que vous ne voulez en convenir.

À ces mots, Marcella ne put retenir ses sanglots, et elle sortit précipitamment. Nous la regardâmes s’éloigner très surpris. — Qu’a-t-elle donc, ma fille ? murmura le vieux Nikita en hochant la tête.

Le comte se leva. Nous prîmes congé de nos hôtes, et sortîmes. Il faisait nuit noire. J’appelai : — Marcella ! — Pas de réponse. — Marcella, je pars demain ; je voudrais vous dire adieu.

— Attendez ! répondit-elle d’une voix noyée de larmes, qui semblait venir du jardin.

Le comte prit, les devans avec son chien. Marcella s’approcha de moi, et me tendit la main sans parler.

— Pourquoi pleurer ? lui dis-je. Il vous aime. Rendez-le heureux. La destinée du meilleur des hommes est entre vos mains.

Elle se détourna, et garda le silence.


V.

J’écrivis au comte Komarof aussitôt mon arrivée à Vienne ; ce ne fut qu’au bout de quinze jours que je reçus une réponse, La voici.

« Lesno, 17 octobre 1857.

« Mon cher camarade, tu voudras savoir sans doute ce qui s’est passé depuis ton départ. Je n’ai pas besoin de te dire que je suis retourné tous les soirs à Zolobad ; mais ce qui te surprendra davantage, c’est que le père Tchornochenko, ce type du paysan galicien, a voulu voir mes machines. Le père Tchornocheoko est donc venu voir mes machines agricoles.

« Marcella s’était montrée taciturne, docile, presque humble vis-à-vis de moi depuis le soir où tu étais venu prendre congé. Je feignais de ne pas m’en apercevoir.

« Or voici ce qui s’est passé. C’était avant-hier, dans l’après-midi. Tu te rappelles sans doute encore nos serpens familiers ? Le soleil était donc encore au-dessus de l’horizon, et ses rayons sur le seuil de la chaumière et sur les pierres devant la porte. Sur l’une de ces pierres, à quelque distance de la maison, un serpent se chauffait au soleil. Tu sais que j’aime les animaux ; je m’approchai pour caresser cette bête, mais elle se dressa subitement, me mordit à la main, puis se mit à nager à travers la cour vers le jardin. À ce moment, Marcella parut sous la porte. — J’ai voulu flatter votre serpent, lui dis-je en riant ; le petit monstre m’a mordu.

« — Mordu ? quel serpent ? dit-elle.

« — Mais… celui-là !

« Ses yeux suivirent la direction que je lui indiquais ; elle poussa un grand cri : — Jésus ! Maria ! — sauta sur moi, saisit ma main et colla ses lèvres sur la plaie.

« — Que fais-tu là ? dis-je assez embarrassé. — Elle me fit un signe de la main, je compris tout d’un coup. — C’était donc un reptile venimeux ? — Elle inclina la tête. — Et tu suces le venin ? Grand Dieu ! — m’écriai-je, et je tentai de retirer ma main ; mais elle la retint avec un effort désespéré jusqu’à ce qu’elle jugea tout danger passé, puis elle cracha le sang dont elle avait plein la bouche. — Mais toi, lui dis-je avec terreur, il y va de ta vie ?

« — Oh ! pour vous je mourrais volontiers ! — Il y avait dans ce cri une passion qui m’effraya presque ; puis tout à coup elle fondit en larmes.

« — Tu vivras pour moi, m’écriai-je ; tu m’aimes, tu es à moi !

« Et elle, elle se laissa tomber à genoux, et, comme la créature qui dans sa peine amère appelle son Dieu, elle cria : — Oui, je vous aime, je ne pourrais plus vivre sans vous ; je ne suis pas digne d’être votre femme, mais je serai votre servante ! — J’étais si ému que je ne trouvai pas d’abord de réponse. — Faites de moi ce qu’il vous plaira, continua-t-elle avec plus de calme, je quitterai mon père, les enfans, et la maison où je suis née, et mon pays, si vous l’ordonnez,… oh ! je ferai tout, tout, pour vous suivre, mon maître, mon maître adoré !

« — Tu es mienne, répondis-je, et tu me suivras comme ma femme.

