II. — Le travail comme facteur de la production

1. Les différentes sortes de travaux.

68. Le rôle du travail dans la production. — Parmi les facteurs qui jouent un rôle dans la production, le travail est celui qui doit être mis en tête. La production, avons-nous dit, c’est l’ensemble des actes par les quels les hommes « créent » des biens, soit pour les consommer eux-mêmes, soit pour les céder à d’autres. La production, ainsi définie, implique toujours un travail, puisque le travail n’est pas autre chose que l’activité de l’individu se déployant pour atteindre un but intéressé : le « phénomène » lui-même qui gagne sa vie à s’exhiber dans les foires — et qui est un « producteur », puisqu’il fournit des « services » à ceux qui vont le voir — « travaille » à sa manière. Aucun autre facteur, cependant, n’intervient d’une manière universelle dans la production. Et quand même il en irait autrement, c’est au travail qu’il faudrait donner la première place parmi les facteurs de la production, pour cette raison qu’il représente dans la production la part de l’homme, et que c’est de l’homme qu’il faut partir toujours dans l’économique, comme il faut aussi toujours y revenir.

69. Classification des travaux. — Les travaux peuvent être classés en mille manières. Il ne saurait être question de les indiquer toutes ici. Certaines d’entre elles, d’ailleurs, nous obligeraient à revenir sur des choses déjà vues : ainsi l’on peut distinguer des travaux qui produisent des biens directs et d’autres qui produisent des biens indirects, etc.

Une distinction importante est celle du travail qualifié et du travail non qualifié[1]. Comme la plupart des distinctions que l’on peut établir dans l’économique, elle ne correspond pas à une démarcation nettement tranchée. Le travail qualifié est celui qui exige, de la part de l’individu qui doit l’exécuter, des connaissances spéciales, une habileté particulière. Mais tous les travaux, comme nous le montrerons bientôt, exigent des connaissances et de l’habileté. Il s’ensuit qu’un travail qui dans un pays donné sera regardé comme un travail qualifié sera regardé comme un travail non qualifié dans un autre pays, où il y aura chez les travailleurs, d’une façon générale, plus d’instruction, plus d’intelligence et plus d’adresse.

Toutefois, même réduite à cette valeur relative, la considération de la qualification ou de la non-qualification du travail jouera un assez grand rôle dans la théorie des salaires, quand il s’agira d’expliquer les inégales rémunérations qu’obtiennent les différents travaux.

On parle, maintenant, de travaux matériels et de travaux immatériels, de travaux manuels — ou mieux corporels — et de travaux intellectuels. Ces deux distinctions, on le remarquera, ne coïncident pas[2]. Pour établir la première, on se fonde sur la considération du résultat du travail, lequel sera soit un bien matériel, soit un bien immatériel. Ainsi on appellera matériel le travail du peintre qui fait un tableau, immatériel celui du musicien qui joue un air, et sans doute aussi celui de l’écrivain qui compose un ouvrage, puisque ce qui constitue l’ouvrage, ce sont essentiellement les pensées et les mots, et point les livres où ces mots sont imprimés. Pour établir la deuxième distinction, au contraire, ce sont les facultés mises en œuvre par le travailleur auxquelles on s’attache. Et sans doute tous les travaux, à la rigueur, sont à la fois corporels et intellectuels : les méditations du philosophe exigent une dépense d’énergie cérébrale, comme la besogne du terrassier requiert une certaine attention, une adaptation intelligente des mouvements à une fin donnée. Mais l’importance relative îles diverses facultés qu’il nous faut mettre en jeu varie beaucoup d’un travail à un autre, et justifie les appellations courantes. Et alors on pourra constater qu’il y a des travaux intellectuels qui sont matériels — le peintre, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, fait un travail matériel, où cependant le râle de la main se réduit à presque rien —, comme aussi il y a des travaux manuels qui sont immatériels — par exemple les soins donnés par un garde-malade — .

Quand le travail et dépensé, comme l’on dit, sur des objets matériels, les opérations qu’on fait subir à ces objets peuvent être de sortes diverses. Parfois il ne s’agit que de déplacements : ainsi le laboureur retourne la terre, le mineur extrait la houille du sol, etc. D’autres fois il s’agit de changer la forme des objets : le tourneur façonne les morceaux de bois qui lui sont livrés, le sculpteur lire une statue d’un bloc de marbre, etc. D’autres fois encore des matériaux divers sont combinés, agencés en tel ou tel mode : c’est le cas par exemple lorsque l’imprimeur imprime une feuille de papier, ou que le maçon construit une maison avec des pierres, de la chaux, etc.

On distingue encore, dans certaines entreprises qui exigent le concours d’une multiplicité de travailleurs, le travail de conception, le travail de direction et le travail d’exécution. S’agit-il par exemple de bâtir une maison ? Un architecte en tracera le plan. Un « entrepreneur » rechargera de diriger la construction, achetant les matériaux, recrutant les ouvriers nécessaires, indiquant à chacun d’eux sa besogne, etc. Enfin à côté de ces deux hommes, qui ont chacun leur tâche, mais qui tous deux fournissent un travail intellectuel, il y aura des ouvriers pour faire le travail déterminé par eux, travail qui dans ce cas est un travail manuel.

