Manzoni, sa vie et ses œuvres

Manzoni, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 349-384).


MANZONI
SA VIE ET SES ŒUVRES


Séparateur


Manzoni vient de mourir après quatre-vingt-huit années de vie et un demi-siècle de gloire, et l’Italie entière a voulu honorer cette mort triomphale par un déploiement exceptionnel de vénération. Les princes du sang ont suivi le convoi du poète, les grands corps de l’état figuraient officiellement aux obsèques avec des députations des cent villes italiennes ; les universités, les simples écoles, les associations ouvrières, étaient du cortège avec leurs drapeaux. Le dôme de Milan suffisait à peine pour contenir la foule des conviés, la ville entière était sur pied, les fenêtres pavoisées de bannières en deuil, les boutiques fermées ; les assistans se comptaient par cent mille, et, le front découvert, la tête baissée, saluaient avec un silence religieux cette apothéose de l’illustre mort. Ce ne fut pas seulement la fête d’un jour : l’ovation continue avec une constance remarquable ; on a donné le nom de Manzoni à une rue, à un théâtre de Milan ; on a ouvert une souscription pour ériger un monument « au grand Lombard ; » la commune a voulu acheter l’appartement qu’il habitait pour en faire une sorte de musée littéraire ; Florence a réclamé, mais inutilement, le glorieux cercueil pour le placer dans le panthéon de Santa-Croce auprès des monumens de Dante, de Galilée et de Machiavel. Les villes qu’il a traversées, les maisons où il a vécu, l’école même où il apprit à lire, ont déjà immortalisé son passage par une plaque de marbre ornée d’une inscription. Les journaux retentissent de ce nom, plus sonore que jamais[1], les brochures naissent par centaines, les poèmes, les sonnets surtout par milliers au bord de la fosse auguste ; tel poète qui avait cru pouvoir s’abstenir de chanter au milieu de ce tumulte enthousiaste a soulevé contre lui des imprécations, et on lui a mis de force la lyre à la main. Mais ne raillons pas, même dans ses tons un peu criards, l’acclamation unanime et spontanée de l’Italie entière : il est beau de voir cette nation débridée et non stimulée par l’éperon officiel rendre pour la première fois à un poète des honneurs qu’elle n’a jamais rendus encore à un roi.

Quelle différence pourtant entre l’emphase de ces démonstrations et la simplicité de l’homme de bien qui vient de disparaître ! Ceux qui l’ont vu l’autre jour encore dans la chambre où il avait fermé les yeux nous le montrent couché sur un lit de fer peint en rouge, le front très beau, le visage calme, le menton retenu par un mouchoir. Le corps reposait sur une couverture blanche avec une grande croix d’ivoire et d’ébène sur la poitrine, et sans autre ornement funèbre que deux candélabres allumés et posés sur une table de nuit. La chambre était vaste, mais modestement tapissée d’un papier jaunâtre à fleurs ; un bouquet de roses peintes s’épanouissait au centre du plafond. Quelques petits tableaux de dévotion, un crucifix pendu au mur près du lit, le portrait sans cadre du meilleur ami de Manzoni, le professeur Rossari, mort il y a deux ans, puis quelques sièges çà et là, un canapé en laine blanche et bleue, une petite table ronde en bois de noyer, avec un marbre jaune, enfin le vieux fauteuil préféré garni de cuir, voilà tout l’ameublement, toute la décoration de cette chambre patriarcale ; mais l’âme du maître était là. Était-elle aussi bien dans les funérailles fastueuses que les journaux nous ont décrites ? On peut en douter ; il est certain que Manzoni, si modeste et si aisément effarouché, eût été étourdi par tant de fanfares. Il l’eût été davantage encore par les hyperboles de ces récens admirateurs, qui le proclament tout à la fois le premier lyrique, le premier tragique et le premier romancier du siècle. Un Allemand que nous pourrions citer ne va pas jusqu’à le comparera Goethe, mais le place très certainement (ganz gewiss) au-dessus de Boccace, de Pétrarque et de l’Arioste ; cet Allemand est cependant un homme instruit et suffisamment informé. C’est ainsi qu’un fanatisme maladroit s’évertue à vouloir exhausser la réputation du poète au risque de la déraciner ; heureusement elle tient bon et peut résister aux plus robustes extases. Nous ne craignons donc pas de la diminuer en combattant ceux qui l’enflent outre mesure, et en tâchant de nous renfermer dans le juste et dans le vrai. Nous dirons franchement ce qui reste, à notre avis, d’une œuvre littéraire déjà ancienne, mais si fraîche encore dans ses parties les plus belles. Il ne sera pas sans intérêt de revoir à distance la muse qui a chastement ému plusieurs générations de lecteurs. L’homme aussi veut être étudié : il nous offre le spectacle intéressant d’une rare longévité sans défaillance. Sa vie de repos a été aussi longue que sa vie de travail, mais l’une n’a pas fait oublier l’autre ; il a pu se taire quarante ans sans se survivre, et il est mort intact, en pleine gloire, objet d’une dévotion qui allait croissant de jour en jour. Il y a là un fait à expliquer, peut-être une leçon à prendre ; aussi ne perdrons-nous pas notre temps en abordant encore, avec la respectueuse sincérité qu’il mérite, cet homme de génie qui fut un homme de bien.


I.

Le sonettiste le plus simple et le mieux inspiré par la mort du maître, M. Achille Mauri, lui disait l’autre jour : « Ton convoi ressemble à un triomphe. Ce qui t’a valu tant d’honneurs, ce n’est pas seulement la hauteur du génie, l’éclat de l’imagination, l’abondance du savoir aspirant toujours à de nobles fins, c’est encore le puissant amour pour l’Italie, amour qui la nourrit, l’aida par la parole à sa grande entreprise, c’est enfin le saint exemple de ta longue vie. » Tout cela est juste et mérité ; notons cependant que dans tous ces discours et poèmes funèbres on a fait la part trop grande au patriote. Manzoni fut sans doute très Italien dès sa première jeunesse ; il a été pourtant moins actif et moins imprudent qu’on ne se plaît à le dire aujourd’hui. On fouille volontiers dans les œuvres les plus anciennes du poète, et l’on ne se sent pas de joie quand on y découvre, dans un sonnet à l’honneur du réfugié Lomonaco, des vers où l’Italie est traitée de marâtre, et où le poète lui dit : « Opprimée par les barbares, tu opprimes tes enfans, après quoi tu déplores tes malheurs et tes fautes, toujours pénitente et jamais changée. » Dans les drames de Manzoni, l’on est allé droit aux chœurs, et dans ces chœurs on a souligné les passages sur les divisions des Italiens :


« Ils sont tous d’une même terre, ils parlent tous la même langue, l’étranger les appelle frères, la langue commune transparaît sur leur front. Cette terre fut leur nourrice à tous, cette terre maintenant souillée de sang, que la nature a séparée des autres et entourée des Alpes et de la mer. — Ah ! lequel d’entre eux a tiré le premier l’épée sacrilège pour frapper son frère ? terreur ! de ce conflit exécrable, quelle est l’exécrable raison ? Ils ne la savent pas ; ici chacun est venu, sans colère, pour tuer ou mourir, et, vendu, vendu à un maître, il combat avec lui sans demander pourquoi… Ah malheur ! malheur ! malheur ! »

Ahi aventura ! sventura ! sventura !

Et après la bataille, pathétiquement décrite, le chœur reprenait douloureusement :


« Les frères ont tué les frères… On décore le temple,… de ces poitrines homicides montent des hymnes qui font horreur au ciel. Cependant, du haut des Alpes, l’étranger regarde, il voit tous ces braves qui mordent la poussière et il les compte avec une joie cruelle… L’étranger descend, il est ici.

« Toi qui paraissais auguste à tes fils, toi qui ne sais pas les nourrir en paix, terre fatale, reçois les étrangers ! Voici ton jugement qui commence. Un ennemi que tu n’as pas offensé s’assied plein d’insultes à ta table, il partage les dépouilles des insensés, il arrache l’épée aux mains de tes rois.

« Insensé, lui aussi ! Y eut-il jamais une race béatifiée par le sang et l’outrage ? Ce n’est pas le vaincu seul que frappe l’infortune, les joies de l’impie tournent en pleurs… Ce n’est pas toujours dans son voyage superbe que l’éternelle vengeance l’abat ; mais elle le marque au front, mais elle veille et attend, mais elle l’atteint au dernier soupir… »


Ces paroles, bien qu’un peu vagues et forcément voilées, ne manquaient pas de hardiesse au temps où elles furent écrites : la Lombardie, comme aujourd’hui l’Alsace, subissait alors les Allemands. Les patriotes grommelaient entre eux les derniers vers de ce chœur, exprimant à mots couverts leur colère et leur espérance :


« Nous sommes frères, un pacte nous lie et nous serre, malheur à qui le brise ! malheur à celui qui se dresse contre le plus faible et qui contriste un esprit immortel ! »


Les Lombards n’étaient pas moins agités par le chœur d’Adelchi, et ils appliquaient aux Autrichiens ces phrases adressées dans le drame à d’autres étrangers : « ils se partagent les serviteurs, ils se partagent les troupeaux, ils se posent sur les campagnes ensanglantées, d’où s’enfuit, éperdue, une foule qui n’a pas de nom… » C’est ainsi que tout devenait allusion pour les lecteurs de 1823. Les opprimés ont l’esprit subtil ; à force d’être tendue pour épier ceux qui les surveillent, leur oreille acquiert une finesse, une acuité singulières ; ils voient partout des sous-entendus, des malices, un double sens et un double fond. Cependant Manzoni n’était pas homme à porter ainsi des coups détournés. Ces ruses de guerre eussent répugné à sa conscience, et, si l’on peut ainsi dire, à sa chevalerie d’historien ; il n’admettait pas ces anachronismes frauduleux qui passaient alors en Italie pour des figures permises de rhétorique. Il ne ferrailla point sous le masque, et il est fort douteux qu’il eût jamais voulu s’affilier à une secte de conspirateurs. On cherche pourtant aujourd’hui à lui assigner un rôle politique ; on prétend qu’en 1815 il crut pendant une quinzaine de jours au royaume d’Italie que voulut fonder Murat. Il commença même une canzone sur la fameuse proclamation de Rimini ; mais sa plume allait moins vite que l’épée de l’Autriche : il n’avait encore écrit que cinq strophes quand Murat et son royaume italien furent abattus à Tolentino. Plus tard, en 1821, il était l’ami de Silvio Pellico et des autres infortunés qui nous ont fait connaître le Spielberg. Conspira-t-il avec eux, comme il plairait aux biographes de 1873 ? Oui, dans un sens, car à cette époque on conspirait de toutes manières, par des tournures de phrase, par des formes de style, par des journaux inoffensifs, comme le Conciliatore, qui déplaisait au gouvernement, par un timide essai de romantisme qui contrariait les doctrines littéraires des critiques officiels. Il est même possible que Manzoni ait composé dès lors l’hymne patriotique qu’il aurait gardé vingt-sept ans dans sa mémoire sans le publier, ni même l’écrire, et qui ne parut qu’en 1848, dédié « à l’illustre mémoire de Théodore Kœrner, poète et soldat de l’indépendance germanique, mort sur le champ de bataille de Leipzig le 18 octobre 1813, nom cher à tous les peuples qui combattent pour défendre et pour reconquérir une patrie. » Cependant Manzoni ne fut point envoyé au Spielberg, et il put vivre en Lombardie, un peu surveillé, mais point inquiété, pendant toute la domination autrichienne. De là bien des soupçons chez les patriotes défians : on lui fit un crime de n’être point martyr, et on l’accusa de n’avoir pas mérité la persécution ; c’étaient alors les phrases à la mode. Le poète s’était pourtant conduit très dignement avec l’étranger. En 1816, ceux qui gouvernaient à Milan sommèrent tous les gentilshommes du pays conquis d’aller s’inscrire dans une sorte de livre d’or, à défaut de quoi leur noblesse ne serait pas reconnue. Manzoni, qui n’était pas comte, bien qu’on lui eut attribué ce titre, mais qui appartenait à une famille patricienne, ne s’inscrivit pas. Il vécut quarante-quatre ans sous les Tedeschi sans écrire une ligne et sans faire un acte qui pût être regardé comme une adhésion à leur gouvernement. Il se tint à l’écart, et ne voulut avoir aucun rapport avec les maîtres. Il n’était pas

La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non ;

mais il se taisait, et ce silence gardé pendant presque un demi-siècle fut la plus éloquente des protestations. Il n’aimait pas les

imprécations bilieuses, qui répugnaient à sa modération de chrétien et d’artiste. Un jour que Monti vociférait devant lui contre je ne sais quel empereur allemand, Manzoni, son cadet de trente ans, osa cependant le reprendre et lui rappeler que l’Évangile ordonnait le pardon des offenses. — « C’est vrai, répondit le vieux poète, vous avez raison, je lui pardonne… Seulement j’espère bien ne pas fermer les yeux avant de l’avoir vu crever ! » Quand il racontait cette histoire, Manzoni relevait en souriant la différence entre ces deux manières de dire mourir : Monti s’était réservé la plus douce et avait choisi la plus crue pour l’empereur.