« — Cela ne se peut,… balbutia-t-elle ; comment cela se pourrait-il ?

« J’étais très ému ; je la relevai pour la serrer contre moi, et elle pleura sur ma poitrine ; puis je lui renversai la tête et l’embrassai de tout mon cœur. Alors elle me jeta ses bras autour du cou avec un débordement de passion, et ses lèvres cherchèrent les miennes. — Comment te décrire ce doux moment ? Tu me comprendras sans paroles.

« — Est-ce donc possible que vous m’aimiez ? disait encore la pauvre fille, poursuivie par ses doutes,

« — Il est difficile de ne pas t’aimer, lui répondis-je. Pauvre âme chérie, où donc trouverais-je dans ce monde perverti un cœur plus digne de battre contre le cœur d’un honnête homme ?

« — Ah ! mon Dieu ! dit-elle, je crois que j’en mourrai.

« — Tu ne mourras pas, sois tranquille, lui dis-je en la serrant dans mes bras, — et elle se cacha la figure dans mon sein.

« — Ah ! vous ne savez pas combien je vous aime.

« — Si, je le sais. Je le sais depuis longtemps ; c’est toi qui ne voulais pas le savoir.

« — Je l’ai senti, dit-elle sans lever les yeux, je l’ai bien senti dès la première heure, mais je ne me comprenais pas moi-même. C’était souvent comme de la colère et de la haine contre vous, puis d’autres fois j’avais le cœur si gros ; mais le soir où vous avez répondu à mon père, ç’a été comme si on me retournait le cœur,… j’aurais volontiers crié : Vous avez raison ! et j’aurais voulu vous aider à installer les machines et à poser les rails, et je sus tout à coup que je vous aimais, que je ne pouvais plus vivre sans vous… C’est pour cela que je me suis sauvée dans les champs en pleurant à chaudes larmes.

« Ah ! que n’étais-tu là quand j’ai parlé aux vieilles gens ! Le père Tchornochenko s’essuya les yeux avec sa manche pendant que les larmes lui coulaient dans sa moustache grise, et dame Hania ne cessait de crier : — Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai donc assez vécu pour voir cette chose, mes enfans, mes chers enfans !

« Dimanche prochain, on doit publier les bans à l’église de Zolobad, et dans trois semaines la noce !

« Ton frère, Alexandre. »


« Lesno, le 12 novembre 1857.

« Mon cher ami, Marcella est ma femme, — et quelle femme ! Je ne puis te dire comme elle a été belle et touchante dans son costume de fiancée. Après la bénédiction nuptiale devant l’autel, elle se retourna vers la foule qui remplissait la petite église de bois, et, les yeux brillans de larmes, elle leur dit : — Bénissez-moi tous ! — Et tous l’ont bénie.

« Pardonne-moi ! je suis trop heureux pour t’écrire longuement.

« Ton Alexandre. »


Au-dessous, en lettres tracées par une main novice et inclinées comme des gerbes, il y avait ces mots :

« Je vous salue de tout cœur. « Marcella, »


« Lesno, 21 avril 1858.

« Tu as raison, mon ami, la rareté de mes lettres est de bon augure ; plus on est heureux et moins on en parle. Le papier surtout a quelque chose de franchement indiscret qui effarouche les sentimens vrais. Aussi je ne te parle pas : je me contente de te prendre par la main à l’heure du crépuscule pour te conduire à travers le parc jusqu’à l’épais buisson de roses blanches au bas du perron, où tu pourras entendre et voir sans être vu.

« Voici Marcella dans sa robe blanche ; ses beaux cheveux sont lissés sur le front en ondulations naturelles, relevés sur la nuque en une simple torsade, ce qui donne à sa tête une expression sévère, idéale. La table est mise, elle m’attend…

« La voilà qui descend les marches pour courir au-devant de moi et se jeter à mon cou ; j’entoure sa taille de mon bras, et nous nous promenons ainsi en attendant que lendrik apporte le samovar. Nous causons de nos affaires et de celles du pays, et nous continuons de causer pendant qu’elle prépare le thé. Ensuite… mais où trouver les mots pour parler de tout cela ? Le langage des hommes n’est pas encore assez parfait pour refléter les divines radiations du bonheur.