Nous mentionnerons, pour terminer, que l’homme à qui l’on donne un travail a exécuter peut avoir, pour l’accomplissement de sa lâche, une latitude plus ou moins grande. La besogne qu’on lui confie ne sera jamais définie en telle sorte que son rôle devienne tout à fait machinal ; mais la part d’initiative qui lui sera laissée pourra être très variable. Selon les cas, on parlera ici de travailleurs responsables et de travailleurs automatiques. Et cette distinction vaudra aussi bien pour les travailleurs intellectuels que pour les travailleurs manuels.

2. Les conditions subjectives de l’efficacité du travail : le savoir.

70. Importance du savoir. — De quelles conditions l’efficacité du travail dépend-elle ?

La première des conditions qui déterminent cette efficacité, c’est l’étendue


Cf. Böhm-Rawerk, Positive Theorie des Capitales, liv. I, i, pp. 12-14, note.

Cf. Philippovich, Grundriss, 1er vol., § 42.

Cf. Marshall, Principles, liv. IV, chap. 6, § 8, note (trad. fr., t. I). du savoir que le travailleur possède[3]. Tantôt, déjà, nous avons eu occasion de dire que tout travail impliquait de la part de celui qui veut s’y livrer une certaine somme de connaissances. Il faut revenir sur ce point, et montrer combien grande est l’importance de cet élément du travail.

Qu’est-ce que le travail ? C’est, comme nous le savons, une activité qui se déploie en vue d’un résultat. Le travail, par conséquent, ne pourra être efficace que si nous savons que de certains actes exécutés par nous nous feront arriver au résultat désiré. Si simple soit-il, il exige des connaissances générales qui rendent possibles de notre part des prévisions. Et plus nous aurons de connaissances, mieux nous serons informés des effets de chaque cause et des causes de chaque fait, plus aussi il nous sera facile — cela va de soi — d’atteindre par notre travail les fins où nous aspirons.

Nous nous trouvons ainsi pour la seconde fois en présence de cette idée que le développement économique est subordonné au progrès de notre savoir. Mais la première fois nous avons montré en celui-ci la condition de la formation des besoins ; et sous ce rapport le progrès du savoir nous était apparu comme n’entraînant pas nécessairement un accroissement du bonheur des hommes. Ici, le savoir nous donne les moyens de satisfaire les besoins que nous avons : et tout ce qui le fera progresser nous apparaît en conséquence comme bon.

C’est Tarde qui a montré avec le plus d’ingéniosité et de la manière la plus frappante le rôle si considérable joué dans la production par les connaissances des hommes. Ces connaissances d’après lui constituent pour l’humanité un « capital », et ç’a été un tort de la part de beaucoup d’économistes de ne connaître, en fait de capital, que celui qui consiste en des produits. L’un et l’autre capital ont leur rôle à jouer dans la production, tout comme il faut à l’ordinaire, pour qu’une graine pousse, qu’il y ait en elle un germe et des cotylédons. Mais de même que dans la graine c’est le germe qui est l’élément essentiel, de même dans la production le capital-connaissances est beaucoup plus important que le capital-produits. Quand Samuel Slater en 1789, sans emporter avec lui un seul dessin, partit d’Angleterre pour aller apprendre aux Américains la manière de construire les machines à filer le colon, il portait dans son cerveau, dit Tarde, tout le capital d’où la grande industrie américaine est sortie. Qu’un pays voie un cataclysme naturel, une guerre détruire même une très grande partie de ses capitaux-produits, conservant les autres capitaux, ce pays reconstituera sans peine ses richesses, et retrouvera bien vite son degré antérieur de prospérité.

Acceptons sans la discuter la terminologie de Tarde ; laissons de côté également ce qu’il dit de la facilité avec laquelle une collectivité peut créer à nouveau les biens qu’elle a perdus : l’idée essentielle que Tarde a voulu exprimer s’imposera à nous comme très vraie et très profonde. Mais il faut essayer de voir d’une manière plus précise quel est ce savoir qui rend noire travail efficace.

Ce savoir, c’est le savoir technique. On appelle technique un système de connaissances d’ordre général se rapportant à des méthodes, à des procédés qui nous permettent d’obtenir de certains résultats, de créer de certains biens. On pourra parler, par exemple, d’une technique médicale ; on parlera couramment de la technique agricole ou de la technique industrielle.

71. Les progrès de la technique. — Nous ne saurions songer à retracer toute la suite des développements que la technique a reçus dans le cours de l’histoire de l’humanité[4]. Les premiers progrès vraiment notables furent réalisés quand on apprit à cuire la terre, à fabriquer les métaux, quand on domestiqua les animaux et qu’on se mit à cultiver le sol, quand on construisit des bateaux et des chars. Bien d’autres progrès ont été faits depuis lors. Mais l’énumération en serait trop longue. Et d’ailleurs il nous faudra revenir bientôt sur ce point, quand nous parlerons du rôle du capital dans la production : car les découvertes techniques, à l’ordinaire, ont eu pour effet d’accroître le caractère capitalistique de la production ; et toujours elles ont introduit de nouveaux modes d’emploi du capital.

Comment les inventions techniques apparaissent-elles ? Elles se fondent souvent sur des observations familières, sur des expériences conduites sans méthode. C’est ainsi qu’ont été faites les premières inventions, et dans notre époque encore beaucoup d’inventions sont nées d’un savoir purement empirique. De plus en plus cependant, à mesure qu’on avance dans l’histoire de l’humanité, on voit les progrès de la technique résulter, en dernière analyse tout au moins, de progrès effectués par la science. Le savant se livre à la recherche désintéressée et méthodique des lois qui régissent l’enchaînement des phénomènes ; puis un jour vient où l’on trouve la possibilité de tirer de ses découvertes des applications pratiques. Le développe ment prodigieux de la production qui a eu lieu dans ces 150 dernières années a été le résultat du développement non moins surprenant de la science dans cette même période.