Notre poète resta donc en Lombardie sous les Autrichiens ou plutôt à côté d’eux, sans les regarder, mais sans leur laisser la place. C’est là un point qui mérite notre approbation. Le courage est souvent chez ceux qui restent. De sa retraite, il suivait avec anxiété les évènemens de l’Italie ; Giusti, qui le vit en 1845, écrit qu’il avait le diable au corps (le smanie addosso) lorsqu’il apprit ce qui se passait dans les Romagnes. Il eut ce tremblement convulsif qui devait le prendre plus tard, à la paix de Villafranca, et si fort effrayer ses amis. « Il est plus frémissant que vous, » disait Giusti à des têtes chaudes, et ce même satirique nous apprend que Manzoni ne reculait pas d’horreur ni d’effroi devant l’idée d’une république. « Je crois, lui écrivit-il, que cette observation est de toi, que le parti républicain a sur le parti constitutionnel l’avantage de dire ce qu’il pense à la face du soleil sans recourir à des moyens termes pour tirer à soi celui qui pense autrement. » — C’était une république idéale qu’il avait devant les yeux, et il se contenta de la rêver avec son ami Fauriel. Comme ce dernier, il aimait les loisirs studieux, la paix des cimes, il n’était point fait pour la lutte, et, s’il avait dû occuper des places, il n’aurait fait que donner sa démission ; mais il n’occupa jamais de places. En 1848, il avait déjà soixante-trois ans, il se mit à peine à la fenêtre pour appeler Charles-Albert ; cependant il ne voulut pas apposer sa signature au plébiscite de « fusion » qui annexa l’Italie aux états sardes. Pourquoi ce refus ? On l’ignore, on dit aujourd’hui que Manzoni craignait que cette union partielle ne fît tort à l’union complète qu’il voyait dans l’avenir ; il est plus simple de penser que Manzoni ne crut pas au mouvement de 1848, en quoi il prouva qu’il avait la vue bonne ; peut-être aussi, comme Béranger, se sentait-il impropre à l’action, même au conseil, et bon tout au plus pour les prédictions vagues : « au prophète le désert ! » En tout cas, il ne voulut rien être, pas même député à la chambre, et Giusti trouva qu’il faisait à merveille. Il lui écrivit ou à peu près : « Tu as montré autant d’esprit en refusant la députation qu’en écrivant les Fiancés. »

Cette défiance ou cette réserve dura jusqu’en 1859. Alors seulement Manzoni prit confiance dans l’avenir. Il entrait dans sa soixante-quinzième année. Il ouvrit sa porte et laissa entrer Garibaldi, qui lui offrit un bouquet de violettes ; il dit à l’homme de Marsala : « Je me regarde comme fort au-dessous du dernier des mille. » Il voua à Victor-Emmanuel un véritable culte, et cette vénération dura jusqu’au dernier jour. Il se laissa même nommer sénateur, mais ne parut qu’une fois au sénat pour prêter serment ; cet acte accompli, il retourna tranquillement dans sa solitude et reprit la vie retirée qu’il avait menée sous les Autrichiens. Il ne fut pas ministre par la même raison qu’il n’avait pas été martyr : il ne se sentait né ni pour le combat ni pour le triomphe. En général, quand les patriotes vainqueurs refusent leur part de butin, ils tiennent à en tirer gloire ; ils se jettent dans l’opposition et s’y campent avec des airs de Brutus. C’est l’attitude habituelle des incapables, qui sont volontiers mécontens, et des paresseux, qui sont naturellement pessimistes. Il est donc commode, au moins en Italie, de mépriser le pouvoir, — commode et prudent, car ceux qui l’acceptent, eussent-ils le plus beau passé du monde, y perdent en un moment leur popularité. Cela se conçoit aisément : il y a des habitudes de défiance qu’on a prises sous les gouvernemens abolis et dont il est difficile de se défaire. Gouvernement signifiait autrefois violence et corruption, bassesse et vénalité ; or il ne suffit pas d’une révolution pour détruire les opinions séculaires. Aussi le vrai martyr est-il celui qui occupe un-poste élevé dans l’état, il est sûr de descendre, dans l’opinion publique, au niveau des anciens fonctionnaires autrichiens ou bourboniens, qui ont pour longtemps encore déconsidéré l’administration. Manzoni a donc eu le bonheur d’échapper au pouvoir, mais en même temps il a eu le courage de ne point verser dans l’opposition, ne croyant pas que la mauvaise humeur fût une preuve d’indépendance. C’est ainsi qu’il a pu rester par tempérament, autant que par sagesse, en face du roi d’Italie comme en face du premier Napoléon, « vierge d’adulation et d’outrage, de bassesse et de lâcheté. » C’est ainsi qu’en marchant à son pas, en restant dans son chemin, stoïcien sans emphase et sans raideur, sincère et simple, il demeura toute sa vie fidèle au programme qu’il s’était tracé dès ses premiers beaux vers : « sentir, penser, être content de peu, ne détourner jamais les yeux du but, conserver la main pure et pur aussi l’esprit, expérimenter des choses humaines ce qu’il faut pour n’en plus avoir souci, ne jamais se faire esclave, ne jamais pactiser avec les cœurs vils, ne jamais trahir la vérité sainte, ne jamais dire un mot qui flatte le vice ou raille la vertu. » Voilà pourquoi sa vieillesse fut honorée de tous et sa mort un deuil public. Il n’y eut plus de partis devant sa tombe ; « digne fils de l’Italie et de l’art, chantait l’autre jour Giovanni Prati, tu inspires à tous un sentiment d’orgueil et de douleur. »

On a donc tort de faire de lui un partisan ; c’était plutôt un penseur solitaire et conciliant, qui séduisit à sa douceur même ses adversaires les plus robustes. Leopardi l’appelait « une belle âme et un cher homme. » Montani, qui craignait les novateurs, proclama que celui-là était « un homme antique, simple, franc et calme, comme il sied à la vraie grandeur. » Mais nul n’eut pour lui plus d’affection que Giusti, le malin Toscan, plume lustrée, mais véloce et pointue comme une flèche. On n’a pas assez lu en France les lettres de ce poète charmant, qui était des nôtres, écrivait comme on parle, et portait dans les sujets de Béranger les élégances fringantes de Musset. Manzoni lui écrivit avant de le connaître en 1843 : « Quand un brave homme, pour me faire un cadeau, me fit lire pour la première fois des vers d’un certain Giusti, je ne sais si le plaisir a été plus grand pour moi de lire de très belles choses ou de voir naître une gloire italienne. » Or notons bien que Manzoni avait les complimens en horreur : il n’en voulait pas recevoir et n’en faisait jamais. Il ne distribuait pas libéralement au premier venu, comme font certains illustres, un brevet de génie. Les éloges du maître italien étaient accompagnés d’une censure très ferme. « Dans ces poésies, que j’aime et j’admire tant, ajoutait-il, je déplore amèrement ce qui touche la religion et ce qui est satire personnelle. » Giusti se disculpa dans une assez longue lettre où il refusait la paternité des gravelures qu’on lui attribuait. Un an après, Giusti était à Milan chez son vieux censeur, et il l’aima d’emblée. « C’est, écrivit-il, un grand galant homme, qui a la conscience de soi sans orgueil… Il est ferme dans ses principes, mais il admet, il cherche même la discussion, et j’en sais quelque chose… Docile à corriger et à laisser corriger ses écrits comme un écolier de grammaire, ingénu dans sa façon de vivre, de causer et d’aimer, vraie preuve qu’il a touché le but. En discutant, au lieu de monter aux nues et de prendre ses habits du dimanche, il se tient terre à terre, vêtu au goût de maître Bon-sens, et ne manque jamais le coche. » Quand Giusti quitta Milan, il était devenu le camarade du maître, qui le tutoyait déjà ; il se plaignait seulement d’avoir en lui un correspondant médiocre. Manzoni n’écrivait pas volontiers, alléguant pour s’excuser ses occupations, ses chagrins, sa petite santé, sa paresse ou même « le manque d’habitude d’écrire. » Cette parcimonie d’autographes lui fit quelques ennemis ; il arriva un jour qu’un certain abbé qui lui avait envoyé une traduction d’Horace et n’avait reçu de lui aucun billet admiratif s’avisa de le rappeler à l’humilité chrétienne. Le reproche fut sensible à Manzoni, et l’abbé eut sa lettre, où l’accusé se défendait de son mieux, disant qu’en effet il n’était pas assez humble, bien qu’il eût sujet de l’être, mais que dans ce cas on lui imputait mal à propos le péché d’orgueil, car c’était par défiance en son propre jugement qu’il évitait de donner son avis sur les écrits des autres. Avec Giusti cependant il se gênait moins, et lui mandait pour toute justification : « Les bavardages, principalement avec les amis, et très principalement avec les amis tels que toi, j’aime à les faire et non pas à les écrire. » Giusti ne fut pas satisfait de cette phrase. « Signor Sandrino, répondit-il, ne soyez pas si avare de vos conseils pour celui qui vous honore comme un père. Nous sommes de ceux qui, en regardant vers vous, savent qu’ils regardent en haut, et cette façon de regarder en haut ne nous fait pas mal au cou. »

Ce fut donc Giusti qui, à la mort de Fauriel, vint le remplacer dans l’affection de Manzoni, et continuer ou reprendre avec lui les conversations de Sainte-Avoie et de la Maisonnette. Sainte-Beuve a raconté ici même[2] ces longues causeries entre le futur auteur et le futur traducteur de Carmagnola et d’Adelchi. Ce qu’ils cherchaient ensemble, c’était l’accent du cœur, la sincérité de l’émotion et de l’expression. Manzoni se préoccupait déjà de sa langue, et nous enviait la nôtre, qui est une pour toutes les parties de la France et pour toutes les classes de la société. Il nous enviait surtout cette règle commune et universellement acceptée qui nous vient non pas de l’école, mais de l’usage, et, quand il voyait chez nous tout un public se divertir aux comédies de Molière, il regrettait que Meneghino fût forcé, pour être compris, de parler en milanais. Cette pauvre Italie était morcelée en autant de dialectes que de villes et de villages ; ses habitans n’avaient pour communiquer entre eux que de mauvaises routes et un idiome non moins dégradé, une langue morte qu’on apprenait à l’école, qui n’était soumise à aucune discipline, et qui, loin de se développer et de se perfectionner, se corrompait au contraire par l’œuvre des siècles et le caprice des écrivains. Tel était le sujet des entretiens de Manzoni avec Fauriel sous le premier empire, et cette préoccupation le poursuivit jusqu’à la fin du second. En 1832, Pietro Giordani, qui fourrait un peu son nez partout (le mot est de Leopardi), s’inquiétait des études du poète lombard « sur le purisme. » Quand Manzoni allait à Florence, on l’entourait et on l’accaparait le plus possible, mais il échappait aux caresses des lettrés, qui se plaignaient de ne pas assez le voir, pour courir les marchés et les campagnes, et pour retrouver dans le langage haletant et pétulant des sveltes contadines la source toujours vive et fraîche où Dante et Boccace avaient puisé. Il apprit plus à cette école buissonnière qu’il n’avait fait dans les livres, et il rajusta même (avec quelque effort, dit-on) l’italien de son roman sur le bon vieux toscan des vignerons et des maraîchers. Ces puristes sans le savoir, qui parlaient l’idiome de Sacchetti comme M. Jourdain faisait de la prose, furent donc les maîtres du poète déjà célèbre qui consacra la plus grande partie de son activité littéraire, dans toute la seconde moitié de sa vie, à utiliser leurs leçons. « En ce moment, lui écrivit Giusti en 1850, tu dois avoir terminé ton travail sur la langue, dans lequel, si j’ai bonne mémoire, tu veux en établir l’unité, en fixer le siège, en couper les branches superflues, la rendre enfin plus uniforme et plus simple, comme on a fait pour le français. » Giusti se trompait, son vieux ami était loin d’avoir achevé ces patientes études, il devait s’y acharner pendant plus de vingt années encore, et il n’en donna quelques résultats qu’en 1868. C’est là l’œuvre suprême de Manzoni, et c’est à peine si l’on s’en est occupé en France. Il est donc nécessaire de nous y arrêter un instant.