« Depuis que cette apparition lumineuse se montre dans les sombres appartemens du château et parcourt les allées ténébreuses du parc, depuis que cette voix jeune retentit entre les murailles grises de cet antique château, on dirait qu’un charme a été rompu. Autrefois tout avait ici un air de vétusté poudreuse, on ne voyait que poussière et moisissures ; à présent chaque pierre brille comme si elle était neuve, le toit me fait l’effet d’être doré. Le lierre dont est couverte la façade qui donne sur le parc était sur le point de mourir, il a repris comme par enchantement, un buisson de myrte a poussé tout seul dans un coin, les arbres et les fleurs se sont mis à croître comme jamais auparavant. Des colombes ont fait leur nid dans le jardin, — on les entend jusqu’ici, — et les hirondelles, qui semblaient éviter ces vieux murs, sont venues s’installer dans l’angle de la fenêtre de notre chambre à coucher.

« Sur la grange, il y a un nid de cigognes ; le mâle vient de rentrer, il caquette avec effronterie, et Marcella sourit en rougissant : une douce espérance fait tressaillir son être.

« Il a fallu une femme pareille pour détruire le charme qui pesait sur cet antique manoir des voïvodes. Et n’est-elle pas elle-même une belle-au-bois-dormant que j’ai réveillée d’un sommeil magique ?

« Elle est comme un jeune aigle qui apprend à s’élancer vers le soleil, mais qui ne pourrait pas l’apprendre, s’il n’avait pas l’œil qui supporte la lumière. « Ton Alexandre.


« Lesno, 28 mai 1858.

« Tu veux savoir comment je m’y prends pour façonner son esprit ? Sais-tu de quelle manière nos paysans apprennent à leurs enfans à marcher ? On les emmène aux champs, on les dépose quelque part sur le sable, et tout d’un coup ils marchent.

« C’est ainsi que j’élève Marcella, en la plaçant d’emblée au milieu de ma vie de travail et de ma vie intellectuelle, et en lui demandant tout de suite ce que je veux qu’elle apprenne. Je suis sûr qu’elle-même ne sait pas quel jour elle a appris à monter à cheval. Je l’ai mise en selle, et elle partait. C’est ainsi qu’elle apprend le français et l’allemand par l’usage, en causant avec moi, comme l’enfant apprend sa langue maternelle. C’est de la même manière qu’elle s’approprie des notions de toutes les sciences. La peau d’ours qui lui sert comme descente de lit donne des étincelles au moment où elle l’effleure de son pied nu : c’est le cas de lui parler du fluide électrique ; un cachet taillé à facettes fournit le prétexte pour lui expliquer les effets du prisme. Et ainsi tous les jours. Elle vit dans une atmosphère de clarté et de vérité. Peu à peu, elle pense, elle raisonne correctement ; elle prend des idées viriles sur l’honneur, le devoir, le travail, la loi et les droits de chacun, les usages, les plaisirs, — et elle vit comme elle pense. Le matin, en sortant du lit, un bain froid, après quoi on déjeune et on monte à cheval, peu importe qu’il pleuve ou qu’il vente. Jusqu’au coucher du soleil, elle est occupée, soit au dehors, soit à la maison, ayant l’œil à tout ce qui se fait, ordonnant tout, réglant tout. Je la vois passer comme une valkyrie sur son cheval noir, et je puis m’occuper tranquillement de la haute direction des travaux, car je sais qu’elle se chargera de tout ce qui concerne l’exécution.

« Avant de voler de ses propres ailes, il faut qu’elle apprenne à m’obéir. Je dis : Telle chose doit se faire, et cela lui suffit. Si parfois elle a eu des doutes quant au succès, sa joie n’en est que plus grande en voyant mes calculs se réaliser, et sa confiance s’en accroît. Nous avons ordonné notre vie avec une précision militaire. À midi, avant de nous mettre à table et à la fin du jour, elle vient faire son rapport avec le sérieux d’un vieux sergent chevronné. Pendant la journée, nous ne nous voyons guère qu’à l’heure du dîner. En sortant de table, on prend un peu de repos : nous fumons nos cigarettes russes, nous lisons les journaux, nous jouons au billard, nous tirons à la cible avec des pistolets de salon. Le soir, notre besogne terminée, nous prenons le thé, et, pendant que l’eau chante dans le samovar, on cause, on se fait la lecture, ou bien encore on reste sans rien dire, la main dans la main ; elle appuie la tête sur mon épaule, et nous rêvons. Quelquefois elle s’endort dans cette position, alors je la soulève dans mes bras et l’emporte dans la chambre à coucher,… où le public n’entre pas : le seuil est gardé par les gnomes familiers aux vénérables barbes blanches.

