Manuscrits Arabes relatifs au règne de Saint-Louis/Les étoiles florissantes sur les rois d’Égypte et du Caire

Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France
Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 38-45).



EXTRAIT


DU


MANUSCRIT ARABE


INTITULÉ


Ennud’jioum ussahirah fi Mulouk masr vé Kahirah ;


C EST-À-DIRE


LES ÉTOILES FLORISSANTES SUR LES ROIS D’ÉGYPTE ET DU CAIRE ;


Composées par Gemal-Eddin-Aboulmoasen-Iousef, fils de Makar-Tagri-Bardi, intendant des deux royaumes de Damas et d’Alep.




L’ANNÉE de l’hégire 646 [an de J. C. 1248], Salih-Nedjm-Eddin, prince de la race des Eioubites, régnoit en Égypte ; il étoit en guerre avec le sultan d’Alep au sujet de Hums, et il assiégeoit en personne cette ville ; treize béliers, dont il y en avoit un d’une grandeur démesurée, battoient la place jour et nuit ; et il espéroit s’en rendre bientôt le maître, malgré les rigueurs de la saison ; car c’étoit pendant l’hiver qu’il faisoit ce siège. Hums étoit vivement pressé ; mais le sultan d’Égypte apprend que les Francs menacent ses États ; cette nouvelle jointe au dérangement de sa santé, lui fait prêter l’oreille à des propositions de paix ; il la conclut, part en litière pour l’Égypte, et arrive à Achmoum-Tanah au commencement de l’année de l’hégire 647 [1249]. Le bruit qui avoit couru de l’expédition des Francs lui est confirmé ; il sait que la flotte Française a hiverné dans l’île de Chypre, et qu’elle porte un nombre infini de soldats commandés par le roi de France, un des plus puissants monarques de la Chrétienté et le prince le plus courageux de son temps.

Nedjm-Eddin ne douta point que le premier effort des Chrétiens ne fût contre Damiette ; il pourvut cette ville de munitions de guerre et de bouche, et y mit une garnison nombreuse ; Fakreddin, général de ses armées, couvroit la ville avec un corps de troupes. La flotte française parut enfin dans le mois de Sefer, et mouilla vis-à-vis le camp de Fakreddin ; le lendemain les Français débarquèrent sur le même terrein où étoit campé le général égyptien ; les Chrétiens descendus à terre marchèrent contre lui ; les émirs Nedjm-Eddin et Veziri ayant été tués dans ce premier choc, Fakreddin se retira en désordre, passa le Nil sur un pont et se retira jusqu’à Achmoum-Tanah.

La garnison et les habitans de Damiette, témoins de la fuite de l’armée musulmane, eurent peur à leur tour ; ils abandonnèrent la ville pendant la nuit ; le lendemain matin les Français s’en emparèrent sans coup férir, et y trouvèrent un amas prodigieux d’armes, de machines de guerre et de provisions de bouche. La lâche retraite de Fakreddin fut la cause de la perte de cette place, qui auroit pu résister long-temps ; elle avoit soutenu trente-deux années auparavant, un siège de plus de douze mois, quoiqu’elle ne fût ni si bien fortifiée ni si bien munie.

Le Sultan au désespoir de cette perte, fit pendre toute la garnison et se retira à Mansoura ; il fit publier dans toute l’Égypte, que ceux qui étoient en état de porter les armes se rendissent à son camp : il se vit par ce moyen à la tête d’une armée nombreuse, composée d’Égyptiens et d’Arabes.

Plusieurs mois se passèrent à s’observer mutuellement et à tâcher de se surprendre ; il y avoit tous les jours des escarmouches entre les différens corps des deux armées. Cependant la maladie du Sultan empiroit, et les médecins désespéroient de sa guérison : il expira dans le mois de Chaban, l’année 647 [1249], après avoir régné neuf ans sept mois et vingt jours ; prince qui par ses grandes qualités, eut effacé tous ses prédécesseurs, si elles n’avoient été ternies par ses cruautés et par un orgueil insupportable ; aussi, malgré la crise violente où étoit l’Égypte, Nedjm-Eddin fut peu regretté de ses peuples ; ses ministres, ses courtisans et ses domestiques se réjouirent de la mort d’un prince devant lequel ils trembloient continuellement pour leur vie.

La sultane Chegeret-Eddur gouverna l’état jusqu’à l’arrivée de Touran-Chah, fils de Nedjm-Eddin, qui prit possession du trône au commencement de l’année de l’hégire 648 [1250]. Les premiers momens du règne de ce prince furent d’un heureux présage pour les Musulmans ; le jour qu’il prit le commandement de l’armée, ses troupes remportèrent quelque avantage sur les ennemis.

