Manuel et itinéraire du curieux dans le cimetière du Père la Chaise/Mont-Louis, le Père La Chaise, les Jésuites

MONT-LOUIS, LE PÈRE LA CHAISE, ET LES JÉSUITES.

Tout change sur cette terre ; nul bonheur n’est solide : sire Regnault mourut ; ses héritiers vendirent ses biens. Un personnage opulent semblait devoir s’empresser de posséder un si joli domaine. Il n’en fut pas ainsi : une femme dévote crut faire œuvre méritoire en achetant la Folie-Regnault pour servir de maison de campagne aux révérends pères de la maison professe de la société de Jésus, établie rue Saint-Antoine. Cet ordre, religieux et politique, était déjà puissant et fameux. Les rois le redoutaient, il sut les dominer ; les universités et les parlemens lui étaient opposés, il neutralisa leurs efforts ; il caressa les grands ; il séduisit les peuples : sous le nom de Rome, les Jésuites, aspirèrent à la domination universelle. Habiles dans leurs desseins, ils ne se tinrent point renfermés, comme les anciens religieux, dans leurs cloîtres, en s’occupant de leur propre salut : enseigner, prêcher, diriger les consciences furent leurs emplois extérieurs ; mais tout soumettre à la puissance de leur chef résidant à Rome, auquel, pour l’avantage de leur société, ils vouèrent une obéissance aveugle, fut leur première loi. Pour être Jésuite, il ne fallut pas toujours s’astreindre à suivre minutieusement leurs règles, à demeurer dans leurs maisons ; on fut Jésuite en se liant à la Société par des toux secrets, n’apportant aucun obstacle à l’ambition personnelle, ou plutôt la secondant de tout le crédit de la Société envers laquelle on se dévouait corps et âme. Les statuts essentiels de ces religieux furent long-temps tenus cachés, mais leur conduite, leurs principes, leurs écrits, leurs actions dévoilèrent, malgré eux-mêmes, le but vers lequel ils tendaient. Les universités virent d’abord seulement en eux des rivaux dangereux pour l’instruction de la jeunesse. Ils déployèrent de grands talens dans les lettres ; mais l’essentiel pour eux était de la former suivant leurs principes, de connaître son caractère, de la subjuguer, et, dans toutes les carrières, de seconder son désir de s’élever pourvu qu’elle fût dévouée à ses patrons. Prédicateurs, ils incitèrent à la révolte contre Henri IV, ils excitèrent à la sédition, ils provoquèrent à l’assassinat du meilleur des rois, ils réclamèrent une obéissance aveugle aux décrets des papes, ils les proclamèrent infaillibles. Devant un auditoire sévère ils publièrent une morale austère ; cependant ils ne rougirent point de calomnier leurs adversaires. Devant des personnes de conduite équivoque, dépourvues de lumières, ils enseignèrent que l’on peut, sans, aimer Dieu, jouir du bonheur éternel. Ils osèrent promettre le salut par la pratique extérieure d’une dévotion si aisée, qu’il suffit, pour être sauvé, de porter sur soi un chapelet, ou de dire le bonsoir et le bonjour à la sainte Vierge (P. Barry). Moralistes chrétiens, ils apprirent, en dirigeant bien l’intention, à exempter de tout crime la plus coupable action ; à prêter l’argent à tout denier, sans usure ; à se parjurer, sans être parjure ; un valet ne vola point son maître quand il ne lui déroba pas davantage que le salaire de ses peines ; une femme put, sans vol, soustraire de l’argent à son mari pour subvenir à son jeu ; des enfans purent, en sûreté de conscience, puiser dans la bourse de leurs parens, Escobar permit la volupté pour la santé, Vasquez la gourmandise et la gloutonnerie. On satisfit le dimanche au précepte en entendant tout à la fois quatre messes diversement avancées, parce que quatre quarts de messe font une messe ; le riche fut dispensé de faire l’aumône : chez les princes même le superflu fut rare. Ils trouvèrent l’art de mentir tout haut en disant vrai tout bas : chacun put, sans remords, garder le fruit du gain le plus illicite ; un juge, recevoir des présens ; une femme, vendre sa pudicité ; un prêtre, laissant à l’écart son salut, put vendre trois fois sa messe en n’y gardant pour soi-même aucune part. Pour son honneur seulement en danger, il fut permis d’assassiner en duel ; même pour une pomme que l’on ne saurait sauver d’autre sorte, de massacrer le voleur qui, remportant, s’enfuit. Ils y apprirent qu’il est permis aux peuples de se révolter contre leurs souverains, de les déposer, même de les tuer. Il n’est pas de crimes que les casuistes jésuites n’aient permis, tolérés, palliés ; dont ils n’aient même obligé les confesseurs d’absoudre leurs pénitens, sous peine d’être eux-mêmes excommuniés. Cette morale horrible fut consentie par la Société tout entière, car il ne pouvait être imprimé aucun de leurs ouvrages sans avoir été examiné par quatre théologiens jésuites, et de plus, approuvé par leurs supérieurs. La multitude, dont elle favorisait les passions, s’en accommoda ; mais elle parut abominable à tous les amis de la probité et des maximes antiques, encore mécontens de plusieurs de leurs opinions théologiques. Dans tous les rangs de la société, dans le clergé, dans les cloîtres, des cris d’indignation s’élevèrent contre ces assertions destructives de tout ordre publie. Pour atténuer leurs torts aux yeux de la cour de Rome, les Jésuites parurent se dévouer à ses intérêts temporels ; ils se déclarèrent les ennemis les plus ardens des hérétiques, non pas en s’efforçant de les réunir au sein de l’Église par la puissance de la persuasion, mais en excitant les princes à les poursuivre sans relâche, à les exterminer sans pitié. A ce prix ils leur promirent part fort ample dans la béatitude des deux.

