Maman Léo/Chapitre 20

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 189-197).


XX

Le scapulaire, le secret, le trésor


Tous les verres restaient pleins, excepté celui de Lecoq, qu’il avait déjà vidé trois fois. Au début de la réunion, ses compagnons croyaient le tenir sur la sellette ; mais les choses avaient tourné au cours de l’entretien, et maintenant Lecoq était le seul qui ne montrât ni embarras ni défiance.

— Chacun est ici pour soi, dit-il en remplissant pour la quatrième fois son verre ; en nous pilant dans un mortier, le docteur, qui est pourtant un habile chimiste, ne trouverait pas un atome de préjugé. On nous appelle des coquins, je connais assez mon Paris pour savoir que les dix-neuf vingtièmes de ceux qui s’intitulent honnêtes gens sont exactement dans la même position que nous.

Je ne cache pas que j’avais une frayeur ; l’homme est un animal vaniteux et ambitieux, je me disais : Ce vieux farceur de colonel a glissé à l’oreille de Portal-Girard : « Tu seras mon successeur ; » à l’oreille de M. de Saint-Louis aussi, à l’oreille de ce bon Samuel de même ; si cette idée a germé dans leur cervelle, comme elle aurait pu germer dans la mienne, le gâchis est complet, et notre vénérable papa n’aura qu’à nous enfermer ensemble pour que nous nous entre-dévorions.

Or, nous étions ici enfermés ensemble et j’ai cru que la dînette allait commencer, mais pas du tout ! au lieu d’enfants gourmands, je trouve des gens raisonnables.

À ma question nettement posée : Qui sera le maître, on m’a nettement répondu : Il n’y aura plus de maître.

À cette autre demande : Que deviendra l’association ? Réponse : Nous nous en moquons comme du roi de Prusse ! L’association était destinée à gagner de l’argent, il y a de l’argent, nous nous partageons le magot entre quatre, et puis nous nous souhaitons mutuellement bonne chance. Est-ce bien cela ?

— C’est bien cela, répondirent en même temps les trois autres associés.

— Mes braves amis, reprit Lecoq, car nous sommes véritablement des amis, depuis cinq minutes, le magot est assez lourd pour contenter l’appétit de chacun de nous, et le monde est assez vaste pour que nous y puissions trouver un endroit où nos anciens camarades ne viendront point nous chercher. Parlons donc sérieusement, désormais, et mettons de côté les petites découvertes que chacun de vous a cru faire. Le colonel laisse traîner comme cela des mystères mignons pour éveiller la curiosité de ceux qui l’entourent ; mais moi je suis de sa maison, il y a vingt ans que je suis de sa maison. Vous connaissez le proverbe qui dit : « Il n’est point de grand homme pour son valet de chambre ? » Le proverbe a menti cette fois ; j’ai été le valet, puis le secrétaire du colonel Bozzo-Corona, et je déclare que c’est un grand homme, un très grand homme, un plus grand homme que les grands hommes qui découvrent par hasard l’imprimerie, l’Amérique ou la vapeur : il a trouvé par le calcul des probabilités un truc qui garantit le meurtre et le vol contre les chances du châtiment, il a inventé l’assurance en cas de scélératesse.

— Nous savons tous cela, murmura Portal-Girard avec impatience.

— Savez-vous aussi le secret des Habits-Noirs ? demanda Lecoq, dont les lèvres se relevèrent en un sourire ironique.

Tous les regards exprimèrent une avide curiosité.

