Manuel et itinéraire du curieux dans le cimetière du Père la Chaise/Préface

PRÉFACE.



« Tout était au mieux dans le bon vieux temps, s’écriait naguère un vieillard morose en considérant les tombeaux du cimetière du P. La Chaise ; maintenant tout est détestable dans cette nation, jusqu’à ses lieux funéraires. Quel ordre autrefois dans la hiérarchie sociale ! Maintenant quel désordre, quelle confusion ! On possédait des mœurs, le sentiment des convenances ; on observait religieusement, jusque dans la tombe, les égards, la considération : le respect dus à la naissance. Un vilain ne pouvait pas être enterré comme un gentilhomme : le cimetière était le partage du peuple ; les caveaux des églises, la part des bourgeois ; leurs chapelles, le lieu de la sépulture des nobles ; les mausolées des princes brillaient dans le sanctuaire : sur leurs ossemens réduits même en poussière, ils y étaient encore de très-hauts et de très-puissans seigneurs ; et dans les terres de leurs domaines, les édifices sacrés eux-mêmes étaient contraints de porter leur deuil durant au moins une année[1]. Maintenant quelle anarchie dans ce lieu funéraire ! Le duc et pair se trouve auprès d’un bourgeois, le marquis est voisin d’un financier, l’homme du peuple se targue de ses talens, le noble de race ose à peine faire graver tous ses titres pour conserver à sa lignée un témoin des prérogatives de son sang, le prolétaire y est admis avec les princes. Tout est perdu depuis que l’étiquette, dans toute sa sévérité, ne conserve plus la distance respectueuse à laquelle doivent se tenir, en tout État bien réglé, les rangs de la société. Quoi, je verrai ici un lampiste figurer entre deux maréchaux de France, et je ne crierai pas à l’abomination de la désolation ! J’y verrai un duc et pair de la plus noble race posséder une tombe des plus grossières, et près de lui un loueur de voitures de place, un maître d’ignobles fiacres, se faire ériger un superbe monument de marbre ! J’y verrai un cardinal de la sainte Église romaine non loin d’un comédien, non loin de ministres de la religion prétendue réformée, et je ne m’écrierai pas : Tout a péri en France ! Il n’y a plus de loi, plus de décence, plus de sentiment des convenances. Ce cimetière m’en est le témoin ; les prêtres l’ont déclaré athée, j’y consens, ils doivent savoir comment il l’est ; pour moi, je le déclare ennemi de l’ordre social, une monstruosité scandaleuse envers les morts, capable de pervertir à jamais les vivans. Je me hâte d’en sortir pour défendre à mes enfans de confier mes restes à une terre fatale pour toute noblesse. Bon vieux temps, ne reviendras-tu jamais pour détruire cette œuvre coupable de la philosophie moderne ! »

Ce personnage parlait d’un ton si animé par la colère lorsqu’il prononçait cette diatribe, en s’entretenant seulement avec un de ses amis, qu’il attira bientôt autour d’eux une foule fort étonnée de son discours. Chacun se tut de peur de se compromettre inutilement avec un homme inflexible dans ses préjugés. Dès qu’il se fut éloigné, les langues se délièrent. Un des témoins de ces anathèmes, âgé de plus de cinquante ans, paraissant posséder une tête froide et l’esprit d’observation, tint, aux personnes qui l’environnaient, à peu près ce discours : « Le personnage que nous venons d’entendre se trouvait dans un moment de vivacité où la voix de la vérité et de la raison frappent inutilement l’oreille ; par ce motif je me suis tu. Le bon vieux temps dont il parle ne fut pas admirable pour son respect envers la cendre et la mémoire des morts, et ce lieu funéraire ne mérite pas aussi les reproches dont il s’est plu à l’accabler. Si vous daignez m’écouter, j’ose espérer vous le démontrer. Tout ce qui dans l’homme n’est pas vertu, talent, mérite personnel, fruit de son génie, pensée de son âme, n’est-il pas anéanti au moment où, quittant sa dépouille terrestre, il entre dans une nouvelle vie ? Ce personnage se trompe donc en établissant le respect dû à la cendre et à la mémoire des morts seulement sur un rang qui n’est plus ? La vertu est seule digne d’un éternel hommage dans la nuit des tombeaux. Placez le cœur d’un Néron dans une urne d’or, chacun reculera d’épouvante et d’horreur ; mais devant un simple tertre de gazon, renfermant la dépouille d’un enfant dont l’œil entrevit à peine la lumière, chacun se sentira saisi d’un saint respect en considérant le dernier asile de l’innocence.

