Maman Léo/Chapitre 15

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 138-146).


XVI

Le salon


Maman Léo n’eut garde de désobéir à l’ordre muet que lui donnait Valentine ; elle suivit la comtesse Corona sans ajouter une parole.

Celle-ci la conduisit jusqu’à la porte du salon situé à l’étage inférieur.

Maman Léo aurait voulu la route plus longue, car elle avait grand besoin de se recueillir.

Pour comprendre ce qui était en elle, il faut entrer dans sa situation morale, et ne point oublier le milieu où se passait sa vie ordinaire.

Elle venait d’éprouver, sans secousse apparente, puisqu’elle avait été forcée de supprimer toute marque extérieure d’émotion, un des chocs les plus violents que puisse subir une créature humaine.

D’autres à sa place auraient eu pour sauvegarde, dans le premier moment du moins, le doute ou l’incrédulité ; mais nous l’avons dit bien souvent, au fond de cette pauvre bohème de la foire où Mme veuve Samayoux tenait un rang considérable, les légendes du crime sont connues et en quelque sorte honorées comme pouvaient l’être chez les païens les légendes de la mythologie.

Ces sombres poèmes du crime impossible courent non seulement les établissements forains, mais encore toutes les mansardes et toutes les masures d’où sort le public qui fait vivre la foire.

Dans les veillées de ces campagnes bizarres qui sont dans Paris, mais qui sont en même temps si loin et si fort au-dessous de Paris, il y a des bardes comme en Irlande, des improvisateurs comme à Naples, des troubadours comme il y en avait dans toute l’Europe au moyen âge.

Et de même que les bardes chantent l’épée, les trouvères la lance, c’est toujours le couteau qui est au fond de la sauvage Iliade des rapsodes de la misère.

En Basse-Bretagne, vous pouvez parler des korigans sans expliquer le mot, en Irlande, des âmes-doubles, et par tout le pays Scandinave des elfes et des goblins ; sous le règne de Louis-Philippe, dans aucun hallier de la forêt parisienne, on ne vous aurait fait répéter deux fois le nom des Habits-Noirs.

Chacun savait ce que cette alliance de mots voulait dire, chacun du moins croyait le savoir, car il y avait ici de nombreuses variantes comme dans toutes les mythologies.

Mais au-dessus des variantes une chose surnageait, qui était le fond de la superstition populaire : chacun croyait à une sorte de franc-maçonnerie, constituée selon l’échelle même de la société humaine, c’est-à-dire ayant sa noblesse, sa bourgeoisie, son peuple.

Chacun croyait que les soldats de cette fantastique armée étaient innombrables, que les officiers en étaient nombreux, et que les généraux s’asseyaient, paisibles, aux plus hauts sommets de nos inégalités sociales, abrités qu’ils étaient contre les clairvoyances de la loi par je ne sais quel nuage magique.

Voilà pourquoi Valentine, s’adressant à maman Léo, avait parlé des Habits-Noirs sans souligner l’expression et avec la certitude d’être comprise.

Voilà pourquoi aussi maman Léo, par-dessus la grande émotion provoquée en elle par la scène qui venait d’avoir lieu et dans laquelle son pauvre bon cœur avait été remué dans ses fibres les plus profondes, gardait cependant un trouble qui n’avait trait immédiatement ni à sa chère Fleurette ni à son adoré Maurice.

Les Habits-Noirs ! les hommes de la puissance inconnue et du crime éternellement impuni ! les Habits-Noirs, ces fantômes homicides que tant de récits à faire peur lui avaient montrés rôdant parmi le silence des nuits parisiennes !

Elle avait vu les Habits-Noirs ! elle était dans la maison des Habits-Noirs !

La foi est une étrange chose ! il est certain qu’on peut croire et ne pas croire en même temps, puisque les plus crédules sont stupéfaits souvent quand ils se trouvent, à l’improviste, en face de l’objet de leur crédulité.

En descendant l’escalier qui menait de la chambre occupée par Valentine au salon du docteur Samuel, maman Léo se disait :

M. Constant en est, et ça ne m’étonne pas, car il a une figure qui ressemble à un masque, mais ces vieux messieurs qui ont l’air si respectable ! un colonel ! un prince ! et que penser de Mme la marquise elle-même ? car Fleurette a beau dire, qui se ressemble s’assemble et je me méfie de tout le monde ici !

Elle essayait de se faire une règle de conduite ; mais tout tournait dans son cerveau.

Et voyez le trait caractéristique ! à un certain moment, ne sachant à quel saint se vouer, elle eut l’idée de s’adresser à la justice.

Mais ce fut pour elle le symptôme du découragement poussé jusqu’à la folie ; elle haussa les épaules avec colère et se dit :

— Puisque je patauge comme cela, nous sommes donc perdus tout à fait !

Car ils ne croient pas à la justice, et de lugubres exceptions que leur ignorance érige en règles leur font craindre les juges.

Quand ils regardent en haut le bien leur échappe, ils ne voient que le mal grandir outre mesure.

C’est la vengeance des vaincus.

On doit leur savoir gré peut-être de ne pas écraser sous le poids de leur multitude cette infime minorité d’heureux à laquelle ils attribuent, faussement il est vrai, l’incurable maladie de leur misère.