Dans une suite d’écrits remplissant deux petits volumes[3], et où il s’escrimait, déjà octogénaire, avec une verve de jeune homme contre toutes les résistances et toutes les hésitations, il affirma hautement son intention de fixer la langue nationale, unitaire, italienne. Une première lettre, adressée à M. Giacinto Caréna, attira l’attention sur ce sujet, et le ministre de l’instruction publique, adjoignant au vieux poète deux hommes compétens, Ruggiero Bonghi et Giulio Carcano, les chargea tous trois de proposer les mesures et moyens qui pourraient favoriser et généraliser dans toutes les classes du peuple la connaissance de la bonne langue et de la bonne prononciation. Manzoni répondit tout franc : — La langue est à Florence ; il s’agit seulement de la retrouver et de la circonscrire. A cet effet, il n’y a qu’une chose à faire, un vocabulaire florentin. — Quoi, florentin ? Pourquoi pas toscan ? ont demandé quelques opposans. — Parce que, même en Toscane, il y a des patois différens, diverses façons de rendre la même chose. Une grappe de raisin se dit à Florence grappolo d’uva ; à Pistole, ce n’est plus grappolo, c’est cioccola ; à Sienne, ce n’est ni cioccola, ni grappolo, c’est zocca ; à Pise et ailleurs, on dit pigna, et ainsi de suite. — Eh bien ! tant mieux, cela nous donne le droit de choisir. — Tant pis au contraire, car c’est là notre pauvreté. Cette faculté de choisir est la preuve qu’on n’a pas ce qu’il faut, de même que la faculté de conjecturer est la preuve qu’on ne sait pas. — Le dialecte de Florence pourra donc suffire, selon vous, à tous les besoins de la littérature et de la conversation ? — Sans aucun doute. Je parierais de grand cœur, si l’on me trouvait un juge du pari, que tout ce qui a été dit en un an de choses publiques ou privées, savantes ou vulgaires, élevées ou communes, dans une des villes d’Italie, a été dit dans toutes, sauf les noms propres, bien entendu. Nous disons tous les mêmes choses, seulement nous les disons de différentes façons. Le fait que nous disons tous les mêmes choses atteste la possibilité de substituer un idiome à tous les autres, le fait que nous les disons de façons différentes atteste la nécessité de cette substitution. — Vous voulez donc un pape dans la langue ? — Précisément. Le pape une fois nommé, nous serons débarrassés du conclave.

À l’appui de sa thèse, Manzoni fait parler un de ses amis qu’il suppose voyageant en wagon avec un jeune Français, garçon modeste (il y en a quelquefois), ne sachant pas encore tout et tenant à s’instruire. « Pendant l’arrêt du train à Pistole, le jeune homme me demanda ce que voulait dire un mot peint sur une porte en grosses lettres vertes. Le mot était egresso ; je lui répondis que cela voulait dire sortie. Il tira son calepin, et, après l’avoir consulté : — À la gare de Milan, il y avait uscita, me dit-il. — Si vous avez, repris-je, la patience d’aller jusqu’à Florence, vous trouverez à la station le mot de sortita, et aucune raison n’empêche qu’allant plus loin vous ne trouviez esito, uscimento, evacuazione, ou que sais-je encore ? — Le jeune homme parut réfléchir un instant, puis il me fit cette objection : — Maintenant que vous formez un seul état, tous ces dialectes qui changent à chaque pas doivent être pour vous un bien grand embarras. — Et moi : — Ces trop nombreux dialectes sont sans doute un embarras, mais dans le cas présent il n’est aucunement question de dialectes… Tous ces mots sont pris dans la même langue, qui est la langue commune des Italiens, celle qu’ils étudient pour avoir un idiome unique à opposer à tous leurs patois. — Je comprends, s’écria le Français ; c’est de la richesse !.. » À ce mot, l’ami de Manzoni regarde attentivement autour de lui, et quand il a constaté qu’il n’y a pas de témoins dans le wagon, et que les deux voyageurs sont bien seuls, comme « les deux qui vont ensemble » dans les limbes de l’enfer, « seuls et sans méfiance, » le téméraire Italien ose proclamer que cette abondance de bien n’est pas de la richesse, et voici pourquoi : si l’on a par exemple trois mots pour désigner la même chose, il y en a deux qu’on laisse de côté, parce qu’on n’en peut employer plus d’un à la fois ; ce sont donc des vocables inutiles. Cela trouble, cela encombre, cela nuit au naturel et empêche « l’effet d’évidence immédiate qui vient de l’application constante et uniforme du même mot au même cas, et au fond aucun des trois ou quatre mots italiens ne fait son office aussi bien que s’il était seul. »

Tout cela est très finement observé ; avons-nous besoin d’ajouter que c’est écrit à l’honneur de la France ? Manzoni trouvait dans notre langue ces qualités de netteté, de précision, qui manquaient à la sienne ; l’italien était pour lui une forêt obscure à force d’être touffue, et il eût voulu l’ébrancher afin qu’on y vît clair comme chez nous. Un critique bien informé, M. Eugène Ritter, a remarqué que Manzoni souhaitait pour ses compatriotes ce que les nôtres avaient déjà depuis longtemps et ce qu’ils déplorent aujourd’hui sans réflexion, avec l’ennui des heureux fatigués de leur bonheur. Nodier se plaignait en effet que notre dictionnaire officiel fût celui de Paris, non de la France, — Génin, que ce fût celui de l’usage, non des auteurs. C’était là précisément ce que nous enviait Manzoni ; il réclamait un vocabulaire qui fût celui de Florence et de l’usage, au lieu d’être, comme la Crusca, celui de la péninsule et des auteurs. Il rêvait pour la cité toscane l’importance et la fortune de Paris, et à ce propos il a montré dans ses derniers écrits qu’il savait fort bien l’histoire de notre langue. Il l’écrivait avec beaucoup d’aisance et de bonne grâce, comme on l’a pu voir dans sa fameuse lettre à M. Chauvet ; il en avait de plus étudié les origines avec Fauriel, et il a expliqué en. philologue comment le dialecte de l’Ile-de-France envahit peu à peu toutes les provinces du nord et même celles du midi. À son avis, le provençal était écrit et chanté par quelques-uns, mais non parlé par le peuple : ce n’était qu’une partie artificielle d’un véritable idiome ; il ne pouvait servir que dans un petit nombre de sujets où il n’avait à exprimer qu’un certain ordre d’idées, il demeura toujours enfermé dans un cercle d’où il n’a su ni pu sortir. Non-seulement le provençal ne fût jamais devenu la langue commune de la nation, mais il n’avait pas même en soi la raison de vivre indéfiniment pour son propre compte ; il devait produire à la longue une satiété qui eût ôté l’envie de l’entendre et de le cultiver. Pour l’extirper du pays, le massacre des albigeois était inutile, il serait « mort dans son lit » sans qu’on se donnât la peine de le tuer. Il eût suffi pour cela de laisser passer la mode des troubadours. Telle est l’argumentation de Manzoni ; nous l’avons cité pour prouver qu’il connaissait la France. Il la connaissait et il l’aimait, comme l’aiment tous les Italiens qui ont du cœur.

À ces raisonnemens si agréables pour nous, on a pu opposer d’abord les objections de Fauriel, que malgré la confusion des langues l’Italie avait toujours eu de grands écrivains, qu’il n’était peut-être pas si fâcheux d’avoir à choisir ses mots, à trier ses locutions, à se tenir au-dessus des jargons et appuyé sur les vieux maîtres : la part du talent n’en pouvait être que plus belle, et aucune dictature au monde ne vaudra jamais la liberté. On aurait pu répondre encore que le français n’est pas tout à fait la langue universellement répandue que l’étranger nous envie : divers patois règnent encore aux frontières, et le gouvernement de Louis-Philippe a fait contre eux dans les écoles une campagne qui ne les a pas détruits radicalement. Le dictionnaire de l’Académie a moins d’autorité que ne le croyait Manzoni ; non-seulement il ne suffit pas à tous les besoins de la littérature et de la conversation, mais il manque lui-même de fixité, parce qu’il n’est (on l’a dit) que le secrétaire de l’usage, et l’usage, à Paris surtout, change tous les jours. Le sens des mots varie continuellement : tel vocable qui passait pour très noble est devenu ridicule, tel autre qu’on regardait comme honnête est maintenant de mauvaise compagnie, tandis qu’en revanche, et surtout sous le dernier empire, quantité de termes qui n’étaient permis qu’aux halles ont passé dans le langage de la cour. Les quarante ne mènent donc pas la langue, ils la suivent au contraire, tirés par elle et incapables de la retenir. D’autre part, si l’Ile-de-France a imposé son dialecte au pays entier, c’est là un grand événement politique ou plutôt le résultat d’une longue suite d’événemens qui ont été l’œuvre des siècles. Rien de pareil de l’autre côté du Mont-Cenis. Florence, la ville où l’on parle le mieux, n’a été jusqu’à nos jours que le chef-lieu d’un petit pays qui ne s’est point soucié de dévorer les autres, et si elle a gardé les grâces de l’ancien idiome, c’est précisément parce qu’elle n’est pas trop entrée chez ses voisins. Pour son bonheur peut-être, elle n’a jamais eu tout à la fois la cour, l’académie, l’université, le parlement, la société, le monde enfin, car c’est tout cela que Paris appelle le monde ; elle n’a jamais été l’Italie entière, le centre où affluaient toutes les intelligences du pays. Quand Manzoni écrivit son mémoire, elle était, il est vrai, la capitale du royaume, mais elle ne l’est déjà plus, et c’est à Rome que le pouvoir ambulant paraît décidément établi ; c’est donc à Rome qu’en dépit de tous les dictionnaires futurs se formera la langue unitaire et nationale. Et elle se formera toute seule, sans les livres, malgré eux et souvent contre eux. Les chambres, l’armée, l’université, les bureaux, les travaux publics, tout ce qui appelle et retient ensemble les citoyens de toutes les provinces, voilà les écoles mutuelles d’où sortira l’italien de l’avenir. Cela est si vrai que cette langue générale, encore un peu confuse et bariolée, se parle pourtant et se comprend déjà de Suse à Marsala. Des idiotismes piémontais ou lombards courent dans le midi de la péninsule, tandis que des locutions siciliennes ou napolitaines font la joie des gens du nord. Le chef florentin, cette exclamation charmante qui dit tant de choses en un seul mot, qui réfute l’interlocuteur, le remet à sa place, lui rit doucement au nez, lui dit à la fois : « Bah ! fi donc ! oui-da ! tarare ! à d’autres ! pas si bête ! » ce che, tout grâce et finesse, qui, accompagné d’une petite moue et d’un clignement d’yeux, vous prouve que vous avez affaire à un homme avisé qui ne sera jamais votre dupe ; ce che digne de la Grèce, impossible à traduire, et que les Teutons rendent fort mal quand ils crachent leur gros mot de doch, — ce che, disons-nous, part maintenant comme un trait, et à chaque instant, dans les salons de Palerme ou de Venise. Aucune académie ne l’a imposé, aucun vocabulaire ne le supprimerait.

Autre objection : le toscan est fort beau sans doute, et Dante en a fait tout ce qu’il a voulu (à supposer que Dante n’ait employé que le toscan, lui qui savait tous les dialectes, et à qui l’on a reproché même des gallicismes) ; mais le toscan usuel, malgré ses airs pimpans, dégourdis, ses câlineries, ses pétulances, ses familiarités cavalières, pourra-t-il jamais s’accommoder à la gravité des Piémontais, qui sont des Flamands, ou à la ferveur des Calabrais, qui sont des Africains ? Le Tasse se plaignait déjà de cette vivacité toscane qu’il n’avait pas, et qui est si différente de la volubilité napolitaine, et il reprochait aux puristes de l’Arno de vouloir imposer à tous leur instrument. Manzoni affirme que tout ce qu’on dit en Italie, on le dit à Florence. Cela est vrai ; mais on le dit à la florentine : or il est certain que la manière d’exprimer les choses en modifie l’esprit, même le sens. Si Hegel par exemple n’avait eu à sa disposition que le vocabulaire de Giusti, il eût été beaucoup plus agréable à lire assurément, il se fût fait mieux comprendre des autres et peut-être aussi de lui-même, mais il n’eût jamais écrit la Phénoménologie. Nous croyons donc le conseil de Manzoni insuffisant et impraticable ; il eût fallu, pour le suivre, que l’Italie consentît à devenir muette, comme la Lucinde du Médecin malgré lui, pour l’amour de l’homme heureux qui viendrait lui rendre la parole. L’Italie aimait assez Manzoni pour lui faire ce plaisir ; mais, lui mort, consentira-t-elle à se taire ? Et quel auteur de lexique aura l’autorité qu’il faut pour lui dire : Parle maintenant, et parle comme je veux !

