Maman Léo/Chapitre 34

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 322-333).


XXXIV

La tentation de Similor


Le nouvel arrivant était encore un habitué de la baraque, car il ouvrit la porte sans effort et entra comme chez lui.

Similor, désormais, attendait. Le sauvage parisien a des prudences d’Iroquois ; il guette toujours un peu avant d’agir ou de parler.

Le nouveau venu eut à peine fait quelques pas dans la baraque qu’il buta contre le corps du lion.

— Je m’en avais douté, dit-il avec mélancolie, mes soins ont manqué à la pauvre bête et elle a rendu l’âme.

— C’est Échalot ! pensa Similor ; motus ! on va savoir d’où il arrive et la vie qu’il mène.

Échalot, en effet, comme presque toutes les pauvres créatures qui n’ont pas beaucoup d’amis, parlait volontiers tout seul.

De profundis ! murmura-t-il. Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous finirons tous comme ça. C’est une perte pour la patronne ; mais elle n’a pas le cœur à s’occuper de ses affaires d’intérêt.

— Où l’a-t-elle donc, le cœur ? se demanda Similor ; est-ce qu’elle va se faire chartreuse pour pleurer son lieutenant d’Alger ?

Échalot, cependant, gagna le coin où était son fourneau et se mit à battre le briquet. Similor avait la bouche ouverte pour parler enfin, lorsqu’il entendit ces paroles remarquables :

— Ça me gêne, moi, disait Échalot, d’avoir tant d’argent sur moi. On ne sait pas ce qui peut arriver ; je cherche la patronne depuis midi, et il me semble toujours que ma poche coule, laissant filtrer les billets de banque.

Les oreilles de Similor s’ouvrirent comme deux pavillons de trompe de chasse.

— Des billets de banque ! répéta-t-il.

Et il s’incrusta plus avant dans la paille, flairant un énorme coup à tenter.

— Faut tout de même que madame Léocadie ait une jolie confiance en moi, continua Échalot en approchant une allumette de l’amadou qui avait pris feu ; j’avais peine à croire que ses paperasses avaient la valeur qu’elle disait, mais je n’ai eu qu’à les mettre sur la planchette au guichet du changeur pour avoir des mille et des cents.

Similor se pinçait le bras du doigt pour être bien sûr qu’il ne rêvait point.

— En voilà un changeur, pensait-il, qui a de la confiance de reste ! Au vis-à-vis de la mauvaise tenue de ce canard il n’a donc pas seulement eu l’idée que les papiers devaient être volés ?

C’était là une observation plausible et pleine de justesse, mais la chandelle d’Échalot en s’allumant y fit une triomphante réponse.

Les yeux de Similor battirent, frappés par un éblouissement ; il n’aurait pas été plus étonné s’il avait vu son humble ami revêtu d’un manteau d’hermine et coiffé de la couronne royale.

C’était en effet une métamorphose presque féerique. Échalot avait des souliers neufs bien cirés, un pantalon noir, le tout en beau drap fin et tout battant neuf. Il avait en outre un chapeau de soie dont le lustre était vierge et qui, par la neige qui tombait, avait dû voyager en voiture. Il portait enfin une chemise d’une entière blancheur sur laquelle se nouait une cravate de satin.

De plus, ses cheveux étaient peignés à fond et sa barbe faite.

Nous ne voulons point dire qu’il fût très beau comme cela, mais sa laideur était transfigurée à ce point que Similor eut vraiment peine à le reconnaître : d’autant que la gibecière, asile habituel de Saladin, n’était plus suspendue au cou d’Échalot.

Similor pensa trop de choses pour prendre le temps de les exprimer ; il dit seulement en lui-même : « Nom de nom ! » et cette simple interjection valait tout un long discours.

Échalot apporta son flambeau sur la table où Mme Samayoux avait trinqué la veille au matin avec Gondrequin-Militaire et M. Baruque. Il s’assit sur la chaise même de la veuve et tira de sa poche un paquet de papiers que du premier coup d’œil Similor reconnut pour des billets de banque.

C’était le produit de la négociation confiée par maman Léo à son page Échalot. Nous savons que cette journée avait été employée par elle à d’autres besognes et qu’elle n’avait pas quitté Valentine.

Son dévouement était de ceux qui ne marchandent pas. Elle s’était mis dans la tête ou plutôt dans le cœur de sauver Maurice Pagès à n’importe quel prix.

Les moyens à employer lui échappaient encore ce matin, mais elle savait que l’argent était le nerf nécessaire de cette guerre qu’elle allait entreprendre :

Elle avait fait ce qu’il fallait pour se procurer de l’argent.

Malgré la défiance si naturelle à ceux qui ont travaillé beaucoup pour gagner peu et qui, en outre, se sentent entourés de gens sujets à caution, elle n’avait pas hésité à remettre sa fortune entière entre les mains d’Échalot.

