Manuel d’histoire de la littérature grecque/1

Manuel d’histoire de la littérature grecque
(p. 1-10).

CHAPITRE I
LES ORIGINES[1]
SOMMAIRE
I. La race. Son origine et sa formation. — II. Premières créations du génie grec. Traditions légendaires : les chanteurs thraces, Orphée, Musée, etc. ; la poésie délienne, Olen, Hymnes primitifs. — III. Indices historiques de l’existence d’une poésie primitive. — IV. Formes les plus anciennes de la poésie narrative. — V. Autres formes de poésie. Origines du lyrisme.

1. La race. Son origine et sa formation. — La race hellénique appartient à la grande famille aryenne. Dans cette famille, elle forme avec la race italique un groupe distinct, caractérisé par l’étroite affinité des idiomes et par celle des principales conceptions religieuses.

Comment et en quel temps cette race s’est-elle établie sur le sol de la Grèce ? Quelles y ont été les phases de son développement ? Par quels progrès son caractère original s’y est-il dégagé peu à peu de la barbarie primitive ? Sur tous ces points, nous manquons de renseignements précis et sûrs. Mais, en combinant les traditions orales qui s’étaient conservées chez les Grecs eux-mêmes avec les révélations de l’archéologie et avec quelques témoignages fournis par les monuments de l’Égypte ou par la Bible, on aboutit pourtant à un certain nombre de résultats fort voisins de la certitude.

La race d’où sont sortis les Grecs de l’histoire nous apparaît, dans le deuxième millénaire avant notre ère, comme répandue, en tribus de noms divers, sur le littoral de l’Asie-Mineure, dans les îles de la mer Égée, en Thrace, en Macédoine et dans la péninsule hellénique. On ne peut rien dire de certain jusqu’ici sur son pays d’origine. Bien que la tradition ait réuni ces tribus sous la dénomination commune de Pélasges, il est certain qu’elles ne formaient pas un peuple. On ne saurait même affirmer qu’il y eût entre elles communauté d’origine et de langage. En tout cas, cette communauté comportait des différences sensibles entre les divers groupes, différences qui devaient s’accuser de plus en plus, à mesure que chacun d’eux se développait dans les conditions qui lui étaient propres. Il y avait, selon les lieux, des tribus agricoles et des tribus guerrières, des montagnards, des navigateurs, des pâtres, des chasseurs. Cette période pélasgique fut une période d’élaboration confuse, pendant laquelle la future race grecque semble avoir vécu, pour ainsi dire, dans un état inorganique.

Du xve siècle environ jusqu’au xiie, on voit surgir de ce fond obscur, probablement sous des influences issues d’Égypte, de Phénicie, d’Assyrie, de Phrygie, un certain nombre de groupes marqués de caractères plus distincts, qui prennent chacun déjà une individualité historique. C’est la période qu’on peut appeler préhellénique, intermédiaire entre l’âge primitif et l’âge hellénique proprement dit. Les groupes d’Asie deviennent plus asiatiques, sous les noms de Dardaniens, de Lyciens, de Cariens, de Léléges. Au contraire, ceux des îles et d’une partie de la Grèce propre, surtout sur le rivage oriental, laissent apercevoir déjà une physionomie ionienne ; ils sont à demi tournés vers l’Orient, mais ils s’en détachent, ils reçoivent du dehors et ils font prospérer chez eux des éléments précieux de civilisation. Parmi eux, se constituent bientôt, sur certains points au moins, des sociétés guerrières, des royautés fortes et entreprenantes ; ce sont, en Phthiotide et dans le Péloponnèse, les dynasties achéennes ; en Crète, la puissance de Minos ; en Béotie, les principautés minyennes. Il y a là environ trois ou quatre siècles de vie héroïque, de grandes entreprises, de guerres, et aussi de développement intellectuel, religieux, économique et social. C’est pendant ces siècles que s’amasse la matière de la poésie future ; c’est l’âge des Argonautes, celui des guerres de Thèbes, de Troie, d’Héraclès, de Thésée, des Pélopides et des Labdacides. Grands événements et grands noms idéalisés, que nous ne connaissons plus que par des légendes, mais au travers desquels nous entrevoyons pourtant une réalité orageuse et féconde.