Ces réserves faites, comment ne pas admirer la conviction profonde, la puissance de réflexion, de travail, « la longue étude et l’amour énergique, » la verve enfin, la fougue du poète octogénaire dans la défense du drapeau qu’il tenait levé depuis soixante ans ! Le vieux Lambruschini, l’ardent Tommaseo, qui voit clair à force de flamme, lui opposaient en vain quelques objections ; il répondait à tous, sans colère, mais sans faiblesse, il souriait sous les armes, et ne cédait pas un pouce de terrain. À ceux qui soulevaient contre lui le fameux traité de Dante sur le Langage vulgaire, il répondait avec audace que le langage vulgaire dont parlait Dante n’était pas l’italien. Enfin, pour la première fois de sa vie, il appela la politique à son aide ; il écrivit (et ce furent ses dernières lignes) : « Il y a vingt et un ans, entre diverses opinions sur le régime politique qui convenait le mieux à l’Italie, il en était une que beaucoup de gens appelaient une utopie, — et quelquefois, par condescendance, une belle utopie. Qu’il soit permis d’espérer que l’unité de la langue dans notre pays pourra être une utopie comme l’unité nationale. »

C’est donc comme linguiste et non comme patriote que Manzoni doit être rangé parmi les unitaires de la veille ou de l’avant-veille. Che ! dirait-il, à la florentine, aux commentateurs d’à présent qui veulent obstinément lui imposer, même en politique, un rôle de prophète et de précurseur. Un jour, en 1860, Mazzini l’alla voir à Milan et lui dit : « Tenez, don Alessandro, il y a dix ans, nous n’étions que nous deux à croire à l’unité de l’Italie. Nous pouvons à présent nous flatter d’avoir eu raison. » Don Alessandro répondit avec son petit sourire malicieux : « Le père de notre ami Torti, qui avait toujours froid, commençait à dire aux premières fraîcheurs de septembre : — Il veut neiger. — En octobre et en novembre, il sentait le froid augmenter et disait : — Il neige, pour sûr. — Enfin, en janvier et en février, nous avions une belle averse de neige, il s’écriait alors : — Je vous l’avais bien dit qu’il neigerait ! »


II.

Ce n’est donc point la politique, ce ne sont même pas les études sur la langue qui ont porté Manzoni au premier rang et qui lui ont valu l’ovation suprême ; ce sont quelques ouvrages d’imagination : une douzaine de pièces de vers, deux drames et un roman, qui tiennent dans un volume. Nous allons relire ces œuvres justement renommées, et noter l’effet qu’elles produisent encore un demi-siècle après leur apparition.

Ce qui frappe d’abord dans tout ce qu’a laissé Manzoni, c’est le parfait désintéressement de l’artiste, l’absence complète d’allusions aux affaires de son temps. C’est par là qu’il se distingue de tous les autres Italiens qui ont écrit entre 1789 et 1860. Son gendre, Massimo d’Azeglio, disait en effet à qui voulait l’entendre : « J’ai pris la plume parce que je ne pouvais encore prendre l’épée, et je n’ai écrit que pour exciter mon pays. » M. Guerrazzi, en termes non moins francs : « J’ai écrit ce livre, parce que je ne pouvais gagner une bataille. » La préoccupation des romanciers, c’était donc l’Italie, et l’Italie présente ; ils ne racontaient le bon vieux temps, la bataille de Bénévent, le défi de Barletta et d’autres histoires pareilles que pour remuer la fibre nationale et pour être désagréables aux Tedeschi. Gianbattista Niccolini pointait aussi contre eux ses tragédies, même quand il avait l’air de rappeler les Vêpres siciliennes ; on sait qu’à la première représentation de son Giovanni da Procida le ministre d’Autriche dit au ministre de France : « L’adresse est à votre nom, la lettre est pour moi. » Dans son Arnaldo de Brescia, le même poète attaquait non pas seulement le despote qui était à Milan, mais encore celui qui était à Rome. Ugo Foscolo avait mis de la politique jusque dans une imitation échauffée de Werther. Gioberti faisait de la métaphysique pour prouver que son pays était le premier du monde ; tous enfin, y compris le doux Silvio Pellico, produisaient une littérature pleine de réticences et d’a parte séditieux. — Les faiseurs de sonnets cachaient dans leurs roucoulemens leur manière de penser sur les affaires du jour ; même dans un bouquet à Chloris, l’opposition (et tous en étaient) savait insinuer les couleurs de ses cocardes. Le public comprenait à demi-mots et applaudissait des deux mains ; il y eut des succès éclatans et accrus par les tracasseries de la censure et les duretés maladroites de ceux qui étaient les maîtres ; mais ces triomphes d’occasion ne durent pas. Un jour vient tôt ou tard où la passion est refroidie ou détournée, on a changé d’ennemis, on n’en veut plus si fort aux bourreaux de Jeanne d’Arc, « aux Anglais qui vont voir mourir une femme ! » Le vieux drapeau est démodé, les lauriers et les guerriers riment mal, ceux qui chantaient la gloire sont compromis par ceux qui l’ont exploitée, nous avons vu tout cela en France, et l’Italie a connu comme nous ces reviremens d’opinion : elle a pu aimer à Magenta la nation dont elle se défiait depuis Campo-Formio ; elle a pu acclamer à Sadowa la race qu’elle exécrait à Novare. Peu à peu les anciens cris de rage commencent à paraître exagérés, et l’on trouve naïfs ceux qui se mettaient si fort en colère. Tous les jeunes gens, qui n’ont pas souffert sous les anciens maîtres, arrivent en scène avec les doutes où se complaisent les gens heureux ; pour eux, le carcere duro, c’est du mélodrame, et le Spielberg une mystification ; on vivait fort bien dans les bagnes du roi Ferdinand, « les martyrs » étaient de mauvais plaisans qui abusaient de la crédulité publique. C’est ainsi que les flammes s’éteignent et que les œuvres d’actualité, si éclatantes au moment de l’éruption, ne sont plus à la fin qu’un amas de scories. Fureurs politiques, passions nationales, haine de l’étranger, pathos et chauvinisme ! Voilà ce que nous disions nous-mêmes avant Sedan ; nous avons changé depuis lors.

Ce qu’il y a de plus admirable chez certains Italiens, c’est qu’en faisant ainsi de l’art au profit d’une idée et d’une cause, ils savaient fort bien qu’ils se condamnaient à l’oubli. Ils immolaient de part-pris leur réputation à l’intérêt du moment, et criaient en hommes résolus : « Périsse mon œuvre et mon nom, pourvu que l’Italie vive ! » Guerrazzi confessait volontiers que « les écrits tissés avec la main de l’art durent plus que ceux créés par la passion. La passion, comme Jupiter qui brûle Sémélé, réduit une œuvre en cendres par le jet enflammé de ses délires ; l’art procède avec la science magistrale des sculpteurs, et ses bas-reliefs, achevés à coups de lime, défient les siècles ; les œuvres de l’une enfin vivent le temps d’une fièvre, les œuvres de l’autre peuvent durer autant qu’un monument en pierre, un système, une forme du beau, souvent même au-delà. C’est ainsi que les monnaies étrusques et romaines, en cessant d’avoir cours, sont devenues des médailles… Ma conscience fut de réveiller mon pays de sa léthargie, et je crois y avoir aussi contribué pour ma part. Au jour de l’espérance, en se promenant sur les côtes de la Gavinana, la jeunesse italienne a lu mes écrits, s’y est inspirée d’une audace magnanime, et cela me suffit. »

Aussi les œuvres de Manzoni ont-elles gardé plus de fraîcheur et de saveur que celles de ses émules et même de ses disciples. Elles portent leur date, mais une date littéraire, non une date politique ; en les lisant dans l’année où nous sommes, on s’aperçoit bien vite qu’elles remontent aux vieilles querelles entre les classiques et les novateurs. Il y eut en Italie, vers 1820, un mouvement romantique assez actif, une réforme catholique et libérale, qui occupa des savans comme Carlo Troya ou séduisit des artistes comme Luigi Tosti. On connaît ce groupe de jeunes Lombards, qui comptaient dans leurs rangs Silvio Pellico et Berchet, et qui devaient y attirer plus tard Tommaso Grossi et Massimo d’Azeglio ; par ce dernier, ils se rattachèrent au Piémont, où pointaient Balbo et Gioberti. Il se produisit alors une activité littéraire intéressante, résumée avec art dans les études récentes de M. de Sanctis[4] : les anciens vivaient encore, un peu disséminés, mais toujours en vue : Foscolo, Monti, Pindemonte, Giordani, restaient debout en face de Melchiorre Gioia et de Sismondi, que se disputaient l’Italie, Genève et la France. D’autres apparaissaient à l’horizon : Maffei, Carlo Porta, Tommaseo, Cantù ; c’est dans ce milieu, à une certaine distance des vieux maîtres, que se forma le camp romantique dont le Conciliatore, sorte de Muse française, abrita les premiers adeptes. En réalité, c’était l’éveil d’une littérature nationale et moderne. Les idées venaient, il est vrai, de France, où Manzoni s’était inspiré de Mme de Staël et de Chateaubriand ; Fauriel et Cousin étaient aussi pour quelque chose dans cette renaissance italienne. Les jeunes novateurs connaissaient les livres de Schlegel, et Silvio Pellico n’était pas sans relations poétiques avec Byron ; mais au-dessus de tout cela il y avait un besoin de retremper la littérature aux sources vives, de recommencer l’entreprise interrompue de Goldoni, qui s’était efforcé de retourner à la nature, ou du moins au naturel. Des néo-classiques, Monti entre autres, avaient contrarié cette tentative en retournant aux élégances pompeuses du beau style et en tâchant de couler des idées neuves dans les moules qui n’étaient plus bons à rien. Alfieri avait donné ce mauvais exemple ; il s’était de plus rendu coupable de quantité de méfaits contre l’histoire, qui à son avis devait obéir. Il déplaçait les faits, sortait les hommes de leur cadre, accommodant les uns et les autres à une certaine idée qu’il avait en lui. S’étant fait un type abstrait de la mère, du tyran, du rebelle, du patriote, il chargeait tel personnage historique, n’importe lequel, de donner une figure à cette généralité. Il est évident que le personnage destiné à ce rôle y doit mettre beaucoup de complaisance, se laisser raccourcir d’un côté, gonfler ou étirer de l’autre ; il doit de plus parler d’un ton solennel et surexcité. Manzoni, résistant à cette école, voulut se jeter à l’autre extrême : il s’agenouilla devant l’histoire avec cette dévotion qui en toute chose était le besoin de son cœur. Il voulut que ses tragédies fussent des « chroniques dialoguées » aussi vraies que les récits d’Augustin Thierry, qu’il appelait son collègue. Il poussa le scrupule, dans son drame de Carmagnola, jusqu’à partager ses personnages en deux groupes, l’un historique, l’autre idéal, et il indiqua cette distinction à la première page de sa brochure, excellent moyen de désintéresser le lecteur. Comment, en effet, nous attendrir à une situation, lorsque l’auteur nous a dit d’avance : « Je crois de mon devoir de vous déclarer que vous allez assister à des entretiens entre des êtres qui ont existé bien recollement et d’autres qui sont sortis de mon imagination ; vous aurez d’un côté certains faits scrupuleusement exacts, de l’autre certaines inventions contre lesquelles nous ne saurions assez vous mettre en garde. » Et c’était l’auteur lui-même qui se donnait la peine de nous désenchanter avant le lever du rideau ! Goethe, qui admirait très fort le poète et sa tragédie, n’en sentit pas moins le défaut capital, et le dénonça dans une maxime célèbre : « il n’y a point, à proprement parler, de personnages historiques en poésie ; seulement, quand le poète veut représenter le monde moral qu’il a conçu, il fait à certains individus qu’il rencontre dans l’histoire l’honneur de leur emprunter leurs noms pour les appliquer aux êtres de sa création. » Goethe, on le voit, était d’accord avec Alfieri, et en général avec tous les hommes du métier. Un recueil suisse rapporte à ce propos le mot d’un dramaturge fécond : « l’histoire est un clou où je pends ma pièce. »