Toutes les sciences, au reste, n’ont pas contribué également à accroître la productivité du travail. Ce sont surtout la mécanique, la physique et la chimie qui ont fait la puissance économique de l’homme. La biologie commence seulement à fournir des indications importantes pour l’économie, notamment en ce qui concerne le traitement de nos maladies, l’alimentation des animaux et les conditions de la vie des plantes. La mathématique — en dehors des facilités qu’elle a données pour les comptes — a été utile d’une manière indirecte, comme science auxiliaire des sciences précédentes. Quant à la psychologie et à la sociologie, il n’apparaît pas qu’elles aient contribué beaucoup aux progrès de l’économie. Et cela n’est pas dû seulement au peu de développement que ces sciences ont pris jusqu’à ce jour : il semble bien plutôt qu’il y ait ici un fait nécessaire, résultant de la nature même des réalités que la psychologie et la sociologie étudient, et des lois qu’elles établissent.

72. L’instruction. — On comprendra sans peine, maintenant, que pour que le savoir augmente l’efficacité du travail, il ne suffit pas que ce savoir existe quelque part, consigné dans des livres ou enfermé dans l’esprit de certains hommes. Il faut que l’on trouve ce savoir chez le travailleur lui-même. Le progrès de la science et des connaissances techniques est assurément la première chose. Mais il est tout aussi nécessaire que ces connaissances soient données à ceux qui pourront les utiliser. Ce sont les progrès réalisés par la technique qui expliquent sans doute en première ligne pourquoi la production par travailleur est plus abondante aujourd’hui, dans tel pays, qu’elle n’était il y a un siècle. Mais pourquoi, dans une même époque, l’efficacité du travail est-elle plus grande ici que là ? c’est — entre autres choses — que les hommes ne sont pas dans tous les pays également instruits des découvertes qui ont été faites.

L’instruction a donc, pour accroître l’efficacité du travail, une importance capitale. Et cela est vrai surtout, au point de vue qui nous occupe ici, de l’instruction technique ou professionnelle[5]. L’instruction purement scientifique a des avantages multiples, et qu’il faudrait se garder de dédaigner. Étendant notre savoir, elle satisfait une curiosité très haute, et elle élargit, comme on dit, nos idées. En tant qu’elle est donnée à des sujets exceptionnellement doués, elle prépare des découvertes nouvelles, ou scientifiques, ou techniques. L’acquisition de cette instruction ne va pas, d’autre part, sans une mise en œuvre de nos facultés intellectuelles qui fortifie celle-ci et par là, ainsi qu’on le verra, nous prépare à travailler plus utilement. Enfin, plus notre instruction scientifique sera complète, plus nous aurons de facilité pour apprendre les différents métiers, mieux nous pourrons, par suite, choisir parmi ces métiers celui pour lequel nous avons le plus d’aptitude, ou nous donner un métier nouveau lorsque nous serons contraints, pour une raison ou pour une autre, de quitter celui que nous exerçons. Mais ces avantages ne se rapportent pas tous à l’efficacité du travail ; et pour autant que l’instruction scientifique accroît cette efficacité, elle ne le fait qu’indirectement.

L’étendue des connaissances du travailleur — particulièrement des connaissances techniques — ayant sur l’efficacité du travail l’influence si considérable qu’on vient de voir, on s’étonnera peut-être que cette influence n’ait pas été, bien souvent, assez nettement aperçue. Il y a de cela des raisons multiples. Les connaissances que le travailleur possède ne sont pas quelque chose d’extérieur et de concret, quelque chose qui se mesure. Ces connaissances, d’autre part, le travailleur les utilise dans son travail ; mais pour les utiliser, il ne les perd pas : il n’y a pas là de sa part une dépense au sens propre du mot, comme il y a une dépense d’énergie musculaire. Enfin, à une époque donnée et dans un pays donné, il y a une certaine somme de connaissances que possèdent tous les hommes, ou presque tous, et il y a une certaine somme de connaissances que possèdent tous ceux qui exercent un certain métier. Ces connaissances communes ne se feront pas remarquer. Il va de soi que le maçon sait de certaines choses, et le laboureur, et le forgeron. Les connaissances qu’on leur suppose, d’ailleurs, ne sont pas incorporées — si l’on peut ainsi dire — au seul travail ; on les incorpore aussi à la terre, au capital : parlant de la fertilité d’une terre, estimant sa valeur, on attache à cette terre, en quelque sorte, les connaissances que possèdent les cultivateurs, connaissances qui permettent à ceux-ci d’y faire venir tels ou tels produits ; estimant la valeur d’un capital, de même, on y attache ces connaissances qui existent parmi les hommes et qui permettront d’utiliser le capital en question de telle et telle manières.

73. Les connaissances particulières des travailleurs. — Dans ce qui précède, nous n’avons parlé que des connaissances d’ordre général qui sont nécessaires au travailleur. Il y a aussi des connaissances particulières que celui-ci doit posséder. Celui qui veut exploiter une terre, par exemple, doit savoir la superficie de cette terre, il doit en avoir étudié les conditions climatériques, géologiques, etc. ; il devra aussi connaître les hommes qu’il emploiera. Ceux-ci à leur tour, quelque simple que puisse être la besogne qui leur sera confiée, devront connaître les outils qu’ils auront à manier, les bêtes qu’ils auront à conduire. Et il y a des connaissances plus particulières encore, en un sens, que le travailleur devra acquérir sans cesse : les connaissances relatives aux conditions extérieures toujours changeantes au milieu desquelles le travail, si machinal qu’il puisse être, est exécuté. Mais ce sont là des vérités trop évidentes pour qu’il y faille insister.