Tous ceux qui s’adressaient aux Jésuites pour la direction de leur conscience étaient conduits suivant leurs inclinations : sévères, ils trouvaient parmi eux des directeurs austères ; enclins à faire le mal, même à ne pas s’en corriger, ils éprouvaient les effets de leur conduite obligeante, accommodante, tendant les bras à tout le monde ; chacun était lavé de toute souillure, blanchi, absous de tous crimes, en affirmant avoir suivi une opinion probable : or, les casuistes jésuites s’étaient évertués, par ce système, à rendre les crimes les plus noirs exempts de péché. Ils acquirent ainsi d’innombrables pénitens ; ils parvinrent à diriger la conscience du peuple, des grands, de presque tous les souverains catholiques : leur pouvoir fut immense. Leur orgueil s’indigna d’entendre s’élever des voix désapprobatrices de leurs principes. Pour se venger, leur politique résolut de transformer ses adversaires en une secte qu’ils pourraient à leur gré faire poursuivre par les princes, comme rebelle aux lois de l’Eglise et de l’Etat. Ils exhumèrent, à ce qu’ils prétendirent, d’un ouvrage latin publié après la mort d’un évêque flamand (mort dans la communion romaine et s’étant soumis au jugement du pape), ouvrage à peine lu par les théologiens, mais inconnu du vulgaire, des femmes surtout, cinq propositions isolées, dont ils purent difficilement montrer une seule, sans pouvoir même indiquer les pages dans lesquelles ils les avaient textuellement extraites d’un énorme volume. On ne le vérifia pas même à Rome. Or ces propositions étaient à double sens, l’un catholique, l’autre sentant l’hérésie. Rome les condamna dans leur sens hérétique, et les déclara de Jansénius ; tous les condamnèrent dans leur sens hérétique, mais les consciences timorées refusèrent de jurer sur l’Evangile, comme on l’exigea individuellement de tous les prêtres, de tous les moines, de toutes les religieuses, qu’elles étaient de Jansénius, avant que l’on daignât leur montrer dans le livre de cet évêque le texte des propositions ; car, disaient-ils, la condition nécessaire pour condamner quelqu’un pour un crime, pour une erreur, est qu’il en ait commis matériellement le fait. Or il fut impossible de leur faire lire dans Jansénius les lignes condamnées. C’était précisément le piège dans lequel devaient infailliblement s’enlacer tous les adversaires des doctrines jésuitiques. Ces amis du vrai furent déclarés, par les intrigues des Jésuites, ennemis ue l’Eglise et de l’Etat, pour se refuser d’affirmer sur la foi du Pape un fait auquel la conviction de leurs propres yeux se refusait. Les Jésuites parvinrent ainsi à se venger de leurs adversaires ; ils les accusèrent d’hérésie, de révolte, de résister aux puissances. En les poursuivant à outrance, ils troublèrent le repos de l’Etat, du clergé, des familles ; ils se rendirent odieux à force d’injustices ; mais que leur importait ? ils étaient redoutés, chacun tremblait. Tels furent les religieux dont ce domaine devint le foyer des intrigues.

