LIVRE II

La production.


CHAPITRE PREMIER

LA PRODUCTION EN GÉNÉRAL. LES FACTEURS DE LA PRODUCTION

1 — Définition de la production[1].

67. — Par le mot « production », il y a lieu de désigner l’ensemble de tous ces actes, de tous ces processus qui créent des biens, ou pour mieux parler qui mettent des biens à la disposition soit de ceux qui accomplissent ces actes, qui participent à ces processus, soit d’autres personnes.

Nous savons qu’il est des auteurs pour qui les biens ne sauraient être que des objets matériels. Ces auteurs, par là, sont conduits à limiter d’une manière assez étroite l’extension du concept de production. Pour eux, l’agriculteur est un producteur : n’est-ce pas grâce à son travail que les récoltes poussent, que le blé, la betterave, la luzerne peuvent être apportés sur le marché ? L’industriel sera un producteur aussi, à qui nous devrons d’avoir des meubles, des outils, etc. Mais le commerçant, par exemple, ne produit rien, puisque son rôle consiste à recevoir de l’agriculteur ou de l’industriel des marchandises qu’il livrera ensuite à ses clients ; ne dit-on pas, quand on cherchera à se passer de lui, qu’on veut « mettre en rap ports directs le producteur et le consommateur» ? Et le médecin et l’avocat ne seront pas non plus des producteurs, puisqu’ils ne nous fournissent que des services.

Ceux qui entendent la production comme on vient de voir peuvent invoquer l’usage courant de la langue. Nous avons vu, toutefois, qu’à côté des biens matériels il pouvait y avoir des biens immatériels. Dès lors, il apparaîtra qu’il est nécessaire d’étendre le concept de production beaucoup plus que ne veulent les auteurs à qui nous faisions allusion. Le médecin à qui on demande des consultations, l’avocat qui se charge de plaider nos affaires devront être regardés comme jouant un rôle dans la production, comme étant des producteurs, puisqu’ils nous fournissent des services, lesquels sont des biens. Le commerçant sera un producteur aussi : lui aussi, en effet, il nous fournit des services, puisqu’il nous dispense d’aller chercher chez le fabricant les objets dont nous nous approvisionnons chez lui[2].

La conception de la production que nous venons de présenter n’est pas la seule que l’on rencontre dans la littérature économique. Il en est une autre que l’on rencontre souvent aussi — à la vérité, sous des formes très diverses — : elle consiste à définir la production à l’aide de la considération de tels ou tels intérêts regardés comme supérieurs.

Certains partisans de la doctrine mercantile, se plaçant au point de vue national, et comprenant d’une certaine façon l’intérêt de la nation, réservaient le nom de productifs à ces travaux qui alimentent le commerce d’exportation, au commerce d’exportation lui-même et à cette industrie qui s’emploie à extraire de la terre les métaux précieux. Plus tard, les physiocrates, qui eux n’opposaient pas l’intérêt national à l’intérêt social, appelèrent productive la seule industrie agricole, et déclarèrent les autres industries « improductives » ou « stériles ». Ils n’entendaient pas dire que ces industries « stériles » fussent inutiles ; ils voulaient affirmer du moins cette thèse — d’ailleurs fausse — que seuls les travaux de l’agriculture donnent un « produit net »[3].

Aujourd’hui encore, des limitations analogues du sens du mot « production » sont très fréquentes. Si le langage usuel, si beaucoup d’auteurs, comme il a été dit tantôt, réservent le nom de production à ces opérations qui « créent » des biens matériels, ce n’est pas seulement parce qu’ils y sont conduits par l’étymologie du mot, et parce que notre attention se fixe plus facilement sur une réalité matérielle que sur une réalité immatérielle comme l’utilité ou la valeur d’usage ; c’est aussi parce qu’on est porté à regarder la « création » des biens matériels comme seule utile, ou comme plus utile que le commerce, etc. On donne, d’autre part, le nom de productifs aux travaux qui « créent » des biens de première nécessité, cependant que ces travaux seront dits improductifs qui servent à satisfaire des besoins de luxe. L’on n’applique d’ailleurs pas toujours très justement ce principe de distinction : les services domestiques, par exemple, que certains tiennent pour improductifs pour la raison qui vient d’être indiquée, peuvent ne pas être uniquement un « superflu » pour ceux à qui ils sont fournis.

