Manifeste des Douze

Syndicats CGT et CFTC
ms (p. 2-7).

LE SYNDICALISME FRANÇAIS,
CE QU’IL DEMEURE, CE QU’IL DOIT DEVENIR

Le syndicalisme français, malgré ses difficultés intérieures, malgré la défaite du pays, malgré la misère de la classe ouvrière, est toujours vivant.

Mais il lui manque, pour reprendre la place à laquelle il a droit dans l’activité économique et sociale de la France, de savoir dans quelle direction, selon quels principes, doit s’exercer aujourd’hui son action.

Doit il renier son passé ?

Doit-il tenter de le ressusciter sans tenir compte des réalités présentes ?

Doit il, fidèle à un certain nombre de principes essentiels, mais respectueux des faits, déterminer à nouveau ses objectifs, et les moyens à employer pour les atteindre ?

C’est à ces questions essentielles qu’un groupe de syndicalistes français désirent répondre, sans aucun esprit de secte, sans préoccupation politique, sans tenir compte d’aucune pression extérieure.

I — LE PASSÉ

Tout d’abord, il ne saurait être question de renier le passé. L’action syndicale, sous des formes diverses, a déterminé une évolution de la classe ouvrière vers une amélioration continue de ses conditions d’existence.

Cette évolution a comporté des périodes ascendantes et des périodes de stagnation, mais, si l’on prend des termes de comparaison sur un grand nombre d’années, son caractère favorable aux ouvriers ne peut être contesté.

La guerre et la défaite sont venues porter un coup terrible à l’œuvre du syndicalisme.

Mais peut-on dire que celui-ci soit responsable des désastres qui ont frappé notre pays :

— alors qu’aucune des solutions et réformes qu’il a préconisées n’a été appliqué par un gouvernement en temps utile ;

— alors qu’aucun groupement syndicale français n’a été appelé à prendre sa part des responsabilités du pouvoir ;

— alors que l’action syndicale a pu être brimée dans notre pays au moment même où l’action des Français et la collaboration ouvrière à l’œuvre nationale étaient plus que jamais nécessaires ;

[— Alors que les organisations syndicales confédérées ou chrétiennes, n’ont jamais cessé d’affirmer que la paix devait et pouvait être préservée dans une collaboration internationale basée sur l’esprit de justice.

Nous pouvons aller plus loin][1]

Qui a le premier critiqué les excès du capitalisme ?

Qui a dénoncé les dangers d’un libéralisme etd’un individualisme excessifs, à une époque où l’économie du pays avait besoin d’une direction énergique de la part de l’État ?

Qui a prévu les conséquences de la coure aux armements, commencée à une période où la paix pouvait encore être préservée ?

Qui a dénoncé les erreurs de la politique extérieure de la plupart des gouvernements qui se sont succédé en France depuis 1939 ?

Qui, sinon le syndicalisme français ?

Il suffit, pour se convaincre de ces vérités élémentaires, de relire les motions votées par les différents congrès de la CGT et de la CFTC ainsi que les « Plans » élaborés par ces deux Confédérations.

Le syndicalisme français n’est donc pas responsable de la situation actuelle. Il n’en reste pas moins qu’il a commis des fautes :

— certains de ses membres ont trop liés l’existence du mouvement syndical à celle des partis politiques et d’un parlement discrédité ;

— le mouvement syndical, pour une trop large part, a souvent sacrifié, surtout à sa base, à la satisfaction de revendications immédiates, la recherche de solutions économiques d’ensemble et de réformes de structure ;

— l’existence de politiques de tendances et de politiques individuelles a rompu la cohésion ouvrière et diminué l’efficacité de l’action syndicale.

II — LE PRÉSENT

Quelle est la situation présente du syndicalisme français ?

Il faut avoir le courage de le reconnaître : les ouvriers, dans leur majorité, se désintéressent de leurs organisations dans la mesure où ils ont le sentiment que celles-ci ne leur apportent ni une idéologie satisfaisante ni un programme adapté aux circonstances ni une défense efficace de leurs intérêts professionnels.

D’autre part, ils ne pourront reconnaître comme authentiquement ouvrières des organisations dont les chefs ne seraient pas librement choisis par eux et dont l’activité s’exercerait sous la tutelle de l’État

Il importe donc, si l’on veut regrouper les ouvriers autour de leurs syndicats :

— d’affirmer ou de réaffirmer les principes idéologiques du syndicalisme français ;

— de préciser les rapports qui doivent exister entre le syndicalisme et l’Etat ;

— d’établir le cadre dans lequel le syndicalisme devra évoluer et les méthodes qu’il peut employer.