3. Les autres conditions subjectives.

74. L’intelligence. — Le savoir est la première, logiquement, des conditions de l’efficacité du travail. La deuxième de ces conditions est l’intelligence. Le mot « intelligence » d’ailleurs, comme on va le voir, ne désigne pas une qualité unique, mais un ensemble extrêmement complexe de qualités.

L’intelligence, peut-on dire, complète le savoir. Elle est nécessaire, remarquons-le tout d’abord, pour l’acquisition de celui-ci. S’agit-il de vérités générales, scientifiques ou techniques ? Il faut de l’attention pour les assimiler ; il y faut un don de compréhension : on n’apprend véritablement que ce que l’on a compris ; et la mémoire est indispensable pour conserver ces connaissances. S’agit-il des connaissances particulières dont nous venons de parler ? Pour elles encore il faudra posséder la faculté d’attention, le don d’observation et de compréhension et la mémoire.

Mais l’intelligence est nécessaire aussi, le savoir une fois acquis, pour l’utilisation de ce savoir. Il faut ici de l’à-propos : il faut que le travailleur se rappelle, quand des difficultés se présentent, les connaissances générales et particulières qui sont requises pour la solution de ces difficultés. Il faut qu’il ait un esprit inventif et ingénieux. Et il faut aussi qu’il soit capable de raisonner juste.

L’intelligence — c’est-à-dire l’ensemble de ces qualités qu’on est convenu de désigner par ce nom — a un rôle à jouer dans tous les travaux. Mais ce rôle, comme il a été indiqué déjà, sera tantôt plus important, tantôt moins, soit d’une manière absolue, soit par rapport au rôle qu’auront à jouer d’autres facultés. Il sera particulièrement important, entre autres cas, dans le cas du travail de direction. Celui qui dirige une entreprise, surtout si les moyens productifs qu’il doit agencer sont nombreux et divers, est obligé perpétuellement de mettre en œuvre toutes les ressources de son esprit. Le succès ou l’insuccès, ici, dépendent de variations dans telle ou telle qualité intellectuelle du directeur qui peuvent être minimes. C’est l’intelligence qui organise. Et l’organisation, tout au moins dans les entre prises un peu complexes, est peut-être ce qui a la plus grande influence sur les résultats qu’on pourra obtenir[6].

Les dons de l’intelligence sont des qualités natives. Toutefois, il n’est pas impossible de les développer. Les conditions de l’existence d’une manière générale influeront diversement sur ce développement ; mais celui-ci dépendra, avant tout, de l’instruction que les individus auront reçue.

75. L’habileté, la force, etc. — On ne manque jamais de distinguer des qualités de l’intelligence l’habileté manuelle, qui est très utile à tous ceux qui ont à travailler de leurs mains. Ce qui permet, par exemple, à un pianiste de devenir un virtuose, c’est moins la finesse de son sens musical que son mécanisme, comme on l’appelle. Et dans bien d’autres métiers encore il y a un mécanisme d’exécution pour lequel les différents individus manifestent des aptitudes très inégales.

On notera qu’ici encore nous sommes en présence, non pas d’une qualité unique, mais d’un ensemble assez complexe de qualités. Mais ce qu’il faut surtout, c’est d’une part que les muscles obéissent d’une manière rapide et précise aux ordres de la volonté, aux sollicitations de l’imagination, et d’autre part, que l’on ait de la facilité à répéter automatiquement les séries de mouvements qu’on a appris une première fois à accomplir. Ces deux qualités, d’ailleurs, sont étroitement liées. La promptitude et l’exactitude dans l’exécution de ce que la pensée a conçu s’acquièrent, dans une grande mesure, par l’exercice : et on ne les acquiert qu’autant que le degré de perfection de notre mémoire corporelle s’y prête.

Dans les travaux manuels il faudra encore, souvent du moins, de la force musculaire. Et dans tous les travaux on a besoin de jouir d’une bonne santé, pour ne pas être interrompu dans ses occupations, pour pouvoir appliquer à la besogne qu’on doit faire des facultés intactes, qu’il s’agisse, d’ailleurs, des facultés intellectuelles, corporelles, ou encore — s’il est permis d’employer une telle expression — des facultés morales. Aussi, quand on étudie les conditions de l’efficacité du travail, convient-il de donner beaucoup d’attention à tout ce qui influe sur la santé des travailleurs. La question de la vie urbaine ou rurale, la question de l’alimentation et du logement, la question de la durée plus ou moins longue de la journée de travail, la question des repos qui coupent cette journée de travail, celle du repos hebdomadaire et des congés plus longs que le travailleur peut prendre de loin en loin, la question du travail de nuit, la question du travail des enfants, le développement plus ou moins grand chez le travailleur d’habitudes vicieuses comme l’alcoolisme, toutes ces questions prennent ici une importance extrême, qu’il suffira de mentionner[7].