« Je termine ici ; ma femme a besoin de moi. Tu as compris, n’est-ce pas ? que depuis quelque temps nous nous sommes un peu relâchés de nos habitudes de travail, parce qu’elle doit éviter de se fatiguer ? En revanche, nous lisons beaucoup,

« Adieu ! Ne nous oublie pas. « Ton Alexandre. »


« Lesno, 14 août 1858.

« Ma femme vient de me donner un garçon tout à fait splendide. Le soir, elle était encore assise avec moi sur la terrasse, riait et causait ; tout à coup elle se lève, rentre ; une heure après, l’enfant s’égosillait déjà comme un vrai rejeton de paysans qu’il est. Elle se porte à merveille et l’allaite elle-même : je le vois boire sans jalousie, le petit fripon, à ce beau sein si plein de santé, que j’envierais à tout autre que mon héritier. Et le père Tchornochenko et ma nourrice, toute la famille est là : on dirait que le miracle de Bethléem s’est renouvelé ; les paysans arrivent de leurs villages avec des offrandes, et demandent à voir l’enfant, — et Marcella ne se lasse pas de le montrer, et ne fait que sourire d’orgueil maternel et de félicité.

« Au baptême, le moutard recevra mon nom et le tien, car tu seras parrain, et le mari d’Eve, mon beau-frère, le tiendra sur les fonts à ta place.

« Ah ! mon ami, je suis bien heureux.

« À toi de cœur, A. »


Ce fut dans l’automne de 1863, après la fin des troubles polonais, que je revis le comte Komarof à Lemberg. Toute sa personne était devenue en quelque sorte plus virile, et ses yeux rayonnaient de satisfaction, c’est le seul changement que je remarquai en lui.

— Eh bien ! me dit-il quand nous fûmes assis chez moi, en face d’une bouteille de tokay, je pense que mes théories sur le mariage ont eu le temps de subir l’épreuve de la pratique. Voilà bientôt six ans que j’ai vu Marcella pour la première fois, et je puis te dire que nous nous aimons davantage de jour en jour, je ne sais où nous nous arrêterons ! Et il faut voir comment la comtesse Komarof sait tenir son rang au milieu des dames de la noblesse ! Et belle ! Il est vrai qu’elle n’a encore que vingt-quatre ans, cependant nous avons déjà trois enfans…

— Comment sont-ils, tes enfans ?

— Sacha, l’aîné, qui a cinq ans à l’heure qu’il est, c’est tout le portrait de sa mère ; Constantin, qui marche déjà tout seul aussi, tient de la maison Tchornochenko, et Olga, qui aura tantôt un an, me ressemble, à ce qu’on prétend. Nous avons maintenant beaucoup de besogne à la maison, surtout à cause des enfans, et d’un autre côté je ne puis plus me passer de ma femme : nous en sommes là, qu’elle ne peut pas choisir un dessin de broderie sans avoir pris mon avis, et que moi, je n’ai pas confiance dans un projet avant d’avoir obtenu son approbation. J’ai donc été obligé de prendre chez nous une vieille demoiselle, une de ces créatures du bon Dieu qui semblent ne vivre que pour les autres ; c’est Mlle Babette, qui a donné à Marcella des leçons de chant et de piano. — Le comte s’arrêta pour allumer un nouveau cigare.

— Et M. Tchornochenko, vit-il toujours ?

— Ils sont tous en vie et se portent bien. Nous allons les voir souvent avec les enfans et ils nous font des visites, et mon beau-père, pense un peu ! a une charrue américaine et vient d’installer une machine chez lui. Aussi les paysans l’appellent un « Souabe[3]. »

— Je t’avouerai, lui dis-je, que depuis quelque temps mes idées se sont beaucoup rapprochées des tiennes.

