Maman Léo/Chapitre 14

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 128-138).
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XIV

Coyatier, dit le Marchef


Valentine continua :

— Je n’ai jamais vu de visage plus effrayant que celui de cet homme ; son regard parle de sang, on dirait qu’il y a du sang sur sa joue, du sang sur ses lèvres ! et pourtant je croyais deviner en lui je ne sais quelle douloureuse compassion.

Il disait, croyant sans doute que je ne pouvais l’entendre :

— C’est un beau gaillard, et tout jeune, et déjà lieutenant après deux ans d’Afrique ! Ils s’aiment bien puisqu’ils voulaient mourir ensemble…

Sa main rude fit bruire ses cheveux hérissés comme les crins d’une brosse.

— Moi aussi j’étais un soldat, murmura-t-il d’une voix sourde, un brave soldat, et les journaux parlaient de moi comme de lui, et peut-être qu’on se souvient encore de mon nom en Afrique. C’est une femme qui a fait de moi un assassin : Je hais les femmes !

Dans sa prunelle un feu sinistre s’alluma.

Mais, tandis qu’il me regardait, sa paupière battit tout à coup et il reprit comme malgré lui :

— Celle-ci est bien belle, et je lui ai fait tant de mal !

Il s’agenouilla pour border ma robe autour de mes jambes qui frissonnaient.

— Un mot, un seul mot, dit-il encore, et je pourrais lui rendre celui qu’elle aime !

Il haussa les épaules en riant lugubrement.

J’avais compris, et vous comprenez aussi, n’est-ce pas ?

Quand on aime bien, on devine. Je savais ce qu’était Coyatier, je devinais que Coyatier avait commis le crime dont Maurice est accusé ; j’entends le premier crime, le meurtre de Hans Spiegel…

La dompteuse poussa un soupir grand de détresse, arraché par l’effort épuisant qu’elle faisait pour garder son calme.

— Ne bougez pas, maman Léo, murmura Valentine, qui n’avait pas quitté un seul instant son attitude de dormeuse : toutes ces choses, il faut que vous les sachiez. J’ouvris les yeux, et comme le marchef me demanda en fronçant le sourcil : « Avez-vous entendu ? » je lui répondis : « Oui, » et j’ajoutai : « J’ai fait plus que vous entendre, j’ai deviné. »

Nos regards se croisèrent. Ni lui ni moi nous ne baissâmes les yeux.

— Ah ! ah ! fit-il, et à quoi ça vous servira-t-il de m’avoir deviné ?

— Je ne sais, répondis-je, mais j’ai deviné aussi que vous aviez pitié de moi.

Il secoua sa tête farouche et fit un mouvement comme pour s’éloigner.

Cependant il resta.

Et après un instant de silence il gronda entre ses dents serrées :

— Il y avait une femme dans tout cela, une femme qui voulait une robe neuve, un châle, des plumes et des fleurs. Elle m’avait dit le matin : « Si tu ne m’apportes pas cinquante louis, je te chasse ! »

Il me regarda, frémissante que j’étais, et un sourire terrible vint à ses lèvres.

— Je lui apportai les mille francs, ajouta-t-il tout bas ; mais c’est moi qui l’ai chassée.

Ah ! reprit-il en s’interrompant, ma vie ne vaut pas cher ! Je sais bien que je mourrai par une femme. Autant par vous que par une autre ! j’ai fantaisie de vous entendre dire : « Merci, Marchef ! » C’est drôle. Demandez, on vous répondra.

Je demandai, il me répondit.

Quand on vint me chercher pour me porter dans mon lit… tenez-vous ferme, Léo !… je savais que cette maison appartenait aux Habits-Noirs.

— Ma fille, prononça tout bas la dompteuse sans bouger ni presque remuer les lèvres, ce n’est pas pour moi que j’ai peur.

— Je le sais bien, répliqua Valentine, et comme je voudrais me jeter à votre cou pour vous serrer bien fort sur mon cœur ! C’est pour moi que vous craignez, c’est pour lui, et vous voudriez me crier encore : « Prends garde !… » Hélas ! bonne Léo, il n’est plus temps de prendre garde, il fallait risquer le tout pour le tout. J’ai tout risqué. Coyatier jusqu’ici a tenu sa parole ; non seulement il ne m’a rien caché, mais encore je n’ai eu qu’à parler pour être aussitôt obéie.

C’est par lui que j’ai vu Maurice ; il m’a fait sortir d’ici en plein jour par la porte qui est en reconstruction ; grâce à lui, j’ai pu être introduite à la prison de la Force, grâce à lui encore j’ai pu me procurer du poison.

Dans la maison, en apparence du moins, personne ne s’est aperçu de ma sortie, ni de mon absence, qui a duré deux grandes heures, ni de ma rentrée.