76. Les qualités morales. — Disons quelques mots pour terminer de ces qualités morales du travailleur auxquelles nous venons de faire une allusion. Elles aussi elles sont multiples et diverses. Telles d’entre elles, au reste, sont nécessaires à tous les travailleurs : par exemple, cette qualité qu’on appelle souvent le courage au travail, et qui fait qu’on ne se laisse pas rebuter par la besogne à accomplir. D’autres, au contraire, sont nécessaires spécialement aux travailleurs qui ont à exécuter de certains travaux, ou qui travaillent dans de certaines conditions. Ainsi, il faudra de l’initiative et de la hardiesse à celui qui dirige une entreprise, et devant qui se présentent des occasions de s’engager dans des voies nouvelles ; il faudra du courage — au sens ordinaire du mot — à ceux qui sont chargés de telles besognes dangereuses. Et l’honnêteté sera utile chez tous ceux qui auront à accomplir des travaux sans être intéressés d’une manière sérieuse à la réussite ou à la bonne exécution de ces travaux.

De quoi donc dépendent ces qualités morales des travailleurs ? Même si nous ne recherchons que les causes générales, et si nous négligeons celles qui résident dans les caractères individuels, nous nous trouverons en présence d’un grand nombre de causes, qui agissent sur le développement, les unes de telle qualité, les autres de telle autre.

On a noté bien souvent l’influence du climat, sans d’ailleurs pouvoir déterminer au juste quelle importance il convient de lui attribuer. Il paraît bien certain que les climats chauds inclinent les hommes à la paresse. Mais on a pu faire observer que souvent dans un même pays on avait vu, d’une époque à l’autre, la population devenir travailleuse de paresseuse qu’elle était, ou inversement. L’influence de la race donne lieu aussi à bien des discussions. Il semble qu’au-dessus de ces deux influences il convienne de mettre celle du moment historique, comme Taine l’appelait : entendons par cette expression l’ensemble des croyances et des mœurs qu’on trouve dans un pays à une époque donnée, la direction générale de l’esprit public et de la civilisation, telle qu’elle résulte d’une foule de contingences historiques.

Il est important de noter, maintenant, que le travailleur apportera à son travail d’autant plus de courage et de soin qu’il sera intéressé davantage à bien faire. C’est ici d’ailleurs un point qui a été mis en lumière par beaucoup d’économistes. Et on a indiqué bien souvent les diverses causes qui font que le travailleur est plus ou moins intéressé à faire de bonne besogne. Il y a le régime politique et administratif, dont le bon fonctionnement est nécessaire pour permettre aux particuliers de s’engager dans des entreprises à long terme — ceci d’ailleurs nous ramène à ce « moment historique » dont nous parlions tantôt —. Il y a la situation juridique du travailleur dans l’entreprise, et le mode de rémunération de son travail : un travailleur libre, qui reçoit un salaire dont il peut disposer à son gré, qui peut sur son salaire faire des épargnes pour améliorer sa condition dans l’avenir, qui craint enfin, s’il ne donne pas satisfaction à son employeur, de perdre son gagne-pain, travaillera beaucoup plus et beaucoup mieux qu’un esclave ; un salarié qui participe aux bénéfices de son employeur travaillera mieux que celui qui reçoit un salaire fixe, tout au moins si la participation est assez sérieuse pour que le zèle de notre salarié ait manifestement pour effet d’accroître son gain ; le salarié qui est aux pièces travaille plus que celui qui est payé à la journée. Enfin il faut tenir compte aussi des conditions proprement économiques, soit de l’entreprise particulière où le travailleur est engagé, soit d’une manière générale du pays où il vit. Un entrepreneur se livrera avec d’autant plus d’ardeur à son travail qu’il aura plus de confiance dans l’heureux résultat de ses efforts, et qu’il lui sera possible d’espérer des bénéfices plus considérables. On a remarqué que dans les colonies, le travail était toujours plus énergique que dans les métropoles : c’est qu’il y a dans les colonies plus de places à prendre, plus de choses à créer, c’est que les récompenses sont plus hautes qui y attendent les hommes actifs et audacieux.


4. Le travail associé. La division du travail.


77. Lien avec ce qui précède. — Dans les pages précédentes il a été parlé de ces conditions de l’efficacité du travail qui se trouvent chez le travailleur. Nous allons parler maintenant d’une condition qui augmente elle aussi cette efficacité, mais qui est extérieure au travailleur : à savoir le fait que ce travailleur se trouve associé, pour la production, avec d’autres travailleurs.

À dire vrai, l’opposition que nous établissons ici a quelque chose d’un peu artificiel. Les conditions subjectives qui viennent d’être examinées sont sous la dépendance, comme nous avons eu occasion de l’indiquer plus d’une fois, de causes extérieures. Et pour ce qui est de la collaboration des travailleurs, d’une part les bons résultats qu’elle donne ne sont obtenus que grâce à l’intelligence de ceux qui l’instituent et qui l’organisent ; et d’autre part, ces résultats consistent en grande partie dans l’accroissement de certaines des qualités subjectives du travailleur. Il n’en est pas moins utile, et même nécessaire, de consacrer une étude particulière à cette collaboration des travailleurs, envisagée objectivement.