— Tous les chemins y mènent, répondit le comte, car ce sont les idées du temps. Quant à moi, depuis que nous ne nous sommes pas vus, j’ai encore fait des progrès. Tu ne saurais croire combien le mariage contribue à notre développement. Je dois autant à Marcella qu’elle me doit sous ce rapport.

— Et quels sont les points de vue nouveaux que tu as gagnés ?

— Quant à être nouveaux, ils ne le sont guère, dit le comte en souriant ; en revanche, ils sont justes. J’ai appris par exemple quelle satisfaction on éprouve à remplir un devoir. Ne crains pas que je veuille faire de la morale. Comme je ne connais qu’une loi : ne fais pas à ton prochain ce que tu ne veux pas qu’il te fasse, ainsi je ne connais qu’un devoir qui prime tout, c’est la gratitude. Crois-moi, quand on a partagé toute joie et toute douleur, qu’on s’est aidé réciproquement, soutenu, consolé tous les jours, on finit par éprouver l’un pour l’autre comme une ineffable pitié, qui vous unit encore alors que les illusions disparaissent…

— Ah ! tu conviens donc que tu as eu des illusions que tu as perdues ?

— Cela va de soi, repartit mon ami. Ne faut-il pas toujours en rabattre, se résigner ? Mais on renonce au clinquant et on gagne de l’or pur. Ce qu’il y a de si beau dans le mariage, c’est qu’il réunit les deux facteurs du bonheur véritable, la jouissance et le renoncement. L’amour, qui est l’abandon de soi-même, cesse d’être un danger dans le mariage, parce que l’abandon est réciproque ; quelle satisfaction plus grande que celle qu’on éprouve lorsqu’on croit se sacrifier au bonheur d’une personne aimée ? Au reste je dois dire que le destin a tout fait pour me rendre le devoir facile…

— Continue ! lui dis-je ; tu ne sais pas combien je me réjouis de te voir si content.

— Ah ! mon ami, la femme est le salut ; qu’y a-t-il dont elle ne puisse nous sauver ? Elle nous sauve de la mort en nous faisant renaître dans nos enfans. C’est ainsi que je comprends le mystère de la rédemption ; c’est ma femme qui me l’a fait comprendre. Un soir, j’entre chez elle sans être aperçu. Notre bébé n’avait encore que dix-huit mois ; je le vis debout sur une chaise dans sa petite chemise, riant et gambadant des pieds et des mains ; ma femme était à genoux devant lui, les mains croisées et le regardait, et son visage rayonnait. Ce fut comme une révélation ; je compris tout à coup la Madone du Correggio, cette madone qui adore l’enfant, et ce tableau merveilleux est devenu pour moi le symbole le plus pur de l’humanité. En effet, quoi de plus humain et de plus touchant qu’une mère en adoration devant son enfant ? Voici les énigmes de la vie toutes résolues : plus de lutte contre la nature, car c’est la nature elle-même qui s’offre. Nous existons, nous vivons pour transmettre la vie. Aussi aucune horreur, aucune tristesse n’est comparable à une mère qui perd son enfant ! — Le comte se tut, et s’absorba dans ses réflexions.

— Nous sommes si heureux dans nos enfans, dit-il après une pause, et en tout ! Je ne me rappelle pas la plus petite mésintelligence qui ait troublé notre tranquillité. Pourtant l’ange de la mort nous a effleurés un jour du bout de son aile, et ma femme a failli mourir pour moi. Ç’a été un avertissement pour nous rappeler la fragilité du bonheur terrestre. C’était dans ces temps troublés de la révolution polonaise. Un jour M. Jordan, que tu connais peut-être, se présenta chez moi avec un autre propriétaire polonais ; ils prétendaient percevoir l’impôt au nom du comité national. Ce n’était pas assurément pour les quelques sous, mais j’envoyai ces messieurs au diable. Ils répondirent par les menaces que tu connais. — Je ne suis pas Polonais, leur dis-je ; je suis citoyen d’un état libre, composé de beaucoup de nationalités, et où chacun a les mêmes droits. Je ne souffrirai aucune contrainte. Je me mets sous la protection de la loi, — et comme je les vis ricaner, — au besoin même, ajoutai-je d’un ton ferme, je saurai faire respecter ma liberté personnelle et mon droit les armes à la main.

