Calmann Lévy (p. 81-168).



II


M. Nouville était bien tel que mon père nous l’avait dépeint. Sa figure douce et rêveuse, ses manières un peu gauches s’accordaient bien avec l’idée qu’on pouvait se faire d’un homme exquis sans initiative. Comme il voyageait moins qu’Abel, j’avais eu l’occasion de l’entendre à Paris, et je pus lui parler de succès auxquels j’avais assisté, ce qui le mit à l’aise avec moi. J’étais assez musicienne pour le juger et pour le complimenter sans maladresse. C’était un simple virtuose, mais de premier ordre. Il n’avait pas, comme Abel, le don de l’improvisation heureuse, le feu créateur, l’idée en propre. Il était trop craintif ou trop indécis pour inventer et produire quoi que ce soit d’original. Religieux interprète des maîtres, s’il développait leurs idées, c’était en restant dans leur couleur et dans leur esprit avec une fidélité remarquable. On sentait qu’il les connaissait tous à fond, et qu’il s’était rendu un compte minutieux de leurs procédés, du mécanisme de leur génie. En cela, il était intéressant comme un érudit qui a du goût. Quant à son exécution, elle était large, pure, délicate et puissante. Certes il était plus irréprochable qu’Abel ; emporté par des audaces surprenantes, celui-ci semblait quelquefois sauter sur les épaules des maîtres et se faire emporter par eux comme un enfant qui ose monter un cheval terrible. Je ne pouvais pas le suivre toujours dans ces accès de témérité, et j’avais comme une peur de le voir se casser le cou. Nouville n’avait pas cette fougue, il n’eût osé ; il restait attelé au char du génie, mais de quelle allure solide, élégante et magistrale il le conduisait !

J’avais mis la conversation sur cette différence d’aptitudes afin de la rendre sérieuse, car je tenais beaucoup à montrer une parfaite tranquillité de jugement. Abel, qui avait fait de la musique toute la journée, paraissait de nouveau un peu las et nullement disposé à la lutte d’opinions. Il condamna lui-même ses emportements et me dit que j’avais parfaitement raison de donner la préférence au jeu toujours sûr, aux idées toujours justes de son ami. Nouville le laissa dire, puis, haussant les épaules :

— Bois donc ! lui dit-il en lui poussant son verre ! tu es un véritable niais quand tu te ménages, toi ; — Miss Owen, monsieur Owen, n’écoutez pas les absurdités qu’il débite quand il essaye de réfléchir. L’opération de rentrer en soi-même, de s’examiner, de se juger et de se définir est impossible à certains esprits. Voyez celui-ci quand il veut se persuader qu’un simple bonhomme d’exécutant comme moi a droit à son respect ! — Allons, tais-toi, ajouta-t-il en s’adressant à son ami, qui voulait répondre : tu es quelquefois extravagant en même temps que sublime ; mais, que tu tiennes le monstre par les cornes ou par la queue, tu es toujours cramponné à lui, tandis que les gens comme moi sont toujours derrière, emboîtant le pas du mieux qu’ils peuvent, mais ne touchant jamais que la trace. — Vous ne connaissez pas Abel, dit-il encore en s’adressant à moi ; la théorie que vous faisiez tout à l’heure serait mortelle pour lui. Les hommes de génie ne doivent pas être si scrupuleux que vous semblez l’exiger. Ils doivent briser la barrière qui les sépare de l’inconnu. Si ce garçon-là avait ce qu’on appelle le sens commun, il perdrait son empire sur votre âme. Moi qui suis enfermé dans le cercle de la sagesse, je ne vous en ferai jamais sortir, tandis que lui… Je sais et je vois que vous sentez l’art, miss Owen ! Eh bien, quand il voudra, il vous fera penser le contraire de ce que vous croyez être la vérité musicale.

Malgré moi, j’attachais un sens moral aux paroles de Nouville, et je me sentis un peu effrayée de sa prédiction. Elle s’accomplissait déjà, je le niais en vain.

Adda, qui avait besoin de causer et de s’exciter, cassa brusquement les vitres.

— Ce que vous affirmez là est effrayant, dit-elle à Nouville. Si par hasard, avec cette toute-puissance musicale, M. Abel avait le don de bouleverser et de gouverner le cœur et l’esprit de ceux qui l’écoutent ! Je suis bien heureuse, moi, de ne pas avoir le sens de l’art et de ne pas me douter des grandes racines qu’il peut plonger dans la vie réelle. Je me borne à trouver M. Abel fort aimable ; mais, pour l’accepter comme redoutable, il me faudrait la vile traduction de la parole humaine, et non une combinaison de sons qui est pour moi lettre close.

— On te provoque, mon cher, dit Nouville à son ami. Réponds, montre ton esprit, si tu en as pour le moment.

— Est-ce qu’il n’en a pas toujours ? reprit Adda.

Et, pour le savoir, elle s’empara d’Abel comme la veille et le taquina avec beaucoup de malice et de séduction. Je remarquai qu’il faisait un peu d’effort pour lui répondre, et que cette note de la « parole humaine » résonnait parfois à son oreille comme une langue étrangère. Il porta plusieurs fois son verre à ses lèvres, comme s’il eût eu besoin d’un stimulant. Peu à peu il s’anima, et fit encore assaut de reparties coquettes avec ma sœur. Comme la veille, Adda fut étincelante : mais tout à coup elle éprouva un dépit mortel. Elle paraissait avoir l’étrange fantaisie de le griser, et, comme il s’en défendait, elle eut l’imprudence de lui dire :

— Eh bien, si vous êtes gris, tant mieux ! vous ne pourrez pas nous parler en musique ce soir. Abel prit son verre et l’enfouit dans le seau à glace placé près de lui en disant :

— Je suis venu pour votre père et pour votre sœur ; si vous ne comprenez pas ce que je leur dirai en musique, ce sera tant pis pour vous !

Et, lorsqu’il m’offrit son bras pour sortir de table, il me dit :

— Vous avez une sœur bien jolie, mais, grand Dieu ! qu’elle est ennuyeuse ! Je vous demande pardon, j’ai l’esprit en horreur, et, quand on me contraint à jouer de cet instrument-là, il me semble qu’on me condamne à moudre un air sur l’orgue de Barbarie.

Il parlait comme à dessein un peu haut, et je crois qu’Adda, qui nous suivait, donnant le bras à Nouville, dut ne rien perdre de cette réflexion désobligeante. Elle ne s’en montra pourtant pas offensée. Elle avait sur elle-même un empire dont j’ai été longtemps à soupçonner l’étendue. Sa figure ne fît pas un pli, le sourire qu’elle avait gardé à table devant la réponse dure et presque brutale de l’artiste n’avait pas quitté ses lèvres lorsqu’elle fut rentrée au salon. Elle avait juré dans son cœur de se venger de lui.

On causa encore un peu, et, comme elle continuait à se vanter avec affectation de son ignorance musicale, Abel prit son violon en lui demandant si ce n’était pas l’heure où l’on couchait les enfants terribles.

— Oui, c’est l’heure, dit-elle ; mais je ne serais pas une enfant terrible, si je me soumettais à la règle. Je ne me coucherai pas ce soir avant minuit, je vous en préviens.

— Je n’en crois rien, reprit Abel. Dès que vous n’aurez plus personne à taquiner, vous vous endormirez, et je vais faire un tour de jardin.

— J’attendrai votre retour, dit-elle, pour voir l’effet du clair de lune sur votre cerveau.

Tout cela était dit d’un ton si enjoué, et le beau sourire d’Abel avait tant de douceur, celui d’Adda tant de finesse, qu’on ne pouvait soupçonner l’âpreté du dépit de ma sœur, le secret dédain de l’artiste. Mon père, impatient d’entendre la musique promise et surtout de me la faire entendre, supplia Abel de revenir vite, et, s’approchant d’Adda, il la gronda doucement de ses sarcasmes. Je parlais avec Nouville pour qu’il n’entendît pas la réplique un peu vive de ma sœur, mais elle tenait à se faire entendre.

— Sarah, me dit-elle en élevant la voix, viens à mon secours ! Voilà papa qui me tance vertement parce qu’il me trouve trop familière avec M. Abel. Il me semble que c’est M. Abel qui a rompu le premier la glace des convenances, et qu’il est fort aise de me voir sauter par-dessus la brisure. — Monsieur Nouville, vous qui me faites l’effet d’un homme sérieux, quoique musicien, est-ce que vous ne pensez pas que votre ami a horreur des cérémonies et des airs guindés, et qu’il n’est revenu ici ce soir que dans l’espérance d’en être tout à fait dispensé ?

— Madame, répondit Nouville, puisque vous me faites l’honneur d’en appeler à ma gravité, je vous répondrai que, si vos aimables jeux d’esprit couvrent une sympathie bienveillante pour Abel, votre gaieté le rend très-heureux ; mais il est pénétrant, je vous en avertis, et, si vous y mettez de l’amertume, il s’en aperçoit fort bien.

— Pourquoi y mettrais-je de l’amertume ? reprit Adda. Je ne le connais pas et ne lui veux pas de mal ; mais, n’étant pas musicienne, par cette même raison que je ne le connais pas, je ne suis pas forcée d’avoir pour lui la moindre sympathie.

— Eh bien, connaissez-le, s’écria Nouville, qui avait surmonté sa timidité des premiers moments et qui montrait le fonds d’énergie et de sensibilité de sa généreuse nature ; oui, madame, connaissez-le, et vous ne le traiterez plus comme un petit garçon.

— Je vous répète, dit Adda, que, ne sachant pas la langue des dieux, je ne peux ni le connaître ni l’apprécier à première vue.

— Comme artiste, c’est possible, répliqua Nouville avec feu, et peu importe ; mais comme homme… Tenez, je vais vous le faire connaître. D’abord, c’est le meilleur ami qui existe !

— Nous voyons bien, dit-elle, que vous l’aimez beaucoup.

— Oui, je l’aime, car je lui dois tout. J’avais déjà passé la première jeunesse, car j’ai quarante ans bientôt, et je vivais misérablement de quelques leçons. J’étais resté inconnu par timidité et par doute de moi-même ; c’est Abel qui m’a découvert, prôné, protégé, produit. Il m’a donné de la célébrité, de l’aisance, de la confiance en moi-même ; enfin il m’a donné… tenez ! cet instrument qui est ma vie, ma voix, ma parole, l’expression, de mon âme…

— Et qui a coûté soixante mille francs, dit Adda.

