Maman Léo/Chapitre 13

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 121-128).


XIII

Aux écoutes


Valentine ne se trompait point. Derrière les rideaux de l’alcôve, il y avait une porte ouverte ; près de cette porte, qui donnait dans un cabinet obscur, un homme était debout et se penchait en avant pour approcher ses yeux de quelques trous imperceptibles qui perçaient la draperie à différentes hauteurs.

À la lueur vague que les lampes envoyaient à travers l’étoffe, nous aurions pu distinguer les traits et la tournure de cet homme, et notre première pensée eût été d’hésiter entre deux noms : il était en effet dans la position d’un comédien qu’on surprendrait à l’heure de la métamorphose quand il quitte un travestissement pour en revêtir un autre.

L’homme gardait le costume que M. Constant portait tout à l’heure ; mais il avait déjà le visage et les cheveux de ce Protée bourgeois que nous vîmes un soir changer de peau dans le coupé conduit par Giovan-Battista, ce coupé où Toulonnais-l’Amitié était entré avec sa houppelande à larges manches et ses bottes fourrées, mais d’où sortit un élégant cavalier en escarpins vernis, en habit noir et en gants blancs, qui se fit annoncer à l’hôtel d’Ornans sous le nom du baron de la Périère.

De l’endroit où il était, notre homme voyait parfaitement le groupe formé par la dompteuse et Valentine, auprès du foyer ; seulement il ne pouvait plus rien entendre.

Il se disait, dans sa mauvaise humeur :

— Le vieux baisse ! il baisse à faire pitié ! le plaisir qu’il éprouve à tendre des toiles d’araignée devient une maladie, et nous nous réveillerons un matin avec le cou pris dans nos propres lacets. À quoi bon tout cela, puisque le lieutenant demandait du poison et que personne ne crie gare quand on trouve le corps d’une folle qui a profité du sommeil de ses gardiens pour se jeter tête première par la fenêtre ? J’ai encore obéi aujourd’hui, j’ai été chercher cette bonne femme dont la présence est un danger de plus, parce que désobéir, chez nous, c’est risquer sa vie ; mais ce soir, j’ai idée que tout sera fini, les autres sont du même avis que moi, le vieux a fait son temps, place aux jeunes !

Ce fut en ce moment que la veuve tressaillit pour la première fois en apprenant que Valentine avait vu Maurice.

La jeune fille, à la vérité, pallia ce mouvement en faisant semblant de s’éveiller en sursaut, mais Lecoq était un terrible observateur.

— J’en étais sûr ! pensa-t-il, on se moque de nous, et nous y aidons tant que nous pouvons. La petite n’est pas plus folle que moi, elle joue son rôle en perfection, et la voilà commodément établie là-bas à raconter une histoire qui nous force à tordre un cou de plus, car la bonne femme, en sortant d’ici, saura notre secret.

Son regard se fixa plus aigu sur le groupe, qui avait repris son immobilité.

Il guetta ainsi longtemps. On peut dire que la veuve et Valentine ne donnaient plus signe de vie. Lecoq, qui voyait par-derrière les belles masses des cheveux de Valentine éparses sur l’épaule de la dompteuse, en vint à douter de sa première impression.

— La grosse est bonne comme du gâteau, se dit-il, et après tout, l’enfant a reçu un fier coup de maillet ! En tout cas, le plus sûr est d’ouvrir l’œil. Qui vivra verra, et j’ai idée que ce ne sera pas le colonel.

Valentine, cependant, continuait de parler à l’oreille de maman Léo, et disait :

— Ce fut un matin, en m’éveillant, que je sentis quelque chose dans mon sein. J’y portai la main et j’en retirai la lettre de Maurice. J’étais seule, je pus la lire tout de suite.

Ce fut ce jour-là aussi que je crus entendre pour la première fois une respiration humaine derrière le rideau qui est au fond de mon alcôve.

J’ai tâté plus d’une fois pour tâcher de reconnaître ce qu’il y a derrière la draperie qui n’a point d’ouverture. J’ai eu beau repousser le rideau et allonger le bras, je n’ai jamais pu rencontrer de muraille.

Qui avait apporté la lettre ? Je songeai d’abord à Francesca, dont l’affection pour moi ne s’est jamais démentie et qui aimait tendrement Remy, mon frère…

— Je ne peux pas tout dire en une fois, bonne Léo, dit-elle ici en s’interrompant, vous saurez l’histoire de Remy en même temps que la mienne.

Ce n’était pas Francesca Corona qui avait apporté la lettre, car elle me croit, comme les autres, privée de ma raison. Je n’ai pas osé me confier à elle. Ce n’était pas non plus Victoire, ma femme de chambre, qui était à vendre et qu’ils ont achetée.

J’allai jusqu’à penser que la marquise elle-même…

Pauvre femme ! elle serait bien près de sa perte si elle donnait une pareille marque de clairvoyance. Elle n’est protégée que par son aveuglement.

Ce n’était pas la marquise, ce ne pouvait être elle.