Ces scrupules de mémorialiste ont fait le plus grand tort aux drames de Manzoni. Dans son Adelchi par exemple, il avait un sujet très vaste, la chute du royaume des Lombards et la conquête de l’Italie par Charlemagne, la barbarie chassée par un barbare d’un génie supérieur qui, comprenant que la civilisation est chrétienne et latine, a les yeux sur Rome et relève le sceptre et la croix. Il y avait là une idée grandiose ; mais il eût fallu prendre parti pour Charlemagne et laisser au vieil empereur qui domine le moyen âge sa taille de géant. Au lieu de cela, qu’a fait le véridique auteur ? Il s’est efforcé de nous dire le bien et le mal avec une équité parfaite, et il en est résulté un Charlemagne amoindri, point colossal, « brillant encore, dit Fauriel, mais non au point d’éblouir le jugement et la vue. Il est religieux, mais non autant qu’il faudrait ni surtout comme il faudrait l’être pour avoir quelques scrupules sur la justice ou la sainteté des moyens de satisfaire son ambition ; les coups de sa bonne fortune sont à ses yeux les marques les plus certaines de la faveur du ciel. Magnanime toutes les fois qu’il peut l’être sans compromettre son pouvoir, généreux quand il n’y a pas d’imprudence à la générosité, il est toujours également prêt à encourager par des récompenses ou des promesses la bassesse qui se vend à ce prix et à flatter l’orgueil désintéressé de la loyauté et de la bravoure. Enfin, comme celui de l’histoire, le Charlemagne de M. Manzoni est un homme d’un sens élevé, avide de savoir et de lumières, épris d’une admiration un peu pédantesque pour les traditions, les monumens et les idées de la civilisation romaine, ne faisant toutefois rien aussi bien ni aussi volontiers que la guerre, ne la faisant guère autrement qu’en chef de barbares, mais la faisant contre les barbares, et semblant par là la faire au profit de la civilisation. » Tout cela est ingénieux, finement observé, dessiné en partie d’après nature : le modèle venait de mourir à Sainte-Hélène, et, comme son « prédécesseur » du moyen âge, avait répudié une Hermengarde particulièrement sympathique à Manzoni ; mais quelle différence avec le Charlemagne des poètes, celui que nous a restitué M. Gaston Paris, le seul qui, depuis les Chansons de geste, puisse figurer dans une œuvre d’art, le fils de Berthe aux grands pieds, l’empereur à la barbe fleurie, le robuste vieillard qui terrassait les plus jeunes, et qui, marchant au milieu de ses douze pairs comme un Christ militaire entouré de ses apôtres, convertissait les païens en les foudroyant du regard ! Quelle grandeur dans les conseils qu’il donnait à son fils en livrant la couronne à la débilité de ce prince débonnaire ! quelle équité suprême dans ce législateur qui créa « le droit de Charles » et donna son nom à la justice, afin qu’elle fût respectée jusqu’à la fin des siècles ! quelle douleur poignante, profondément humaine, quand il retrouve à Roncevaux le corps ensanglanté de Roland ! « Ami Roland, que Dieu te place entre les fleurs de son paradis… Ah ! comme vont déchoir ma force et mon audace ! Qui désormais soutiendra mon empire ? Pas un ami sous les cieux, pas un seul ! — Ami Roland, je vais rentrer en France ; quand je serai à Laon, ma bonne ville, les étrangers viendront de maints pays me demander : Où est le capitaine ? Je leur dirai qu’il est mort en Espagne ; en grande douleur je tiendrai mon royaume, et ne passerai pas un jour sans me plaindre et pleurer ! »

Voilà le Charlemagne que Manzoni aurait dû nous montrer, s’il avait voulu rester poète et fidèle à la poésie. Dans cette guerre de Lombardie qu’il a prise pour sujet de son drame, il eût dû placer auprès de Didier, non pas un Adelchi trop doucement héroïque, mais Ogier le Danois, le héros de tant de poèmes, l’homme qui avait commandé l’avant-garde à Roncevaux. On sait en effet par le moine de Saint-Gall qu’Ogier le Brave, réfugié près du roi des Lombards, le fit monter au haut d’une tour pour voir arriver Charlemagne. Ils aperçurent d’abord des machines de guerre telles qu’il en aurait fallu aux légions de Darius ou de César. « Charles, demanda le roi des Lombards à Ogier, n’est-il point avec cette armée ? — Non, répondit Ogier. — Didier, voyant ensuite une troupe immense de simples soldats assemblés de tous les points de l’empire, dit de nouveau à Ogier : — Certes Charles s’avance triomphant au milieu de cette foule ? — Non, pas encore, répondit Ogier. — Que pourrons-nous donc faire, s’il vient avec un plus grand nombre de guerriers ? — Vous le verrez tel qu’il est quand il arrivera, dit Ogier ; mais ce que nous ferons, je l’ignore. » Pendant qu’il parle ainsi, paraît le corps des gardes qui n’a jamais connu le repos ; en le voyant, Didier a peur et crie : « Cette fois c’est Charles ! — Non, pas encore, » répond Ogier. Après les bataillons viennent les évêques, le clergé de la chapelle royale et les comtes. Didier croit alors voir venir la mort avec eux, et il s’écrie tout en pleurs : « Oh ! descendons et cachons-nous dans les entrailles de la terre, loin de la face et de la fureur d’un si terrible ennemi. » Mais Ogier, quoique tremblant., car il sait qui est Charlemagne, retient encore le souverain des Lombards, et lui dit : « Ô toi ! quand vous verrez les moissons s’agiter et se coucher comme sous le vent d’une tempête, quand vous verrez le Pô et le Tessin débordés inonder vos murailles de leurs vagues noircies par le fer, alors vous pourrez croire que c’est Charles le Grand qui s’avance. » À peine a-t-il achevé ces mots qu’on aperçoit vers le couchant comme un nuage ténébreux soulevé par le vent du nord-est. Aussitôt le jour, qui était pur, se couvre d’ombre ; puis du milieu du nuage les armes lancent des éclairs. Alors paraît Charles lui-même, Charles, cet homme de fer, les mains garnies de gantelets de fer, sa puissante poitrine et ses larges épaules défendues par une cuirasse de fer, sa main gauche armée d’une lance de fer ; sur son baudrier, on ne voyait que du fer, son cheval lui-même avait la couleur et la force du fer : tous ceux qui précédaient le monarque, tous ceux qui marchaient près de lui, tous ceux qui le suivaient, tout le gros de l’armée avait les armes semblables. Le fer couvrait les champs, le fer couvrait les chemins, ce fer si dur était porté par un peuple d’un cœur aussi dur que lui. L’éclat du fer répandait la terreur dans les rues de la cité, et chacun se mit à fuir en criant avec épouvante : « Que de fer, hélas ! que de fer ! »

Tel apparaissait Charlemagne au moine de Saint-Gall, et tel il aurait dû se dresser devant le tragique italien ; mais Manzoni commit la faute de rester sur le terrain de la critique, et de confondre la réalité avec la vérité. Il n’admettait pas cette maxime incontestable, qu’au point de vue de l’art, pour qu’un fait soit vrai, il ne suffit point, il n’est pas même nécessaire qu’il soit arrivé. On eût dit (et des critiques récens l’en ont loué) qu’il cherchait à faire du théâtre une chaire d’histoire, et « à corriger, sur les hommes et les choses de l’ancien temps, les opinions communes. Peu de gens, ajoute le critique, ont considéré les tragédies du poète à ce point de vue. » Nous n’avons pas de peine à le croire, et nous en sommes fort heureux pour Manzoni. Que deviendraient les poètes, si on les pesait dans la balance destinée aux chroniqueurs, et que resterait-il, ô dieux bons ! de l’Iliade, si on la lisait en se demandant : Achille a-t-il existé ? Au reste Manzoni fut la victime de son système. Il eut contre lui Ugo Foscolo, qui, après lui avoir déclaré que « la préoccupation constante de l’élément historique abat tout élan de fantaisie, éteint toute ferveur d’affection, élémens premiers de la tragédie, » se mit à le chicaner au point de vue de l’exactitude, et trouva deux anachronismes dans un seul vers :

Serenissimo doge, senatori.


En effet, au temps de Carmagnola, le magistrat vénitien n’avait pas l’épithète de serenissime ; on lui disait plus familièrement : messire doge ; quant aux membres du conseil, loin de les ériger en sénateurs, on leur donnait le simple titre de pregadi. Voilà ce qu’on gagne à faire de l’érudition au théâtre ; on y gagne aussi de ces chutes amorties qu’on appelle des succès d’estime. Carmagnola ne réussit point à Florence ; il est vrai qu’on y avait monté une cabale, et que des épigrammes, des menaces anonymes, avaient découragé les acteurs. Le grand-duc soutenait la pièce ; cela suffisait pour agacer les romantiques et les libéraux. Une lettre de Niccolini nous apprend que pendant trois actes on n’avait fait que rire et bâiller, et que, sans la présence de la cour, les choses seraient allées bien plus loin. Cependant le chœur et le cinquième acte avaient plu, la seconde représentation fut plus calme. La tragédie d’Adelchi eut encore moins de fortune à Turin ; Silvio Pellico regretta qu’on eût voulu mettre en scène cette tragédie si belle, mais si peu jouable. « Ce qui me déplaît surtout, écrivit-il, c’est la vile irrévérence du public. » La pièce, mutilée il est vrai par les censeurs, fut donnée encore à Trieste, et sifflée. On parle néanmoins de la remonter à Milan. Un dramaturge aguerri, M. Paolo Ferrari, prétend qu’elle peut affronter la rampe. Il la place très haut, à côté d’Antigone et d’Hamlet, appréciation qui vient d’un bon sentiment ; on ne rend jamais assez d’honneurs aux hommes de talent qui viennent de mourir. Si nous avions à dire notre avis, nous conseillerions plutôt de jouer Carmagnola, que Goethe préférait, et qui a peut-être, au dénoûment surtout, plus d’effet dramatique. On sait qu’il s’agit d’un chef habile, courageux et dévoué, qui a sauvé la république, mais qui est entravé dans son action par la jalousie et la vigilance importune d’un conseil souverain ; Carmagnola finit par tomber victime d’une sorte de complot parlementaire. La tragédie ne manquerait pas d’à-propos.

Aux simples lecteurs, ce théâtre plaît encore par des qualités réelles, la simplicité de l’action, l’aisance du mouvement, l’étude attentive des caractères, l’expression douce et résignée de certaines figures, l’élégante familiarité du style, et surtout la beauté des chœurs, qui viennent là non-seulement comme spectateurs émus, mais comme témoins nécessaires ; ils chantent ce qui se passe et hâtent l’action. C’est là que Manzoni est tout à fait à l’aise : lyrique, alerte et bondissant, il dépasse l’éclair, comme le héros de son Cinq mai, dans sa vélocité haletante, et pourtant fort et dru, chargé d’un bagage énorme, imposant à ses vers, lancés à toutes brides, plus d’idées qu’ils n’en peuvent souvent porter, il est homme à résumer une épopée dans une ode et à réunir dans des strophes serrées, où galopent légèrement des mots dactyles, deux siècles armés l’un contre l’autre, toute la vie d’un grand homme, la terre et Dieu. Le chœur de Carmagnola est une des plus belles choses qui aient été faites en ce siècle : aussi n’a-t-il pas été compris par Stendhal, qui a dit avec sa fatuité ordinaire : « Manzoni, jeune homme de la plus haute dévotion, talent modéré ! »

Ce qui frappe encore quand on relit ces drames et les polémiques qu’ils ont soulevées, ce sont les objections de Chauvet et les fautes qui fâchaient nos grands parens ; on censurait avant tout les unités violées. Dans cette discussion, Manzoni, qui écrivit en français une lettre élégante et polie, avait mille fois raison, et ses paradoxes d’alors paraissent aujourd’hui des lieux-communs grâce aux progrès qu’a faits chez nous la critique. Manzoni n’eut tort que dans ses prétentions d’historien ; cela est si vrai qu’il ne devient tout à fait intéressant que là où il se débarrasse de l’histoire. On dirait d’un baigneur qui marche péniblement sur les galets de la grève ; pour qu’il reprenne l’aisance et la grâce de ses mouvemens, il lui faut quitter la terre ferme et nager librement en pleine mer. Le drame domestique dans Carmagnola, la figure d’Hermengarde dans Adelchi, voilà ce qui attendrit la sensibilité la plus rebelle ; or les chartes et les mémoires authentiques n’avaient nullement imposé ces beautés-là. C’est dans son imagination que Manzoni les a trouvées, et par conséquent hors de sa doctrine ; il a dû, pour être vrai, cesser d’être exact, oublier sa théorie, déchirer son propre code, se désobéir à lui-même, et il est devenu grand poète malgré lui, ce qui prouve une fois de plus le néant des systèmes. Au reste, Manzoni reconnaissait le premier que Dieu seul est infaillible, et il passa toute sa vie à réformer son jugement. Il n’écoutait pas tout le monde avec la docilité de Mme de Staël, mais il ne s’entêtait point dans ses manies ; il avoua très humblement à Goethe que c’était une grosse faute d’avoir dédoublé le personnel de ses drames, et on le vit changer tout à fait de manière après la publication d’Adelchi. Mettant la réalité, non plus sur le devant, mais dans le fond de son œuvre capitale, il osa confier à la fiction le premier rôle et reléguer l’histoire à l’arrière-plan. Il inventa un conte champêtre qu’il fit sortir des grands événemens du XVIIIe siècle, et une guerre, une peste, une famine authentique, ne servirent qu’à encadrer les amours imaginaires de deux pauvres villageois. Le romancier n’en garda pas moins tous ses scrupules, et voulut peindre si exactement l’époque où vivaient ses Fiancés que leur aventure pût paraître vraie même à ceux qui vécurent bien réellement à cette époque. Par malheur, le roman était écrit, non pour ces derniers, mais pour nous : or, comme le terme de comparaison nous manque, et que nous ne sommes pas en mesure de confronter la peinture avec le temps qu’elle représente, l’auteur est forcé de nous montrer en même temps le portrait et l’original. De qui cette fine et juste objection ? De Manzoni lui-même. Dans un de ses derniers écrits[5], inconnu, croyons-nous, en France, il osa résolument attaquer le genre qui était son principal titre de gloire, et il prétendit que le roman historique était une erreur qui avait déjà fait son temps. Réprouvant en général toutes les œuvres où la vérité toute nue, comme dans Florian, se cache sous le manteau de la fable, il rappelait la naïveté de Corneille espérant que les spectateurs n’avaient pas bien présent à l’esprit l’événement qu’il voulait mettre en scène et confessant, pour justifier ses inventions, qu’il comptait sur l’ignorance ou l’oubli. Manzoni ajoutait : « Ce qui ravit autrefois dans Walter Scott, ce fut l’apparence d’exactitude et de fidélité : on disait que ses romans étaient plus vrais que l’histoire ; mais ce sont là de ces mots qui échappent à un premier enthousiasme, et qui ne se répètent plus après réflexion… Un grand poète et un grand historien peuvent se réunir sans faire de confusion dans le même homme, mais non dans la même œuvre. » Voilà pourquoi la vogue du roman historique va déclinant d’heure en heure, et la preuve qu’elle décline, concluait le critique, c’est qu’on peut aujourd’hui soutenir cette thèse, tandis qu’on ne l’eût point osé faire, il y a une trentaine d’années, quand on se disputait les volumes de Walter Scott.