— Vous le savez ? Eh bien, oui, c’est lui qui me l’a donné. Cherchez dans le monde un ami qui, vivant au jour le jour de son travail, trouve avec joie l’occasion de faire un pareil présent à qui ne pourra jamais lui en rendre un semblable ! Et je ne suis pas le seul qu’il ait traité avec cette royale tendresse. J’en pourrais citer dix, vingt, qu’il a tirés de la misère et de l’obscurité avec un empressement, une joie, une délicatesse inouïes. Non ! voyez-vous, Abel est le plus grand prince, le seul grand prince de la terre ! C’est la magnificence alliée à la bonhomie ; c’est la prodigalité ingénieuse de la Providence. Il a l’insouciance, je dirai même l’apathie d’un bohème en ce qui le concerne, avec des prodiges de volonté quand il s’agit de secourir ou de servir les autres. Quand il n’a plus rien, et cela arrive tous les jours, puisqu’il donne tout, il arrache aux riches le pain des pauvres. Il les persuade, il les enchante, il prodigue son génie pour ouvrir leurs mains en même temps que leurs âmes. Il parle en ce moment de donner un concert. Quand il m’aura forcé de prendre ma part du bénéfice, il s’enquerra du sort des artistes secondaires, et, s’ils sont malheureux, il leur abandonnera la sienne. C’est ainsi partout, il n’accepte pour lui que quand tous les autres sont comblés. Aussi il est pauvre, il n’a pas de château, il n’a pas d’équipages, il voyage souvent à pied pour son plaisir, à ce qu’il dit, à ce qu’il croit, car il n’y a pas eu une minute dans sa vie où il ait songé à regretter ses sacrifices et à se dire qu’il pourrait, comme tant d’autres parvenus de l’art, mener un train de grand seigneur. Je crois même qu’il ne se souvient pas de ses largesses et qu’il se persuade que j’ai payé mon violoncelle. Si vous saviez avec quelle grâce il me l’a donné ! Sachant ce précieux instrument en vente et l’ayant essayé plusieurs fois, je ne me permettais pas d’en avoir envie.

» — C’est cet instrument-là qu’il te faudrait pour être heureux ! me dit-il.

» — Il n’y faut pas songer, lui répondis-je, un pareil trésor est la vie d’un artiste ; je n’y songe pas. Je suis trop jeune ; ce serait la récompense qu’on se permettrait de se donner à soi-même après trente ans de travail et de succès.

» Le lendemain, il m’apportait le violoncelle.

» — Tu dis qu’il faut trente ans de travail pour mériter ce trésor, me dit-il ; ils sont devant toi : dans trente ans, tu payeras si tu peux ; je te fais crédit.

» L’année suivante, il parcourait l’Amérique et gagnait de quoi payer le violoncelle, car on le lui avait livré sur parole, tant sa parole est réputée sacrée et inviolable.

— C’est charmant, ce que vous nous racontez, reprit Adda d’un ton d’incrédulité persifleuse ; il faut que, pour être si magnifique, votre ami gagne des sommes folles, car on assure, quoi que vous en disiez, qu’il ne se refuse rien à lui-même. Il est possible qu’il n’ait pas le goût des villas et des équipages ; il n’en a pas besoin, hébergé et transporté par tous les potentats à l’envi l’un de l’autre ; mais on sait qu’il a le goût de la table et celui des belles !

— On exagère toujours, s’écria Nouville, qui ne put se défendre d’un mouvement d’indignation. Les gens qui ne peuvent mesurer un grand caractère s’appliquent à regarder la poussière qui s’attache à la semelle de ses bottines ; mais qu’est-ce que cela fait aux gens de cœur et d’esprit qu’Abel préfère le vin de Champagne à la bière, qu’il ait une femme légitime ou vingt maîtresses, si bon lui semble ! Le jour où il aimera réellement une personne digne de lui, il l’aimera avec adoration, j’en suis certain, et, si elle lui demande compte du passé, elle ne sera plus digne de cet amour-là.

— Le passé doit toujours faire redouter l’avenir, dit Adda en me regardant, et, si j’étais cette personne

— Tu ne l’es pas, répondis-je avec une vivacité qui m’emporta subitement au delà de toute prudence, et, si je la connaissais, moi, je lui dirais avec M. Nouville…

— Ne dis pas ce que tu dirais, reprit Adda d’un ton sardonique, à moins que tu ne veuilles que M. Nouville le répète à son ami ! Abel rentrait ; mon père, las de cette discussion, courut à lui et le supplia de jouer avec Nouville ce qu’ils lui avaient joué le matin.

— Pas encore, répondit Abel ; je venais vous supplier de faire un tour de promenade. Il fait aussi doux qu’un soir d’été. La lune est pure comme un pic de neige, La rivière ne chante pas, mais elle a des soupirs étranges. Le beau pays, le beau ciel et la belle heure ! Impossible de s’enfermer quand le dehors nous appelle avec toutes ses voix. Venez tous, je vous en supplie ; vous me devez l’hospitalité de cette adorable nature, monsieur Owen !

— Oui, oui, sortons tous ! dit mon père. C’est-à-dire, Adda… Non ! c’est trop tôt, il ne faut pas.

— Si vous sortez, je sors, répondit-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

— Eh bien, je resterai, lui dis-je en m’asseyant à ses côtés. Allez, messieurs, nous vous attendons.

Mon père, ordinairement si doux, parut blessé du despotisme de ma sœur. Il vint à moi et me força de me lever.

— Je veux, dit-il que vous vous promeniez, ma fille ; j’ai à causer avec votre sœur, je reste. Je dus obéir, car il y mit de l’insistance. Je jetai une légère écharpe sur ma tête, et je sortis avec les deux artistes,

À peine étions-nous dans le parc, qu’Abel s’empara de mon bras avec une résolution soudaine. Nouville s’était arrêté à regarder le vol d’un sphinx autour d’une fleur ; Abel m’entraîna dans l’allée qui serpentait au bord de l’eau.

— Il faut, me dit-il, que je vous parle, il le faut absolument. Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre, il n’y a pas de raison pour cela.

— Non, lui dis-je, il n’y a pas de raison, à présent que je vous connais.

— Vous me connaissez ? Nouville vous aura parlé de moi ? Il m’aime beaucoup, il exagère mes mérites. Je n’ai qu’une qualité exceptionnelle, la sincérité. Pour être sincère avec les autres, il faut surtout l’être avec soi-même, et c’est à quoi je m’attache avec ardeur, sachant qu’il est beaucoup plus difficile de voir ses défauts que ceux des autres. Eh bien, tenez, depuis hier, je me suis examiné tant que j’ai pu. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour cela, me direz-vous ; je n’ai été seul que la nuit, et j’ai dormi comme une pierre ! C’est vrai ; mais j’ai causé avec Nouville avant de venir ici, et tout à l’heure, en me promenant seul dans cette allée, j’ai voulu, j’ai réussi à me rendre compte de ce que je suis, de ce que je veux, de ce que j’éprouve. J’aime ! Oui, miss Owen, je vous aime. J’aime de cette façon, qui, je crois, est la seule vraie, la seule durable, pour la première fois de ma vie. Avant de vous connaître, je vous aimais d’une amitié sainte. Elle est plus sainte encore depuis quelle s’appelle amour dans ma pensée ; seulement, elle est plus inquiète, plus ardente, et, si vous n’y deviez jamais répondre, je souffrirais quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose qui me fait une peur atroce, l’absence d’espoir. J’ai toujours espéré ce que je désirais, je l’ai toujours cru possible ; j’y ai toujours marché sans impatience extrême et sans trop de déception. Je ne désirais, il est vrai, que ce que je pouvais conquérir moi-même, et ici ce n’est plus cela. Il faut que je vous plaise et que je vous paraisse ce que je ne suis pas, un parfait idéal. Comment donc faire ? Je ne saurais pas vous tromper, quand même je le voudrais. Ma vie est trop à jour et trop en vue, ma planète est pleine d’ombres et de taches. Vous ne comprendrez peut-être pas que ces taches peuvent disparaître, ces ombres se dissiper. Ce que je vous promettrai, vous ne serez pas en moi pour savoir que je peux le tenir. Vous aurez des doutes, des craintes, vous en avez déjà ! Vous vous dites que ce qui éclate et aveugle n’est pas ce qui chauffe et éclaire. Vous m’avez fait entendre que le jeu pur était plus persuasif que l’exécution fougueuse. Enfin vous ne paraissez pas disposée à m’aimer, je le vois bien. Alors, dites-le tout de suite, j’aime mieux cela ; mais dites pourquoi, si vous voulez que je me résigne. Avez-vous un autre amour ?

— Non, répondis-je avec assurance, mais…

— Pas de mais ! répondez-moi : ma figure vous déplaît-elle ?

— Non, depuis que je sais que votre sourire n’est pas une aimable banalité.

— Ah ! bien, c’est une vérité, alors ? Laquelle ?

— L’expression d’une bonté aussi réelle, aussi complète, aussi naïve qu’elle le paraît.

— Bien ! bien ! merci ; mais mon laisser aller, ma spontanéité à dire tout ce que je pense, sans aucun égard aux usages reçus…

— Encore une qualité que je n’appréciais pas hier et dont je vous tiens compte aujourd’hui.

— Alors… mon désordre, ma prodigalité, le peu de cas que j’ai fait jusqu’ici d’une vie de passions sans tendresse…

— Tout cela, je n’aurais pas à vous en demander compte, si l’invasion de la tendresse dans cette vie passionnée devait la modifier à votre avantage. Je songerais fort peu au mien. Je n’aurais d’autre préoccupation que celle de vous voir longtemps et continuellement satisfait de vous et des autres ; mais…

— Pas de mais, pas de mais !… Vous m’aimeriez, si… quoi ?

— Je vous aimerais si je savais, si je pouvais aimer.

— Et vous ne le pouvez pas ?

