Maman Léo/Chapitre 33

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 312-322).


XXXIII

L’agonie d’un roi


Il faisait nuit. Paris opulent achevait de dîner, Paris pauvre était en train de souper ; les gargotes, à bon droit célèbres parmi les ouvriers et qui, en ce temps-là surtout, foisonnaient aux environs des halles, regorgeaient de chalands.

Il m’est arrivé souvent de glisser mon regard à travers les carreaux troublés de ces réfectoires du travail. La gargote n’est pas le cabaret, tant s’en faut ; on voit là en majorité les bonnes, les naïves figures ; chacun y semble franchement content devant la portion abondante qui fume.

Là, les défaillances d’appétit ne sont pas connues ; on a gagné rudement le plaisir de manger, et l’odorat des convives n’a point ces gênantes délicatesses qui pourraient s’offenser de certains parfums répandus trop abondamment dans l’atmosphère.

L’ail et l’oignon ne déplaisent à personne, l’échalote et le beurre noir ne comptent que des amis.

Il fait chaud, et cela semble bon, quand le froid humide sévit au dehors.

On voit des convives qui ménagent avec sensualité le demi-litre de bleu pour avoir le plein coup du dessert, le verre qu’on boit avec les pruneaux, pris dans le grand saladier de la devanture, ou la compote qui nage dans le jus de pommes aigrelet.

J’ai ouï dire que la toilette si coûteuse faite à la grande ville, depuis quelque temps par le chef de ses édiles a diminué de beaucoup le nombre de ces gargotes, situées à proximité du marché et qui donnaient à ceux qui travaillent une nourriture à peu près saine et sincère.

J’ai ouï dire que les restaurants de l’ouvrier se sont embellis comme le quartier lui-même et que les consommateurs y payent désormais non seulement le bœuf avec légumes, mais encore le loyer, les glaces et le gaz.

Tout cela est très cher et ne restaure point.

Duval, ce boucher intelligent qui est devenu riche comme un roi rien qu’en prouvant au public l’authenticité de sa viande, ne vend pas sa viande aux ouvriers. Je serai heureux quand je verrai dans Paris la vieille gargote renaissante, mais appropriée au progrès de nos mœurs. Il faudra peut-être encore beaucoup de temps pour cela, car les industriels aiment mieux spéculer sur les vices de l’ouvrier que de songer à ses besoins.

Au lieu du réfectoire modèle que je demande, ce sont des cafés splendides qui s’élèvent, fondés sur ce principe trop connu que rien n’est plus facile à dévaliser que l’indigence.

On voit là tout un peuple qui vient s’enivrer d’absinthe frelatée et de luxe moqueur.

Ce sont de bonnes affaires. Les Lombards qui dirigent ces Eldorados scandaleux font fortune et ne s’embarrassent point de la sueur ni des larmes qui mouillent leur recette quotidienne.

Mais quand le travailleur, encore tout ébloui par tant d’illuminations et tant de dorures, rentre dans sa mansarde noire, sa gaieté persiste-t-elle ?

Il y a là souvent une femme qui pleure entre plusieurs berceaux.

Il faut bien l’avouer, certaines industries parisiennes, quand on les examine de près, donnent le frisson tout comme le ténébreux métier exercé par Coyatier, dit le Marchef.

Les temps du mélodrame sont passés, c’est possible, mais il y a encore chez nous des alchimistes qui savent faire de l’or très légalement avec de la douleur et de la honte.

Paris s’habitue vite au froid comme à tout ; malgré la brume glacée qui s’épaississait dans les rues, on voyait nombre de flâneurs circuler sur le trottoir et les vieux bonshommes curieux qui regardent aux vitres des merceries étaient à leur poste tout le long de la rue Saint-Denis.

Vers sept heures du soir, il y eut un bruit singulier, indéfinissable, que personne n’avait jamais entendu et qui propagea dans tout le quartier un écho à la fois terrible et lugubre.

Chacun s’arrêta dans les rues pour écouter ; les sergents de ville dressèrent l’oreille, se demandant si ce n’était pas la clameur lointaine d’une jeune révolution qui vagissait. On s’étonna dans les ménages et toutes les fenêtres bien closes s’entr’ouvrirent aux divers étages des maisons. Dans les gargotes, les verres levés restèrent à mi-chemin des lèvres et les fourchettes cessèrent de grincer sur l’épaisse faïence des assiettes.