— Non, n’est-ce pas ? poursuivit Lecoq. Le colonel Bozzo n’avait pas seulement à défendre son œuvre contre les chiens myopes et enrhumés du cerveau que nos gouvernements paient très cher sous le nom de justice, de police, etc., il avait à défendre son œuvre contre ses propres ouvriers. L’univers a bien vieilli depuis quatre mille ans, mais l’homme est resté enfant, et les solennelles momeries qui étaient le fond des mystères de l’antiquité se sont perpétuées à travers les âges, de telle sorte que les mauvais plaisants du sanctuaire d’Éleusis et des temples d’Isis ont eu des héritiers directs au fond des forteresses où radotaient les francs-juges d’Allemagne, comme dans les cavernes où les Camorre de l’Italie du Sud bourraient leurs trabuccos en aiguisant leurs poignards. Le colonel n’est pas encore assez vieux pour avoir fréquenté les saintes-wehmes, mais il a commandé en chef des bandes calabraises à la fin du siècle dernier, et l’Europe entière l’a connu sous le nom de Fra Diavolo.

— Fra Diavolo ! répétèrent avec le même accent d’incrédulité les trois maîtres. Quel conte !

— On dit cela, poursuivit Lecoq froidement, moi je ne connais que le Fra Diavolo de l’Opéra-Comique, et les biographies prétendent que ce célèbre chef des Camorre fut exécuté à Naples, en 1799, mais en Corse, où j’ai passé ma jeunesse, il y avait de vieux bandits qui frottaient encore leur chapelet contre la manche du colonel, quand ils voulaient avoir une amulette bénie par le démon, et ils l’appelaient entre eux Michel Pozza, qui est le nom historique de Fra Diavolo. Quoi qu’il en soit, il apporta parmi les Habits-Noirs le secret, le grand secret des prêtres égyptiens, des hiérophantes, des druides, des francs-chevaliers et des libres-soldats de l’Apennin.

Ce fut pendant de longues années son prestige qui dure encore. Il était le seul à connaître le secret gravé à l’intérieur des deux médaillons qui forment le scapulaire des maîtres de la Merci.

Je l’ai eu entre les mains, le scapulaire de la Merci. Je suis curieux, je l’ai ouvert, et je connais le secret. Je ne demande pas mieux que de vous le dire.

C’est un mot, un seul mot, répété en une très grande quantité de langues dont la plupart me sont inconnues, et quand mes yeux tombèrent sur les lettres hébraïques qui commençaient la série, je crus qu’elles exprimaient le nom de Dieu.

Cependant les lettres arabes qui suivaient ne disaient point Allah ; je me souviens des caractères grecs disposés ainsi : Οὐδέν ; le latin que je compris déjà disait nihil ; puis venait l’allemand nichts ; l’anglais nothing, l’italien niente, l’espagnol nada, et pour vous épargner les autres langues, le français : RIEN !

— Et c’est là le secret des Habits-Noirs ! s’écria M. de Saint-Louis.

— Néant est le contraire de Dieu, murmura Samuel ; je ne déteste pas cette idée-là, mais elle ne nous rapportera pas grand-chose !

— Je le pensai ainsi, répliqua M. Lecoq, puisque je remis fidèlement le scapulaire à sa place ; mais n’ayant plus de secret à chercher, tout mon flair se reporta sur le trésor. Ici, je vais vous intéresser davantage : le trésor n’est pas, comme vous l’avez cru, un amas d’or et d’argent déposé ici ou là, et probablement, selon mon opinion première, dans les caves du couvent de Sartène, où le maître fait son pèlerinage une fois l’an ; le trésor est dans une petite cassette que chacun de vous pourrait porter sous son bras.

— Ce sont des diamants ! dit Samuel, dont les yeux brillèrent.

— Non, répliqua Lecoq.

— Ce sont des titres de dépôt ? demanda Portal-Girard.

— Non, répliqua encore Lecoq.

— Un pareil coffret, objecta M. de Saint-Louis, ne peut pourtant contenir une bien grosse somme en billets de banque.

— Le Royal-Exchange d’Angleterre, repartit Lecoq, a des banknotes depuis cinq livres jusqu’à un million sterling. On en connaît trois de cette somme, et feu le prince de Galles, qui possédait, dit-on, un exemplaire de cette glorieuse estampe, pouvait emporter avec lui vingt-cinq millions de francs dans le tuyau de plume qui lui servait de cure-dent.