— Je l’ignore. Je me suis quelquefois, autrefois, demandé comment je penserais et agirais en amour. Il me semblait que ce serait bien, que j’aurais du dévouement, de la justice, de la tendresse, moi aussi, une immense tendresse ! mais… Oh ! laissez-moi enfin dire mais, il le faut ! Depuis que ma sœur est mariée, j’ai dû renoncer au mariage, et j’ai cessé de m’interroger. J’ai résolu de ne plus me connaître, je suis devenue vieille tout d’un coup. J’ai vingt-trois ans bientôt, mais ma raison en a quarante. Je l’ai trop exercée au détriment de mon ! imagination, que j’ai réduite au silence. Mon cœur s’est imprégné de maternité ; je n’ai plus su aimer qu’en protégeant, berçant, adorant des êtres sans initiative et sans responsabilité. Je n’ai gardé qu’un ami, mon père, et, grâce à son inappréciable intimité, je n’ai pas senti le vide de mon existence. Après beaucoup de tristesse et d’effroi pour ma sœur, je me suis arrangée pour être heureuse dans la solitude. C’est un travail accompli. Serais-je capable, à présent, d’en accomplir un tout opposé, de reprendre ma personnalité, ma liberté, ma vitalité en un mot, pour me jeter dans l’existence d’un nouveau venu ? Je n’y apporterais probablement que des habitudes de mélancolie et de pusillanimité ; je ne comprendrais plus ce que j’aurais compris étant plus jeune ; je manquerais peut être, avec les personnes, de l’indulgence que je prodigue aux enfants, — car j’appelle ma sœur un enfant aussi ! — Et puis, en somme, quand ce renouvellement miraculeux de me retrouver comme à dix-huit ans s’accomplirait en moi, je ne serais pas libre pour cela. Je me suis imposé une tâche. Ce ne serait pas la peine d’avoir tant sacrifié à ma sœur dans la personne de son mari pour m’arrêter aux deux tiers de mon entreprise. À présent, je ne payerai plus les dettes de cet incorrigible dissipateur.

Il faut subir un mal pour en éviter un pire. Adda sera forcée de voir la vérité quand elle verra disparaître sa propre fortune ; mais elle retrouvera ce qui me reste, cette terre que je ne veux pas aliéner, asile définitif de son père et de ses enfants. C’est assez pour vivre honorablement, mais ce ne serait pas assez pour une nouvelle famille, et j’ai dû me vouer au célibat. Comprenez-le et ne me présentez pas l’idée d’une destinée plus riante : ou je ne serais pas capable de l’apprécier, ou il me faudrait regretter de ne pouvoir la saisir.

— Eh bien, répondit Abel, qui m’avait écoutée en serrant mon bras contre sa poitrine, il faut changer cette destinée qui vous enlace, sans rien changer au programme de votre dévouement. Il faut en effet abandonner le Rémonville à ses folies, tâcher d’apprendre à votre sœur la résistance à ses dilapidations. C’est son devoir de mère ; mais elle est une enfant, vous l’avez dit, et je doute qu’elle fasse son devoir. N’importe, vous lui laisserez, à elle et à ses enfants, le reste de votre fortune. Achetez ainsi votre liberté, c’est facile, et ce sera très-sage. Vous prendrez de tels arrangements, que votre beau-frère ne puisse déposséder sa femme du gîte et du revenu que vous leur assurerez. Faites cela, miss Owen ; c’est un acte à passer chez un notaire. Alors, vous aurez l’esprit tranquille. L’inévitable avenir des Rémonville sera, non plus une chaîne qui vous étrangle, mais une avalanche que vous ne pouvez arrêter en aucune façon ; seulement, vous aurez préparé le refuge, vous pourrez songer à vous-même. Moi, je m’arrangerai de mon côté pour vous créer un gîte digne de vous. Votre père vous y suivra. Je l’adore, votre père ; je ne sépare pas ses destinées des vôtres. C’est un ami, un camarade, un artiste charmant, un cœur d’or. Je veux me dévouer à lui autant qu’à vous.

— Et ma petite Sarah, qui donc fera son éducation ?

— Vous ! elle sera la sœur aînée, la petite mère de vos propres enfants. Est-ce que votre sœur y fera obstacle ? Non certes ! elle sera fort aise d’avoir plus de temps à elle pour boucler ses beaux cheveux blonds et couper en pointe ses jolis ongles inutiles et maladroits !

— Si vous haïssez ma sœur, ne me parlez plus, monsieur Abel ; ses défauts ne m’empêchent pas de la chérir.

— Eh bien, nous la chérirons, nous la supporterons, nous la gâterons, soit ! Nous vivrons avec elle, ici, si bon vous semble, à la condition que le mari n’y sera pas… Et encore, que m’importe ? J’ai connu et subi tant de figures insupportables ! Une de plus ou de moins… Enfin nous vivrons où vous voudrez et comme vous voudrez. Seulement, vous viendrez récolter avec moi l’argent nécessaire à cette vie de famille. Je ne veux pas voyager sans vous ; promettez-moi de ne pas me quitter ! jurez-le-moi, et j’accepte ma part de tous vos devoirs.

— Vraiment ! vous parlez comme si j’avais accepté ce beau rêve !

— Et vous ne l’acceptez pas ?

— Puisque c’est un rêve !

— Un rêve que je fais ?

— Oui, un rêve que vous faites aujourd’hui et qui vous épouvanterait demain, si j’étais assez vaine pour le partager.

— Parlez-vous pour m’éprouver, où êtes-vous convaincue de ce que vous dites ?

— Pour n’en être pas convaincue, il faudrait donc que je fusse folle ? Nous nous connaissons depuis vingt-quatre heures, et je serais déjà assurée de vous être nécessaire ? je me sentirais déjà capable de vous donner assez de bonheur par mon affection pour vous rendre légers tous les sacrifices que je serais forcée de vous imposer ? En vérité, monsieur Abel…

— En vérité ! mademoiselle Sarah, s’écria-t-il, vous croyez peut-être dire ce que vous pensez, mais vous mentez horriblement ! Dans ce moment-ci, moi, le sincère passionné, je suis dans le vrai, et vous n’y êtes pas. Ce que je sens en moi est la révélation de l’amour : une révélation est aussi vraie au bout de vingt-quatre heures qu’au bout de vingt-quatre siècles. Le jour où j’ai senti la révélation de la musique, je ne me suis pas dit « : Nous verrons demain s’il est vrai que tu aies le besoin et la volonté d’être artiste. » Je l’étais, puisque le tressaillement s’était produit dans mon être. C’est absolument la même chose pour l’amour. Hier, aux Dames de Meuse, quand vous chantiez à demi-voix pour votre fillette, cette voix et cet air m’ont fait frissonner de la tête aux pieds ; quelque chose d’absolument nouveau se produisait en moi. « Que serait-ce, me disais-je, si la femme qui chante cela, et qui le chante ainsi, répondait à l’image que je me fais d’elle ! » Je vous voyais dans ma pensée, oui, je vous le jure, je vous voyais telle que vous êtes, et je ne voulais pas me retourner, je ne voulais pas écarter les branches des saules qui nous séparaient, dans la crainte d’une déception. Les cris de l’enfant m’ont donné ce courage, je vous ai vue, et je ne me suis pas mis à vous aimer, je vous aimais ! Qui étiez-vous ? Je ne le savais pas. Vous étiez pressée de vous éloigner, cela m’était indifférent, j’étais résolu à vous connaître et à vous retrouver. J’ai demandé où vous demeuriez, et, quand j’ai su le nom de votre père, j’ai cru, à cause de l’enfant qui vous accompagnait, que vous étiez madame de Rémonville. Eh bien, trouvez-moi immoral, si bon vous semble, je n’en étais pas moins décidé à vous aimer. Quand j’ai su que vous étiez Sarah la généreuse, la dévouée, la grande, j’ai juré que vous seriez ma femme, et je vous avertis que je ferai tout au monde, que je consacrerai le reste de ma vie, s’il le faut, à me faire aimer de vous. Voilà la vérité, miss Owen, et vos calculs de probabilités, vos appels à la vraisemblance, ce grand mensonge des appréciations vulgaires, n’y pourront rien changer. Ce n’est donc pas un rêve que je fais, et, si vous persistez à le croire, c’est que vous me croyez menteur et ne m’estimez pas.

Il serrait toujours ma main avec son bras gauche, et je sentais les forts battements de son cœur. J’avoue que je ne doutai plus. Je retirai ma main et la portai machinalement à mon front, qui me semblait près d’éclater.

— Mon Dieu, mon Dieu ! lui dis-je, suis-je digne de cet amour-là, et saurais-je le mériter ? Suis-je capable d’y répondre, et ne découvririez-vous pas que vous m’avez placée trop haut ?

— Si vous le partagiez, cet amour, s’écria~t-il, vous ne vous demanderiez pas cela, vous seriez comme moi, vous sentiriez que rien n’est bizarre, effrayant ni difficile dans l’avenir de deux êtres qui ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre.

Que pouvais-je lui répondre ? Il n’était plus douteux pour moi que je l’avais aimé aussi à première vue, que son premier regard m’avait fascinée, que son génie m’avait vaincue, que son premier mot d’amour m’avait enivrée ; mais comment oser le lui avouer si vite ? Avais-je le droit, moi craintive et entraînée, de proclamer ma défaite comme un triomphe, et pouvais-je puiser dans le sentiment d’une force que je n’avais pas la confiance de dire comme lui : « Aimez-moi ? »

— Écoutez, lui dis-je toute tremblante, votre volonté, votre courage, votre foi en vous-même donnent le vertige, et ce n’est pas dans cet état de trouble et d’étonnement que je veux et que je dois vous répondre. Vous avez dû triompher ainsi plus d’une fois de la défiance ou de la raison des autres. Ce ne serait pas là une victoire digne de vous. Laissez-moi redevenir calme, laissez-moi m’interroger et me connaître, moi aussi. Je veux faire, comme vous, appel à ma sincérité intérieure, à ma conscience intellectuelle. Je ne veux pas prendre pour de l’affection vraie le prestige de votre nom et de votre talent ; ce serait vous aimer comme d’autres ont dû vous aimer déjà, et cela ne vous a pas suffi, puisque vous me cherchez librement. Je veux être sûre aussi que je ne suis pas vaincue par l’ennui de la solitude, par la crainte de mon avenir. Pardonnez-moi ces hésitations ; vous ne les connaissez pas, vous qui avez de l’expérience et qui avez pu faire l’épreuve de vos forces. Moi, je suis une vieille fille qui s’est retirée de la vie avant d’avoir vécu, et à bien des égards je suis encore une enfant.