III — PRINCIPES DU SYNDICALISME FRANÇAIS

Le syndicalisme français doit s’inspirer de six principes essentiels :

A. — Il doit être anticapitaliste et, d’une manière générale, opposé à toutes les formes de l’oppression des travailleurs ;

B. — Il doit accepter la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ;

C. — Il doit prendre dans l’État toute sa place et seulement sa place ;

D. — Il doit affirmer le respect de la personne humaine, en dehors de toute considération de race, de religion ou d’opinion ;

E. — Il doit être libre, tant dans l’exercice de son activité collective que dans l’exercice de la liberté individuelle de chacun de ses membres ;

F. — Il doit rechercher la collaboration internationale des travailleurs et des peuples.

A — Anticapitaliste. Le syndicalisme a été le premier à comprendre et à dénoncer la responsabilité du capitalisme dans les crises économiques et les convulsions sociales et politiques de l’après-guerre.

Les Financiers et les Trusts internationaux, de grandes Sociétés anonymes, des collectivités patronales, véritables féodalités économiques, groupements menés par un nombre limité d’hommes irresponsables, ont trop souvent sacrifié les intérêts de la Patrie et ceux des travailleurs au maintien ou à l’accroissement de leurs bénéfices. Ils ont systématiquement arrêté le développement de la production industrielle française par leurs opérations monétaires, les exportations de capitaux, le refus de suivre les autres nations dans la voie du progrès technique.

Ils sont plus responsables de la défaite de notre pays que n’importe quel homme politique, si taré ou incapable soit-il.

Au régime capitaliste doit succéder un régime d’économie dirigée au service de la collectivité. La notion Profit collectif doit se substituer à celle du Profit individuel. Les entreprises devront désormais être gérées suivant les directives générales d’un plan de production, sous le contrôle de l’État avec le concours des syndicats de techniciens et d’ouvriers. La gestion ou la direction d’une entreprise entraînera, de plein droit, la responsabilité pleine et entière pour toutes les fautes ou abus commis.

C’est ainsi et ainsi seulement que le chômage pourra être supprimé, que les conditions de travail pourront être améliorées de façon durable et aboutir au bien-être des travailleurs, but suprême du syndicalisme.

B. Subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général. — Cette subordination doit être effective dans tous les domaines et, en particulier, à l’intérieur des organisations syndicales elles-mêmes.

L’excès d’individualisme a toujours empêché dans notre pays toute action collective coordonnée, chacun croyant avoir le droit, après avoir exprimé son point de vue, d’entraver par son action personnelle l’application des décisions nécessaires prises par la majorité.

Le syndicalisme est un mouvement collectif ; il n’est pas la somme d’un grand nombre de petits mouvements individuels. Les hommes n’ont pour lui de valeur que dans la mesure où ils servent sa cause et non la leur.

Toute l’histoire du syndicalisme prouve d’ailleurs que c’est par l’action collective que la défense des intérêts individuels est le mieux assurée.

C. — Place du syndicalisme dans l’État. — Le syndicalisme ne peut pas prétendre absorber l’État. Il ne doit pas non plus être absorbé par lui.

Le syndicalisme, mouvement professionnel et non politique, doit jouer exclusivement son rôle économique et social de défense des intérêts de la production. L’État doit jouer son rôle d’arbitre souverain entre tous les intérêts en présence.

Ces deux rôles ne doivent pas se confondre.

D’autre part, l’action syndicale et la souveraineté de l’État s’exerceront d’autant plus facilement que les professions seront organisées.

Cette organisation professionnelle indispensable ne doit pas faire échec à l’action d’un organisme interprofessionnel capable d’avoir, sur les problèmes économiques et sociaux, une vue d’ensemble et de pratiquer une politique de coordination. L’organisation des professions dans des cadres rigides aboutirait à un système étatiste et bureaucratique.

La suppression définitive des grandes confédérations interprofessionnelles nationales serait, à cet égard, une erreur.

Il n’y a pas à choisir entre le syndicalisme et le corporatisme. Les deux sont également nécessaires.

La formule de l’avenir c’est :
le syndicat libre dans la profession organisée et dans l’État souverain.

De la souveraineté de l’État et de l’efficacité de son rôle d’arbitre dépend la suppression pratique de la grève, en tant que moyen de défense des travailleurs. Il serait inique de priver ces derniers de tous moyens d’action, si l’État ne se porte pas garant, vis-à-vis d’eux, de l’application stricte de la législation sociale et du règne de l’équité dans les rapports sociaux.