Jaloux de capter la bienveillance de la cour, les Jésuites ouvrirent au cardinal Mazarin leur maison des champs, le 2 juillet 1652, pour y faire voir à Louis XIV, encore enfant, le combat livré, dans le faubourg Saint-Antoine, par Turenne au grand Condé, chef des Frondeurs. Condé n’aurait pas pu sauver son armée, si mademoiselle de Montpensier ne lui avait pas fait ouvrir les portes de Paris. Les Jésuites, toujours flatteurs, demandèrent au monarque de changer le nom burlesque de leur maison des champs en celui de Mont-Louis ; ils l’obtinrent ; mais ils ne purent empêcher un peuple tenace dans ses habitudes, d’appeler leur habitation le séjour de la folie, et même le petit château du Révérend Père confesseur de Louis XIV, la Folie la Chaise ; tant il est difficile au peuple d’abjurer un trait satirique.

Mont-Louis fut durant quelques années le foyer obscur des manœuvres dont s’occupaient toujours les Jésuites ; mais, sur la fin du règne de Louis XIV, cette habitation acquit la plus haute renommée. Ce prince, devenu vieux, affectionna singulièrement le P. La Chaise, son confesseur. Les jésuites s’applaudirent d’une faveur dont ils recueillaient eux-mêmes les fruits : ils le virent, avec complaisance, entouré dans Versailles d’une foule obséquieuse. Leur vanité fut satisfaite, de voir les solliciteurs assiéger, à Paris, sa cellule ; mais ce concours troublait le repos des vieillards de la maison professe ; il pouvait nuire à de plus graves intérêts. Les supérieurs de l’ordre désiraient de posséder une maison spécialement consacrée à l’habitation du confesseur du roi, lorsqu’une circonstance inattendue vint les servir à souhait. Au milieu de la nuit Louis XIV voulut consulter son confesseur pour, une affaire urgente ; le messager du roi de France ne put pas pénétrer dans la maison des Jésuites. Le monarque se fâcha de ne pas être à l’instant obéi dans son royaume. Il lui faut toujours pouvoir appeler auprès de soi celui qui possède sa confiance ; il exige pour son confesseur une habitation particulière. Les supérieurs des Jésuites y consentent ; Mont-Louis reçoit cette destination, et devient jusqu’à la fin de ce règne le centre du pouvoir jésuitique en France.

Son habitation parut trop mesquine pour le directeur de la conscience d’un roi, et un chétif enclos de six arpens trop étroit. Une enceinte nouvelle comprenant cinquante-deux arpens s’étendit sur toute la croupe de la colline voisine de Charonne et sur le bord du vallon ; elle réunit ainsi le charme d’une solitude profonde à la richesse de magnifiques points de vue. Son habitation principale fut transportée sur une terrasse d’où l’œil dominait mieux Paris. Son château, élevé d’un étage avec mansardes, eut sept croisées de face ; un avant-corps supporta dans son milieu un belvédère supérieur a toiture, d’où l’œil se promenait dans un horizon dont les points les plus distans étaient éloignés de six lieues. Devant sa façade, tournée vers la campagne, se voyaient une cour d’honneur fermée par une grille, et des fossés, suivant l’usage du temps pour tout manoir seigneurial.

Les cultures primitives de cet enclos cédèrent leur place à un jardin plus agréable qu’utile. Des bois furent plantés des bosquets furent embellis de treillages, ses allées furent bordées d’arbres fruitiers ou d’agrément, des sources d’eau vive furent amenées à grands frais pour alimenter une vaste pièce d’eau dont le contour se voyait encore marqué, il y a deux ans, par des murs côtoyant la partie supérieure du carré Saint-Morys, l’allée inférieure du bosquet Clary, le chemin longeant le carré de mademoiselle Raucourt, et par des saules existant encore au midi. Elle recevait aussi les eaux de la Fidèle ne tarissant jamais, puis elle alimentait les fossés du château, et jaillissait ensuite dans deux bassins sur le parterre. Une ceinture d’arbres élevés borda les murs de ce parc, pour mettre son propriétaire à l’abri des regards curieux du dehors. Les pentes rapides du coteau furent couvertes de vignes ; quelques terrains furent réservés sur la hauteur pour la culture du blé ; mais ce qui distingua surtout cette enceinte, fut un verger où le désir de capter la bienveillance de Sa Révérence fit parvenir des plants de tous les arbres fruitiers formant alors la richesse des campagnes de la France, collection unique dans le royaume : le roi lui-même n’en possédait point dépareille. L’orangerie du Révérend Père abondait en arbres, en arbustes étrangers d’une rare beauté, comme en plantes exotiques ; tributs offerts par la reconnaissance, donnés par la crainte, humblement présentés par le désir de mériter quelques faveurs. Durant l’été ils ornaient un parterre s’étendant au bas de l’habitation du R. P. La Chaise, sur la pente de la colline tournée vers Paris. Un jardin potager, situé à la gauche de la porte d’entrée principale actuelle, complétait la culture de cette enceinte. Des belvédères et des abris rustiques en augmentaient l’agrément.