Mais ici l’on est tenté de dire à Manzoni : Doucement ! votre humilité vous égare. Vous avez rêvé que l’histoire pourrait recevoir la poésie chez elle sans se déranger, et, comme elle a dû se déranger un peu pour lui faire place, vous en concluez que l’histoire et la poésie ne peuvent se trouver sous le même toit. De ce qu’un système est faux, il ne faut pas conclure que le système opposé soit juste. Au reste, on risque toujours de se tromper en portant la discussion sur le genre choisi par la fantaisie d’un auteur.

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.


On a souvent répété ce précepte en termes moins clairs, mais on n’en a jamais trouvé de plus profond. Peut-être serait-il bon d’ajouter : « Tous les genres passent, il n’y a que les œuvres qui restent, » et nous aurions coupé court au lourd babil des théoriciens. Dites en effet tout ce que vous voudrez contre la tragédie de cour, vous ne nous empêcherez pas d’admirer Phèdre, et, bien que la fable soit un moule usé, le Loup et l’Agneau vivront aussi longtemps pour nous que la Prusse et le Danemark. Le Mariage forcé divertira éternellement le public malgré la sotte règle de l’unité de lieu, qui forçait les philosophes de donner leurs consultations dans la rue. On peut s’incliner devant Bossuet sans admettre l’emphase obligée de l’oraison funèbre et se livrer à Velléda, même à Télémaque, en déclarant toutefois que l’épopée en prose a plus de solennité que d’agrément. Par toutes ces raisons, le roman historique est peut-être un genre faux ; mais les Fiancés ont la beauté qui dure, le charme qui reste.

Il n’est pas sans intérêt de suivre rapidement l’histoire de ce livre, qui n’eut pas tout son succès du premier jour. On l’attendait avec une certaine anxiété, car Manzoni était déjà en vue, et l’on savait qu’il s’était mis dès l’an 1823 à ce grand travail. Fauriel et Grossi, qui vécurent chez lui à Milan, étaient ses confidens littéraires ; Cousin, moins bien informé du sujet (il reculait la date de l’action au XVIe siècle), s’en entretenait avec Goethe en 1825. L’année suivante, Niccolini demandait avec un peu d’impatience des nouvelles du livre attendu ; Bellotti lui répondait de Milan que les deux premiers volumes étaient imprimés, mais ne paraîtraient pas avant le troisième. Il y a toujours quelque danger à faire tant de bruit dans l’antichambre ; Manzoni le pressentait avec sa sagesse ordinaire, et avait prévenu dans son roman même le désappointement du public. Il y montrait Lucie, la jolie mariée, arrivant dans un pays où l’on s’était fort occupé d’elle : on savait que Renzo avait souffert pour l’obtenir, l’avait aimée fermement et fidèlement ; on s’était fié peut-être aux paroles de quelque ami d’une partialité trop bienveillante, et toutes ces circonstances avaient fait naître une certaine curiosité de voir la jeune fille et une certaine attente de sa beauté. Or vous savez ce que c’est que l’attente : inventive d’abord, crédule et sûre de son fait, puis à l’épreuve difficile et dégoûtée, elle ne trouve jamais tout ce qu’il lui faut, parce qu’en somme elle ne savait pas bien ce qu’elle voulait, et elle fait payer sans pitié les douceurs qu’elle avait données sans raison. Quand apparut cette Lucie, bien des gens qui croyaient, que sais-je ? qu’elle devait avoir les cheveux en vrai or, et les joues en vraies roses, et les yeux l’un plus beau que l’autre, se mirent à hausser les épaules, à froncer le nez et à dire : « Eh ! c’est tout cela ? Après tant de temps, après tant de paroles, on attendait quelque chose de mieux. Qu’est-ce après tout ? Une paysanne comme toutes les autres. Eh ! de celles-là et des meilleures, il y en a partout. » Venant ensuite à l’examiner en détail, celui-ci nota un défaut, celui-là un autre ; il y en eut même qui la trouvèrent laide, mais laide tout à fait.

On n’alla pas aussi loin pour le roman, mais la première impression, en Italie du moins, fut peu aimable : la Biblioteca italiana et l’Antologia dirent que Manzoni s’était trompé. Tommaseo crut être indulgent et respectueux en écrivant ceci : « L’auteur des Hymnes sacrées et d’Adelchi s’est abaissé à nous donner un roman, mais il a voulu que ce roman fût le plus possible digne de lui… Si ce livre est fait pour le vulgaire, il est trop haut ; si pour les hommes cultivés, il est trop bas… Pour goûter beaucoup d’expressions, de traits et l’esprit dominant de l’œuvre, il faut avoir vu de près l’ouvrier. On connaît mieux le livre par l’auteur que l’auteur par le livre. » Les romantiques eux-mêmes furent déçus ; il leur parut que le maître se calmait, cela manquait un peu de cavernes et de potences. Niccolini le prenait d’assez haut : à son avis, les Florentines lisaient avec plaisir ce « genre d’ouvrage » particulièrement destiné aux femmes et au peuple, « qui n’est pas idiot, mais qui n’est pas lettré. » D’autres se plaignaient que les héros ne fussent pas des gens de cape et d’épée, et ne pensaient pas pouvoir s’intéresser à des villageois qui ne savaient ni lire ni écrire. Ces opinions dédaigneuses tinrent hon jusqu’en décembre 1827. Ce fut alors que Pietro Giordani, qui faisait autorité en littérature, proclama que le livre était déjà célèbre en Europe, et qu’il s’en réjouissait, qu’il le voudrait lu et relu en Italie « de Dan à Nephtali, prêché dans toutes les églises, dans toutes les auberges, appris par cœur. » Giordani avait raison, les Promessi sposi réjouissaient déjà l’Europe entière. Goethe déclarait à l’excellent Eckermann que c’était l’ouvrage le plus parfait en ce genre (il n’avait pas encore lu Ivanhoë) ; il y admirait tout, le dedans et le dehors, et ne pouvait le lire sans passer à chaque page de l’admiration à l’attendrissement et de l’attendrissement à l’admiration. A son avis, Manzoni ne se montrait tout entier que dans ce roman, et s’y élevait si haut « qu’on pouvait difficilement lui trouver rien d’égal. » C’était la clarté du ciel italien et la saveur du fruit tout à fait mûr. On rencontre rarement de pareils éloges dans les Entretiens, souvent oiseux, de Goethe avec Eckermann. D’autres en Allemagne allèrent encore plus loin dans l’enthousiasme, la France et l’Angleterre firent chorus, et l’Italie se mit enfin de la partie ; les acclamations éclatèrent, les imitations pullulèrent : tout Manzoni a son Cantù. Parmi les copistes déjà périmés, il faut compter le naïf Rosini, qui, après avoir tiré des Promessi sposi une Monaca di Monza délayée en trois volumes, disait à qui voulait l’entendre : « Manzoni ne me pardonne pas que ma Religieuse ait enterré ses Fiancés. » On le voit, aucun genre de succès ne devait manquer à l’auteur : nous ne rappelons pas les peintures, les sculptures, les opéras, qu’on tira du livre applaudi, c’est la petite monnaie de la gloire ; mais nous ne devons pas oublier l’hommage de Walter Scott, qui se rendit à Milan tout exprès pour voir cet élève nouveau si tôt passé maître. « Mon livre est à vous, dit l’Italien, je le dois à l’étude et à l’état que j’ai toujours fait des vôtres. — En ce cas, répondit l’Anglais, les Promessi sposi sont mon meilleur roman. »

Ce succès dure encore ; cependant il y a aujourd’hui des pages qu’on tourne plus rapidement, celles où l’histoire, cette passion malheureuse du romancier, veut reprendre la première place. Manzoni choisissait ses personnages dans le passé parce que (c’est l’opinion de Goethe) notre époque est si ingrate que, dans son entourage, le poète ne trouve pas une seule nature dont il puisse tirer parti. Goethe écrivait cela de Weimar. En Italie, Manzoni pouvait trouver des modèles plus intéressans : aussi a-t-il eu tort de se charger d’un si lourd bagage historique. La guerre, la peste, la famine, « toutes choses repoussantes par elles-mêmes, » tenaient une place démesurée dans le roman, d’ailleurs si facile à lire ; Goethe conseillait au traducteur allemand de réduire ces fléaux de moitié et l’épidémie des deux tiers. Cette calamité s’étale en effet avec une insistance qui à la longue fatigue notre pitié, la change presque en dépit. Le romancier ne se contente pas de raconter la peste, il la discute ; son récit tourne en dissertation. Il cite le protophysicien Lodovico Settala, il cite la relation de Tadino avec l’indication de la page, il cite Ripamonti, qui a consulté les registres de la Sanità, et encore Francesco Rivola, Pietro Verri, Pio della Croce, Agostino Lampugnano, lo Specchio degli almanacchi perfetti, le traité de Muratori sur la peste, le tout avec des données précises sur la date et le format des éditions ; il cite enfin un petit manuscrit autographe de Frédéric Borromée, intitulé de Pestilentia quæ Mediolani anno 1630 magnum stragem edidit : ce latin est dans le texte. Quand on a lu toutes ces choses rares, le moyen de n’en rien dire et de s’en tenir à un simple récit vif et prompt ! Tous ces documens, toutes ces preuves à l’appui, sont inutiles ; ce sont des arcs-boutans peut-être solides, mais qui restent en dehors et qui gâtent le monument. Et, chose étrange, Manzoni ne se montre ainsi épaulé que lorsqu’il est dans l’histoire pure ; on dirait qu’alors il hésite et tâtonne, n’est point sûr de son fait, craint d’être pris en faute, a besoin de papiers et de témoins. Il se tourne à chaque instant vers ces derniers et leur dit : « N’est-ce pas ? » devant un auditoire qui le croirait volontiers sur parole ; mais lorsqu’il quitte les chroniqueurs et retourne à ses amoureux, oh ! alors, comme il secoue prestement sa pédanterie d’une heure et comme il va rondement son train, libre du collier, sans s’inquiéter de certificats ni de témoignages ! Il sait que maintenant nul ne peut nier ni seulement contester ce qu’il dit, parce qu’il est dans la vérité vraie, non dans les événemens particuliers de tel siècle, mais dans l’histoire éternelle du cœur humain. Il ne se possède bien réellement que lorsqu’il invente, c’est alors qu’il inspire pleine confiance et qu’on se dit : Cela doit être arrivé. Vous parle-t-il par exemple, d’après les livres, des soldats allemands et de leurs incursions, on ne se laisse qu’à moitié prendre à ce récit de seconde main ; mais, quand il nous montre le curé de village rentrant dans sa maison après que les Teutons y ont passé, on sent qu’il a vu la scène :