Vers le xiie siècle, des mouvements importants se produisent parmi les tribus préhelléniques, et alors commence la période d’hellénisation ; elle se prolonge jusqu’au milieu du viiie siècle environ, où s’ouvre l’ère des Olympiades. C’est dans cette période que l’unité hellénique se constitue, sans effacer d’ailleurs les distinctions originelles : les Grecs deviennent vraiment un peuple. L’établissement des Doriens dans le Péloponnèse donne lieu à la formation d’un certain nombre d’États réguliers, pourvus d’une discipline sociale et d’une puissance durable. Par contre-coup, les tribus voisines s’organisent plus fortement. L’Attique en particulier devient alors, elle aussi, un État, et son caractère ionien s’accuse, par opposition au caractère dorien de Sparte. Beaucoup des anciens habitants de la Grèce propre, chassés de chez eux par suite des invasions, vont s’établir sur le rivage d’Asie, où se trouvaient depuis longtemps des populations de même origine. Ils y créent en quelque sorte une Grèce nouvelle, particulièrement active et entreprenante. Au milieu de ces mouvements divers, les affinités primitives prennent plus d’importance, puisqu’elles déterminent les courants d’émigration et les alliances. Les Doriens d’une part, les Ioniens de l’autre, apparaissent désormais comme deux groupes rivaux, nettement caractérisés : les premiers plus attachés à la tradition, plus disciplinés, plus austères, et plus enfermés en eux-mêmes ; les seconds, plus mobiles, plus enclins à la liberté et aux innovations, plus ouverts aux influences du dehors. Quant aux autres tribus, qui ne se rattachent ni aux Doriens ni aux Ioniens, l’usage les a groupés sous le nom d’Éoliens ; groupement factice qui rapproche des éléments différents, mais qui oppose le vieux fonds primitif aux deux unités ethniques nouvellement prédominantes. Au reste, Doriens, Ioniens, Éoliens, tous, en face des « Barbares » qu’ils rencontrent dans l’essor de la colonisation, prennent une conscience de plus en plus nette de leur fraternité d’origine. Le nom d’Hellènes, né dans la Grèce du Nord, puis répandu probablement dans la Grèce centrale par l’amphictyonie delphique, s’élargit alors rapidement. En raison de son caractère antique et religieux, il s’élève vite au-dessus des dénominations particulières qui divisent les tribus et les États. De proche en proche, il est accepté ou revendiqué par tous. Il atteste l’unité nationale et il la fortifie. Celle-ci est d’ailleurs consolidée par l’institution des grandes fêtes panhelléniques et par leur rapide développement. Le commencement des Olympiades marque le moment où l’ « hellénisme » entre dans l’histoire.

Le peuple qui s’était ainsi formé fut peut-être le mieux doué pour les arts qui ait jamais existé. La curiosité, la vivacité des impressions, la promptitude de l’intelligence, le goût du raisonnement étaient associés en lui à la force créatrice de l’imagination, au sens de la vie et à un remarquable instinct de la beauté. Un heureux équilibre de facultés le prédisposait à aimer la mesure. Il savait voir, écouter, observer, se mettre par conséquent en contact perpétuel avec la réalité ; mais il ne se laissait pas écraser par elle ; son esprit vif la dominait au contraire ; il la simplifiait, l’idéalisait, se l’appropriait par une connaissance méthodique, ou l’imitait par un art intelligent et libre. Il a ouvert, avec une sûreté de coup d’œil et une hardiesse admirables, toutes les grandes voies de la pensée, et il a créé des formes d’art qui ne semblent pas pouvoir être surpassées. Le caractère distinctif de sa littérature sera d’être à la fois spéculative et artistique : sans dédaigner le moins du monde l’utilité pratique, elle visera instinctivement au delà, à la science d’une part, à la beauté de l’autre.

2. Premières créations du génie grec. — Traditions légendaires. Les chanteurs thraces, Orphée, Musée, etc. ; la poésie délienne ; Olen. Hymnes primitifs. — Les premiers efforts de la race grecque pour traduire ses sentiments par la parole nous échappent presque entièrement. Le plus ancien monument de la littérature est pour nous l’Iliade, dont aucune partie ne paraît remonter au-delà du ixe ou, tout au plus, du Xe siècle avant notre ère. Mais l’Iliade est l’œuvre d’un art déjà très avancé, et elle laisse deviner toute une longue évolution antérieure dont elle est le terme. Cette évolution, nous pouvons affirmer qu’elle a dû remplir plusieurs siècles ; mais nous ne la connaissons plus directement ; et, déjà, dans l’antiquité, quand l’histoire littéraire est née, l’histoire littéraire l’ignorait. Essayons du moins, puisqu’il est impossible aujourd’hui de faire mieux, de nous la représenter à grands traits, en mettant à profit les données diverses dont nous disposons.

La tradition conservée en Grèce faisait vivre dans les temps primitifs un certain nombre de chanteurs sacrés, fils des dieux ou favoris des Muses. Tels étaient Orphée, Linos, Musée, Pamphos, Eumulpe, Thumyris. Ce qu’on racontait à leur sujet était de nature purement légendaire ; quant aux œuvres qu’on leur attribuait, c’étaient des compositions apocryphes, nées bien des siècles plus tard. Ces noms, en somme, semblent purement fictifs. De quelque manière qu’ils aient été mis en circulation, ils ont servi à expliquer ou à autoriser certains rites ; ils sont mêlés, presque tous, à l’histoire de la religion grecque : ils n’appartiennent vraiment pas à celle de la littérature.