Les Français étoient campés depuis quelques mois proche Mansoura ; les Égyptiens les harceloient continuellement : tous ces petits combats, joints à la, maladie qui se mit dans l’armée Chrétienne et à la difficulté culte qu’elle avoit de faire venir des vivres, l’avoient considérablement diminuée ; la mortalité s’étendit jusqu’aux chevaux ; enfui le Roi, voyant le triste état de ses troupes, prit la résolution de décamper pendant la nuit, et de retourner à Damiette ; pour faciliter sa retraite, il fit construire sur le Nil un pont d’arbres de pin ; mais le dessein des Français ne put être si secret que les Égyptiens n’en fussent instruits ; ils passent sur le même pont que leurs ennemis, les atteignent, et malgré l’obscurité de la nuit, les attaquent. Les Français investis de tous côtés ne font qu’une foible résistance, et se retirent en désordre à un village appelé Minieh : tandis que l’on se battoit sur terre, la flotte égyptienne attaque sur le Nil celle des Français ; tous leurs bateaux sont pris, et ceux qui les montent sont faits prisonniers ; le Roi, suivi de cinq cents cavaliers des plus braves de son armée, s’étoit retranché dans la maison d’Abiabdaellah, seigneur du Minieh ; ce prince témoin de la déroute de ses troupes, vit bien que la résistance étoit inutile, et qu’il y auroit plutôt de la fureur que du courage de combattre contre une armée entière avec si peu de monde ; il fit appeler l’eunuque Rechid et l’émir Seifeddin-Elkanieri, et consentit à mettre bas les armes, à condition qu’on lui accorderoit la vie et à toute sa troupe. Les Égyptiens cependant poursuivirent toujours les Français, et ils furent tous massacrés, excepté deux cavaliers qui poussèrent leurs chevaux dans le Nil, et rencontrèrent dans les eaux de ce fleuve la mort qu’ils avoient voulu éviter sur terre ; les tentes, le bagage des Chrétiens furent la proie des vainqueurs, qui firent un butin immense.

Le roi de France fut embarqué sur le Nil dans un bateau de guerre ; il étoit escorté d’un nombre infini de barques égyptiennes, qui le conduisoient en triomphe ; les tambours et les timbales se faisoient entendre. L’armée égyptienne étoit sur la rive occidentale de ce fleuve, et marchoit à mesure que la flotte avançoit ; les prisonniers suivoient l’armée, les mains liées avec des cordes ; les Arabes étoient sur la rive orientale du Nil ; la joie éclatoit sur tous les visages, et chacun se félicitoit d’un événement aussi heureux.

Saad-Eddin rapporte dans son histoire, que si le roi de France eût voulu il se seroit sauvé, soit à cheval, soit dans un bateau ; mais ce prince n’abandonna jamais ses troupes, et il ne cessoit de les animer au combat. L’on fit vingt mille prisonniers, parmi lesquels il y avoit des princes et des comtes, et il y eut sept mille hommes de tués. Le même historien dit qu’il se transporta sur le champ de bataille, qui étoit tout couvert de corps morts : ce qu’il y eut de plus extraordinaire, c’est qu’il ne périt pas plus de cent Musulmans.

Le Sultan envoya aux princes et aux comtes qui avoient été pris, des habits au nombre de cinquante ; tous s’en revêtirent, le Roi seul dédaigna[1] de se soumettre à cet usage ; il dit fièrement qu’il étoit souverain d’un royaume aussi vaste que l’Égypte, et qu’il étoit indigne de lui de se revêtir de l’habit d’un autre roi. Le Sultan fit préparer un grand repas et le fit prier de s’y trouver ; mais le Roi fut également inflexible ; il ne dissimula point qu’il démeloit à travers les politesses du Sultan, l’envie qu’il avoit de le donner en spectacle à son armée. Ce prince étoit d’une belle figure ; il avoit de l’esprit, de la fermeté et de la religion ; ses belles qualités lui attiroient la vénération des Chrétiens, qui avoient en lui une extrême confiance. Quelques historiens ont assuré que l’on avoit enfermé ce prince à Mansoura dans la maison de Lokman, sous la garde d’un eunuque, qui avoit ordre de le traiter avec tous les égards dus à un roi ; d’autres disent qu’il fut conduit au Caire et mis dans la maison de Lokman : ce sentiment me paroît le plus probable.