Elle s’était dit, pour excuser à ses yeux cette hardiesse : « J’ai de l’œil ; j’ai jugé cette créature-là du premier coup ; je crois en lui bien plus qu’en un notaire. »

Et elle avait ajouté :

« Quant à mon saint-frusquin, j’en dois les trois quarts aux talents réunis de mon Maurice et de Fleurette, qui faisaient tomber des pluies de pièces de cent sous dans mon comptoir. C’est bien le moins que je rende à ces enfants-là ce qu’ils m’ont donné. »

Enfin, car les pauvres gens ont une idée très précise et très développée des obstacles que la pauvreté oppose à chaque pas dans la vie, maman Samayoux avait songé tout de suite à transformer Échalot pour lui rendre possible l’accomplissement de sa mission.

Elle avait eu exactement la même pensée que Similor ; elle s’était dit :

— Avec sa tenue chez l’agent de change, on l’appellera voleur et on est capable de l’arrêter.

Préalablement à toute autre chose, elle avait donc donné à notre ami de quoi s’acheter une garde-robe complète, et c’était pour aller chez le tailleur qu’Échalot l’avait quittée dans la rue Pavée, au Marais, devant l’entrée principale de la Force.

Le paquet de billets de banque était ficelé avec soin ; néanmoins, la préoccupation d’Échalot était si grande, il avait à tel point conscience de sa responsabilité qu’il voulut compter mille francs par mille francs pour être bien sûr que quelques-uns de ces précieux chiffons ne s’étaient point envolés en route.

— Ça tient dans la main, se disait-il en défaisant le nœud de la ficelle, et si on changeait ça en pièces de deux sous, il y en aurait gros comme une baraque… Quelle capacité faut qu’elle ait, Léocadie, sous l’apparence d’une femme agréable et sans souci, pour avoir amassé une pareille opulence !

Il mouilla son pouce et les billets froissés rendirent un petit bruit.

Similor ne respirait plus.

Choisissez parmi les poètes dont la gloire emplit le monde et chargez le plus puissant d’entre eux d’exprimer la fiévreuse envie que Similor avait de mettre le grappin sur les économies de maman Samayoux, je vous affirme que votre poète de choix restera au-dessous de sa tâche.

On peint l’amour, la haine, l’avidité, toutes les passions humaines, mais la fringale sans nom d’un mohican comme Similor en face de soixante ou quatre-vingts billets de banque, voilà ce qui défie toute habileté de plume ou de parole, voilà ce qui est véritablement surhumain.

Il avait vu des billets de banque aux devantures des changeurs, il les avait caressés du regard souvent et longtemps ; depuis son adolescence, l’idée d’avoir un billet de banque était pour lui un rêve plein d’attendrissement et de folie.

Il n’était pas avare, mon Dieu non, au contraire, il était prodigue au même degré que ces fils de famille qui viennent manger à Paris, en compagnie des dames rousses, le capital du papa décédé.

C’est l’esprit français, dit-on ; Similor avait l’esprit français.

Les imbéciles dont je parle, quand ils ont dévoré le patrimoine du vicomte ou du coutelier qui fut leur père, deviennent coquins ou mendiants selon le sort de leur tempérament.

Similor était l’un et l’autre d’avance, et dans quelle splendide mesure !

Il était poète, lui aussi ; il voulait mener la vie à grandes guides, ce don Juan de la boue ; il voulait éblouir le ruisseau.

Il voulait boire des océans de volupté dans son tombereau triomphal, traîné par toutes les Vénus éraillées, par tous les Cupidons galeux grouillant au fond de ces bosquets où Armide-à-la-Hotte tient sa cour galante à cent pieds au-dessous des égouts de Paris.

Ah ! c’est une grande figure que ce laid gredin, marchant sur ses tiges ! Et j’espère que son portrait séculaire, si faiblement ébauché qu’il soit par mon insuffisance, me tiendra lieu de génie auprès de la postérité.

Il s’était retourné sans bruit dans sa paille humide et fatiguée qui n’avait plus de sonorité.

Il s’appuyait déjà sur ses mains, le cou tendu, l’œil injecté, la poitrine au ras du sol, dans l’attitude d’un sauvage qui s’apprête à ramper pour surprendre son ennemi.

Échalot était encore sans défiance ; il se croyait seul et retournait ses billets de banque un à un en prononçant à haute voix les chiffres de son compte.

Mais tout en comptant, il réfléchissait.

— Dix-huit, disait-il, dix-neuf et vingt. Quand on songe que tout cela va passer peut-être pour le lieutenant ! vingt et un, vingt-deux, et vingt-trois. Ils étaient collés ces deux-là ! c’est doux comme du coton et ça fait plaisir à manier. La patronne l’a dit, vingt-neuf et trente, ça lui est égal de recommencer sa carrière sur nouveaux frais. Est-ce un beau trait de dévouement, ça ? trente-sept. Au fait, c’est une circonstance qui peut me donner l’opportunité de parvenir au comble de mes désirs, puisque sa fortune était un obstacle, quarante, quarante et un, à l’obtention de sa main.

