Maman Léo/Chapitre 12

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 113-120).


XII

En dormant


Mme Samayoux avait enveloppé Valentine dans un manteau de nuit pour l’asseoir à la place même occupée naguère par le colonel.

Les petits pieds de la jeune fille sortaient seuls des plis de l’étoffe et semblaient chercher la chaleur du foyer.

— Tu es comme les autres, disait-elle d’un ton insouciant et doux, tu ne veux pas croire que j’avais un frère, mais moi je me souviens bien d’une nuit terrible… et quand je pense à cette nuit-là, c’est comme si on me racontait une histoire de brigands !

Elle baissa la voix tout à coup pour ajouter rapidement :

— Ils sont difficiles à tromper, prends garde !

La dompteuse ouvrit de grands yeux ; elle ne savait que croire.

— Qu’est-ce que Maurice t’a dit pour moi ? demanda tout haut Valentine.

— Je n’ai pas vu Maurice, répondit Mme Samayoux.

— Quoi ! vraiment ? tu l’aimais pourtant bien autrefois !

— Ce matin encore, j’ignorais tout, reprit la veuve, et je me demande à moi-même comment cela se fait. C’est seulement ce matin qu’on a raconté devant moi cette horrible aventure.

Valentine l’interrompit pour dire d’un ton important :

— Mon frère était riche, et j’aurai une très belle fortune.

Leurs regards se rencontrèrent, et certes, c’était dans les yeux de la veuve qu’on aurait pu découvrir des symptômes de folie.

Elle passa la main sur son front où il y avait de la sueur. Valentine reprit :

— Embrasse-moi, maman Léo, nous irons le voir ensemble. Est-ce qu’on peut se marier dans une prison ?

La dompteuse sentit qu’on glissait un papier dans sa main. En même temps la voix de la jeune fille murmura à son oreille :

— Dans l’alcôve, si bas que j’eusse parlé, on m’aurait entendue. Ils sont là derrière le rideau.

— Qui donc ? balbutia la veuve.

— Ceux qui ont tué Remy d’Arx : les Habits-Noirs !

La veuve tressaillit de la tête aux pieds ; mais Valentine lui jeta ses bras autour du cou en riant bruyamment.

Et comme la pauvre maman Léo restait toute bouleversée, la jeune fille ajouta dans un baiser :

— Vous oubliez votre rôle, parlez-moi donc de l’évasion ; ils vous guettent !

La dompteuse n’aurait pas été plus complètement étourdie si on lui eût rendu sur le crâne le coup de boulet ramé qui avait fait la fin de Jean-Paul Samayoux, son mari.

Elle essaya d’obéir pourtant et dit comme au hasard, répétant à son insu les propres paroles de M. Constant :

— Il n’y a pas de serrure dont on n’achète la clef avec de l’argent ; tout le monde est riche ici et tout le monde a bonne volonté de mettre la main à la poche. On m’a dit comme ça qu’il n’y avait que toi, fillette, pour s’opposer à la délivrance de Maurice.

Valentine se renversa en arrière et prit une attitude de profonde réflexion.

— Penses-tu qu’on puisse condamner un innocent ? murmura-t-elle ; et tu sais bien qu’il est innocent, n’est-ce pas ?

— Si je le sais ! répliqua Mme Samayoux : quand il y aurait cent millions de juges pour dire le contraire, je crierais encore qu’il est innocent ! Mais ça n’empêcherait pas un malheur, vois-tu, fillette ? parce que les juges sont les maîtres. Et on en a tant vu qui étaient blancs comme neige, porter leur pauvre tête sur l’échafaud ! Voyons, il faut te faire une raison : quand Maurice sera libre, vous irez en Angleterre ou en Espagne, ou même plus loin, et vous vous marierez ensemble.

— Et viendras-tu avec nous, toi, maman ? demanda la jeune fille.

— Certes, si vous voulez de moi.

Valentine se leva d’un mouvement plein de pétulance et fit quelques pas dans la chambre.

— Je suis bien faible ! dit-elle.

Puis s’arrêtant devant la glace qui était sur la cheminée, elle ajouta :

— Je suis bien pâle !

Puis encore, avec un frisson qui secoua ses membres, en mettant un cercle noir autour de ses yeux :

— Maurice est peut-être plus pâle que moi !

Elle revint s’asseoir, mais au lieu de s’appuyer désormais au dossier du fauteuil, elle mit sa tête sur l’épaule de la veuve, de façon à ce que son visage fût masqué pour un regard venant de l’alcôve.

— Je vais dormir ainsi, dit-elle, veux-tu ?

— Je veux bien, répondit la veuve, qui reprenait quelque sang-froid et entrait peu à peu dans son rôle, mais pourquoi ne pas te remettre au lit ?

— Ceci est bien, murmura Valentine très bas, continue.