Quel était ce bruit qui dominait le grand murmure de Paris ? qui était sourd et grave comme un tonnerre et qui pourtant perçait toutes les murailles, distinct des autres fracas, et entrait dans les maisons à travers les portes fermées ?

Jules Gérard, le dernier paladin, a fait un livre sur ses adversaires vaincus. Dans ce livre, empreint d’un sentiment épique, Jules Gérard raconte la vie et la mort des lions qu’il a tués.

Il y a là une page, pleine d’une prodigieuse émotion, où l’on entend le lion agoniser dans le désert.

C’est une voix qui s’éteint, mais qui est gigantesque encore. À l’écouter, hommes et femmes frémissent sous la tente ; dans les douars, les chevaux tremblent sur leurs quatre pieds paralysés, et le long de l’oued qui va, desséché à demi, entre les pierres et les palmiers, les autres habitants du désert, saisis d’une terreur profonde, écoutent.

C’est le roi qui meurt, le seigneur, le Sidi-Lion. La nature entière prend part à son agonie et porte un deuil épouvanté.

C’était ici encore le Sidi-Lion, le seigneur, le roi des déserts, dont la plainte suprême ébranlait tout un coin de la civilisation parisienne.

Il avait beau être esclave, vaincu, déshonoré, son cri funèbre montait et s’élargissait presque aussi grand que la grande voix de la foudre.

Il avait beau être humilié, et depuis combien de temps ! sous l’outrage grotesque de la servitude, subissant la médecine ignorante d’Échalot, grimé comme une courtisane hors d’âge, rapiécé comme un vieux manchon qui perd son poil, il avait beau être criblé d’emplâtres, et porter perruque, la mort le redressait dans son inaliénable grandeur.

Paris ne savait pas. Les lions sont rares à Paris. Paris qui parle toutes les langues était inhabile à reconnaître la dernière parole du lion.

Car c’était bien M. Daniel, le prisonnier valétudinaire de maman Samayoux, qui poussait son rugissement suprême dans la baraque abandonnée.

Loin du mont Atlas, dont la cime soutient les cieux, loin, bien loin des sables sans limites tourmentés par le simoun, où le soleil brûle le regard des hommes en réjouissant l’œil des lions, à Paris, le paradis des lionnes, des chiens bichons et du chat de la mère Michel, il mourait à Paris, lui, le roi du désert, dépouillé même de son nom comme tous les rois exilés.

Sic transit gloria mundi : Ainsi passe la gloire du monde ! Le seigneur lion décédait sans pompe ni crinière dans la peau chauve de M. Daniel.

Par le temps affreux qu’il faisait, il n’y avait personne dans les terrains de la percée nouvelle. Les rugissements du moribond s’élevaient à intervalles presque égaux, entrecoupés de profonds silences, comme éclataient, dit la légende, les appels du cor de Roland dans les gorges de Roncevaux.

Nul ne répondait, car il y a de ces bruits dont on cherche en vain l’origine et le point de départ. Chacun se demandait où naissait ce tonnerre ; personne n’avait songé à la maison de planches de Mme Samayoux.

Sous la neige qui recommençait à tomber, une silhouette noire se détacha, éclairée à contre-jour par les réverbères de la rue Saint-Denis. L’homme qui marchait ainsi vers la baraque n’avait point les vêtements amples nécessités par la saison ; il allait grelottant et boutonné dans un mince paletot, serrant les coudes et fourrant ses deux mains jusqu’au fond de ses poches.

Sur sa route, il y avait un tas de pierres marqué par un lumignon municipal ; la hauteur du lampion glissa sur le paletot râpé jusqu’à la corde pour mettre en lumière un chapeau gris pelé, coiffant dans les cheveux jaunes.

Il y a des hauts et des bas dans la vie de don Juan. Ce soir Amédée Similor n’était pas en bonne fortune. Il revenait la tête basse, le gousset vide, l’estomac affamé ; la réunion de la veille à l’estaminet de l’Épi-Scié n’ayant été suivie d’aucun résultat, on avait renvoyé les simples soldats de l’armée des Habits-Noirs sans autre bénéfice qu’une abondante distribution de punch.

Similor, après avoir couché je ne sais où, avait fait un tour de chasse dans Paris et rentrait bredouille au bercail, sans avoir rien mis sous sa dent depuis la veille.

Vous jugez s’il était de joyeuse humeur.

— Les dames, se disait-il en montant l’escalier de planches qui menait à la principale porte de la baraque, ça grouille autour de vous dans les moments de la prospérité ; quand vient la circonstance de la débine, plus rien, bernique !