» Ce personnage ne s’est pas moins abusé, lorsqu’il préféra les mœurs anciennes dans les devoirs rendus à la cendre de nos devanciers dans la tombe, à nos coutumes actuelles. Tout se montrait horrible dans nos vieux cimetières : c’étaient des lieux étroits, hideux, fétides, où le soleil luisait à peine ; on enterrait les restes du pauvre, par centaine, dans leurs fosses larges et profondes, demeurant ouvertes durant des mois entiers. Des milliers d’ossemens arrachés du sein de la terre, avant d être réduits en poussière, augmentaient l’horreur de ces réduits affreux, où le pauvre osait à peine poser le pied durant l’instant de l’enterrement des personnes les plus chères, où le riche appréhendait de porter un regard. Tous les liens du sang, les nœuds sacrés de la sainte amitié se brisaient dès l’instant du trépas : nul commerce n’existait entre les vivans et les morts. La classe intermédiaire de la société ne possédait pas de plus grands avantages. La dépouille de l’opulence, conduite en pompe dans les caveaux des églises, gisait pour la plupart dans leur obscurité, en des lieux parfaitement ignorés de leurs proches. Si quelques privilégiés obtenaient au poids de l’or de posséder des caveaux particuliers avec une épitaphe, bientôt elle disparaissait sous les pas de la multitude, foulant sans respect sous ses pieds la cendre de ses parens, les ossemens de ses aïeux, les entrailles à peine refroidies de ses amis et de ses bienfaiteurs. Quelques personnages fameux, quelques hommes titrés mon traient leurs noms disséminés dans les chapelles de plus de cent églises, où périssaient également ignorées leurs cendres et leur mémoire, sans fournir de leçons à leurs contemporains, pas plus que d’exemples à la postérité. Voilà le mieux idéal, l’excellent état de choses, le monde parfait que la vanité regrette, le bonheur qu’elle voudrait voir rétablir.

» Considérons maintenant attentivement le lieu funéraire où nous sommes. Trente mille tombeaux y attestent déjà le respect profond de la génération présente pour la mémoire de ses proches et de ses amis, quand même on ne verrait pas sans cesse accourir, vers ces monumens d’amour et de regret, des parens et des amis en pleurs. Les caveaux qui s’ouvrent incessamment, pour réunir dans leurs ombres des familles entières, ne sont-ils pas des moniteurs invitant les enfans à se montrer dignes de leurs parens, à suivre leurs traces vertueuses, afin de ne pas déshonorer leurs noms ? Toutes les leçons de l’histoire contemporaine ne sont-elles pas inscrites pour tous les âges, pour toutes les conditions, pour toutes les positions sociales dans les événemens si divers de la vie des personnages auxquels sont consacrés ces tombeaux ? Ils ne furent pas tous vertueux, sans doute ; mais ici tous deviennent utiles. S’il faut suivre le sentier de la vertu, on doit s’écarter du chemin large du vice : où voit-on avec plus d’énergie son danger, que dans la nuit de la tombe, où l’on frémit en considérant son déplorable terme. Ces vives leçons, ces grands exemples n’existaient point dans nos anciens cimetières, ni dans les caveaux de nos églises, ne possédant ni monumens, ni épitaphes ; le mode actuel des inhumations est donc préférable, pour l’instruction de tous, aux coutumes anciennes. Mais, dira-t-on, auprès des tributs d’un respect, d’une reconnaissance, d’une vénération mérités, il existe des produits de l’ostentation, des productions d’un orgueil insensé. Je le veux ; mais la vanité s’abuse, car ces tombeaux, par leur faste même, deviennent l’objet de la censure publique, dès que l’on y voit le nom ignoble de celui que l’on prétendit honorer par du marbre, par du bronze, par un éloge imposteur : la postérité est commencée pour quiconque est entré dans la tombe ; elle sait toujours rendre un légitime hommage à la vertu, mais elle n’épargne aucun défaut, aucun vice, aucun crime. La réunion de la plupart des souvenirs d’une vaste cité dans une même, enceinte est donc le plus puissant stimulant d’y bien vivre. Il suffirait d’écrire sans passion, sans prévention, sans plume pour écrire cet opuscule presqu’entièrement neuf ; nous nous estimerons heureux s’il est profitable à la morale publique, s’il fait apprécier davantage le trésor de leçons, la mine féconde d’instructions et d’exemples que possède Paris dans son principal asile funéraire, l’objet de la vénération de ses familles, de l’admiration des étrangers et de l’Europe entière.


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  1. Les seigneurs des paroisses et leurs patrons avaient le droit, lors de leur décès, de faire peindre, soit intérieurement, soit extérieurement, sur les murs des paroisses de leurs domaines, une ceinture de deuil : c’était une bande noire de deux pieds de largeur, chargée des écussons de leurs armoiries, à laquelle on donnait alors le nom de litre.