Chaque jour Sa Révérence y voyait aborder princes, prélats, grands seigneurs, ambitieux de toutes robes, clergé, tiers-état, noblesse, venant solliciter des emplois, tâcher de s’y maintenir, ou de conjurer l’orage grondant sur leurs têtes. Madame de Maintenon, dans toute sa puissance, ne dédaigna pas d’y venir elle-même solliciter ; tant était grand l’empire du P. La Chaise sur l’esprit de Louis XIV. Le sage Boileau se vante, comme d’une faveur insigne, d’avoir été invité d’y lire à Sa Révérence son Épître sur l’amour de Dieu. Chacun sortait ayant reçu en échange de ses courbettes, des égards et des paroles, sur lesquelles il se liait fort peu quand il n’était pas dans les bonnes grâces de la Société. Le P. La Chaise n’admettait personne à sa table frugale, à l’exception des évêques et du haut clergé ; mais le comte de La Chaise, son frère, lieutenant des gardes du corps, traitait splendidement les seigneurs de la cour, dans son habitation particulière située dans cet enclos, loin de la demeure de son frère.

Le Révérend Père confesseur était-il appelé à Versailles, il décidait des affaires de l’Eglise et de l’Etat, en parlant au Prince au nom du Ciel, pour sa gloire éternelle, pour son salut en danger. Par son irrésistible influence sur l’esprit d’un vieillard jaloux d’expier les péchés de sa jeunesse, il lui faisait départir, pour la plus grande gloire de Dieu, à ses seuls amis, emplois, honneurs, dignités, richesses, puissance ; en même temps il écrasait ses adversaires sous le poids de la disgrâce, il violentait leurs consciences par la perte de leur repos, par la privation de leurs biens, de leurs emplois, de leur liberté ; par l’exil, par la pauvreté, par la misère, par le tourment de leurs familles, par le péril de leurs vies. Sans cesse il enseignait au Prince que sa volonté, supérieure aux lois, était la loi suprême, afin de lui arracher à chaque moment des ordres arbitraires ; le peuple n’était qu’un troupeau d’ilotes attachés à la glèbe, dont tous les biens appartenaient au roi : il pouvait lever des impôts à merci ; les parlemens étaient des factieux lorsqu’ils se refusaient à trahir les lois antiques, les vieilles maximes du royaume, le véritable intérêt de l’État, la justice. Tous les adversaires des Jésuites étaient des hérétiques, gens pervers ; le monarque, par piété, les devait sans relâche accabler de son courroux, afin d’en extirper la race ; chacun des coups qu’il leur portait était un titre au bonheur éternel. Tout tremblait devant le Jésuite confesseur du roi, tout ce qui lui résistait était foulé à ses pieds. Tel fut le joug dont la France fut accablée pendant les dernières années de Louis XIV, succombant sous le poids de l’âge et des infirmités. Ce furent des jours de calamité pour le peuple, bien différens du temps où Louis le Grand gouverna lui-même : chacun craignait, en voyant arriver à la cour le R. P. confesseur, d’être frappé des foudres se forgeant dans l’ombre de Mont-Louis.

Cette enceinte était alors condamnée à servir d’abri aux mystères coupables de la société des Jésuites, dont le Père confesseur était le porte-voix. Quelquefois Sa Révérence annonçait pompeusement qu’elle voulait y jouir du calme d’une solitude profonde, se reposer des fatigues du grand monde, se délasser des embarras de la cour, enfin recueillir son âme. La porte principale en est alors sévèrement fermée. Les solliciteurs de tout rang sont éconduits : Le maître du logis est en retraite, leur dit-on. Ils se retirent fort humblement, en bénissant le saint homme du soin qu’il prend de son salut ; ils le publient. Les adversaires des Jésuites croient dormir quelques jours en repos. Dehors trompeurs, ce sont les instans les plus à redouter.