Est-ce là une chose possible ? Coyatier avait-il prévenu ses maîtres et ceux-ci ont-ils favorisé eux-mêmes mon entreprise ?

En d’autres termes, Coyatier a-t-il trahi les Habits-Noirs pour moi, ou Coyatier m’a-t-il trahie pour les Habits-Noirs ? Je ne sais, et que m’importe ? Maurice a le poison, Maurice m’a juré sur notre amour qu’il m’attendrait pour en faire usage.

En entrant dans sa cellule et quand mon regard a rencontré le sien, j’ai cru que mon pauvre cœur allait se briser. C’était à la fois trop de douleur et trop de joie. Il m’a tendu sa main qui brûlait, je me suis jetée à son cou et j’ai voulu lui dire : « Maurice, Maurice, je te sauverai ! »

Mais ses lèvres m’ont fermé la bouche, et je crois l’entendre encore prononcer cette parole qui me poursuit partout : « L’espoir fait mal, n’espère pas, Fleurette, fais comme moi, résigne-toi. »

La veuve luttait contre les sanglots qui l’étouffaient.

— Il m’a demandé, poursuivit Valentine : « Pourquoi maman Léo n’est-elle pas venue ? »

— Oh ! le cher enfant a-t-il douté de moi ?

— Non, pas plus que moi ; nous avons cherché ensemble les raisons de votre absence.

— Je ne savais pas, balbutia la veuve. Comment dire cela, moi qui vous aime tant ! je fermais les yeux pour ne pas vous voir trop heureux…

— Trop heureux ! répéta Valentine, dont le regard se leva vers le ciel. Mais le temps passe et je n’ai plus beaucoup de force. Ce n’est pas moi qui m’oppose à tout projet d’évasion, c’est lui. Il m’a dit : « Je n’ai fui qu’une fois en ma vie, c’est trop, je subirai mon sort. »

« Et tout ce que Maurice veut, je le veux…

Elle s’arrêta encore.

— Est-il bien changé ? demanda la veuve.

— Non, il est très pâle ; mais il y a dans son regard une sérénité presque divine, et j’ai retrouvé son beau sourire quand il m’a dit :

« Si tu étais ma femme, je mourrais content. »

J’ai répondu :

« Quoi qu’il arrive, je serai ta femme. »

Le regard de la dompteuse exprima son étonnement.

Valentine reprit avec un calme étrange :

— Ils ne s’opposeront pas à cela, j’en suis sûre. Ce qu’il leur faut, c’est notre mort prochaine, car si nous vivions, la main de fer qui étouffe notre voix finirait par se relâcher ; nos paroles, que personne ne voudrait entendre aujourd’hui, seraient écoutées demain peut-être ; pourvu que nous disparaissions tous les deux, ils seront cléments comme les bourreaux qui se prêtent au dernier caprice des condamnés…

Sa tête pesa plus lourde sur l’épaule de la veuve, qui sentit en même temps sa main devenir froide et qui dit :

— Il faut te remettre au lit, fillette !

— Oui, répliqua Valentine, désormais vous en savez assez, bonne Léo. Le papier que je vous ai remis et que vous lirez attentivement vous dira ce qui vous reste à faire… Encore un mot, pourtant : quand vous me quitterez, ils vont vous reprendre en sous-œuvre pour l’évasion de Maurice. Promettez tout ce qu’on vous demandera, dites que vous m’avez à demi-persuadée et que vous êtes bien sûre de persuader tout à fait le pauvre prisonnier ; ajoutez que vous voulez aller à la Force dès demain. Je ne vous cache pas que nous entamons ici la plus terrible de toutes les parties. Leur intérêt est de mener à bien cette évasion, mais je n’ai pas besoin de vous expliquer à quoi, dans leur pensée, cette évasion doit aboutir. Ne craignez rien, allez droit votre route ; vous ne resterez jamais sans instructions, et vous me verrez désormais plus souvent que vous ne croyez.

Elle s’interrompit presque gaiement pour ajouter :

— Maintenant, Léo, nous n’avons plus qu’à tromper l’espion qui nous guette. Vous êtes juste ce qu’il faut pour cela, et, en vérité, quand même aucun regard ne serait fixé sur vous, je suis morte de fatigue ; et je ne sais pas si je pourrais regagner mon lit sans votre aide.

Elle sourit et ajouta encore :

— Vous avez vu les nourrices endormir les petits enfants entre leurs bras. Quand le sommeil est enfin venu, elles emportent doucement le nourrisson dans son berceau, et quelles précautions elles prennent ! Faites comme elles, bonne Léo, emportez-moi, et surtout prenez garde de m’éveiller !

Son sourire était contagieux ; il y eut comme un reflet sur le visage désolé de la dompteuse, qui avait compris.

Ce fut une scène si bien jouée que Lecoq y fut aux trois quarts pris, derrière son rideau.