Elle ajouta tout haut :

— Parce que je suis mieux comme cela ; il me semble que tu me gardes.

— Tu as donc peur, chérie ?

— Quelquefois, oui… je revois mon frère… Oh ! comme je l’aurais aimé !… et mon père… tous deux livides, tous deux morts… J’ai sommeil, bonsoir !

Dans la position qu’elle avait prise, sa bouche était tout contre l’oreille de Mme Samayoux.

— Maintenant, ne me répondez plus, dit-elle, si bas que la dompteuse avait peine à l’entendre. Si vous restez bien immobile, comme il faut faire pour ne point éveiller une pauvre folle qui dort, cet homme ne se doutera même pas que je vous parle à l’oreille. Avez-vous bien serré le papier que je vous ai donné ? Vous le lirez quand vous serez seule. Je ne suis pas folle, vous l’avez déjà deviné, et ce ne sont pas les juges qui menacent notre Maurice le plus terriblement. J’ai vu Maurice dans sa prison.

Ici la dompteuse laissa échapper un si brusque mouvement, que Valentine fit comme si elle s’éveillait en sursaut.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle, à voix haute. J’étais déjà embarquée dans un beau rêve, le rêve que j’ai toujours dès que je m’endors.

— Moi, répliqua la veuve avec à-propos cette fois, c’était tout le contraire, je m’étais endormie aussi et j’avais un mauvais rêve.

— Si le mien pouvait seulement revenir ! murmura Valentine reposant de nouveau sa tête charmante sur l’épaule de Mme Samayoux.

— Vous voyez, reprit-elle bien bas, tandis que son attitude abandonnée feignait encore une fois le sommeil, vous ne m’avez pas obéi. Quoi que je dise, désormais gardez votre calme ; il est nécessaire que vous sachiez tout. Maurice m’avait écrit pour me demander du poison, car la mort infamante lui fait peur, et j’ai été le voir pour lui porter le poison qu’il m’avait demandé.

Elle s’interrompit, ajoutant d’un ton paresseux et de manière à être entendue par l’espion qui, selon elle, était aux écoutes :

— J’ai de la peine à me rendormir, parce que tu m’as éveillée en frayeur.

— Vous le voyez, poursuivit-elle de cette voix murmurante qui certes ne pouvait aller jusqu’à l’alcôve, j’ai toute ma présence d’esprit, et Dieu sait qu’elle n’est pas de trop pour combattre l’épouvantable danger qui nous entoure ! Si j’ai pu quitter cette demeure et pénétrer dans la prison de la Force, où Maurice a été transféré depuis quelques jours, c’est que mes geôliers, à moi qui suis aussi prisonnière, ont favorisé mon dessein. Je ne pourrais prouver cela, mais j’en suis sûre. Nous jouons, eux et moi, une partie étrange, une partie mortelle, ils sont nombreux, ils sont rusés comme des démons, et moi je suis toute seule, et moi je ne suis qu’une pauvre enfant ignorante de la vie. Mais Dieu peut-il être pour le mal contre le bien ? L’espoir me reste, je garde mon courage, parce que j’ai confiance en la bonté de Dieu.

Elle se sentit pressée contre le cœur de la dompteuse qui battait à se rompre.

— Oui, reprit-elle, je vous comprends, bonne Léo, j’ai tort de parler d’abandon puisque vous êtes là, mais c’est précisément la bonté de Dieu qui vous envoie, et jusqu’à l’heure où nous sommes, je peux bien dire que j’étais seule. Ne m’interrogez pas, je sais ce que vous voulez me demander : les gens qui m’entourent sont de deux sortes, et certes, Mme la marquise d’Ornans, qui pendant deux années m’a servi de mère, a pour moi l’affection la plus dévouée. Elle n’est pas complice, elle est victime, car le fils unique qui devait perpétuer son nom est couché au fond d’une tombe. Il y a une autre personne encore qui ne sait rien de leurs secrets, c’est cette pauvre belle créature : Francesca Corona. Je ne sais pas quel délai on leur donnera, ni combien de jours leur seront accordés, mais croyez-moi, elles sont toutes les deux condamnées comme moi, comme Maurice, comme vous-même.

Cette fois la veuve n’eut point de frisson. Elle ne tremblait jamais quand la menace ne s’adressait qu’à elle.

À son tour, elle put sentir l’étreinte du bras frêle et gracieux qui entourait son cou.

Elle sourit sans parler.

— Oh ! vous êtes brave, bonne Léo, continua Valentine, et c’est vous qui nous sauverez, s’il est possible de lutter contre l’infernale puissance de ces hommes ! Je vais vous dire maintenant comment je reçus la lettre de Maurice et comment il me fut possible, non seulement de sortir de ma prison, mais encore de pénétrer dans la sienne.