78. Le travail associé. Première forme. — La première forme de la collaboration des travailleurs est celle qui se présente quand plusieurs travailleurs unissent leurs efforts pour obtenir un certain résultat. Il n’y a pas vraiment collaboration quand dans un atelier un certain nombre d’ouvriers sont employés simultanément à des besognes identiques, chacun d’eux par exemple conduisant un métier : car alors ces ouvriers sont indépendants les uns des autres, ce ne sont que des unités juxtaposées. Mais il y a collaboration quand quatre, six ouvriers soulèvent une poutrelle ; il y a collaboration, peut-on dire encore, quand des ouvriers, pour transporter un chargement de briques d’un point à un autre, font la chaîne et se lancent ces briques de l’un à l’autre. Et l’on sait que cette collaboration de plusieurs travailleurs permet de faire des choses qu’un seul travailleur ne pourrait pas faire, même en y mettant beaucoup plus de temps, ou encore qu’elle permet de faire de certaines choses avec une quantité totale de travail de beaucoup réduite.

79. Le travail divisé. — Cette première forme de travail associé est ce qu’on appelle parfois l’association simple des travailleurs. Il y a maintenant une association complexe : c’est celle qui comporte une division du travail. Mais cette expression « division du travail » a pris dans la littérature économique des significations multiples, et assez diverses. Il convient de les distinguer avec soin, pour éviter toute confusion[8].

On parle quelquefois d’une division du travail productif entre les entreprises, qui résulte de ce que chacune d’elles se consacre à une certaine sorte de production. On parle même d’une division géographique du travail, qui résulte de ce que les forces productives de chaque région sont utilisées sinon d’une manière exclusive, du moins principalement pour tel ou tel genre de production, de ce que des genres de production déterminés sont localisés dans telle et telle régions. Mais à vrai dire c’est improprement que l’on se sert ici de l’expression « division du travail ». On devrait parler plutôt de la spécialisation des entreprises et de la localisation des industries. Ces deux questions, au reste, de la spécialisation des entreprises et de la localisation des industries sont des questions que nous retrouverons plus tard.

C’est entre les travailleurs que l’on peut dire correctement que le travail se divise. Dans cette division du travail entre les travailleurs, certains auteurs distinguent deux degrés. Il y aurait une division du travail du premier degré, à laquelle correspondrait l’association complexe du premier degré : c’est cette division qui naît de ce que chaque travailleur, parmi les besognes infiniment diverses de la production en général, est capable d’en exécuter une, ou un certain nombre, de ce que dans le cours de sa vie il se consacre à telles et telles besognes. Mais ici à la vérité, plutôt que division du travail, il conviendra de parler de spécialisation des travailleurs[9].

La division du travail véritable est ce qu’on désigne parfois par l’expression « division du travail du deuxième degré ». Cette division du travail apparaît quand, dans une entreprise, il y a une multiplicité de tâches diverses à accomplir. Toutefois on ne parlera pas toujours de division du travail à propos de cette multiplicité de tâches. Soit un jardin où l’on cultive des petits pois ; quand le moment sera venu de ramer les petits pois, un travailleur s’occupera d’aller chercher du bois pour faire les rames, un autre les préparera, un troisième les fichera en terre, et il n’y aura pas cependant division du travail dans le sens où l’économique prend ordinairement cette expression. La division du travail telle que l’économique l’entend à l’ordinaire, c’est, dans l’entreprise, la distribution de tâches diverses entre les travailleurs, mais pour autant que chaque travailleur est occupé d’une manière continue à la même tâche.

80. Causes et conditions de la division du travail. — Quelles sont les causes qui amènent, quelles sont les conditions qui favorisent l’introduction et les progrès de la division du travail, comprise comme il vient d’être dit ? En fait de causes, il n’y a guère à indiquer, ce semble, que le désir d’accroître, par la division du travail établie ou accrue, les bénéfices de l’entreprise. Mais les conditions, en revanche, sont multiples. Elles peuvent être d’ordre technique ou d’ordre économique.

1o Il y a des conditions à mentionner qui sont d’ordre technique. C’est ainsi que l’agriculture se prête beaucoup moins à l’établissement de la division du travail que l’industrie. Dans l’agriculture, on ne voit guère de travaux qui puissent se répéter identiques d’un bout de l’année à l’autre ; à quelques exceptions près, les travaux des champs sont sous la dépendance la plus étroite des conditions météorologiques, de la succession des saisons, et ils forment un cycle dont la rotation ne saurait être brisée. On conçoit, encore, que pour telles raisons techniques on puisse pousser plus loin la décomposition du processus productif dans certaines industries que dans certaines autres.

2o Mais voici les conditions économiques. Il y a d’abord l’importance des capitaux qu’on peut engager dans les entreprises. L’introduction dans une entreprise de la division du travail, ou l’institution d’une division du travail plus minutieuse, peuvent être liées à l’emploi de machines coûteuses. De plus, quand on emploie plusieurs catégories de travailleurs, il faut qu’il y ait entre ces catégories une certaine proportion : et l’on ne pourra, souvent, introduire ou accroître la division du travail dans une entreprise sans augmenter l’importance de celle-ci, si l’on veut établir la proportion convenable.

Il faut tenir compte aussi, souvent, des débouchés dont les entreprises disposent pour leurs produits. On ne songe jamais à introduire ou à accroître la division du travail que s’il doit en résulter un accroissement de la production pour les mêmes frais, ou une diminution des frais pour une production égale. Or, si dans certains cas il est possible d’introduire ou d’accroître la division du travail et en même temps de réduire ses frais de manière à ne pas produire plus qu’avant, dans d’autres cas les deux choses sont incompatibles — cela était impliqué dans les observations de tantôt —. Supposons donc une entreprise où l’introduction de la division du travail, par exemple, ne puisse pas aller sans un accroissement de la production. Si pour cette production accrue il n’y a pas de débouchés suffisants, l’introduction de la division du travail, alors même que l’entrepreneur serait abondamment pourvu de capitaux, sera impossible. C’est ce qui fait que la division du travail n’existe pas, ou n’existe qu’à l’état rudimentaire, dans tant d’entreprises qui, pour une raison ou pour une autre, ne sauraient produire que pour le marché local.