Avec une délicatesse infinie, maman Léo dégagea son épaule qui soutenait la tête de la jeune fille, puis elle se pencha sur elle comme pour bien constater qu’elle était endormie, puis encore elle la souleva aussi aisément que si c’eût été en effet une enfant et la reporta sur le lit, où Valentine demeura immobile.

Mme Samayoux s’essuya les yeux avant de border la couverture ; quand la couverture fut bordée, elle joignit les mains et dit avec tristesse :

— Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu, pour cette pauvre biche-là, rester chez moi à la baraque !

— Ah çà ! ah çà ! se dit Lecoq en quittant sa cachette, j’ai perdu une grosse demi-heure ici, moi. Est-ce qu’elles se mettent à jouer la comédie, en foire, aussi parfaitement qu’au Théâtre-Français ?

Au moment où il s’éloignait sans bruit, mais pas assez légèrement, pourtant, pour que l’oreille aux aguets de la dompteuse ne perçût vaguement l’écho de son pas, la porte par où Mme la marquise d’Ornans et son cercle étaient sortis s’ouvrit.

— Eh bien ! demanda la comtesse Corona sur le seuil, avons-nous dit tous nos grands secrets ?

— Chut ! fit Mme Samayoux, qui se retourna, elle s’est endormie en parlant de lui.

La comtesse traversa la chambre sur la pointe des pieds et vint jusqu’au lit.

Elle baisa la main de Valentine, qui était glacée, et fixa sur la dompteuse un regard triste et doux.

— Ils s’aiment bien, murmura-t-elle, et celui qui est mort l’adorait. Sa folie est de penser que Remy d’Arx était son frère : vous a-t-elle parlé de cela ?

— Oui, répondit la dompteuse.

— Vous qui la connaissez depuis longtemps, pensez-vous qu’elle puisse être vraiment la sœur de Remy d’Arx ?

— Quand je la connaissais, repartit la dompteuse, elle s’appelait Fleurette. Je ne me doutais pas qu’elle eût un frère, mais je ne me doutais pas non plus qu’elle fût la parente d’une noble marquise et d’un colonel.

— C’est juste, fit la comtesse.

Elle ajouta comme malgré elle :

— On vous a payée, n’est-ce pas, en ce temps-là ?

La veuve lui saisit les deux mains brusquement ; ses joues étaient en feu.

— Elle a confiance en vous, dit-elle, et c’est une belle âme qui est dans vos yeux. Écoutez, je suis une pauvre femme, une misérable créature qui a peut-être fait le mal : oui, on m’a donné de l’argent, et je ne l’avais pas gagné ! oui, on est venu la chercher chez moi et j’ai peut-être eu tort de croire trop vite… mais elle avait si bien l’air de la fille d’une grande maison !… et comment penser que des gens comme cela auraient voulu me tromper ? Si vous savez quelque chose qui puisse m’aider à réparer ma faute, je vous en prie, je vous en prie, dites-le moi !

La comtesse avait baissé les yeux ; elle répondit froidement :

— Je ne sais rien, bonne dame ; quand Valentine vint à la maison, voici deux ans, on me dit qu’elle était ma cousine et je l’aimai comme une sœur. Remy d’Arx était pour moi un ami, presque un frère ; il y a une énigme au fond du deuil que nous portons, je n’en ai pas le mot. Il y a une énigme aussi, une énigme inexplicable dans la position de ce jeune homme auquel tous nos amis semblent s’intéresser, malgré son crime.

— Oh ! s’écria la dompteuse, celui-là est innocent, je vous le jure devant Dieu.

— C’est ainsi que parla Valentine, dit la comtesse d’un air pensif, le jour même où on arrêta Maurice Pagès, tout sanglant encore, à quelques pas de la maison où le meurtre avait été commis. Je ne suis pas juge, madame, et, depuis mon enfance, je vis au milieu de mystères encore plus insondables que celui-là.

— Au nom du ciel ! commença la veuve, qui la regardait avidement, dites-moi…

Francesca Corona secoua sa tête charmante avec lenteur.

— Ne m’interrogez pas, répliqua-t-elle, ce serait inutile. Je n’ai rien compris, je n’ai rien deviné, sinon mon propre malheur, qui m’accable et dont je ne dois compte à personne. Si ce jeune homme est innocent, que Dieu le sauve ; puisqu’ils s’aiment, qu’ils soient heureux ! Venez, madame, on vous attend au salon, et chacun semble espérer en votre entremise pour atteindre un résultat favorable. Je vais vous conduire, et je reviendrai garder Valentine, que j’aime mieux depuis qu’elle souffre.

Elle se dirigea vers la porte.

Un mot vint jusqu’aux lèvres de la dompteuse, qui allait parler, lorsqu’elle sentit une main glacée qui touchait la sienne.

Elle se retourna vers le lit et rencontra les yeux grands ouverts de Valentine qui avait un doigt sur ses lèvres.