Là-dessus, ils partirent, et au même instant entra Marcella, qui toisa les deux patriotes d’un regard impossible à rendre. — Je ne sais, lui dis-je, si tu m’approuveras.

— J’ai tout entendu, répondit-elle. Si chacun avait ton courage et ta fermeté, les troubles et la misère du pays seraient finis avant peu. — Elle me prit les deux mains, et je sus dès lors que j’avais fait mon devoir.

— Nous sommes ici au milieu des Polonais, lui dis-je, comme les trappeurs américains au milieu des Indiens, un poste avancé de la civilisation, et ils s’en apercevront, rien moins qu’un poste perdu !

Le lendemain, au point du jour, le vieux lendrik vint me trouver tout pâle et effaré.

À la porte du château était affiché ma condamnation à mort, signée du gouvernement révolutionnaire. Je descendis, et, ayant lu le placard, l’arrachai pour le montrer à ma femme. — Il vaut mieux t’éloigner et emmener les enfans, lui dis-je. — Elle m’entoura de ses bras, et pour la première fois répondit : Non, d’une voix ferme. Elle resta en effet, et ce fut mon salut.

Je chargeai aussitôt mes deux revolvers, j’en gardai un, et Marcella prit l’autre. — On ne sait pas ce qui peut arriver, dit-elle. — tous mes gens étaient sous les armes, et nous ne négligions aucune précaution. Néanmoins, — Dieu sait comment cela se lit, — nous étions le soir sur le perron à prendre le thé, quand trois paysans passent sur la route, qui nous tirent leurs chapeaux et nous saluent : — Loué soit Jésus-Christ !

En éternité ! Amen ! répondis-je. Aussitôt l’un des trois saute sur moi, et cherche à me frapper par derrière avec son poignard ; mais Marcella se jette au-devant de lui, elle pare le coup de son bras gauche ; je réussis à désarmer le meurtrier et à le terrasser. Pendant ce temps, les deux autres me visent. Deux coups partent. C’est ma femme qui vient d’abattre l’un des deux bandits pendant que l’autre tirait sur moi ; j’entends siffler la balle près de mon oreille, et elle va s’enfoncer dans le mur. Déjà ma femme l’a saisi au collet et appuie le canon sur sa poitrine : il est son prisonnier.

Mes gens ont entendu les coups de feu, ils accourent et se mettent en devoir de lier les gendarmes du gibet[4] pour les livrer aux tribunaux. À ce moment, je vois Marcella pâlir ; ses lèvres se décolorent, le revolver lui glisse de la main, et elle tombe à la renverse. Je la reçois dans mes bras ; son sang coule sur moi ; alors seulement je m’aperçois qu’elle est blessée. Je demande de l’eau à grands cris. Les enfans arrivent, ils se pendent à ses jupes en pleurant ; lendrik lui rafraîchit les tempes. Enfin elle rouvre les yeux, et son regard rencontre le mien ; je respirai, et je me pris à sangloter comme un enfant.

Heureusement l’accident n’eut point de suites fâcheuses. Je tins à me venger. Des papiers que nous avions trouvés sur les Polonais me fournirent des indications précieuses, à l’aide desquelles, au terme de huit jours, je pus cerner pendant la nuit le château de Zavale avec les paysans de Lesno et de Zolobad, et enlever le comité révolutionnaire de notre cercle avec tous ses papiers, sa caisse et une grande quantité d’armes, pour livrer ces gens à la justice.


VI.