Il essaya d’ouvrir la porte, et au bruit qu’il fit, M. Daniel poussa un sourd rugissement.

— Nom de nom ! gronda Similor, nez de bois ! Il n’y a là que la vilaine bête. La veuve est à licher quelque part avec ses connaissances.… avec ce gredin d’Échalot peut-être !

Il redescendit le perron et fit le tour de la baraque pour gagner la porte de derrière, dite « entrée des artistes, » qui s’ouvrait au moyen d’un truc, connu par tous les habitués de la maison.

Il entra cette fois et se trouva dans l’intérieur de la cabane, qui n’avait pas été ouverte depuis le matin, et où l’agonie de M. Daniel mettait une épouvantable odeur de fauve.

— Sent-il mauvais à lui tout seul ce paroissien-là ! gronda Similor. Ho ! hé ! Échalot, où donc que tu es, ma vieille ? Ça me fait toujours quelque chose quand je suis du temps sans vous voir, toi et mon bibi de Saladin.

Il était tendre parce qu’il connaissait le bon cœur de son Pylade, et qu’il comptait avoir à souper.

Mais à ses avances personne ne répondit.

Il appela encore, et cette fois le lion poussa un rugissement qui retentit dans la baraque avec un éclat terrible.

Similor eut froid dans les veines. Il avait refermé la porte en entrant ; l’intérieur de la baraque était plongé dans une obscurité complète. Son regard, qui s’était tourné d’instinct vers le lion, distingua deux lueurs rougeâtres, semblables à des charbons prêts à s’éteindre.

En même temps un pas pesant et mou sonna sur le sol et il parut à Similor que les deux charbons approchaient.

Les Parisiens sont rarement poltrons. Similor, ce misérable amalgame de tous les défauts, de tous les vices et de tous les ridicules de la basse bohème, avait du moins une sorte de bravoure.

— Toi, dit-il, tu ne vaux pas cher, bonhomme. Si tu étais cuit, je mangerais bien tout de même une tranche de ton filet, car j’ai une faim de Patagon, mais je ne veux pas que tu me manges.

Tout en parlant, il s’était baissé, cherchant autour de lui un bout de bois qui pût lui servir d’arme.

Le lion approchait toujours, lourdement et selon toute apparence paisiblement, car l’instinct de tous les animaux est le même à l’heure de la souffrance : ils cherchent du secours.

La main de Similor venait de rencontrer un fragment du balancier ayant jadis servi à la danseuse de corde et qui formait une excellente massue.

— À la niche, dit-il, vieux Rodrigue ! allez coucher ou je tape !

Similor, qui se retournait en ce moment, vit les deux charbons tout auprès de lui et sentit le vent d’une haleine fétide.

— Crénom ! s’écria-t-il en reculant d’un pas, est-ce que M. Daniel aurait faim, lui aussi ?

Dans sa frayeur irréfléchie, il brandit le fragment de balancier, qui tournoya et vint tomber sur la tête du lion.

Le lion s’affaissa en poussant un rauquement plaintif, et les deux charbons ne brillèrent plus.

— Nom d’un nom ! fit Similor, la bourgeoise ne va pas être contente ; mais on n’aura pas besoin de lui raconter cette histoire-là en détail.

— C’est égal, ajouta-t-il en se redressant dans toute l’enfantine naïveté de son orgueil, on n’en trouverait pas beaucoup, depuis l’Hercule de l’Antiquité, pour abattre un lion furieux avec un bout de bois et d’un seul coup !

Il marcha en tâtonnant vers le coin où se faisait la cuisine, car la faim le talonnait. Le fourneau de fonte était froid et sur la planche où Échalot mettait d’ordinaire ses pauvres provisions, il n’y avait pas même une croûte de pain sec.

— Est-ce qu’il se dérange, ce gredin-là ? pensa Similor. Où donc peut-il être allé avec le môme ? Quand le diable y serait, il va revenir coucher, toujours ? Qui dort dîne ; en l’attendant, je vais tâcher de faire un petit somme !

Il traversa la baraque dans toute sa longueur pour gagner l’endroit où était la paille du lion.

— C’est encore chaud, fit-il en se couchant à la place occupée naguère par sa victime, mais ça ne sent pas la rose.

Au moment où il fermait les yeux, quelqu’un tira au-dehors le loquet de l’entrée des artistes.

Similor se souleva sur le coude et pensa :

— Allons, j’ai de la chance, je n’aurai pas attendu trop longtemps mon souper.