— Oui, c’est vrai ! s’écria-t-il, une enfant que j’adorerai, que je protégerai, que je porterai dans mes bras, que j’endormirai sur un lit de roses, que je contemplerai à genoux comme vous contemplez votre petite Sarah, que je bercerai sur mon cœur et à qui je dirai chaque soir, en m’arrachant à la brutale étreinte du public : « Purifie-moi avec ton regard, toi qui es un ange ! » Eh bien, eh bien, pourquoi donc pleurez-vous, mon enfant ?

Je pleurais en effet. Pourquoi ? Je ne le savais pas, je ne pouvais pas le lui dire. Il s’en inquiéta beaucoup. J’essayais de sourire, de m’expliquer ; je pleurais plus fort. Je ne sais quelle corde trop longtemps forcée se détendait en moi. Nous entendîmes des pas derrière nous, je voulais retourner vers la maison ; il me prit dans ses bras et m’emporta plus loin en courant. Je suis petite et pas bien lourde ; mais il me sembla qu’il avait une force surhumaine, et qu’en cet instant il eût emporté la montagne, s’il l’eût voulu.

— Pas encore, me disait-il. Je ne veux pas encore qu’on vous reprenne, qu’on nous sépare ! Je me jetterais plutôt dans la rivière avec vous. En me parlant et me portant toujours, il fournit une longue course, et, me déposant sur le sable, il se mit à genoux devant moi. Il prit mes mains, et ses lèvres cherchèrent mes cheveux, d’où mon voile s’était détaché.

— Non, lui dis-je, rien de cela, rien qui puisse ressembler à quelque chose de votre passé ! Ne me troublez pas. Laissez-moi vous aimer parce que je le devrai et non parce que vous l’aurez voulu.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-il, rien qui ressemble au passé ! Je vous respecte, je vous chéris, je vous crains, je le jure ! Ne me craignez donc pas, vous ! Tenez, voilà votre voile accroché à mon vêtement, reprenez-le, couvrez-vous, cachez-vous si vous voulez, je ne dérangerai pas un pli. Je vais vous conduire à votre père, qui vous cherche peut-être ; mais auparavant dites-moi un mot. Quand serez-vous sûre de m’aimer ? quand me le direz-vous ?

— C’est une seule et même question. Si j’étais sûre, pourquoi hésiterais-je à le dire ?

— Eh bien, quand serez-vous sûre ? Vous faut-il un jour, une semaine ?

— Il me faut plus que cela ! Si je vous demandais un an ?

— Pourquoi pas dix ? pourquoi pas vingt ? Vous voulez me soumettre à une épreuve ?

— M’y soumettre moi-même.

— Vous êtes lâche, miss Owen ! moi, je suis brave, et je vous dispense de toute épreuve ; un mot, et je suis sûr de vous. Dans ce moment-ci, tenez, vous êtes émue, vous avez pleuré, vous avez craint un baiser de moi ; dans ce moment-ci, vous m’aimez… Jurez que je me trompe !

— Je ne veux rien jurer, je veux du temps !

— Eh bien, soit ! vous en aurez. Je me soumets ; mais je jure que vous avez tort ! Vous me laissez retomber dans cette vie dévorante dont je voulais sortir ; j’étais mûr pour cette résolution : c’était l’heure.

— Ah ! m’écriai-je avec effroi, ce ne sera plus l’heure dans un an ? Voilà comme vous étiez sûr de vous ?

— J’en suis sûr encore ; mais je vais souffrir un an, je vais me dépenser en pure perte, car je ne suis pas de ceux qui mentent ; je ne vous dirai pas que je vais, dès aujourd’hui, sans espoir assuré et en attendant vos réflexions, m’éloigner des précipices et résister aux vertiges. Non ! je vivrai comme auparavant, dans l’ivresse et le bruit. Il me serait impossible de me plonger dans un recueillement sans but ; je deviendrais fou. Donnez-moi une certitude, une parole, et je vivrai de votre souvenir.

— Mais, si je vous donnais cette parole, l’attente que je réclame serait inutile ; ce serait un pur caprice ! Voyons, retournez à vos triomphes, vivez à votre guise, ne vous considérez pas comme engagé avec moi. Sachez bien si vous pouvez désirer encore une affection qui hésite à se donner. Supportez cette contrariété de n’être pas fixé, et, si elle est trop lourde, oubliez-moi. Si au contraire, dans un an, vous persistez à croire que je peux vous rendre heureux, revenez, et ce jour-là je vous jure que je le croirai aussi.

— Alors, ce sont des fiançailles ?

— C’est à vous de savoir si ma promesse vous engage.

— Oui, dit-il, elle m’engage ! Je vois bien que ce n’est pas de vous, c’est de moi que vous doutez ; j’aime mieux cela. Je saurai vous convaincre, et après tout c’est mon devoir. Merci, miss Owen je ne vous demande pas de gage, mais je vous supplie d’accepter le mien. Je n’oserais vous offrir un anneau, cela se voit ; mais voilà un brin d’herbe que je roule autour de votre doigt, ne le perdez pas ; ôtez-le ce soir et gardez-le desséché. Si je meurs avant de vous revoir, c’est tout ce qui vous restera de moi, et ce sera un souvenir tout aussi éloquent qu’un autre ! Si vous ne me le renvoyez pas, je reviendrai, je vous le jure.

Il baisa le brin d’herbe et le noua à mon doigt ; puis, comme M. Nouville approchait de nous, il me dit tout bas :

— Je vous quitte, il me serait impossible de faire de la musique ce soir et de dire une parole qui eût le sens commun. Je suis trop triste et trop heureux. Je pars, brisé de vous quitter, mais sûr de vous, puisque je le suis de moi ! Dites à Nouville que j’ai la migraine et qu’il m’excuse auprès de votre père. Il sait que je vous adore. Il expliquera ma fuite, il vous fera de la musique, et votre sœur n’aura pas le désagrément de m’entendre. Adieu, Sarah ! Je pourrais vous revoir encore, je ne le veux pas ; je ne serais peut-être plus aussi courageux qu’aujourd’hui. Adieu, ma fiancée ! Dans un an, à pareil jour, où que vous soyez, vous me reverrez !

Nous étions à la limite du parc, il franchit lestement la haie de clôture et disparut dans la direction de Revins.

Nouville, en me trouvant seule, ne montra aucune surprise.

— Il est parti ? me dit-il. Est-ce qu’il souffre beaucoup de la migraine ?

— Comment savez-vous qu’il a la migraine ? lui dis-je.

— Ah ! c’est qu’il m’avait annoncé qu’il l’aurait probablement. Voulez-vous accepter mon bras, miss Owen ? Nous parlerons de lui. Vous l’aimez, n’est-ce pas ? Vous n’osez pas l’avouer ? J’espère que vous avez eu plus de courage avec lui et qu’il n’est pas parti désespéré ?

Ma pruderie anglaise, dissipée par le charme du premier amour, essaya de reprendre le dessus. Ce confident improvisé, au sortir d’une scène qui m’avait donné le vertige, me forçait trop vite à rentrer en moi-même.

— Si je l’aimais déjà, répondis-je, m’approuveriez-vous de le lui avoir dit si vite ?

— Oui, dit-il sans hésiter. Je vous estimerais encore plus que je ne vous estime déjà.

Et il me parla encore de son ami avec enthousiasme. Il n’était plus gêné et interrompu par le persiflage de ma sœur. Il me raconta d’Abel de véritables traits d’héroïsme ; mais, en louant son courage, sa fierté, son désintéressement, il en revenait toujours à louer sa bonté, son égalité d’humeur, le charme de son caractère, sa complaisance inépuisable.

— Que voulez-vous de plus ? disait-il. Il a les grandes qualités qui font l’éclat de la vie, et les dons charmants qui font les joies de l’intimité. Pourquoi hésiteriez-vous ? Je ne le comprends pas.

— Parce que tant de mérite entraîne nécessairement des exigences légitimes en fait de bonheur. J’ai peur de moi, je vous jure, et vous devez me comprendre, vous qui êtes resté longtemps obscur, avez-vous dit, faute de confiance en vous-même.

— Oui, je comprends ; mais Abel est venu dans ma vie comme un astre lumineux dans la nuit sombre, et il m’a réchauffé de ses rayons. Il m’a donné confiance. Comment échouerait-il avec vous quand il a réussi avec moi ? C’est donc que de parti pris vous résistez à son influence ?

— Non, répondis-je, je ne résiste pas, je ne veux plus résister, car je sens bien que je l’aime, et que, si je devais l’oublier, je ne le pourrais pas.

— À la bonne heure ! s’écria Nouville en me serrant la main ; voilà une belle et bonne parole. Ne la reprenez pas, vous vous en repentiriez toute votre vie !

Nous retrouvâmes mon père seul au salon. Il paraissait triste et comme accablé ; j’en fus inquiète. Je l’interrogeai vivement.

— Ce n’est rien, me dit-il tout bas ; un peu de contrariété, comme souvent ! Le caractère de votre sœur… Je l’ai obligée d’aller se coucher, elle s’excite trop tôt. N’allez pas la voir, je vous le défends, ma fille. Vous la gâtez, vous cédez à tous ces caprices. J’ai cru devoir lui parler sérieusement. Si elle ne dort pas, il est bon qu’elle réfléchisse… Allons, ajouta-t-il tout haut, oublions tout ! écoutons la musique… Mais où donc est Abel ?

On lui apprit la retraite d’Abel. Il en fut inquiet et ne parut pas croire beaucoup à sa migraine subite. Il demanda avec anxiété s’il n’était pas contrarié, si les plaisanteries d’Adda ne l’avaient pas blessé. Neuville le rassura à cet égard et le consola en lui jouant des choses exquises ; après quoi, il prit congé de nous, et alla rejoindre son ami à Revins.

J’aurais voulu être seule, me résumer, me recueillir, me ressaisir peut-être ; mais mon père ne songeait pas à se reposer, et il revenait avec une certaine anxiété sur le brusque départ d’Abel.

— Pourvu, disait-il, qu’il revienne demain !

Il ne m’était pas possible d’avoir un secret pour mon père, et je ne crus pas devoir remettre mes confidences au lendemain. Je résolus de lui ouvrir mon cœur avec une complète sincérité ; mais, comme tous mes secrets antérieurs se trouvaient liés aux projets que je pouvais faire pour l’avenir, je dus commencer par lui révéler la conduite de Rémonville et la mienne. Il était temps d’ailleurs qu’il mesurât l’étendue de nos malheurs de famille et qu’il m’aidât à y porter remède.