Touran-Chah, après la bataille, fit massacrer tous les prisonniers ; il ne réserva que les gens d’art ou de métier qui pouvoient lui être utiles : il fit part au gouverneur de Damas de la victoire qu’il venoit de remporter, et lui envoya le bonnet du roi des Français, que ce prince avoit laissé tomber dans la chaleur du combat. Le gouverneur mit sur sa tête ce bonnet, et envoya, à cette occasion, ces deux vers en réponse au Sultan :

Dieu, sans doute, vous destine à la conquête de l’univers, et vous allez marcher de victoire en victoire. Qui peut en douter ? puisque vos esclaves se couvrent déjà des dépouilles que vous faites sur les rois.

Le roi de France resta prisonnier jusqu’à la mort de Touran-chah, qui fut assassiné par les esclaves Baharites. Hussam-Eddin-ben-Ali fut nommé pour traiter avec le prince vaincu ; les conditions furent qu’il rendroit Damiette, et qu’il payeroit la somme de cinq cent mille pièces d’or pour sa rançon et celle de tous les Français : il partit pour cette ville, suivi d’un détachement de l’armée égyptienne ; mais quel fut l’étonnement de ce prince, quand il vit les étendards musulmans qui étoient déjà arborés sur les remparts de Damiette ! Il changea de couleur, et ne doutant point qu’il n’eût été trahi, il perdit toute espérance de liberté : c’étoit le sentiment de Hussam-Eddin, qui vouloit profiter de cet événement ; mais le Turcoman Aibegh-Elsalihi qui gouvernoit l’Égypte, et les autres Mamelucs baharites, n’y voulurent jamais consentir ; la crainte de perdre les cinq cent mille pièces d’or fut la cause d’une générosité qui n’étoit que feinte, et qu’ils pallièrent du spécieux prétexte de ne point manquer à la fidélité qu’on doit aux traités. Hussam-Eddin, durant les conférences qu’il eut avec le roi de France, lui demanda de combien de soldats étoit composée son armée quand il aborda à Damiette ; il lui répondit qu’il avoit neuf mille cinq cents hommes de cavalerie et cent trente mille hommes d’infanterie, en y comprenant les ouvriers et les domestiques.

Saad-Eddin, que j’ai déjà cité, rapporte ce qui regarde la reddition de Damiette d’une autre manière ; il dit que les conditions furent, que les Français rendoient Damiette, qu’ils payeroient la somme de huit cent mille pièces d’or, en dédommagement des munitions de guerre et de bouche qu’ils avoient trouvées dans cette ville lors de sa prise, et qu’ils délivreroient tous les prisonniers musulmans qu’ils avoient faits durant la guerre : ils jurèrent d’observer ce traité, et une partie de l’armée se mit en marche pour en prendre possession. Les troupes Égyptiennes, incapables de discipline, entrèrent dans Damiette comme dans une place prise d’assaut ; elles commencèrent par piller et par égorger les Français qui y étoient ; leurs officiers furent obligés d’employer la force pour faire cesser le carnage et les faire sortir de la ville ; l’on estima les munitions qui y étoient quatre cent mille pièces d’or, que l’on diminua sur les huit cent mille que l’on devoit recevoir ; le Roi paya les quatre cent mille qui restoient, et eut la liberté de quitter l’Égypte ; il s’embarqua sur les trois heures après midi : dès qu’il fut au large, il envoya par une chaloupe un ambassadeur aux Mamelucs ; celui-ci, s’étant présenté devant eux, leur dit, par l’ordre de son roi, qu’il n’avoit jamais connu personne qui eut moins de religion, de reconnoissance et d’esprit qu’eux ; qu’ils avoient montré leur peu de religion et leur ingratitude en massacrant leur sultan, dont la personne étoit sacrée pour eux et qui étoit le fils[2] de leur fondateur et de leur bienfaiteur ; que, pour l’esprit, ils avoient prouvé qu’ils n’en avoient point, en relâchant pour une somme modique un prince comme lui, qui étoit le maître de la mer et qui auroit donné son royaume pour recouvrer la liberté. Ce prince, de retour dans son pays, méditoit une seconde expédition contre l’Égypte ; l’on se repentit de l’avoir laissé partir ; mais la mort prévint ses desseins.


  1. Dédaigna. L’usage de distribuer des habits subsiste encore aujourd’hui dans l’Orient. Saint Louis avoit d’autant plus de raison de ne point se soumettre à ce cérémonial, qu’il ne se pratique jamais que du supérieur à l’inférieur.
  2. Le fils. Nedjm-Eddin, père de Touran-Chah, avoit institué la milice des esclaves Baharites. Voyez la note page 20.