Du premier coup d’œil, j’avais reconnu l’écriture de Maurice. La lettre disait : « En dehors de toi il n’y a au monde pour m’aimer que l’excellente maman Léo. Ma famille ignore peut-être où je suis, et que Dieu le veuille ! mais si mon père et ma mère m’ont oublié, moi, je pense à eux sans cesse. Je ne veux pas que le nom de mes frères et sœurs soit déshonoré. Cherche maman Léo, trouve-la, et fais qu’elle m’apporte du poison. Je ne suis pas au secret, on peut me voir… »

On pouvait le voir ! dès lors il n’y eut plus en moi qu’une seule pensée.

Mais à qui me fier dans cette maison ?

À tout le monde, sans doute, et au premier venu, car la lettre n’était pas tombée du ciel à mon chevet, et tout le monde, excepté la marquise, m’eût aidé à faire ce que la lettre me demandait.

Cependant je partageai en deux ma confiance ; je manifestai publiquement le désir de vous voir, et en secret j’essayai d’agir par moi-même.

Ils vous ont cherchée, ils avaient intérêt à vous trouver ; ils comptent sur vous pour me convertir au projet d’évasion, et ils comptent sur moi pour décider Maurice à se laisser faire.

Je n’essayai même pas de concilier cela avec la croyance où ils sont par rapport à ma prétendue folie. J’ignore si j’ai réussi à les tromper ; en tout cas, leur chemin est tracé, ils en suivent les détours avec un implacable sang-froid.

La chose certaine, c’est que Maurice ne paraîtra pas devant la cour d’assises. Ils l’ont décidé ainsi. Fallût-il le poignarder dans les escaliers du palais, il ne franchira pas le seuil de la salle des séances.

Quant à moi, je suis encore bien plus redoutable que Maurice. Ils ne sauraient point dire, en effet, à quel degré Maurice a été instruit soit par moi, soit par Remy d’Arx, dans l’interrogatoire qui précéda l’ordonnance de non-lieu ; mais ils ont la certitude absolue que je connais tout.

Je ne serai ni accusée ni témoin.

Ce n’est pas un bâillon, c’est un linceul qu’il faut mettre sur une bouche comme la mienne.

Et s’ils n’avaient pas besoin de moi pour tuer Maurice dans sa prison, où la loi le protège comme une cuirasse, vous auriez trouvé ici non pas une folle, mais une morte.

Une autre circonstance encore, cependant, doit me protéger contre eux ; je ne puis bien la définir, mais j’en ai conscience : il y a de l’hésitation, peut-être de la dissension ; le colonel est vieux et semble très malade.

Il ne faut pas croire que je sois sans cesse entourée comme je l’étais tout à l’heure, lors de votre venue. On vous attendait, et en outre, on joue cette comédie pour la marquise. Quand la marquise est là, tout le monde se rassemble autour de mon lit, et il semble que je sois l’enfant chérie d’une nombreuse famille ; mais dès que la marquise est partie, je reste seule, bien souvent et bien longtemps, Dieu merci ! Il n’y a guère que Francesca Corona pour me tenir compagnie le soir ; dans la journée, je n’ai personne.

Vous ne pouvez avoir oublié cela : le jour même où je devins la plus misérable des créatures, le jour où Maurice fut dénoncé par moi, arrêté devant moi, j’avais donné rendez-vous à celui que nous appelions le Marchef. Vous m’aviez appris ce que vous saviez de Coyatier et vous m’aviez dit : « Prends garde ! »

Mais en ce qui me concernait, je ne croyais pas au danger. Tout cela me paraissait impossible comme les mensonges des légendes, et je me reprochais presque d’avoir frayeur pour ceux que j’aimais.

Cependant il y avait eu des entrevues entre ce Coyatier et Remy d’Arx, pour qui je m’étonnais de ressentir une tendresse croissante. Je l’admirais, celui-là, poursuivant dans l’ombre et toute seule un juste châtiment, une grande et légitime vengeance.

Je me disais : Je suis forte précisément parce que ce drame est étranger à moi.

Je voulais voir Coyatier pour me mettre entre lui et Remy ; mon idée était que je ne risquais rien, moi, en m’approchant d’un pareil homme, tandis qu’à ce même jeu Remy d’Arx risquait sa vie.

La mort lui est venue par une autre voie ; c’est moi qui ai été son malheur.

Mon frère ! mon pauvre noble frère !

Valentine s’arrêta un instant, suffoquée par un spasme. Ses yeux restaient secs, mais maman Léo pleurait pour deux.

— Quand on m’a amenée ici, reprit la jeune fille après un silence, c’était le surlendemain de la catastrophe. J’étais bien malade et ma raison chancelait réellement, car j’avais toujours devant les yeux le pâle visage de Remy, apparaissant entre Maurice et moi. Je m’évanouis en descendant de voiture.

Ce fut Coyatier qui me porta jusqu’ici dans ses bras.

J’ai su depuis que cette maison lui sert de refuge.

Il resta seul à me garder au salon, pendant qu’on préparait mon lit ; j’avais repris mes sens, mais il croyait que je dormais, et à travers mes paupières demi-closes je voyais son rude visage penché jusque sur moi.