« Don Abbondio et Perpétue entrent à la maison sans avoir besoin de clés ; à chaque pas qu’ils font dans l’allée, ils sentent croître une odeur de moisi, de pourri, une puanteur qui les repousse en arrière ; la main au nez, ils vont à la cuisine et entrent sur la pointe des pieds, cherchant où les mettre pour éviter les immondices qui jonchent le sol ; ils portent un coup d’œil tout autour. Il n’y avait rien d’entier, mais des débris et des fragmens de ce qui avait été, là et ailleurs : plumes des poules de Perpétue, morceaux de lingerie, feuilles des almanachs de don Abbondio, tessons de pots et d’assiettes, tout cela en tas ou éparpillé. Rien que dans le foyer, on pouvait voir pêle-mêle les traces d’un affreux saccage, comme beaucoup d’idées sous-entendues dans une phrase rédigée par un homme de goût. Il y avait un reste de tisons éteints qui attestaient avoir été un bras de fauteuil, un pied de table, un panneau d’armoire, une planche de lit, une douve du petit tonneau où était le vin qui remettait l’estomac à don Abbondio. Le reste était cendre et charbon, mais avec ces charbons mêmes les ravageurs, pour se récréer, avaient barbouillé les murs d’affreux bonshommes en s’ingéniant avec certains petits bonnets, ou certaines tonsures, ou certaines larges faces, à en faire des prêtres et à les faire hideux, ridicules à plaisir : projet qui, à vrai dire, ne pouvait manquer sous la main de pareils artistes. — Oh ! les porcs ! s’écria Perpétue. — Les barons (coquins) ! exclama don Abbondio. — Et ils se sauvèrent en courant. »


Tout cela semble écrit d’hier. Pareillement, quand Manzoni nous décrit, pièces en main, l’émeute de Milan, avec la préoccupation d’être impartial, c’est-à-dire sans passion, froidement équitable, il se modère si bien qu’il arrive, non sans peine, à nous empêcher de nous émouvoir ; mais après l’émeute, quand, retournant à la fiction, c’est-à-dire à la nature, il arrache son Renzo des mains des sbires, et nous le montre, dans sa fuite effrénée à travers la campagne, à la recherche de l’Adda, la rivière de salut qui, une fois franchie, doit le tirer d’angoisse, l’émotion nous reprend, l’anxiété nous gagne, et nous passons par toutes les sensations qui font battre le cœur du fugitif. Il fait nuit, un petit vent froid, égal, insinuant, souffle sans interruption dans les habits légers du pauvre homme ; on traverse avec lui les villages, on regarde avec effroi les lueurs qui fendent les volets des fenêtres ; on entend les lamentations menaçantes des chiens, qui, à l’approche de Renzo, se changent en aboiemens pressés et rageurs. Il n’ose heurter nulle part. Ah ! cette Adda, quand viendra-t-elle ? Il marche, il marche encore, et toujours ; le chemin se rétrécit en sentier, le sentier s’engage dans les broussailles, et voici l’imagination qui se met à trembler, il surgit des apparitions fantastiques, et, pour les dissiper, nous récitons les prières des morts. Nous nous sommes enfoncés dans les bois, et à chaque pas je ne sais quoi de répugnant et de fastidieux nous envahit davantage ; les arbres là-bas prennent des formes étranges, monstrueuses, l’ombre de leurs cimes, légèrement agitées, frissonne sur le sol blanchi çà et là par la lune ; ce frémissement nous ennuie, le bruit des feuilles craquant sous nos pieds nous est odieux. Nos jambes ont une envie folle de courir et ne peuvent nous porter. La brise de nuit, plus âpre et maligne, nous bat le front et les joues, se glisse entre les habits et la peau, perce enfin jusqu’aux os rompus… Enfin, à un certain moment, l’horreur, l’angoisse, le froid, dominent ; on s’arrête, faut-il retourner sur ses pas ? Mais tout à coup Renzo tend l’oreille ; ses pieds ne froissent plus les feuilles, il entend un bruit lointain, un murmure, un murmure d’eau qui coule. Il écoute et, sûr de son fait, ivre de joie, reposé, ranimé tout à coup dans sa foi et dans sa force, il s’écrie, et nous avec lui : l’Adda !

C’est ici que Manzoni est véritablement un maître. Il a trouvé la vie toutes les fois qu’il l’a cherchée en lui-même ou auprès de lui. Ses traîtres, — il n’en a jamais connu, — sont empruntés aux mélodrames ; ses orgies, — il n’y a jamais souillé ses lèvres, — n’attireraient pas un buveur ; mais il a rencontré le notaire Azzecca-Garbugli, le courtisan brouillon ; il a joué au whist avec donna Praxède, l’excellente dame qui agissait avec ses idées comme on dit qu’il faut faire avec ses amis ; elle en avait peu, et elle y était d’autant plus attachée. Manzoni doit avoir pratiqué aussi le mari de cette dame, l’homme d’étude enfermé dans son cabinet, et qui n’aimait ni à commander ni à obéir ; mais c’est surtout le curé de village, don Abbondio, que le poète a su prendre sur le fait, avec une sûreté de main qui montre le génie comique. On voit cet homme, de grandeur naturelle, ni héros ni monstre, et plus chair qu’esprit, comme Gil Blas et tant d’autres, au-dessous de son rôle, mais point trop ignoble, et nous donnant après tout la moyenne de cette assez piètre société qu’on appelle le genre humain. « Don Abbondio, absorbé continuellement dans la pensée de sa propre tranquillité, n’avait aucun souci des avantages qu’il n’eût pu obtenir sans se donner quelque peine et sans risquer un peu sa peau. Son système consistait à éviter tous débats et à céder dans tous ceux qu’il ne pouvait éviter : neutralité désarmée dans toutes les guerres qui éclataient autour de lui ; quand il fallait absolument prendre parti, il se déclarait pour le plus fort, mais toujours à l’arrière-garde, et tâchant de prouver au plus faible qu’il n’était pas volontairement son ennemi. Il paraissait lui dire : — Pourquoi n’est-ce pas vous qui avez la meilleure poigne ? je me serais mis de votre côté ! — Il se tenait à distance, loin des prépotens,… » et à force de soumissions, de discrétion, de grands saluts (il touchait du menton sa poitrine et la terre du chapeau), de respect jovial, le brave homme était arrivé à soixante ans et au-delà sans grandes bourrasques. Son rôle l’embarrassait quelquefois ; alors, pendant qu’il parlait, « ses petits yeux gris s’en allaient de çà et de là, comme s’ils avaient eu peur de rencontrer les mots qui lui sortaient de la bouche. » Comme tout cela est vivant et frais ! dès que ce bonhomme reparaît dans le récit, il l’égaie et l’anime ; on ne l’estime pas, mais on l’aime, tant c’est vrai. Et quelle scène digne de Molière que celle où le curé de comédie se trouve en face d’un chrétien d’épopée qui lui reproche à haute voix ses faiblesses et ses timidités ! Pendant que Frédéric Borromée lui parle le langage des héros et des martyrs, don Abbondio fait à part ses petites réflexions bien vulgaires, opposant au don-quichottisme religieux de l’apôtre la sagesse prudente et triviale de Sancho Pança. C’est ici que le poète se montre tout entier, avec la liberté d’esprit qui lui permet- tait de censurer les prêtres et la piété profonde qui l’agenouillait devant les saints. Sa physionomie s’accentue, nous touchons le signe particulier qui le distingue de tous les astres. Il nous reste à étudier en lui le croyant.


III.

Manzoni, on le sait, était né dans les idées très hardies qui régnaient dans la société d’Auteuil. En 1808, il épousa une Genevoise qui le fit chrétien, et il la fit catholique. Depuis lors, il ne cesse de défendre et de chanter sa foi. Ses premières œuvres qui firent du bruit furent des hymnes sacrées. Dans son ode du Cinq mai, c’est Dieu qui joue le beau rôle ; dans son drame d’Adelchi, c’est Didier qui a tort, par l’unique raison que Charlemagne porte l’épée de l’église. Quant aux Fiancés, on en pourrait faire un livre de dévotion. L’épiscopat y est glorifié dans Borromée, le cloître dans le frère Christophe, et si don Abbondio n’est pas tout à fait un galant homme, il n’est pas non plus un scélérat ; les scélérats sont laïques. Manzoni ne se contenta pas de laisser sa religion s’exhaler elle-même de ses œuvres, il voulut la soutenir contre ceux qui l’attaquaient, et il écrivit un petit livre à l’honneur de la morale catholique. Il fut enfin le Chateaubriand de l’Italie, mais un Chateaubriand « qui croyait. » Il sonna le premier les cloches et ramena dans le temple ceux que le rire du dernier siècle en avait chassés. A son appel accoururent autour de lui les écrivains, même les patriotes, qui firent un rêve insensé : ils songèrent que les ancres devenaient des voiles, que les chaînes devenaient des ailes, que l’église romaine allait affranchir et relever l’Italie. Si cette illusion que Pie IX devait partager d’abord, puis détruire, a pu durer plus de vingt-cinq ans, Manzoni fut le premier coupable, car il avait séduit à ses convictions les esprits les plus distingués de la péninsule, et Balbo, Troya, Gioberti, Azeglio, Rosmini, étaient tous plus ou moins descendus de lui. Aussi a-t-il été vivement attaqué dans le camp libéral, surtout après les événemens de 1848 et la défection du pape. Un honnête homme et très modéré, M. Luigi Settembrini, l’un de ceux (c’est un titre d’honneur) que Ferdinand II envoya au bagne, vient de publier une histoire littéraire très vivante[6], écrite comme on parle, sans emphase et sans germanisme, où il n’arrondit point ses périodes et ne les bourre pas de subjectif et d’objectif. Il s’est pourtant montré sévère avec Manzoni, parce qu’il a vu du parti-pris dans ce qui était un mouvement naturel de la conscience. Il a dit que le romantisme en Europe était une réaction religieuse contre les idées du XVIIIe siècle, et qu’en Italie la réaction était catholique, ramenant de vieilles idées dans des formes nouvelles : « le moyen âge avec le pape, les moines et les barons, confits dans les douceurs du jour. » Par cette raison, d’après M. Settembrini, les Fiancés, « c’est le livre de la réaction, qui même aujourd’hui s’y regarde comme dans un miroir où elle est embellie grâce à l’art du poète. » Et plus loin il compare le roman de Manzoni « à une petite église de villa, d’une chaste architecture italienne, neuve, propre, luisante, avec des ornemens de fin travail,… desservie par des frères tout roses qui chantent et prient et font des processions, et ils sont tout dans la campagne : les paysans les révèrent, et celui d’entre ces derniers qui peut répondre à la messe ou sonner les cloches y est tenu pour une chose très considérable. Il n’entre dans ce petit monument que peu de messieurs, le dimanche seulement, pour leurs dévotions. »

Voilà donc ce grand roman réduit aux proportions d’une chapelle rurale ; on voit que l’artiste n’arrive pas à contenter tout le monde, même quand il est religieux. Dès sa conversion, Manzoni s’était aliéné bien des gens, et nous savons qu’Ugo Foscolo, qui n’était pourtant en rien de son avis, avait dû prendre son parti contre bien des défiances et des railleries. Foscolo n’aimait pas les plaisantins qu’il appelait les fanatiques de la philosophie, et il « se vantait de mépriser non les croyans, mais les hypocrites seuls. » C’est une lettre de Silvio Pellico qui nous donne ce détail, et les lettres de Giusti et de Niccolini nous apprennent que ces deux poètes, fort peu dévots, eurent aussi à défendre leur ami contre l’intolérance des philosophes. Ils n’y purent arriver tout à fait, car on rencontrait alors en Italie (on en rencontre peut-être encore en Italie et ailleurs) beaucoup d’esprits étroits et bornés qui, ne pouvant se tenir tout seuls, roulent toujours dans les extrêmes et ne voient que l’hébétement des capucinières là où ils ne trouvent pas l’athéisme des cabarets. On commence à le reconnaître maintenant : ce qu’il y a de particulier dans Manzoni, c’est précisément la largeur de son christianisme, et nous doutons fort que cette façon de comprendre et de pratiquer les leçons de l’Évangile ait aujourd’hui beaucoup d’adeptes parmi les rédacteurs du Syllabus. On l’a déjà dit non sans raison : au rebours de Dante, qui divinisait l’humain, Manzoni a tâché d’humaniser le divin ; il a refait la religion selon son cœur, douce, aimante, indulgente, impropre à dresser des bûchers et à provoquer des massacres, — une religion de mansuétude et d’humilité qui, sachant que l’erreur est le propre de l’homme, prosterne son jugement devant le seul être incapable de se tromper jamais ; — une religion enfin qui, loin de quêter sans cesse pour les pompes de son culte et pour les armes de ses milices, regarde comme de l’argent volé tout celui qui ne se change pas en pain pour les pauvres gens. Un jour (c’était pendant la famine), Renzo, qui sortait de l’auberge où il avait dîné, heurta presque du pied, devant la porte, deux femmes couchées à terre plutôt qu’assises, l’une âgée, l’autre plus jeune, avec un enfant qui, après avoir sucé en vain l’un et l’autre sein, pleurait, pleurait, tous trois couleur de mort, et debout, à côté des femmes, un homme dont le visage et les membres laissaient voir les traces d’une ancienne vigueur, mais domptée et comme éteinte par une longue détresse. Toutes ces mains se tendirent vers celui qui sortait d’un pas franc et l’air ranimé, mais aucun ne parla : que pouvait dire de plus une prière ? — « Il y a une Providence, pensa Renzo, et, plongeant une main dans sa poche, il la vida de quelques sous qui y restaient, les mit dans la main la plus proche et reprit sa-route. » Voilà toute la prédication de Manzoni. Est-il donc juste de penser que son œuvre est une réhabilitation du froc et de la soutane ? Nous savons bien, et le pieux Cantù l’avoue lui-même, que les prêtres étaient rarement bons au bon vieux temps, qu’ils donnaient au peuple de mauvais exemples d’avarice, de gourmandise et de malpropreté ; qu’au temps des Fiancés, particulièrement, on pouvait citer tel homme du clergé qui, embusqué dans son église, tombait sur les passans, les détroussait, les tuait et les enterrait. M. Cantù ne dit pas s’il leur avait donné préalablement l’absolution. Manzoni eût-il dû nous montrer une pareille figure ? — Oui, pensent quelques philosophes, mais ils se trompent et ne comprennent pas bien les intérêts de leur maison. Si le romancier eût mis en scène un de ces curés malandrins, bien des lecteurs eussent pensé : « Les nôtres valent pourtant mieux ; ils n’arrêtent pas les diligences. » Au contraire, en nous présentant son admirable Borromée, Manzoni nous fait mesurer l’abîme qui sépare la réalité de l’idéal, et crée un évêque d’Yvetot qui fait honte à la plupart des prélats italiens. En réalité, notre poète catholique était un réformateur qui eût voulu ramener l’église à la simplicité, à la moralité primitive ; si son roman paraissait aujourd’hui, l’on y verrait quantité de préceptes séditieux, d’allusions frauduleuses, et il est fort à présumer qu’on le mettrait à l’index.