J’ai revu Marcella et son mari il y a deux ans. L’automne était revenu ; les teintes du paysage, toute la physionomie de la nature dans sa maturité dorée, me rappelaient les heures passées dans la société de mes amis, lorsque par une belle journée claire et tiède je poussai mon cheval dans la direction de Lesno. Des deux côtés de la route, les chaumes à perte de vue, entrecoupés de prairies vertes et fleuries, s’étalaient au soleil comme des tapis de Smyrne ; la forêt verte s’émaillait déjà de teintes jaunes et rouges ; le petit ruisseau limpide, qui semblait inséparable de la route, cheminait avec moi à travers ses cailloux blancs, et me racontait mille choses curieuses. De petits saules y trempaient leurs branches folles, qui se jouaient dans l’onde claire ; des abeilles, des papillons, des libellules, courtisaient les fleurs bleues et rouges dont les rives étaient ornées et remplissaient l’air de leur bourdonnement. Je traversai le parc, et mis pied à terre devant le perron ; deux cosaques se précipitèrent pour recevoir mon cheval et m’annoncer au maître de la maison.

L’antique manoir disparaissait sous l’étreinte du lierre qui grimpait sur les balcons et enveloppait les tourelles. Les fenêtres resplendissaient au soleil, dont les rayons répandaient sur les murailles grises une teinte dorée tout à fait en harmonie avec le caractère slavo-byzantin de l’édifice. La terrasse du perron était entourée d’espaliers de vigne où luisaient des grappes d’un rouge vermeil ; des roses rouges et blanches étaient semées sur la pelouse ; du parc, on entendait le roucoulement des pigeons sauvages, qui semblaient s’y trouver en nombre, et à toutes les corniches du château les hirondelles avaient collé leurs nids de torchis.

Alexandre parut bientôt sur le perron ; il me serra dans ses bras avec effusion, et ne cherchait pas à cacher les larmes qui brillaient dans ses yeux. Nous nous regardâmes quelques instans sans parler en nous tenant par les mains ; puis il m’introduisit dans un salon tendu de damas rouge, où des tapis de Perse brochés d’or témoignaient d’un luxe de bon goût. Bien que le comte eût alors quarante ans sonnés, il paraissait plus jeune que jamais, jeune de corps, d’esprit et de cœur.

— Voici ma femme, s’écria-t-il au bout de quelques minutes.

Marcella entra d’un pas léger, me tendant dès la porte ses deux mains, que je saisis avec empressement pour y déposer un baiser.

— Tu nous restes ? me dit Alexandre,

— Cela va de soi, interrompit Marcella. Il faut rester.

— Non, il faut partir.

— Ah ! et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda-t-elle vivement.

— Vous êtes trop belle, madame, en vérité, répliquai-je en souriant.

Elle était belle en effet, d’une beauté transcendante : vierge et femme à la fois, si cela peut se dire, la force unie à la grâce, une naïveté enfantine avec un aplomb de grande dame, et une élévation de pensée comme il est rare de la rencontrer chez une femme.

— Et vos héritiers ? repris-je.

Marcella sortit, et revint bientôt, entourée de ses beaux enfans : c’étaient quatre garçons, qui tous rappelaient plus ou moins leur mère, — l’aîné, Sacha, avait onze ans, le cadet, Julian, en avait trois, — puis la petite Olga, âgée de huit ans, qui avait les traits sévères et les yeux pensifs et expressifs de son père. Ils me tendirent les mains sans l’ombre de timidité, leur regard franc exprimait la confiance ; et leur petite sœur entama aussitôt avec moi une conversation sur un sujet extraordinairement important.

— C’est par ce sang vermeil de paysan que ma famille s’est rajeunie, me dit Alexandre. Regarde mes garçons ; quelle race ! Un ourson semblerait délicat à côté d’eux… Mais viens, il faut que je te fasse visiter la propriété.

La comtesse mit un petit chapeau de paille d’Italie à rubans verts, et prit mon bras. Alexandre nous conduisit à travers ses cours et ses bâtimens, et la belle châtelaine m’expliquait en détail les instrumens aratoires et les machines. Ensuite nous montâmes tous à cheval, pour visiter les champs, les prairies avec leur système d’irrigation, le grand pâturage, — sorte de steppe en miniature dont les herbes parfumaient l’air, et où l’on voyait des troupeaux de moutons, de bœufs, de chevaux et d’oies manœuvrer comme des corps d’armée, — la forêt, l’abatage, les carrières, enfin les métairies avec la distillerie et la fabrique de sucre de betterave. Partout le même ordre parfait, les mêmes signes du triomphe de l’esprit sur la matière, et comme une bénédiction visible sur toute chose.