La comtesse Corona ouvrit la porte du salon et dit :

— Voici la bonne Mme Samayoux. Notre Valentine dort.

Maman Léo passa le seuil et entendit qu’on refermait la porte. Elle était comme ivre. Autour d’elle tous les objets dansaient en tournoyant.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, car elle était la vaillance même, et malgré la simplicité de sa nature elle avait, à l’heure du péril, le sang-froid, l’adresse, la présence d’esprit d’une vraie femme.

Elle reconnut autour de la cheminée du salon toutes les figures qui naguère étaient rassemblées dans la chambre de la malade.

Il y avait en plus un personnage qui lui était inconnu et qui causait tout bas avec le colonel Bozzo.

En entrant, elle put entendre la marquise reprocher un retard ou une absence à ce nouveau venu, qu’elle appela : M. le baron de la Périère.

À cet instant, maman Léo avait déjà dompté en grande partie son horreur et sa frayeur ; comme il arrive à tout bon soldat, la présence de l’ennemi lui rendait son courage.

En outre, le sentiment de curiosité si vif dans les classes populaires, où il y a toujours de l’enfant, s’éveilla en elle brusquement ; aussitôt qu’elle cessa d’avoir peur, elle eut envie de voir et de savoir.

Son regard fit le tour de l’assemblée, et certes, chaque visage fut jugé par elle tout autrement que la première fois.

Rien ne perçait au-dehors de ce qui l’agitait intérieurement ; il y avait un pied de rouge sur ses bonnes grosses joues, mais c’était assez l’habitude, et d’ailleurs, chacun pouvait faire la part du trouble tout naturel éprouvé par une femme de sa sorte, admise dans ce monde si fort au-dessus d’elle.

Un peu de crainte et beaucoup de respect étaient assurément de mise.

Mme la marquise d’Ornans vint la prendre par la main et tout le monde l’entoura, excepté le colonel Bozzo, qui garda sa place, continuant de causer à voix basse avec M. le baron de la Périère.

Mais s’il ne se dérangea pas, il envoya du moins un signe protecteur et amical à la veuve, qui se dit :

— C’est bon, vieux gredin, fais tes manières ! Si on peut te servir comme tu le mérites, n’aie pas d’inquiétude, ce sera de bon cœur !

— Nous pouvons causer ici librement, bonne madame, dit la marquise ; vous savez l’épouvantable malheur qui est tombé sur ma maison ; tout le monde dans ce salon m’est dévoué, tout le monde chérit la pauvre enfant qui est en haut.

— Dans son uniforme, répondit la veuve, la petite est encore bien heureuse d’avoir tant de puissants protecteurs.

— Elle s’exprime très bien, murmura M. de Saint-Louis, trouvez donc ailleurs qu’en France un pareil niveau intellectuel dans les rangs du peuple !

— Ah ! fit la marquise, si ce peuple dont vous parlez si bien pouvait vous connaître et vous entendre !

Samuel, le maître de la maison, et M. Portal-Girard, le docteur en droit, approuvèrent du bonnet et se rapprochèrent du groupe, formé par le colonel causant avec M. de la Périère.

En les regardant s’éloigner, maman Léo pensait :

— En voilà deux que je reconnaîtrai ! Mais où donc est passé le Constant ?

— Voyons, fit la marquise, qui lui présenta un siège, racontez-nous tout ce que vous avez fait.

Maman Léo avait eu le temps de réfléchir, et son instinct lui disait qu’il fallait se rapprocher le plus possible de la vérité, à cause de l’espion caché derrière le rideau et qui pouvait bien être M. le baron de la Périère.

— J’ai d’abord été dans tous mes états, répondit-elle, et vous allez juger pourquoi. N’a-t-elle pas eu fantaisie de se lever aussitôt que vous avez été partis ! J’ai voulu vous rappeler, mais pas moyen ; elle m’a mis ses deux petites mains sur la bouche comme un démon, et il a fallu l’envelopper pour l’emporter vers le foyer. Elle disait : « J’ai froid, j’ai froid ! »

Son regard glissa vers l’autre coin de la cheminée et se rencontra avec celui de M. le baron.

— Tiens, tiens, pensa-t-elle, j’ai déjà vu ces yeux-là ! Mais c’est pire qu’au théâtre, ici, ils doivent se grimer à volonté.

— Est-ce vrai, ce qu’elle dit là, monsieur Lecoq ? demanda tout bas le colonel au baron.

— Vrai de point en point, papa, répondit M. de la Périère. Si la petite n’a pas parlé, je vous garantis que la bonne femme marchera droit, car je n’ai pas perdu mon temps avec elle à la baraque. Vous savez si j’endoctrine mon monde comme il faut, quand je m’y mets !

— Tu es une perle, l’Amitié, murmura le vieillard, et quand je vais te laisser mon héritage, je n’aurai pas d’inquiétude sur l’avenir de l’association.

Il eut une quinte de toux pénible à entendre.

Le docteur, qui arrivait justement, lui tapota le dos en disant :

— Cela sonne mieux, nous n’en avons pas désormais pour une semaine.

Pendant que le vieillard essuyait son front en sueur, les deux docteurs et Lecoq échangèrent un sourire d’intelligence, qui donnait à ces mots : « Nous n’en avons pas pour une semaine, » une signification très accentuée.