Tandis que la porte principale de son logis est fermée, toutes les issues pratiquées sur toutes les faces de son enclos sont ouvertes aux agens secrets de la Société qu’il importe beaucoup de voir seul à seul, sans même qu’ils puissent se connaître entre eux, de peur qu’ils cessent de se mutuellement surveiller. La disposition de ce domaine se prêtait merveilleusement à ces communications mystérieuses. Au dehors toutes les portes s’ouvraient sur des chemins ou des sentiers conduisant à des villages prochains, dont les personnes allant réellement à Mont-Louis semblaient prendre la route. Du haut du belvédère, il était facile de les voir de loin arriver, afin de leur ouvrir à l’instant la porte par laquelle ils devaient entrer. Dès qu’ils avaient pénétré, les arbres dont l’enclos était entouré empêchaient de les apercevoir, du dehors ; le mouvement du terrain au dedans apportait des obstacles à ce qu’ils fussent vus, tandis qu’ils étaient conduits dans, le réduit solitaire, où le Révérend Père recevait les révélations des instrumens utiles à l’aide desquels il surveillait et la cour et la ville, connaissait l’opinion publique, pénétrait dans le secret des familles et dans le cœur de tous les hommes. Muni de ces indices, il donnait à ses agens de nouvelles instructions, il savait régler vis-à-vis de tous ses paroles et ses actions, Répartir les faveurs on la disgrâce des Jésuites ; apprenait quels obstacles devaient éprouver ses desseins, comment aussi il devait les vaincre pu les briser. Malheur à quiconque se trouvait alors compromis par la calomnie ou par là médisance, il devenait l’objet de la haine jésuitique dont il ressentait bientôt tout le poids. Souvent les supérieurs de la Société venaient tenir à Mont-Louis les plus importans de leurs conciliabules. Le Père confesseur en était membre-né, ou plutôt il en était l’âme. Il connaissait la cour, l’esprit public, la mesure de son influence ; c’était à lui à calculer les circonstances opportunes ou défavorables ; à combiner les moyens de faire réussir leurs desseins. Les gros bonnets de l’ordre ne se réunissaient point dans la maison de Sa Révérence : les murs ont des oreilles. En les voyant affluer par la porte principale, on aurait Soupçonné quelques desseins sinistres, sonné l’alarme, et peut-être éventé leurs projets. Un ennemi frappé à l’improviste ne saurait facilement se défendre. Les Jésuites, arrivant un à un par les portes secrètes, se rendaient directement à l’extrémité de l’enclos voisine de Vincennes. Au milieu d’un bosquet s’élèvent huit tilleuls couvrant un belvédère par leur épais feuillage, retraite profonde dans laquelle l’œil curieux ne saurait pénétrer, l’oreille inquiète rien entendre. Ses perspectives lointaines sont magnifiques ; mais deux endroits voisins captivaient mieux l’attention des Jésuites : c’était le donjon de Vincennes, dans lequel leur crédit tenait sous les verrous les hommes dont l’âme courageuse ne s’était pas laissé abattre par leurs promesses, par leurs menaces, par la persécution la plus dure ; c’était encore le temple de Charenton, dont ils avaient provoqué la ruine, dont ils avaient considéré de ce lieu lui-même l’incendie. En les regardant, ils mesuraient leur puissance ; elle les excitait à oser davantage. Dans ce belvédère fut conçu le projet de la révocation de l’édit de Nantes, mesure désastreuse pour la France, dont elle bannit tant de milliers d’hommes industrieux et paisibles. Arrachés par violence au sol de la patrie, ils portèrent à regret dans les contrées étrangères leur génie, leur activité, leurs talens pour les arts, leur science profonde du commerce. De là surgirent les persécutions et la destruction de Port-Royal, dont les pieux solitaires accusèrent les Jésuites de corrompre la morale publique et les en convainquirent par les Lettres provinciales, dont la fine et piquante ironie, modèle d’un goût exquis, démasqua la turpitude de leurs casuistes aux yeux de l’univers et des siècles. De là partirent les dragonnades des Cévennes, où sans pitié un fer catholique perça le sein hérétique, crut servir Dieu en se livrant à l’incendie, à la dévastation, au pillage ; en insultant à la pudicité ; violences contraires à l’esprit de l’Evangile prescrivant la douceur ; à l’exemple