81. Son histoire. — Les origines de la division du travail sont lointaines. La division du travail semble en effet être aussi ancienne que la famille. De tout temps dans la famille il y a eu une répartition des tâches, déterminée par les aptitudes particulières de chacun des membres de cette famille, ou parfois aussi réglée par la volonté despotique et égoïste du chef. Dans les entreprises productives proprement dites, la division du travail a existé dès l’antiquité. Mais c’est à partir du XVIe siècle qu’elle fait des progrès réguliers, et c’est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, quand la grande industrie commence à prendre de l’importance, qu’elle frappe l’attention des économistes. Smith nous parle des 18 opérations nécessaires pour la fabrication des épingles. J.-B. Say, un peu plus tard, citera à son tour la fabrication des cartes à jouer, avec les 70 opérations qu’elle comporte. L’un et l’autre ils commentent longuement ces exemples, et Smith voit dans la division du travail la cause principale de l’accroissement de la production.

Depuis l’époque de Smith et de Say, la division du travail est allée, à prendre les choses en gros, augmentant[10]. Mais elle n’a pas entraîné une spécialisation croissante des travailleurs — au sens que nous avons donné tantôt au mot « spécialisation » — : les opérations, en effet, dans lesquelles la production se fractionne sont de plus en plus exécutées par des machines, et l’ouvrier dont la tâche se borne à surveiller la marche d’une machine n’a pas besoin à l’ordinaire, pour accomplir celle tâche, de connaissances spéciales. Il est arrivé d’ailleurs, dans certaines industries, que la division du travail a diminué, certaines machines ayant été inventées qui exécutent d’un seul coup plusieurs des opérations de la production.

82. Ses avantages et ses inconvénients[11]. — La division du travail réduit les frais de la production. Les raisons en ont été indiquées bien des fois : il suffira de les rappeler en quelques mots.

1° La division du travail augmente l’habileté du travailleur, lequel, accomplissant toujours la même tâche, arrive à l’accomplir avec une dextérité, une sûreté aussi grandes que possible.

2° La division du travail évite des pertes de temps. Le travailleur étant occupé d’une seule tâche, il ne perd que le temps qui lui est nécessaire pour se mettre en train chaque fois qu’il retourne à son travail. S’il devait sans cesse passer d’une tâche à une autre, ces mises en train se multiplieraient, sans parler du temps pris par les déplacements auxquels il serait souvent obligé.

3° La division du travail économise de l’outillage. Le travailleur qui ne fait qu’une besogne n’a besoin que d’un outil, d’une machine, ou d’une certaine catégorie d’outils. Si le même travailleur devait faire successive ment toutes les besognes de la production à laquelle il collabore, il faudrait mettre à la disposition de chaque ouvrier la collection complète des instruments de travail dont la production en question comporte l’emploi.

4° Pour ces tâches spéciales que la division du travail permet d’assigner à chaque travailleur, l’apprentissage, généralement, est relativement facile. L’entrepreneur recrutera donc plus aisément des salariés, et il pourra les payer moins cher.

5° Les tâches relativement simples que la division du travail sépare requièrent de la part des travailleurs à qui elles sont confiées des aptitudes également simples. Ainsi avec la division du travail on pourra trouver de l’occupation pour tout le monde, pour les femmes, les enfants, les gens atteints de certaines infirmités ; et l’on utilisera mieux les aptitudes particulières de certains travailleurs qui eussent trouvé à s’employer même sans cette division du travail. Par là encore l’entrepreneur sera mis à même de réduire ses dépenses en salaires.

On a indiqué encore une conséquence indirecte de la division du travail. La simplicité des besognes dont les travailleurs se trouvent être chargés quand la division du travail est poussée très loin, cette simplicité suggère souvent l’idée de machines qui exécutent ces besognes à moins de frais, avec plus de rapidité et de précision.

La division du travail, en somme, n’a que des effets heureux si l’on se préoccupe de l’abaissement du coût de la production, du bon marché des produits. Mais comment affecte-t-elle les intérêts de l’ouvrier ?

À ce point de vue, la division du travail a été l’objet de critiques très vives. Parmi ces critiques, toutefois, il en est qui sont exagérées, qui impliquent des généralisations non fondées.

On a dit, par exemple, que la division excessive du travail rend le gain de l’ouvrier précaire : l’ouvrier gagne son pain à exécuter toujours une même besogne très spéciale ? qu’un changement de la technique productive vienne à faire disparaître cette besogne, comme il arrive si souvent, et notre ouvrier se trouvera sans ouvrage. Dans cette observation, il y a du vrai sans doute. Mais on a vu que ces besognes spéciales auxquelles la division du travail attache les ouvriers sont à l’ordinaire des besognes simples, faciles à apprendre. Si l’une d’elles vient à disparaître, l’ouvrier qui l’exécutait deviendra très vite apte à en exécuter quelque autre, dans la même industrie, ou au besoin dans une industrie différente.