En ce moment, un bruit imperceptible arriva jusqu’à lui ; mais il ne leva pas les yeux, parce qu’il regardait avec inquiétude un des billets de banque qui avait une déchirure.

— Celui-là est-il bon tout de même ? se demandait-il.

Similor ne bougeait plus, tant il était effrayé du bruit qu’il venait de faire. Il n’avait pas encore quitté le lit du lion ; le hasard avait entortillé un de ses pieds dans le lien d’une botte de paille, et chaque fois qu’il cherchait à se dégager, la botte remuait, la paille bruissait.

Quel était cependant son dessein, en dehors de ce fait principal, de cette aspiration enivrante : la volonté de s’emparer des billets de banque ? Il connaissait Échalot des pieds à la tête, il savait que le digne garçon défendrait jusqu’à la mort le dépôt qu’on lui avait confié.

Qui veut la fin veut les moyens. Ne fouillons pas trop avant dans les profondeurs de ce caractère.

Avec certains seigneurs bien couverts portant gants blancs et bottes vernies, nous serions en vérité plus à l’aise.

Et après tout, Similor n’avait peut-être pas songé à cette nécessité où il allait être d’assommer Échalot, son meilleur ami.

Au moment où ce dernier retournait le cinquantième billet, un bruit distinct lui fit dresser l’oreille.

Il regarda du côté de la paille et vit deux yeux qui brillaient en vérité plus rouges que ceux du lion lui-même.

C’est à peine si la chandelle posée sur la table jetait une vague lueur jusqu’au tas de paille. Échalot ne reconnut point Similor, mais à la vue d’une forme humaine, il saisit les billets à poignées, les fourra vivement dans sa poche et boutonna sa redingote.

Similor, se voyant découvert, sauta sur ses pieds.

— C’est toi, Amédée ? dit Échalot avec un soupir de soulagement, tu peux te vanter de m’avoir fait peur.

Similor avança de quelques pas et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille, dit-il, parlant un peu au hasard, mais de sa voix la plus emphatique, est toujours facile comme ça à avoir peur. Qu’as-tu fait du petit confié à tes soins ?

— On va t’expliquer ça, répondit Échalot, il s’est passé des choses…

Il s’arrêta tout à coup et reprit :

— Au fait, ces choses-là, ça ne m’est pas permis de te les communiquer. Tout ce que je peux te dire, c’est que notre enfant est en lieu sûr, bien nourri, bien soigné et plus heureux qu’à la baraque, entre les mains d’une personne de l’autre sexe, habituée à l’éducation du jeune âge.

Similor le laissait parler sans l’interrompre, parce qu’il faisait appel à toute sa rouerie, se demandant s’il fallait essayer des négociations ou entamer la bataille tout de suite.

Il était assez brave, nous l’avons dit, et il avait grande idée de ses talents comme boxeur français.

Mais d’un autre côté il savait qu’Échalot n’était point un adversaire à dédaigner, malgré son apparence timide.

— Est-on des frères ou n’en est-on pas ? demanda-t-il brusquement. J’ai vu le temps où l’on partageait en deux le moindre petit morceau de pain, et pourtant tu as présentement un bon dîner dans le ventre, tandis que moi je suis à jeun depuis hier soir.

— Je te paye à souper si tu veux, s’écria Échalot.

— Tu es habillé d’Elbeuf depuis la semelle de tes bottes jusqu’au rond de ton chapeau, reprit Similor avec plus d’amertume, et moi, ton associé, j’ai sur le corps des vêtements qui tombent en guenille.

— Ça, murmura le père nourricier de Saladin, c’est une portion du secret que je ne peux pas dévoiler.

— Parce que tu es fautif et même criminel, s’écria Similor en jouant tout à coup le désordre d’une indignation qui éclate, je t’ai vu compter des billets de banque dont tu as tes doublures toutes pleines ! Tu es un trahisseur et un mauvais frère, tu as fait un coup pour toi tout seul et tu complotes secrètement de gagner l’étranger en nous laissant, Saladin et moi, dans la misère !

— Je te jure… voulut commencer Échalot.

— Tais-toi ! pas de faux serments ! je les dédaigne. S’il n’y avait que moi, je te laisserais pour ce que tu es dans ta vilenie, mais je suis père, je songe à l’innocente créature que tu abandonnes et je ne fais ni une ni deux. Je te dis dans le blanc de l’œil : partageons, mais là, tout de suite sur le coin de la table, un chiffon d’un côté, un chiffon de l’autre, ou sans quoi, dans mon sentiment paternel, je vas prendre tout en faisant la fin de toi !