Le coup fut très-sensible à mon pauvre père. Il se repentit amèrement d’avoir consenti à ce funeste mariage et de n’avoir pas tenu assez de compte de mes répugnances.

— Pauvre Adda ! dit-il en pleurant, c’est ma faiblesse qui l’a perdue. Je suis trop confiant, moi, je suis aveugle ! Ah ! je m’explique maintenant l’étrange disposition d’esprit que je lui reprochais ce soir, et que je ne devrais reprocher qu’à moi-même !

Je le consolai un peu en lui jurant qu Adda ne soupçonnait rien encore, et je lui demandai quelle explication il avait eue envers elle. Il me raconta que d’abord il l’avait grondée de ses taquineries, qui lui faisaient l’effet de coquetteries à l’adresse d’Abel. Elle s’était piquée et lui avait répondu que M. Abel lui faisait l’effet d’un poseur, entouré d’admirateurs intéressés comme M. Neuville. Abel était un écervelé qui perdrait tout à fait l’esprit et à qui tout le monde rendrait service en lui versant de l’eau froide sur la tête, comme elle avait essayé de le faire.

Mon père insistant pour la faire changer d’opinion, elle s’était obstinée à déprécier les deux artistes et lui avait reproché de m’envoyer à la promenade, seule, le soir, avec ces deux aventuriers. Elle avait ajouté des choses piquantes contre moi, assurant que la mélomanie me jouerait un mauvais tour, qu’elle me croyait déjà engouée d’Abel et capable de rêver un mariage avec lui.

Mon père avait répondu qu’un tel mariage comblerait tous ses vœux, et ma sœur, très-irritée, s’était retirée en disant que ce n’était pas encore fait et qu’elle s’y opposerait de tout son pouvoir. À cette dernière réplique, mon père s’était fâché et lui avait dit en la reconduisant à sa chambre :

— Vous ne vous opposerez à rien, ma chère Adda. Il y a assez longtemps que vous travaillez à accaparer les soins et le dévouement de votre sœur, et que vous l’occupez de manière à ne pas lui laisser le temps de songer à elle-même. Je veux, moi, qu’elle y songe, et je combattrai très-énergiquement désormais le cruel ascendant que vous exercez sur elle.

En écoutant le récit que me faisait mon père de cette scène douloureuse, je fus prise d’un grand effroi. L’aversion de ma sœur pour Abel ne m’avait pas paru une chose sérieuse ; mais, du moment qu’elle prenait ce caractère, les rêves auxquels je m’étais laissé entraîner ne pouvaient plus se réaliser sans de cruels déchirements. Devais-je les provoquer par une nouvelle confidence à mon père ? Je connaissais son caractère expansif. La prudence et le mystère n’étaient pas dans sa nature. Il m’eût en vain promis d’attendre, pour révéler ce projet à ma sœur, qu’elle fût revenue à des sentiments plus équitables. Mon secret lui échapperait par tous les pores. Il le confierait joyeusement le soir même aux arbres du parc, Adda le lirait dans ses yeux le matin suivant, à son réveil. Elle n’aurait plus dans son arsenal assez de railleries contre moi, la réservée, la prude, l’hypocrite, vaincue et enivrée en vingt-quatre heures par un passant ; elle essayerait de me dissuader, elle me parlerait à toute heure des entraînements que l’on pouvait reprocher à Abel. elle mettrait dans mon âme l’angoisse et l’épouvante, elle y ferait entrer peut-être l’incurable poison du doute,… ou bien, exaspérée d’une résistance à laquelle je ne l’avais pas habituée, elle me quitterait et retomberait sous l’empire de son indigne mari.

J’eus peur d’elle, je sentis qu’elle me faisait peur de moi, d’Abel, de mon père, de ma destinée, de tout. Je fus vivement combattue par le désir de mettre un peu de joie dans l’âme de mon pauvre père en lui disant que j’aimais, que j’étais aimée, que mon fiancé aspirait à ne jamais nous séparer, qu’il acceptait les désastres et l’abandon complet de ma fortune en faveur d’Adda et de ses enfants. Tout cela, mon père en eût accueilli la croyance avec enthousiasme. Rien n’eût paru plus logique et plus naturel à son généreux cœur que ce beau roman de mon avenir ; mais pouvais-je y croire moi-même aveuglément ? À mesure que je rentrais en esprit dans mes préoccupations de famille, je sentais se dissiper les enivrements de mon tête-à-tête avec Abel. Qui sait s’il persisterait un an dans sa résolution ? qui sait s’il reviendrait ? Que de choses pouvaient se passer en un an ! Je commençais à me dire qu’en acceptant une aussi longue épreuve, il avait dû se refroidir, se décourager, et que j’avais ouvert la porte à d’inévitables réflexions. Dès lors, à quoi bon parler, si mon rêve ne devait pas aboutir ? D’ailleurs, en un an, bien des choses nouvelles pouvaient aussi se produire dans l’intérieur d’Adda, qui la rendraient plus circonspecte et plus douce. Il serait temps de la préparer à mon mariage quand le fiancé reviendrait tenir sa promesse. Un an de persévérance de part et d’autre donnerait à notre union le sérieux que lui refusaient les apparences présentes.

Je me décidai à ne rien dire : ce fut difficile, mon père avait un pressentiment de l’amour d’Abel pour moi. Il me laissa voir qu’il craignait que je ne l’eusse affligé par mes trop sages appréciations musicales. Il me questionna sur cette promenade, sur cette migraine fâcheuse. Il me demanda s’il avait promis de revenir. J’échappai aux questions comme je pus. Je ne suis pas adroite, mais mon père n’est pas pénétrant.

Le lendemain, il partit dès le matin pour chercher des nouvelles de M. Abel. Je tremblais qu’il ne le ramenât, mais en même temps je le désirais follement. Mon père revint seul. Les deux artistes étaient partis pour organiser leur concert à Charleville. Ils avaient laissé une lettre d excuses et d’adieux écrite par M. Nouville et signée d’Abel et de lui. Ils partiraient ensuite pour Bruxelles, et, s’ils pouvaient disposer de quelques heures, ils viendraient en repassant nous saluer, nous remercier de l’aimable hospitalité, etc. C’était une lettre toute de politesse, où je cherchai en vain quelque indice des sentiments particuliers d’Abel. Sa promesse de revenir bientôt était en contradiction avec ce qu’il avait dit en me quittant. La résolution de ne pas me revoir avant la fin de l’épreuve m’avait paru cruelle mais passionnée. Une nouvelle visite, quelque agréable qu’elle me fût, annonçait un rassérénement dans ses pensées, peut-être une résignation facile !

Vous le voyez, j’entrais dans la série d’agitations et d’angoisses que ma prudence avait provoquées. Adda fut souffrante ce jour-là, et mon pauvre père se reprocha de l’avoir grondée. Elle garda la chambre, apprit avec une indifférence apparente le départ des deux artistes, et ne reparla ni de l’un ni de l’autre.

Trois jours après, nous vîmes, dans les journaux de la localité, l’annonce du concert d’Abel et de Nouville. Mon père avait résolu d’y aller, et, au moment de partir, il me proposa de l’accompagner.

— Pourquoi n’irions-nous pas toutes deux ? dit Adda. Je me sens tout à fait guérie, et j’ai un énorme besoin de mouvement et de distraction.

— Mais vous n’aimez pas la musique ? objecta mon père.

— N’importe, je verrai du monde, je changerai de place. Le médecin m’a permis aujourd’hui de sortir. Il fait beau, le concert a lieu à une heure, nous serons rentrés avant le coucher du soleil.

J’étais résolue à ne point aller à ce concert, et l’idée de m’y trouver en contact avec les regards et les observations de ma sœur m’eût confirmée dans cette résolution. Elle le devina bien, car elle mit une ardente insistance à s’y rendre ; elle déploya toutes ses séductions, caressa tendrement le cher papa qui l’avait grondée, disait-elle, à propos de ces artistes, mais qui devait lui avoir pardonné, puisque depuis, ce jour néfaste, elle avait été bien sage, et s’était abstenue de toute critique contre les personnes absentes ou présentes. Mon père dut céder ; mais il voulait m’emmener aussi. Je n’avais pas entendu Abel et Nouville marier leurs divins accords, comme disait Adda, et il ne comprenait pas que je pusse hésiter. Je prétendis ne vouloir pas quitter les enfants en même temps que leur mère. Futile prétexte, selon Adda. Le baby n’avait besoin que de sa nourrice, et la petite Sarah pouvait fort bien venir avec nous. Sarah s’écria aussitôt qu’elle voulait courir en chemin de fer, c’était pour elle une fête.

Je fus forcée de transiger. Je promis d’accompagner mon père et ma sœur avec Sarah jusqu’à Nouzon, un village admirablement situé sur la Meuse, à un quart d’heure de distance de Gharleville. C’est là que demeurait notre ami le pasteur Clinton, chez qui nous attendrions, l’enfant et moi, la fin du concert et le passage du train qui nous ramènerait tous à Malgrétout.

Quand nous fûmes à Nouzon, Adda, qui ne croyait pas à la sincérité de ma résolution, s’étonna de me voir descendre.

— Quelle folie ! me dit-elle. Viens donc avec nous ! tu en meurs d’envie ! La petite dormira pendant le concert, ou le domestique la promènera.

Je persistai. Si j’avais dû aller au concert, je n’aurais pas consenti à emmener Sarah, pour la faire souffrir dans l’atmosphère d’une foule, ou pour la faire promener par un domestique assez nouveau à mon service.

— Mais, me cria ma sœur, vous ne trouverez personne chez M. Clinton ! Ils sont tous mélomanes dans la famille, ils seront au concert.

— Je trouverai toujours, répondis-je, la maison pour me reposer et le jardin pour promener la petite.

La locomotive siffla, le train, un instant arrêté, reprit sa course. Mon sacrifice était consommé, je pris la petite fille dans mes bras et la portai à la maisonnette du pasteur, qui était à une courte distance de la station.