Voici une autre façon encore de comprendre la production[4]. La production serait caractérisée par ce fait qu’elle met en rapport l’homme et la nature, elle serait constituée par l’ensemble de ces actes qui visent à la satisfaction de nos besoins et qui représentent une exploitation de la nature par l’homme, une domination de la nature par l’homme. Ainsi entendue, la production s’opposerait à certaine autre notion pour laquelle il n’existe point de nom dans la langue française, et qu’expriment tant bien que mal le mot latin commercium et le mot allemand Erwerb : la notion de cette activité que nous déployons pour réaliser des gains sur nos semblables, comme on dit, ou du moins par le moyen de certaines relations que nous nouons avec eux.

Cette manière nouvelle de définir la production, on s’en persuadera aisément, se rattache très étroitement aux précédentes. L’homme, en effet, est-il seul en présence de la nature, on n’aura qu’un intérêt à considérer. Mettons au contraire plusieurs hommes en présence, et supposons que des relations économiques s’établissent entre eux : il y aura plusieurs intérêts individuels à considérer qui pourront ne pas s’accorder, et au-dessus de ces intérêts individuels, l’intérêt de la collectivité, qui peut différer de chacun d’entre eux. On verra, ainsi, un individu s’efforcer de faire des gains qu’un autre, s’il ne les faisait pas, ferait nécessairement en sa place. Et les individus pourront même, comme nous le montrerons plus tard[5], trouver leur plus grand avantage à des opérations qui seront dommageables pour la collectivité.

On notera toutefois que la production, entendue comme on vient de voir, ne sera pas effectivement séparée de l’Erwerb, sauf dans le cas d’un homme travaillant tout seul, ou d’une collectivité régie par des principes communistes. L’ouvrier qui travaille dans une usine, en tant qu’il s’applique à transformer d’une certaine façon une matière première qui lui a été confiée, sera un producteur ; mais en tant qu’il exécute sa besogne pour recevoir un salaire, il se livre à une sorte de « commerce ». Envisageons toute la série des opérations qui sont nécessaires pour qu’un bien puisse être fourni à la consommation : ces opérations constituent un processus productif en tant qu’elles ont nécessité une certaine dépense de labeur, l’emploi de certains « moyens de production » qui eussent pu servir à autre chose, et qu’elles ont abouti à la création d’une certaine somme d’utilité ; elles rentrent dans la catégorie de l’Erwerb, au contraire, si on s’attache aux échanges qu’elles impliquent. Il n’y a là, en définitive, qu’une différence de point de vue.

Jetons un coup d’œil d’ensemble sur les diverses définitions qui viennent d’être examinées. Toutes, ainsi qu’on l’a vu, s’inspirent de la considération de quelque intérêt supra-individuel. Or, il est à remarquer que l’idée des intérêts supra-individuels — de l’intérêt national, par exemple, ou de l’intérêt social — n’a rien à faire dans la partie théorique de l’économique. Pour comprendre les phénomènes économiques, ce qu’il est nécessaire de considérer, ce sont ces utilités — ces valeurs d’usage, plutôt — que les hommes créent, qu’ils se fournissent les uns aux autres. Ce n’est que dans la partie pratique de l’économique — qui logiquement est postérieure à celle-là — , ce n’est que lorsqu’il s’agira de juger les résultats de l’activité économique des hommes que l’idée de l’intérêt national ou celle de l’intérêt social pourront s’introduire, que l’on pourra se préoccuper de savoir si telle sorte d’activité économique est utile ou non pour la nation ou pour la société, si elle est plus ou moins utile que telle autre, si elle s’exerce dans le sens de la plus grande utilité nationale ou sociale, etc. Si donc on veut que le concept de la production figure parmi les concepts de l’économique théorique, parmi les concepts fondamentaux de l’économique, il faut qu’elle n’implique l’idée d’aucun intérêt supra-individuel : il faut la définir, comme nous avons fait, au moyen de l’idée de biens, ou de valeur d’usage.

  1. Voir Marshall, Principles, liv. II, chap. 3, §§ 1-2 (trad. fr., t. I).
  2. Cf. Gide, Principes, liv. I, Ire partie, chap. 2, iii.
  3. Cf. encore la distinction des travaux « productifs » et des travaux « improductifs » qu’établit Smith (Richesse des nations, II, 3).
  4. Consulter Philippovich, Grundriss, 1er vol., § 38, et Effertz, Antagonismes économiques, Ire partie, chap. 2, ii, §§ 1-2, chap. 3, i, § 4.
  5. Dans l’Appendice I.