du Christ reprenant ses disciples pour lui avoir demandé de faire tomber le feu du ciel sur une ville des Samaritains, juifs schismatiques, qui leur avaient refusé de le recevoir dans leurs murs : Vous ne savez pas, leur répondit Jésus, à quel esprit vous êtes appelés ; et déjà il leur avait dit : Apprenez que je suis doux et humble de cœur ; violences contraires à la conduite du savant évêque d’Hippone, qui, dans le ive siècle, illustra, défendit, domina par sa doctrine l’Eglise chrétienne, et, pénétré de son esprit, exigea que les soldats d’Honorius sortissent de Carthage avant d’entrer lui-même en lice avec les évêques donatistes ; violences contraires dans ce temps lui-même à la conduite du vertueux et pacifique Fénelon, qui ne voulut commencer ses missions dans la Saintonge qu’après avoir fait éloigner de cette province les légions de Louis le Grand ; violences contraires aux principes religieux du successeur de saint Pierre alors régnant. De là partirent réellement des lettres de cachet par milliers, obtenues, exigées, commandées par les Jésuites contre les Jansénistes leurs antagonistes, qu’ils tourmentèrent, exilèrent, embastillèrent, firent sortir du royaume à leur gré. Alors les Révérends Pères s’applaudissaient de remporter chaque jour victoires nouvelles. Ils semblaient pour jamais affermis, ils dominaient partout ; chaque année leur promettait de nouveaux succès ; leur puissance paraissait inébranlable, leur domination sans mesure : quel mortel se serait senti assez hardi pour oser tenir dans ce lieu, aux Jésuites assemblés, ce discours : « Mes Pères, vous bâtissez sur le sable, tous vos projets s’évanouiront, et vous aussi ; les excès de votre puissance seront eux-mêmes la cause de votre ruine. Avant cent ans vous disparaîtrez de tous les royaumes catholiques ; Rome elle-même anéantira votre Société ; vos maximes seront abhorrées ; votre nom lui-même deviendra une injure ; durant soixante ans vous ne posséderez nulle part d’existence publique ; l’autorité du prince vous dépouillera de vos établissement ; elle vous chassera de plus d’un royaume, comme les ennemis de l’ordre social ; vos biens seront vendus à l’encan au profit de vos créanciers ; la maison de plaisance elle-même, qui brille dans cette enceinte sera rasée et cédera sa place à une chapelle mortuaire ; cet enclos dans lequel vous vous plaisez, dans lequel vous vous livrez à la joie, dans lequel vous admirez votre puissance et sa violence, deviendra un lieu de deuil, de tristesse, de pleurs ; un cimetière… Son orangerie servira d’abri pour façonner des tombeaux ; ils couvriront tout dans ces murs ; sur cet endroit lui-même où vous tenez vos conseils, la cendre[1] des arrière-neveux des religionnaires que vous poursuivez maintenant à outrance, reposera tout proche de la dépouille mortelle des personnages les plus éminens de Paris. » Terrible arrêt ! Cependant le parlement de Paris ordonna de vendre Mont-Louis afin de payer les Lioncy, créanciers des Jésuites pour plusieurs millions de lettres de change ; tous les parlemens du royaume les repoussèrent en corps hors du territoire français ; Louis XV sanctionna cet arrêt ; Clément XIV abolit leur ordre ; tous les souverains catholiques régnant alors en Europe applaudirent à sa destruction, et de nos jours Mont-Louis est un cimetière.

Durant quarante-sept ans MM. Baron des Fontaines possédèrent le domaine de Mont-Louis, dont leur tuteur fit pour eux l’acquisition en 1765, lors de la vente des biens des Jésuites. La révolution altéra leur fortune : une maison d’agrément leur fut trop dispendieuse. L’habitation du P. La Chaise, non entretenue, tombait en ruine ; elle servait de retraite aux hiboux ; ses plantations d’agrément détruites avaient cédé leurs places à des cultures champêtres. Son enclos, morcelé entre cinquante locataires, ne ressemblait plus à un parc ; ses murs de clôture tombaient de vétusté. Tout paraissait annoncer, en 1804, qu’il n’existerait plus que des souvenirs historiques de Mont-Louis ; mais la beauté de sa position, et les innombrables avantages dont le dota la nature, le sauvèrent d’une ruine imminente et prochaine.



  1. Le ministre Mestrezat est précisément enterré sur la place autrefois occupée par le belvédère du R. P. La Chaise.