Toutefois, les traditions qui les concernent ne doivent peut-être pas être négligées entièrement. Elles nous signalent les régions septentrionales du monde grec, la Thrace, la Piérie, comme le lieu d’origine de la plupart de ces chanteurs légendaires et, par conséquent, comme le point de départ des plus anciens chants connus. En cela, elles se rencontrent avec d’autres traditions qui font aussi de la Piérie le lieu d’origine des Muses. On peut conjecturer de là que de ces régions ont dû venir, dans des temps lointains, certaines formes de cultes qui comportaient des chants religieux.

D’autres chanteurs de même sorte, plus spécialement voués à Apollon, tels qu’Olen, Phœbammon, Chrysothémis, nous sont donnés comme originaires des îles de la mer Égée, en particulier de Délos et de la Crète, et la poésie qu’on leur attribue est rattachée par son inspiration première à la Lycie. Le plus connu d’entre eux était Olen, qu’on disait venu de Lycie à Délos ; les femmes déliennes, au temps d’Hérodote (ve siècle), chantaient encore des hymnes qu’il était censé avoir composés.

Ainsi la Grèce des temps historiques avait conservé, sous ces légendes, le souvenir vague d’une poésie très ancienne, liée à des cultes qui étaient venus du Nord et de l’Orient ; c’était par les hymnes de ces antiques chanteurs qu’elle croyait avoir préludé à sa grande poésie épique. Rien n’est plus vraisemblable en soi. Et en écartant même les légendes, on arrive, par l’étude des faits connus, à des conclusions très voisines à ces traditions.

3. Indices historiques de l’existence d’une poésie primitive. — L’archéologie a pu constater, par l’étude des monuments, qu’il y avait eu une floraison des arts plastiques en Grèce dès la période préhellénique. On a trouvé à Orchomène, à Tirynthe, à Mycènes, et sur divers autres points, en Attique, en Laconie, dans les îles, en Crète principalement, des restes d’enceintes fortifiées, des palais, des sépultures, avec quantité d’objets en or, en cuivre, en pierres ciselées, en verre de couleur, ou en terre cuite, qui permettent d’imaginer à peu près la vie des princes de ce temps. On voit qu’ils aimaient le luxe, et que ce luxe n’était pas un faste grossier, mais qu’il était empreint déjà du sens de l’art. Ces princes étaient guerriers et chasseurs. Lorsqu’ils célébraient les cérémonies de leur culte ou qu’ils rassemblaient leurs compagnons dans les grandes salles de leurs palais, toutes brillantes de peintures et de revêtements métalliques, n’avaient-ils pas déjà des poètes pour chanter les légendes de leurs dieux et pour glorifier leurs ancêtres ?

Les poèmes de l’âge homérique ont pour fondement tout un cycle de mythes et de récits héroïques, qui ont dû être élaborés peu à peu. Les plus anciens de ces poèmes nous montrent qu’au temps où ils naquirent, ce cycle était fort développé. Les relations généalogiques des dieux et leurs attributs essentiels constituaient déjà une ample série de traditions. Et ces traditions n’appartenaient pas à la région où naissaient alors ces poèmes, c’est-à-dire à la Grèce d’Asie ; beaucoup d’entre elles se rapportaient à des lieux déterminés de la Grèce continentale ; raison sérieuse de croire qu’elles venaient de là et qu’elles y avaient grandi. C’étaient dans les chants simples qui accompagnaient les sacrifices qu’elles avaient dû recevoir leur première forme. Ce qui est vrai des dieux l’est aussi des héros. L’épopée ionienne repose sur une histoire fabuleuse qui se rapporte aux dynasties achéennes, minyennes, cadméennes, c’est-à-dire à la période préhellénique et à la Grèce propre ; et, au moment où nous la voyons apparaître, elle se sert de cette histoire comme d’une matière ancienne et connue. Cela nous induit à penser qu’elle a recueilli en naissant I’héritage d’une poésie antérieure, qui avait fleuri en Grèce et sous l’influence de ces vieilles dynasties.

La forme de la poésie homérique conduit d’ailleurs aux mêmes conclusions. Cette poésie use d’une versification savante, qui a dû, avant d’arriver à ce degré de perfection, être assouplie par un long usage. Elle emploie, en outre, toute une phraséologie traditionnelle, qui se montre déjà formée dans ses œuvres les plus anciennes. Cette phraséologie se rapporte aux désignations des dieux et de leurs attributs, à celles des héros et à leurs relations de famille, aux principaux actes de la vie héroïque, c’est-à-dire au combat et à l’assemblée. Et, chose décisive, bien que les poèmes où nous la trouvons soient ioniens, elle est en grande partie de forme éolienne. Il est donc probable qu’elle a été apportée dans l’Asie grecque par les descendants des Achéens, mais qu’elle s’était constituée déjà chez leurs pères, sur le sol grec, dans les siècles qui ont précédé immédiatement l’émigration.