Je n’y trouvai que la vieille gouvernante, qui se récria sur la solitude où je tombais. Toute la famille était effectivement au concert ; ils étaient partis dès le matin et ne rentreraient que le soir. Je répondis que j’avais prévu cela et que je venais réclamer l’hospitalité de cette bonne femme, c’est-à-dire un verre de lait pour ma fillette et la liberté de me promener seule avec elle dans le jardin et les prés environnants.

Je passai donc là une heure paisible dans un endroit charmant, car tous ces villages, situés à un quart d’heure de trajet de locomotive les uns des autres, sur le bord de la Meuse ou sur la croupe des rochers qui la dominent, occupent des sites admirables. Le temps était chaud, et les jardins, encore pleins de fleurs, avaient l’air de se croire au printemps. L’automne n’avait pas encore jauni les arbres, et j’avoue que je ne m’en plaignais pas. Je n’aime pas ces tons diaprés que l’on vante trop, et qui, par des effets souvent criards, détruisent l’harmonie de la verdure ou troublent les notions de la perspective. Tout était riant et pur ; Sarah jouait avec plaisir dans un lieu nouveau. Ma tristesse se dissipait toujours quand je voyais rire et gambader la chère petite créature. Je m’applaudissais de mon courage. Le cœur me battait bien encore en songeant qu’à cette heure Abel, voyant mon père et ma sœur dans une avant-scène, me croirait indifférente à son succès ou repentante de ma promesse ; mais, s’il se souvenait d’avoir dit : « J’aime mieux ne pas vous voir, » ne devait-il pas me tenir compte de ma fermeté et s’expliquer mon absence ?

Tout en jouant, Sarah m’avait entraînée dans une prairie terminée par un petit bois. Nous y trouvâmes un ajoupa de bûches et de roseaux que le pasteur Clinton avait fait récemment construire sous un bouquet de grands sorbiers. L’enfant entra dans cet ajoupa, s’amusa avec des coquillages qu’elle y trouva, et, s’étendant sur le banc qui en garnissait le fond, elle s’endormit. Elle y était très-bien. Je l’enveloppai de mon plaid ; je tirai de ma poche une petite Bible que j’avais apportée, et, m’asseyant au seuil de ce pavillon rustique où reposait mon enfant, je me mis à essayer de lire. Je cherchais, dans cette belle poésie des génies primitifs, les enseignements à la sagesse qui convenaient à la situation de mon âme. La concision de ces maximes antiques les rend propres à beaucoup d’interprétations, et le sens qu’on s’efforce de leur donner répond toujours à une préoccupation intérieure qui s’accuse et se creuse d’autant plus qu’on cherche à la définir. C’est ce qui m’explique pourquoi les exercices de piété rendent toujours plus vives les émotions qu’ils sont destinés à calmer.

Tout à coup, sans que je l’eusse entendu approcher, un homme sort du petit fourré qui m’environne et tombe à mes pieds. C’était lui, c’était Abel !

— Eh bien, et le concert ? m’écriai-je stupéfaite.

— Il va son train, répondit-il gaiement, il va même fort bien. Il y a trois fois plus de monde que la salle n’en peut contenir ; on y étouffe. Votre père et votre sœur sont là, tout près de la scène. J’ai déjà joué mon solo et un duo avec Nouville. Votre père, qui sait fort bien pénétrer dans les théâtres, est venu me complimenter. Il m’a dit où vous étiez, et qu’à cause de la petite fille vous n’aviez pas voulu venir jusqu’à la ville. À peine m’avait-il quitté, que j’ai calculé le temps qu’il me fallait pour venir ici et m’en retourner : une demi-heure ! L’entr’acte des deux parties du concert durera ce temps-là. Nouville jouera ensuite un concerto qui durera dix minutes ; après, on chantera. J’ai donc une demi-heure à vous consacrer, c’est-à-dire que j’ai trois quarts d’heure devant moi avant de reparaître devant le public, à moins que vous ne me chassiez tout de suite.

La joie, la reconnaissance et la crainte se combattaient en moi. L’image de ma sœur se mettait toujours entre moi et le bonheur ; il était impossible que cette course en chemin de fer, au beau milieu d’une solennité musicale qui mettait sur pied tous les habitants du pays, ne fût pas l’objet immédiat ou prochain de tous les commentaires, et que ma sœur ne fût pas tôt ou tard informée de l’aventure.

Abel devina les inquiétudes que je n’osais lui exprimer. Ce qui devait me rassurer selon lui, c’est que précisément toute la population s’était entassée dès le matin à Charleville et à Mézières (ces deux villes ne sont séparées que par la Meuse). Il était venu seul dans un wagon, les autres étaient vides ou ne contenaient que des étrangers en route pour la Belgique, lesquels ne songeaient point à s’enquérir de sa personne. Il avait caché sous un pardessus de voyage son habit noir et sa cravate blanche. Il avait enfoncé sur ses yeux un chapeau mou ; aucun employé de la petite gare de Nouzon ne l’avait remarqué. Il avait erré un instant pour trouver la villa du pasteur, ne voulant se renseigner auprès de personne. Il m’avait aperçue, traversant la prairie avec Sarah. Il s’était glissé par une ruelle déserte, puis il s’était dirigé vers moi à vol d’oiseau par le petit bois. Enfin il croyait avoir fait une chose très-prudente et très-mystérieuse : il ne se disait pas que, si Sarah n’eût point été endormie, elle eût été un témoin impossible à faire taire.

Mais, tout en sentant le danger auquel il m’exposait, je voyais dans ses yeux tant de tendresse et de joie, que je ne pus me résoudre à le gronder ; j’étais si heureuse moi-même, et nous avions tant d’autres choses à nous dire, au lieu de nous préoccuper de l’opinion des autres ! Nouville lui avait répété mes paroles, qui avaient changé ses résolutions. Puisque je l’aimais, il ne voulait plus s’éloigner. Il donnerait sur toute la frontière des matinées musicales qui motiveraient sa présence. Cela ne pouvait en aucune façon me compromettre. Il avait lu dans les yeux de mon père le vif désir d’une entente cordiale entre nous. Qui pourrait donc s’opposer à nos légitimes amours ? S’il fallait attendre le mariage un an entier, il se soumettrait, il avait juré de se soumettre ; mais pourquoi fallait-il se perdre de vue ?

Il semblait si heureux, que je n’eus pas le courage de le détromper. Quand il était là, ému, haletant, m’enveloppant de son beau regard, je ne pouvais me défendre de partager ses illusions. La résistance de ma sœur ne me paraissait plus sérieuse. Avec quelle chaleur il me remerciait de l’aimer ! avec quelle conviction il m’exprimait sa passion ! avec quel charme il me peignait l’avenir ! Le temps passait comme une flèche.

Je me rappelai qu’on l’attendait peut-être, qu’un nombreux auditoire s’étonnait de son absence. Je le forçai de regarder à sa montre, je le forçai de me quitter. Il n’en voyait plus la nécessité, il était ivre, il ne comprenait plus rien à la vie réelle. Sarah s’éveilla ; je ne voulais pas qu’elle le vît. Je le poussai dans le bois, il s’attachait à mes mains qu’il couvrait de baisers. Enfin il partit, et il arriva, il me l’a dit depuis, juste au moment où il devait jouer son grand morceau d’éclat. Neuville seul comprit d’où il venait. Il le débarrassa à la hâte de son pardessus, lui versa de l’eau froide sur les mains, et le poussa essoufflé et tout brûlant sur la scène. Il joua admirablement et fut rappelé trois fois. Il voulait partir pour Givet après le concert. Il fut littéralement enlevé par les officiers de la garnison, qui le forcèrent de dîner avec eux. Mon père ne put le rejoindre dans la foule et revint avec Adda me retrouver pour me raconter ce triomphe. Ils ne se doutaient pas de mon entrevue avec l’artiste. et, chose étrange, personne ne parut s’en douter dans le pays.

Le soir, à dîner, mon père fit compliment à Adda de sa conversion.

— Croiriez-vous, me dit-il, que, pour la première fois de sa vie, elle a admiré, applaudi ?

— Dites à ma sœur, répondit Adda, que, la première, j’ai jeté mon bouquet à M. Abel, N’attribuez pourtant pas cet acte de déférence à l’enthousiasme. Je voyais toutes ces provinciales embarrassées des fleurs qu’elles avaient apportées pour lui, aucune n’osant jeter son offrande la première. Elles eussent été capables de les remporter. C’eût été mortifiant pour cet enfant gâté du beau sexe. Je lui devais une gracieuseté pour le plaisir qu’il nous a donné ; j’ai pris l’initiative, et je l’ai prise avec une certaine désinvolture, convenez-en, papa ?

— Oui, dit mon père en riant, vous aviez l’air de dire à toutes ces pauvres dames de province : « Voilà comment on fait à Paris ! »

— Il faut vous révéler, ma chère Sarah, ajouta ma sœur, qu’elles sont horriblement jalouses de nous à l’heure qu’il est, car je me suis amusée à faire savoir à quelques-unes que M. Abel et M. Nouville étaient venus chez nous, jouer pour nous seules, deux jours de suite. Le ton dont elles m’ont répondu : « Vous êtes bien heureuses ! » accusait un amer dépit.

— Vous devriez faire une exception à votre critique, dit mon père ; il n’y avait pas là que des provinciales.

— C’est vrai, il y avait la vieille lady Hosborn avec mademoiselle d’Ortosa. Elles sont arrivées à la seconde partie du concert seulement. Cela, c’est meilleur genre qu’il ne faut, selon moi.

Ma sœur se mit à parler de ces dames et à les railler. Si je vous rapporte ses paroles, c’est que les personnes en question, mademoiselle d’Ortosa surtout, que je ne connaissais alors que de vue, devaient bientôt jouer un rôle important dans notre existence.

Lady Hosborn et son fils Richard habitaient leur château du Francbois, situé dans les Ardennes luxembourgeoises, non loin de la frontière franco-belge, — non loin de Malgrétout par conséquent. Nous avions reçu, mon père et moi, une visite de lady Hosborn, nous l’avions rendue, et là s’étaient bornées nos relations. Il y avait une trop grande disproportion entre la richesse, le luxe et le bruit des hôtes du Francbois et notre modeste existence, dont nous désirions ne pas nous départir. Lady Hosborn m’avait paru une excellente femme, et rien de plus ; Adda, qui ne l’avait vue qu’au concert, la trouvait affreuse, — elle n’était pas belle, — et souverainement ridicule : elle ne s’habillait pas avec goût.