— Mais, objecte-on encore, ce qu’il prêche toujours, c’est la soumission, le renoncement, la résignation, le pardon des offenses, et ses plus grands héros n’ont que des vertus de femme ; son Adelchi se présente comme un miracle d’abnégation. Son Napoléon n’est qu’un instrument dans les mains de la Providence, et une hauteur superbe qui finit par se prosterner devant l’opprobre du Golgotha. Cette gloire fut-elle une vraie gloire ? Silence ! courbons nos fronts devant l’auteur suprême qui veut marquer plus largement en certaines créatures le sceau de son esprit créateur ! — Est-ce ainsi qu’il faut abaisser l’homme ? Sont-ce des maximes pareilles qui relèvent et qui exaltent les cœurs ? Convenait-il en particulier de conseiller ces vertus passives à un moment où la Lombardie, où l’Italie entière de Venise à Naples était sous le talon de l’étranger ? Ah ! oui, soyons chrétiens, baissons la tête, pardonnons les offenses, mais avant tout fuori i Tedeschi ! (hors d’ici les Allemands !) criait-on sur les lagunes. Et il y a maintenant sur le Rhin une autre Venise qui en dit peut-être autant. — Ici nous admettons l’objection, qui vient d’une âme virile. Il est des momens où la résignation est un crime et la révolte un devoir.

Manzoni a donc pu se tromper en plus d’un point ; nous trouvons même assez faible sa défense de la morale catholique. Sismondi avait attribué à cette morale la corruption de l’Italie ; Manzoni prit aussitôt la plume pour rétorquer cette assertion, mais ne se ruina pas en armes neuves ; toute son argumentation se réduit à ceci : le catholicisme a fait de bonnes choses, il en a fait de mauvaises ; les mauvaises viennent des hommes, et les bonnes viennent de lui. Si les papes ont vendu des indulgences, c’est qu’ils n’étaient pas assez bons catholiques. — Cette dialectique n’était point malaisée ; le polémiste l’a rendue plus facile encore en confondant à propos l’église et l’Évangile, qui cependant n’ont pas toujours été d’accord ; mais ajoutons que dans cette discussion il n’a pas montré la mauvaise foi qu’y portent certains adeptes. On ne lui reprochera pas, par exemple, d’avoir contesté, ni éludé la Saint-Barthélemy, encore moins de l’avoir justifiée, ni encore d’avoir prétendu que ce massacre avait été commis par les huguenots. Il a dit seulement : « Le souvenir de cette nuit si atroce devrait servir à faire proscrire l’ambition, l’esprit factieux, les abus de pouvoir, la révolte contre les lois, la politique horrible et insensée qui enseigne à violer constamment la justice pour obtenir quelque avantage, et, quand ces violations accumulées ont conduit à un péril bien grave, enseigne que tout est permis pour sauver tout. » Manzoni flétrit donc les pièges, les fraudes, les provocations, les ressentimens, l’avidité du pouvoir qui pousse à tous les complots et à toutes les audaces, l’injuste amour de la vie qui fait transgresser toutes les lois : telles furent, selon lui, les véritables raisons du carnage « qui rendit cette nuit infâme… Mais la religion catholique n’a point agi ni pu agir comme une cause naturelle de dissension. »

Autre point à noter, le ton excellent de la polémique. Manzoni Est un homme bien élevé qui salue son adversaire avant de se mettre en garde ; disons mieux, un chrétien qui en veut au péché, non au pécheur. Supposons qu’un bretteur dévot comme il y en a tant eût voulu de nos jours discuter les idées de Sismondi, il serait allé droit à l’homme. Il aurait dit : « Ce niais de Sismondi » (le mot a été imprimé) : il aurait attaqué le corps trapu, l’obésité, l’accent genevois de l’historien ; il aurait recueilli certains commérages pour prouver que Sismondi ne s’appelait pas Sismondi, mais Simon, et que ses ancêtres étaient parfaitement innocens de la mort d’Ugolin. Pour démontrer que la morale catholique est la bonne, le journaliste dévot eût traité l’indévot de bourgeois, de cloporte, de chiffon, de navet, de crapaud tuméfié de voltairianisme, de vaste récipient de toutes les sottises du vulgaire, « d’éponge qu’on ne peut presser sans qu’il en sorte aussitôt quelque banalité, où la multitude reconnaît son bien, jusqu’à ce qu’un homme ou le temps mette l’éponge à sec en posant le pied dessus. » Le libelliste eût dit encore de l’historien non catholique : « Il laisse couler de sa plume plusieurs kilomètres d’écriture insignifiante ;… une épaisse ignorance l’emmaillotte,… tout se perd dans les lacunes immenses de son intellect,… » et mille aménités pareilles. Arrivons vite au mot de la fin. « Il est contre le bon ordre qu’un particulier, ridicule ou non, vienne contredire l’enseignement dogmatique des évêques et le fasse devant des individus la plupart incapables de raisonnement. C’est un scandale redoutable, et qui, dans des occasions moins graves, n’a pas été toléré. La haute misère intellectuelle qui se trahit dans son argumentation n’est qu’un danger de plus : le sauvage est un pauvre chimiste, mais il sait dans quel suc il doit tremper sa misérable flèche pour que la piqûre en soit mortelle. » Cette ferraille a déjà servi pour d’autres, — qu’importe, on l’emploie indifféremment contre tous ceux qu’on veut « éreinter. » Pauvre morale catholique !

Voyons maintenant en quels termes Manzoni aborde Sismondi. « Je sens qu’à toute œuvre pareille (de polémique) s’attache un je ne sais quoi d’odieux qu’il est difficile d’écarter tout à fait. Prendre à la main le livre d’un écrivain vivant, justement estimé, répéter quelques-unes de ses phrases, s’arrêter à les examiner une à une et vouloir prouver qu’il s’est trompé dans presque toutes, faire avec lui le docteur à chaque pas, c’est là une chose qui à la longue, — en peut-il être autrement ? — produit l’effet d’une chicane tenace et mesquine, et nous fait accuser de présomption… » Aussi Manzoni demande-t-il avant tout pardon de sa critique, après quoi il fait le plus haut éloge des Républiques italiennes de Sismondi, par la raison qu’à son avis « noter les erreurs d’une œuvre si considérable sans en montrer les qualités, ce serait, sinon une injustice, au moins une impolitesse… » Sur quoi le catholique italien attaque les idées sans toucher à l’homme, et tâche de lui opposer les meilleures raisons possibles au lieu de l’insulter et de lui montrer le gibet.

Nous avons tenu à constater la différence entre les deux polémiques, pour bien marquer la différence entre les deux religions. Il en est une infiniment respectable, qui est une affaire de conscience ; il en est une autre infiniment odieuse, qui est une affaire de parti ; tirer à soi l’autel pour s’en faire un piédestal, une tribune ou un tréteau, n’est-ce pas le plus ignoble des sacrilèges ? Manzoni n’a jamais commis d’acte pareil, parce qu’il croyait sincèrement et qu’heureux de croire, il ne tenait à propager sa foi que pour faire autour de lui des heureux. Voilà pourquoi il a gardé jusqu’à la fin la liberté de ses mouvemens et la dignité de son attitude. N’ayant les mains liées par aucune affiliation souterraine, il a pu aimer sa patrie et son roi sans cesser d’être catholique, et demeurer attaché à tous les dogmes en protestant sa vie entière contre le pouvoir temporel. Il faisait tous les jours une prière spéciale pour Victor-Emmanuel ; ce simple fait, attesté par une lettre publique de son fils, montre éloquemment comment il mettait d’accord le sentiment religieux et le sentiment national. C’est ainsi qu’il mourut dans sa quatre-vingt-neuvième année, en pleine vie et en pleine gloire. « Il avait encore l’an dernier, dit M. Giulio Carcano, la vivacité, la promptitude, l’intégrité d’esprit qu’il pouvait avoir le lendemain du jour où il écrivit la dernière page des Fiancés. » Il avait une grandeur simple et douce que ne démentit aucun acte de sa longue existence. On a pu, sans exagération, lui rendre ce témoignage, que le bien était sa conscience et sa force, le vrai sa poésie et sa foi. Il eut la sagesse et le bonheur de rester dans sa voie, de ramasser tout son talent dans un petit nombre d’œuvres achevées et d’en trouver deux pour le moins qui ne doivent pas mourir. Enfin (ceci est pour nous) il aimait la France ; il l’aima même avant Magenta, et ce qui est plus rare, même après Sedan. Il dit un jour (et ici nous ne traduisons plus, nous citons des lignes écrites par lui dans notre langue) : « Je ne puis ni ne veux me défendre de l’impression heureuse que toute âme honnête éprouve sans doute en voyant ce besoin de bienveillance et de justirce devenir de jour en jour plus général en France et en Italie… Le sens commun des peuples et un sentiment prépondérant de concorde a vaincu les efforts et trompé les espérances de la haine… La haine pour la France ! pour cette France illustrée par tant de génie et par tant de vertus !.. d’où sont sortis tant de vérités et tant d’exemples !., pour cette France qu’on ne peut voir sans éprouver une affection qui ressemble à l’amour de la patrie, et qu’on ne peut quitter sans qu’au souvenir de l’avoir habitée il se mêle quelque chose de mélancolique et de profond qui tient des impressions de l’exil. » Voilà de bonnes paroles, et qui, venant de si haut, nous consolent des mauvaises qu’on ne nous a pas épargnées. Tâchons de n’oublier ni les unes ni les autres, mais souvenons-nous surtout des sympathies fidèles qui ne nous ont point abandonnés dans les mauvais jours.


Marc-Monnier.
  1. Parmi les études récentes sur Manzoni, nous ne pouvons recommander qu’un essai de M. de Sanctis, la Poetica di Manzoni, et une notice de M. de Gubernatis, à qui tous les nécrologues du lendemain ont fait de gros emprunts sans nommer le créancier, comme d’habitude. Les autres articles ou brochures (ceux du moins qui nous sont parvenus) manquent de mesure, de critique et de jugement.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er  juin 1845, l’étude sur Fauriel.
  3. Sulla lingua italiana, scritti varj di Alessandro Manzoni. — Appendice alla Relazione intorno all’ unità della lingua ed ai mezzi di diffonderia, Milano, Fratelli Rechiedei, 1868-69.
  4. Storia della letteratura italiana di Francesco de Sanctis. Napoli, Morano, 1870-72, 2 vol. in-12.
  5. Del Romanzo storico e in genere de’componimenti misti di storia e d’invensione (Prose varie di Alessandro Manzoni, Milaao, Fratelli Rechiedei, 1869).
  6. Lezioni di letteratura italiana detlate nell’ Università di Napoli da Luigi Settembrini, 3 vol. ; Napoli, Morano, 1872.