4. Formes les plus anciennes de la poésie narrative. — Ce qui vient d’être dit nous permet de déterminer, par leurs traits essentiels, les formes de cette poésie préhomérique.

Son premier fonds, ce sont les hymnes, c’est-à-dire des chants en l’honneur des dieux, récités probablement pendant le sacrifice. En un temps où la pensée n’était capable encore que des créations les plus simples, ces hymnes ont dû se composer surtout d’énumérations d’attributs, d’indications généalogiques, de brefs récits et de formules de prière.

Puis, à côté de ces hymnes, et probablement sous leur influence, ont dû naître des récits héroïques, qui retraçaient les origines des familles princières et des tribus, les généalogies des héros, leurs principales actions, les fondations des villes, leurs alliances et leurs guerres. Ces récits étaient déjà de l’épopée, mais de l’épopée élémentaire et diffuse encore, qui, sans doute, ignorant les longs développements, les tableaux, la peinture détaillée des sentiments, s’en tenait à une narration naïve, sans détours et sans ampleur.

Hymnes et récits, toutes ces compositions primitives étaient en un langage qui, par la force des choses, a dû prendre rapidement un caractère à demi conventionnel, soit parce que la poésie restait plus attachée que le parler courant aux formes anciennes, soit parce qu’elle visait instinctivement à une certaine noblesse. Elles étaient toutes en vers : car la versification, chez tous les peuples, est, par une sorte de nécessité, la première forme de l’art littéraire. Cette versification avait été créée par la mélodie et le rythme du chant, dont la poésie alors ne se séparait pas. Quelles qu’en fussent les règles précises et quels qu’en aient été les états successifs, c’est d’elle qu’est né l’hexamètre homérique. Le chant était accompagné d’un instrument à corde, très simple, qui eut d’abord quatre notes seulement, puis sept : c’était la phorminx ou cithare, dont on attribuait l’invention à Hermès, bien que l’instrument lui-même appartînt à Apollon.

5. Autres formes de poésie. — Origines du lyrisme. — À côté de cette poésie héroïque et hiératique, il n’est pas douteux que l’instinct populaire n’eût aussi ébauché, dès ces temps reculés, d’autres sortes de chants appropriés à certaines circonstances de la vie domestique. La plus ancienne épopée atteste l’existence de lamentations funèbres ou thrènes (θρῆνοι), de chants nuptiaux ou hyménées (ὑμέναιοι), de chants d’actions de grâces ou péans (παιᾶνες) et aussi de divers genres de chants rustiques, qui se mêlaient aux travaux de la campagne. Les paroles de ces chants ne pouvaient être que fort simples ; car l’âme humaine était bien loin encore de savoir analyser ses sentiments ; quelques mots répétés lui suffisaient pour se soulager de ses émotions. Les airs eux-mêmes n’étaient peut-être pas tous nés sur le sol grec ; quelques-uns pouvaient être venus du dehors ; ils avaient plu, et ils s’étaient transmis de proche en proche. Airs et chants constituaient ensemble une forme élémentaire de poésie qui avait son caractère propre. Elle n’était pas narrative comme celle dont il a été question précédemment ; elle exprimait directement les sentiments actuels de ceux qui en faisaient usage. Et ces sentiments étaient collectifs, c’est-à-dire communs à un groupe déterminé, parents, amis, frères d’armes ou compagnons de travail. Il y avait donc là vraiment le germe du futur lyrisme choral.

Ainsi, dès les temps antérieurs à l’histoire, nous entrevoyons en Grèce, sous forme d’hymnes, de récits héroïques, de chants variés, toute une végétation première de poésie qui commençait à sortir de terre. Ces pousses, jeunes et vigoureuses, allaient grandir rapidement, et, en grandissant, développer chacune ses caractères propres. La première qui fleurit avec éclat fut l’épopée. Voyons comment se produisit cette floraison.

  1. Pour les notions générales sur la race grecque, ses origines, ses migrations, nous nous contenterons de renvoyer aux histoires de la Grèce les plus récentes, en particulier à celles de Beloch, de Busolt, de Pöhlmann. Sur les dialectes, consulter l’ouvrage de R. Meister, Die griechischen Dialecte, remaniement du De Græcæ linguæ dialectis d’Ahrens (Gœttingen, 1830) et celui d’O. Hoffmann, Die Griechischen Dialecte in ihrem histor. Zusammenhange.