Quant à mademoiselle Carmen d’Ortosa, c’était bien différent. Elle était belle, et ses toilettes exquises eussent pu servir de modèle aux plus habiles. C’était une fille de grande maison sans fortune, qui venait depuis deux ou trois ans en villégiature chez lady Hosborn ; elle était fort remarquée dans le pays pour sa beauté, son esprit et ses habitudes d’indépendance. On la traitait d’excentrique, ce qui est un anathème sérieux en province. On disait d’elle beaucoup de mal et beaucoup de bien. Selon les uns, elle était la maîtresse du jeune lord ; selon d’autres, elle avait pour amants tous les brillants personnages qui hantaient le château du Francbois ; selon d’autres enfin, elle était un peu coquette et parfaitement sage. Les pauvres gens la disaient très-généreuse.

Je n’avais pas d’opinion sur elle, mais ma sœur voulait absolument s’en faire une, et sous le dénigrement on voyait percer une ardente curiosité.

— Qu’est-ce que vous pensez, nous dit-elle, d’une fille qui court les champs avec tous les godedelureaux de France et de Navarre, sans parler de ceux des quatre parties du monde qui font l’ornement et les délices du Francbois ? Je sais bien qu’elle peut être vertueuse quand même. Eh ! mon Dieu, ce n’est pas si difficile d’être vertueuse, les hommes d’aujourd’hui ne sont pas déjà si séduisants ! mais, pour se plaire en la compagnie de tant d’écervelés, il faut qu’elle ait peu de cervelle. Qu’en dites-vous, mon père ?

— Je suis de votre avis, répondit-il, s’il est prouvé que tous ses amis sont des sots ; mais vous les jugez un peu vite. D’où les connaissez-vous ?

— Mon mari m’en a présenté deux ou trois qu’il connaît, et que j’ai trouvés absurdes.

— Il les a peut-être choisis exprès pour vous dégoûter du monde.

— Oh ! je sais fort bien que c’est son intention ; il veut y aller sans moi.

Je parlai d’autre chose, mais elle revint à sa préoccupation.

— On assure, dit-elle, que M. Abel est très lié avec… c’est-à-dire très-protégé par lord Hosborn ; il ne nous a pourtant pas dit qu’il eût été ou qu’il dût aller chez lui… S’il y allait, nous le reverrions. Je serais curieuse de savoir ce qu’il pense de mademoiselle d’Ortosa, et s’il fait quelquefois partie de son cortége.

— Comme cette mademoiselle d’Ortosa vous intrigue ! dit mon père étonné ; on dirait que ses lauriers empêchent ma pauvre Adda de dormir !

— Moi ? je songeais, non plus à elle, mais à nos deux artistes. Il faut absolument que nous les ayons encore à dîner, cher papa ! Écrivez-leur donc qu’ils s’arrêtent ici en allant à Bruxelles. À présent, leur musique m’amusera énormément, je vous jure.

Mon père répondit qu’ils avaient promis de revenir et qu’il craindrait d’être indiscret en paraissant l’exiger. Adda se récria, insista et, ne pouvant le décider, déclara qu’elle écrirait elle-même. Mon père haussa les épaules, pensant qu’elle ne songeait nullement à le faire. Elle le fit en mon nom et au nom de notre père ; elle écrivit à Abel que nous l’attendions avec son ami pour dîner le lendemain chez nous. Elle fit partir sa lettre, et nous l’annonça quand il n’était plus temps de l’empêcher. Mon père ne lui en fit pas reproche. Il était disposé, à l’indulgence quand il songeait aux malheurs suspendus sur la tête de sa pauvre enfant, et il ne voyait dans son empressement à lui ramener les deux virtuoses que le désir de réparer ses torts et de lui être agréable ; mais, moi, j’y voyais un caprice étrange, et j’appréhendais quelque piége.

Le lendemain, bien qu’elle n’eût pas de réponse, elle s’occupa toute la matinée de préparer une ravissante toilette, et, vers cinq heures, elle m’entraîna au jardin, certaine, disait-elle, que nos invités allaient paraître.

En effet, une voiture de louage approchait rapidement par le chemin qui côtoie la rivière, et cette voiture entra dans le parc ; mais ce ne fut point Abel et son ami qui en descendirent, ce fut mon beau-frère, M. de Rémonville. Son arrivée m’était fort indifférente ; mais je remarquai qu’elle était fort désagréable à ma sœur. Elle rougit, pâlit, se mordit la lèvre jusqu’au sang et lui fit un accueil glacial. Rémonville n’en parut ni surpris ni attristé. Je trouvai sur sa figure un redoublement d’audace et d’impertinence. Il alla saluer mon père et monta à son appartement, en priant sa femme de l’y suivre.

Quand ils descendirent pour dîner, je remarquai qu’Adda avait quitté sa toilette pour une robe très-simple, et il me sembla qu’elle avait pleuré. Abel et et Nouville venaient d’arriver. Mon beau-frère affecta d’appeler Abel mon cher et de lui offrir, d’un air de protection, une main qu’Abel ne prit pas dans la sienne et ne voulut point voir.

Ce début ne laissa pas de m’inquiéter, et, comme Abel me donnait le bras pour passer à la salle à manger, je pus le prier tout bas, en deux mots, de dissimuler son aversion. Il me répondit que je pouvais compter sur sa prudence.

En effet, il s’observa, et je remarquai qu’il éludait avec assez d’adresse toute occasion de causer directement avec Rémonville ; mais celui-ci était décidé à faire échouer la réserve de ses manières. Il le prit avec lui sur un ton de supériorité sociale, sans se soucier le moins du monde d’irriter un homme qui pouvait le démasquer devant sa femme. Il brava cette loyauté qui l’épargnait ; on eût dit qu’il voulait forcer Abel à répondre par quelque allusion qui eût amené entre eux une querelle.

Après le dîner, ce fut pire. Abel répondait avec esprit et malice aux dédains que mon beau-frère affichait pour l’art et ceux qui en vivent :

— Voyons, mon cher, dit Rémonville, qui me regardait ostensiblement à chaque attaque dirigée contre les musiciens, — vous n’allez pas me soutenir que c’est un état social de courir le monde à la recherche d’un public, comme vous êtes forcé de le faire ! On prétend que vous gagnez beaucoup d’argent ; mais le monde est divisé en deux catégories : ceux qui savent gagner l’argent et ceux qui savent le dépenser, et il est de tradition, depuis que le monde existe, que la seconde catégorie a toujours dominé la première, par la raison très-simple que, sans les oisifs riches, les travailleurs pauvres resteraient sans ouvrage. Vous nous exploitez, mes beaux messieurs, et vous faites fort bien ; vous nous faites payer plus ou moins cher vos chansons sublimes ou gaillardes. C’est votre droit ; mais, le jour où il nous plairait de vous dire que nous ne voulons plus de chansons d’aucune sorte, vous ne pourriez plus vous vanter d’être des artistes indépendants ; vous trouveriez que vous l’êtes beaucoup trop, et vous vous hâteriez de nous offrir vos grands talents au rabais. Quant à moi, mon cher Abel, si j’étais à votre place, c’est-a-dire si, avec du talent, j’avais le goût du plaisir et de grands besoins, je me ferais plus souple de manières, et je ne risquerais pas, comme on vous reproche de le faire et comme vous paraissez vous en vanter, de m’aliéner les protecteurs utiles. Ayez un jour d’orgueil et de dépit, je suppose, à la cour de Russie ; que l’autocrate détourne de vous son regard olympien, toute la noblesse de l’empire vous abandonne, et vous vous fermez le pays le plus lucratif, le Pactole des virtuoses.

Il continua sur ce ton avec l’obstination sèche et pédante qu’il portait dans ses théories, et il posa ses conclusions, à savoir que le plus grand des artistes était forcément l’esclave et le jouet du plus imbécile des riches.

Il me regarda encore avec affectation en prononçant son arrêt. Je regardai Adda ; elle seule pouvait avoir excité son mari contre moi et contre le projet qu’elle m’attribuait d’épouser un artiste. Mon regard fut sans doute aussi explicite que celui de mon beau-frère, car elle rougit et perdit contenance.

Nouville me parut fort blessé de la théorie, mais Abel la supporta avec une sérénité railleuse,

— Je vous ferai observer, monsieur, répondit-il, que, si nous recevons l’aumône, comme il vous plaît de le dire, nous vous la faisons souvent aussi. Je me souviens d’avoir joué du violon dans des maisons où vous vous trouviez et où je ne recevais pas de payement.

— Celle-ci par exemple ? reprit Rémonville.

— Je ne parle pas de celle-ci, je suis trop honoré quand on m’y écoute ; c’est alors vraiment que je reçois l’aumône d’une sympathie qui m’élève à mes propres yeux.

— N’écoutez pas M. de Rémonville, s’écria mon père, que son gendre avait mis hors de lui, et qui, en se chargeant de défendre avec ardeur la cause des artistes, avait servi sans le savoir le dessein que Rémonville avait formé de les attaquer et de les rabaisser devant moi : ne l’écoutez jamais quand il monte le dada de la discussion. Il veut être député, il s’exerce, et peu lui importe la thèse, pourvu qu’il la pousse à bout. Ce qui me parait clair en somme, c’est que je reçois ici l’aumône de votre génie, et que vous voulez bien accepter le salaire de mon admiration et de mon affection.

En parlant ainsi, mon père serra vivement les mains d’Abel. Je lui donnai indirectement la même marque d’estime en tendant les deux mains à M. Nouville, et je regardai ensuite fixement mon beau-frère, qui fut forcé de détourner son méchant et insolent regard.

Adda me parut très-mal à l’aise ; elle prit mon bras, et, m’entraînant dans le boudoir :

— Tout ce qui se passe là est absurde, me dit-elle ; mais je désapprouve absolument M. de Rémonville.

— Pourquoi ? répondis-je. Il ne fait que répéter, dans des termes plus acerbes, ce que tu penses des artistes et ce que tu m’en as dit.