La lutte des classes qui a été jusqu’ici un fait plus qu’un principe ne peut disparaître que :

— par la transformation du régime du profit.

— par l’égalité des parties en présence dans les transactions collectives.

— par un esprit de collaboration entre ces parties, esprit auquel devra se substituer, en cas de défaut, l’arbitrage impartial de l’État.

D. — Respect de la personne humaine. — En aucun cas, sous aucun prétexte et sous aucune forme, le syndicalisme français ne peut admettre, entre les personnes, des distinctions fondées sur la Race, la Religion, la Naissance, les Opinions ou l’Argent.

Chaque personne humaine est également respectable. Elle a droit à son libre et complet épanouissement dans toute la mesure où celui-ci ne s’oppose pas à l’intérêt de la collectivité.

Le syndicalisme ne peut admettre en particulier :

— L’antisémitisme,

— Les persécutions religieuses,

— Les délits d’opinion,

— Les privilèges d’argent.

Il réprouve en outre tout régime qui fait de l’homme une machine inconsciente, incapable de pensée et d’actions personnelles.

E. — La liberté. — Le syndicalisme a été et demeure fondé sur le principe de la liberté : il est faux de prétendre aujourd’hui que la défaite de notre pays est due à l’exercice de la liberté des citoyens, alors que l’incompétence de notre état-major, la mollesse de nos administrations et la gabegie industrielle en sont les causes intérieures.

La liberté syndicale doit comporter :

— Le droit pour les travailleurs de penser ce qu’ils veulent, d’exprimer comme ils l’entendent, au cours des réunions syndicales, leurs pensées sur les problèmes de la profession ;

— Le droit de se faire représenter par des mandataires élus par eux ;

— Le droit d’adhérer à une organisation syndicale de leur choix ou de n’adhérer à aucune organisation ;

— Le droit de ne pas voir les organisations syndicales s’ingérer dans la vie privée.

La liberté peut comporter des abus. Il est moins important de les réprimer que d’éviter leur renouvellement. À cet égard, l’éducation ouvrière, mieux que toutes les menaces ou contraintes, doit donner aux travailleurs les connaissances et les méthodes d’action et de pensée nécessaires pour prendre conscience des intérêts généraux du pays, de l’intérêt de la profession et de leur véritable intérêt particulier. Il appartiendra aux professions d’organiser, sous le contrôle des syndicats et de l’État, cette éducation ouvrière.

F. — Collaboration internationale. — Si le syndicalisme n’a pas à intervenir à la place de l’État dans la politique du pays, il doit néanmoins se préoccuper :

— des conditions internationales de la production.

— du sort du travailleur dans le monde entier.

— de la collaboration entre les peuples, génératrice de mieux-être et de progrès.

Il serait, en effet, insensé de croire que notre pays pourra demain vivre sur lui-même, s’isoler du reste du monde et se désintéresser des grands problèmes internationaux, économiques et sociaux.

Le syndicalisme aura son rôle à jouer dans l’établissement de la Paix et dans la reconstruction du monde

IV. — L’AVENIR DU SYNDICALISME

L’avenir du syndicalisme français dépend :

— de l’avenir de la France,

— de son organisation économique et sociale, — des hommes qui en prendront la tête.

— De l’avenir de la France, nous ne devons pas désespérer. Nous ne devons pas nous considérer, au hasard d’une délaite militaire, comme une nation ou un peuple inférieur. Nous reprendrons notre place dans le monde dans la mesure où nous aurons conscience de la place que nous pouvons prendre.

— L’organisation économique et sociale de la France devra faire table rase des erreurs du passé. Nous avons donné les principes essentiels de cette organisation nouvelle.

— Quant aux hommes qui peuvent prendre la tête du Mouvement syndical, ils doivent remplir les conditions suivantes :

— n’avoir pas une mentalité de vaincus,

— faire passer l’intérêt général avant leur intérêt particulier,

— respecter la classe ouvrière et avoir la volonté de la servir,

— posséder les connaissances générales et techniques nécessaires pour faire face aux problèmes actuels.

Pour défendre le syndicalisme français, ses traditions et son avenir,

Pour défendre leurs intérêts professionnels,

Pour éviter le chômage et la misère,

Pour sauver leurs libertés,

Les travailleurs français se grouperont.

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  1. Note Wikisource : le passage entre crochets manque sur le fac-similé.