— Ces Anglais ! dit Portal-Girard, quel grand peuple !

— Je ne pense pas, poursuivit Lecoq, que notre cassette, car elle est bien à nous, contienne des billets de banque de vingt-cinq millions, mais je sais qu’elle renferme des valeurs anglaises pour une somme énorme. À supposer même que le Père ait fait plusieurs parts du trésor, ce qui est assez dans son caractère, tous les œufs d’un finaud tel que lui ne pouvant pas être mis dans le même panier, c’est encore ici que doit être le bon tas. Je vais vous en dire la raison. J’ai cru longtemps que le colonel était au-dessus de la nature humaine par ce seul fait qu’il n’avait point en lui cette chose agréable mais compromettante qu’on appelle un cœur.

— Il n’en a pas ! s’écria Samuel.

— Il n’en a jamais eu ! appuyèrent les deux autres.

— Vous vous trompez, nul n’est parfait ici-bas. Depuis près de cent ans, notre vénéré maître a trahi tous ses amis, dévalisé toutes ses connaissances, et envoyé dans un monde meilleur la plupart de ceux qui l’ont servi ; mais il y a néanmoins, dans un petit coin de son antique carcasse, un objet quelconque qui lui tient lieu de cœur. Je l’ai vu pleurer une fois qu’il se croyait seul, pleurer de vraies larmes au chevet d’une enfant que les médecins avaient condamnée.

— Fanchette, parbleu ! fit le docteur en droit, qui haussa les épaules ; il aime sa Fanchette comme ma portière caresse son chat !

— Et il l’a donnée au plus lâche coquin de la bande ! ajouta Samuel.

— C’est elle qui le voulut, répartit Lecoq. En ce temps, le comte Corona était beau comme un astre, et il chantait le rôle d’Almaviva dans le Barbier avec une voix qui valait cent mille écus de rente. Mais ne nous égarons pas dans les détails. Que le père aime sa Fanchette comme une perruche ou comme un bichon, peu importe, le fait est qu’il l’aime et qu’il lui a préparé un splendide avenir. Moi, qu’il n’aime pas, mais dont il a besoin sans cesse, je suis un peu l’esprit familier de sa maison ; il hésite à m’étrangler, parce que je le tiens comme une habitude, et il en est venu à ne pas faire plus attention à moi qu’aux meubles de son hôtel. J’ai en outre quelques petites intelligences dans la place, et la femme de chambre de ma belle ennemie, la comtesse Corona, me fait son rapport quotidien.

Voici ce que j’ai appris avant-hier. La veille, vers huit heures du soir, le Père avait eu une crise terrible. Son médecin, appelé en toute hâte…

— Comment ! son médecin ? interrompit Samuel.

— Ah ça, bonhomme, répliqua Lecoq, as-tu jamais cru que le Père avalait tes drogues ?

— Je l’ai toujours soigné en toute honnêteté, répondit sérieusement Samuel.

— Mais tu as toujours nourri l’espoir que, dans un cas pressant, il te suffirait d’une bonne potion pour en finir, et tu as fait partager ton espoir aux autres : il faut rayer cela de tes papiers.

Je continue. Le médecin a eu toutes les peines du monde à dominer la crise, et je crois qu’il a conseillé à son malade de mettre ordre à ses affaires.

Quand le médecin a été parti, on a renvoyé tout le monde, et le Père est resté seul avec Fanchette.

Vous savez qu’elle couche, depuis quelque temps, dans le grand cabinet voisin de la chambre du colonel.

Vous ne tenez pas absolument, n’est-ce pas, à savoir par quelle fente de boiserie ou par quel trou de serrure j’ai surpris ce qui va suivre ? L’important, c’est que je l’aie surpris et que j’en garantisse l’exacte vérité.