On a parlé aussi de la monotonie de ces besognes que les ouvriers ont à accomplir, quand le travail est très divisé, et des inconvénients multiples qui en résultent. Il peut à coup sûr y avoir des besognes spéciales qui, exécutées d’une manière continue, entraînent des déformations physiques ou des troubles de l’organisme. Mais il n’en est sans doute pas beaucoup. Et pour ce qui est de cet affaiblissement intellectuel et moral, de cet abrutissement que causerait à la longue l’accomplissement perpétuel d’une même besogne, il n’est à craindre que si la besogne est par trop machinale ; et même alors, on ne devra pas s’en préoccuper beaucoup si la journée de travail n’est pas trop longue, et si la vie de l’ouvrier, en dehors de l’atelier, est suffisamment riche et variée. Comme il a été observé, c’est la monotonie de la vie, plus que la monotonie du travail, qui est pesante à l’ouvrier et qui peut lui être funeste[12].

C’est surtout d’une manière indirecte que la division du travail paraît avoir affecté les intérêts de l’ouvrier. C’est elle surtout, on l’a vu, qui a permis que l’on employât dans l’industrie les femmes et les enfants. Mais de savoir si la généralisation du travail des femmes et des enfants a été une chose heureuse, ou non, pour les ouvriers, c’est une question où nous ne pouvons pas entrer en ce moment.

  1. Cf. Marshall, Principles, liv. IV, chap. 6, §§ 1-2 (trad. fr., t. I).
  2. Cf. Kleinwächter. Die volkswirtschaftliche Produktion im Allgemeinen, § 6 (Handbuch de Schönberg, premier vol.).
  3. Voir Philippovich, Grundriss, 1er vol., §§ 35-36, et Tarde, Psychologie économique, liv. I, chap. 7, i-iv (t. I).
  4. Voir là-dessus Schmoller, Grundriss, §§ 76-86 trad. fr., t. I).
  5. Consulter sur cette question Marshall, Principles, liv. IV, chap. 6 (trad. fr., t. I).
  6. Marshall (Principles, liv. IV, chap. 1, § i ; voir encore les chap. 8-12 ; trad. fr., t. I) fait de l’organisation une sorte de facteur de la production, lequel s’ajouterait, comme tel, au travail, à la nature et au capital. Sous la rubrique de l’organisation, il fait rentrer l’organisation de l’entreprise considérée isolément, l’organisation des diverses entreprises dans la même industrie, l’organisation des diverses industries considérées ensemble, l’organisation de l’État. Mais ce sont là des choses très différentes, et qu’il ne convient guère de réunir ensemble. L’organisation de l’État est quelque chose qui conditionne la production ; l’organisation des entreprises d’une même industrie ou des diverses industries envisagées dans leurs rapports est quelque chose — sauf dans le cas d’une entente entre les entrepreneurs — qui résulte des activités indépendantes des entrepreneurs. Pour ce qui est de l’organisation de l’entreprise isolée, elle est l’œuvre de l’intelligence, et fait partie du travail de direction.
  7. Sur ce point, et sur celui que nous allons aborder, voir Marshall, Principles, liv. IV. chap. 5 (trad. fr., t. 1).
  8. Sur la division du travail, consulter Smith, Richesse des nations, liv. I, chap. 1-3, J-B. Say, Cours complet, 1re partie, chap. 15 17, Mill, Principles of political economy, I, 8, Marx, Le capital, liv. I, chap 13 14, Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, 5e éd., Tübingen, 1906 (trad. fr., Études d’histoire et d’économie politique, Paris, Alcan, 1901, vii-viii. Le travail de Bücher est particulièrement remarquable. On peut consulter encore Schmoller, Grundriss, §§ 113-122 (trad. fr., t. II).
  9. Sur la spécialisation des travailleurs, et sur l’augmentation, dans l’économie contemporaine, de la proportion des non-spécialisés, on peut consulter Schmoller, Grundriss, § 118 (trad. fr., t. II). Mais on prendra garde que Schmoller confond quelque peu la spécialisation du travail avec la qualification du travail.
  10. Pour se renseigner sur ce point, on peut être tenté de se servir des statistiques professionnelles (consulter, au sujet de ces statistiques, l’article Beruf und Berufsstatistik, de Zahn, dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften, t. II). Mais les renseignements que l’on aura par là seront très insuffisants, car la profession d’un ouvrier, et la tâche qu’il est chargé de faire dans l’industrie où il est occupé, sont souvent deux choses différentes — la deuxième étant plus déterminée que la première —. Le seul procédé d’investigation qui soit sûr, ici, c’est celui des enquêtes.
  11. Au sujet du tableau que nous allons donner des avantages de la division du travail, deux remarques doivent être formulées.

    1° Certains des avantages de la division du travail sont des avantages, en un sens, indirects. Quand la division du travail, par exemple, accroît l’habileté de l’ouvrier, elle offre cet avantage de permettre une réalisation meilleure de l’une de ces conditions subjectives de l’efficacité du travail dont il a été parlé dans l’article précédent.

    2° Parmi les avantages que nous allons reconnaître à la division du travail — entendue dans le sens étroit où nous voulons prendre cette expression —, il en est qui appartiennent également à telle ou telle autre sorte de division du travail — l’expression étant prise dans son sens le plus large — . On reconnaîtra sans peine quels sont ceux des avantages de la division du travail proprement dite qui appartiennent aussi, par exemple, à la spécialisation des entreprises, ou à la spécialisation professionnelle des travailleurs. Nous pouvons donc nous dispenser de parler ici de ces diverses choses, et de montrer comment chacune d’elles contribue à accroîtra l’efficacité du travail.

  12. Cf. Marshall, Principles, liv. IV, chap. 9, § 6 (trad. fr., t. I).