Nous fûmes de retour vers midi pour le dîner, qui fut servi dans une salle à manger décorée en vieux chêne sculpté. En sortant de table, Alexandre proposa une partie de billard, où Marcella nous battit à plate couture. J’allai ensuite faire avec le comte un tour dans les bois. La soirée fut fraîche, et ce fut avec un plaisir marqué que je vins m’asseoir à notre retour près du feu qui pétillait dans la cheminée de marbre d’un petit salon où nous attendait le thé. Les jeunes oursons s’empressèrent de grimper sur nos genoux. Marcella parut bientôt en robe de soie gris clair et tunique de velours grenat, doublée et garnie de zibeline merveilleuse aux reflets d’or. Elle vint remplir nos tasses, nous offrit des cigarettes, puis alla se mettre au piano.

— Eh bien ! me dit Alexandre après une pause ; à quoi penses-tu donc ?

— J’ai beaucoup réfléchi sur le problème du bonheur, répondis-je, et je suis arrivé à cette conclusion, que le bonheur n’est que dans l’effort que l’on fait pour l’atteindre. Chacun porte en soi la mesure de la félicité dont il pourra jouir, car nous vivons chacun dans un monde à nous, qui est terne et pauvre ou bien riche et coloré, suivant le prisme à travers lequel nous le voyons. C’est pour cela qu’il faut savoir se borner en ce qui touche les biens extérieurs, s’arrêter à temps, et ne plus s’appliquer qu’à tirer parti de ce qui est en nous. Aussi le seul lien durable est celui qui résulte de l’accord des âmes : si les contrastes attirent, l’harmonie seule peut maintenir l’union.

— La nôtre dure depuis douze ans, dit Alexandre ; c’est qu’au lieu de passer la lune de miel à nous conter des fleurettes, nous avons étudié et travaillé ensemble.

Tout en causant, nous nous étions levés, et le comte s’était arrêté devant un portrait de Marcella, qu’il contemplait dans une muette rêverie. — Je crois vraiment, lui dis-je, que tu es toujours amoureux de ta femme ?

— Mais je l’espère bien, répondit-il, et tous les jours je lui découvre de nouveaux charmes. N’oublie pas ceci : une femme ne vieillit jamais pour qui sait l’aimer.

À ce moment, la petite Olga entra, escortée de sa chatte blanche ; elle tenait à la main un fuseau, qu’elle tendit à sa mère. Marcella quitta son piano, alla s’installer près du feu dans une bergère, et se mit à filer pendant que la petite fille suivait avec attention les mouvemens de sa main. Bientôt les enfans furent tous réunis autour de son fauteuil ; le chat était monté sur le tabouret de velours où elle appuyait ses pieds et faisait entendre un frémissement voluptueux. Le fuseau dansait, dans le mur le cri-cri chantait, et les bons lutins quittaient leurs retraites et venaient, invisibles et sournois, grimper sur le dossier du siège pour brouiller l’écheveau de la fileuse.

— Regarde ! dit Alexandre à mi-voix en me montrant le groupe, voici mon conte bleu devenu réalité. Le reconnais-tu, mon Bonheur aux cheveux d’or ?


Sacher-Masoch.
  1. Chanson populaire des Petits-Russiens de Galicie. Elle fait allusion aux veillées (vetchernitci), où l’on se réunit le soir pour filer, causer, raconter des histoires, égrener le maïs et se livrer à toute sorte de pratiques superstitieuses. — Vidma, sorcière.
  2. Mets national, sorte de boulettes de farine de blé noir, farcies de fromage.
  3. En Galicie, « Souabe » est le sobriquet qu’on donne aux Allemands, probablement parce que toutes les colonies allemandes y ont été fondées par des Souabes.
  4. Organes du gouvernement révolutionnaire, chargés de l’exécution des amendes et peines décrétées, telles que bastonnades, pendaisons, etc. — Il ne faut pas oublier que c’est un Petit-Russien de Galicie qui parle ici sous l’empire de la haine nationale qui existe entre Russes et Polonais.