— Gronde-moi, Sarah ! tu en as le droit. Ce qui arrive vient de moi, et je m’en accuse. Oui, c’est moi qui ai écrit, il y a quatre jours, à mon mari, ta rencontre avec Abel, ses deux dîners ici, l’engouement musical de mon père et le concert projeté à Charleville. En écrivant cela, je te jure que je ne songeais pas à le faire intervenir, et tu as dû voir que son arrivée ce soir m’a péniblement surprise. Je ne sais pas toujours de quoi entretenir dans mes lettres un époux si souvent absent. Vraiment j’arrive à ne plus le connaître et à causer par écrit avec lui comme avec un homme du monde quelconque, pour qui je ferais de l’esprit, afin de dire quelque chose. J’ai peut-être fait quelques plaisanteries sur toi et sur M. Abel. Que veux-tu, je suis moqueuse ! et peut-être aussi, pressentant que mon mari blâmerait notre invraisemblable liaison avec ces artistes, ai-je pris ce ton railleur et dédaigneux pour le rassurer. Enfin j’ai eu tort, et j’en suis punie. Mon mari s’est mis en tête d’être jaloux. Il est accouru, il m’a fait une semonce, il a prétendu que j’aurais dû protester contre l’intrusion de ces vagabonds chez toi, ou prendre le chemin de fer dès le premier jour pour retourner près de lui. Tu vois, il m’a forcée de mettre la plus laide de mes robes ; ne crois donc pas qu’il ait songé à te blesser ni à critiquer notre père. C’est à moi seule qu’il en a, et je prévois qu’il va m’emmener dès demain.

Je ne pus rien répondre, M. de Rémonville entra et me demanda si je voulais bien lui accorder un moment d’entretien.

— Pas maintenant, lui répondis-je avec fermeté ; j’entends que l’on accorde les instruments, et je ne ferai pas à ces messieurs l’impertinence de ne pas les écouter.

Je rentrai au salon. Je ne sais comment je sortis si brusquement de mes habitudes de patience et d’abnégation. Je pense que l’amour me donnait l’énergie qui manque à mon caractère.

J’espérais qu’Adda, pour me prouver la sincérité de son repentir, emmènerait son mari ; mais, ou elle ne le tenta pas, ou elle n’y put réussir. Il rentra au salon dès que le duo fut commencé, fit crier le parquet, eut des accès de toux vibrante, et finit par s’étendre sur le sofa bien en face des deux artistes, afin de dandiner son pied à contre-mesure. Nouville ne put retenir des mouvements d’impatience, mon père faillit s’emporter. Abel ne parut s’apercevoir de rien et joua mieux que jamais.

Quand le duo fut terminé, mon beau-frère nous fit la grâce de se retirer sans rien dire. Un instant après, Abel sortit du salon. Je pressentis quelque chose de grave. Je le suivis comme pour donner un ordre, et je restai sur le seuil de la salle à manger, derrière une porte battante. Ils étaient dans le vestibule, à deux pas de moi, et j’entendis Abel qui disait :

— Vous avez fait tout votre possible pour m’irriter, vous n’y avez pas réussi. Ce n’est pas ici que je vous demanderai l’explication de cette hostilité, je respecte trop la maison où nous sommes ; j’irai vous la demander dans une maison que je respecte infiniment moins et où l’on vous trouve plus souvent.

— Je vous attends à Paris demain soir, répondit Rémonville.

— Non, ce n’est pas mon jour. Vous m’avez provoqué, je choisirai, pour en connaître le motif, l’heure et le lieu qui me conviendront. Au revoir, monsieur le comte.

— Soit ! Puisque vous n’êtes pas pressé, ça vous regarde, mon cher ! Abel rentra et me trouva derrière la porte. Je lui saisis les mains.

— Vous ne vous battrez pas avec le mari de ma sœur, lui dis-je ; vous mépriserez ses impertinences, vous ne mettrez pas entre vous et moi l’obstacle d’un duel !

— Je vous donne ma parole d’honneur, répondit-il, que je ne le provoquerai pas. Rentrons, rentrons ! qu’on ne s’aperçoive de rien !

Il se remit à faire de la musique comme si de rien n’était. Adda alla rejoindre son mari en me disant à l’oreille qu’elle craignait de le rendre jaloux en écoutant plus longtemps Abel. J’ignore si elle était dupe de cette jalousie ; quant à moi, je ne l’étais pas.

Abel et Nouville se retirèrent de bonne heure ; ils allaient passer la nuit à Givet ; de là, ils se rendaient à Dinant. Abel me demanda tout bas si je recevais bien directement les lettres qu’on m’écrivait. Je ne songeai pas à lui dire que je ne l’avais pas autorisé à m’écrire ; je le priai d’adresser poste restante.

Le lendemain, après avoir annoncé son départ, sans parler d’emmener sa femme et ses enfants, M. de Rémonville me pria de faire un tour de parc avec lui. Je m’attendais à ce qu’il reprendrait ses attaques de la veille sur le néant de l’art et des artistes ; mais il parut avoir oublié l’incident, et avec une incomparable aisance, il me pria de lui prêter encore une centaine de mille francs pour un excellent placement, une affaire admirable qui le mettrait à même de me rembourser, en moins de de trois ans, tout ce que j’avais eu l’aimable obligeance de lui avancer.

Je refusai net ; il insista et me força de lui dire que je ne ferais plus rien pour lui, quoi qu’il pût arriver.

Il reprit alors son ton âpre et son regard moqueur.

— Je comprends, dit-il ; vous voulez vous marier prochainement ?

— Que vous importe ? répondis-je.

— Il m’importe beaucoup, si c’est un joueur de violon que vous comptez épouser. Je ne puis m’y opposer, mais je ne souffrirai pas que ma femme et ma fille acceptent cette parenté. Nous sortirons de chez vous pour n’y jamais rentrer, pour ne jamais vous revoir, le jour où vous nous annoncerez ce beau mariage.

— Je comprends aussi fort bien ! répliquai-je ; vous comptez exploiter ma tendresse pour ma sœur et pour ma nièce, et, si je vous donnais les cent mille francs dont vous avez besoin, vous ajourneriez vos menaces, sauf à les renouveler en présence de nouveaux besoins d’argent que j’hésiterais à satisfaire. Et vous iriez ainsi jusqu’à ce que, n’ayant plus rien, je pusse disposer de moi-même comme bon me semblerait sans vous offenser.

— Vous me prenez, s’écria-t-il en pâlissant d’une manière effrayante, pour le dernier des misérables !

— Je vous prends pour un fou, qu’une détestable passion domine et rend capable de tout ; mais vous ne me ferez pas oublier ce que je dois à l’avenir de mon père et de ma sœur.

— Et à celui du fortuné musicien…

— Taisez-vous ! je vous défends de me railler, si vous ne voulez que je vous écrase de mon mépris.

Je lui tournai le dos et allai m’enfermer dans ma chambre, où je me trouvai mal. Ces scènes violentes, ces accès d’énergie fébrile n’étaient pas mon fait. Je serais morte si elles eussent dû se renouveler souvent.

Jusqu’au soir je me sentis faible, comme si l’on m’avait battue ; je ne voulais pas montrer mon émotion, qui eût trahi mon peu de courage réel. L’idée de voir partir brusquement ma pauvre sœur et d’être à jamais séparée de ma chère petite Sarah me déchirait la poitrine. J’avais une toux convulsive, et les sanglots m’étouffaient sans que mes larmes pussent couler. Si mon indigne beau-frère m’eût vue ainsi, il eût compris qu’il pouvait tout sur moi. Heureusement, il me crut plus vaillante. Il supposa que je puisais dans un amour nouveau la force du bonheur égoïste. Il ne songea plus à me torturer, et s’adressa dès lors à sa femme. Elle m’a raconté ce qui se passa entre eux.

Il commença par lui demander pardon de son dépit de la veille, et lui jura qu’il ne lui faisait pas l’injure d’être jaloux d’un M. Abel ; puis il parla d’autre chose, et lui fit part du beau projet d’affaires dont il m’avait entretenue. Il désirait sa signature pour opérer le déplacement d’une partie de sa fortune, dont il ferait le remploi avantageux. C’était la première fois qu’il touchait ostensiblement à la fortune foncière de sa femme. Tout ce qu’il avait pu mobiliser en se passant de son adhésion était dévoré sans qu’elle s’en doutât. Adda se méfiait pourtant un peu du remploi promis ; elle demanda à me consulter.

— Eh bien, allez, répondit sèchement Rémonville, et dépêchez-vous, car vos malles ne sont pas encore faites, et nous partons dans deux heures.

J’ignorais le fond du cœur d’Adda : elle m’avait toujours laissé croire qu’elle aimait son mari et s’ennuyait de ne pas vivre plus souvent près de lui. Elle savait son infidélité, elle en avait pris son parti, elle ne l’aimait plus. Elle ne désirait donc nullement retourner à Paris, et elle avait encore, pour rester près de moi, une raison que j’ai sue plus tard. Elle transigea donc avec son mari, signa l’acte qui la dépouillait d’une partie de ses biens, et il partit seul.

Huit jours s’écoulèrent sans m’apporter aucune nouvelle des deux artistes. Nous n’entendîmes point dire qu’il fût question d’organiser le moindre concert à Givet ou ailleurs. Je pensai qu’ils avaient continué leur route jusqu’à Bruxelles ; mais pourquoi Abel, qui disait ne pas vouloir me perdre de vue, ne me tenait-il pas au courant de ses projets ? Au bout de la semaine, je reçus de Nouville la lettre suivante :


« Chère et vénérée miss Owen, apprenez une nouvelle grave, et préparez votre sœur à l’apprendre. M. de Rémonville est mort aujourd’hui à une heure de l’après-midi. Il n’a été tué par personne, il ne s’est pas battu. Je vous dois le récit de ce qui s’est passé ; je le ferai aussi court et aussi exact que possible.

» Abel, insulté et provoqué en votre présence, était résolu à se taire devant vous et à vider cette querelle loin de vos yeux. En vous quittant, nous avons été jusqu’à Bruxelles, et, de là, immédiatement nous sommes revenus sur Paris. Abel avait arrêté son projet. Il a employé quelques jours à s’enquérir de l’état présent du salon de madame de Rochetal, la personne qui, grâce à M. de Rémonville, vit sur un pied de luxe, tout en plaçant son capital et ses revenus sans rien débourser. J’aidai Abel à connaître les habitudes de cette maison, où il avait été deux fois seulement il y a deux ans, mais où il était resté invité une fois pour toutes. J’appris que, parmi beaucoup de personnes sans consistance ou sans scrupule, quelques hommes d’un caractère plus sérieux se fourvoyaient encore une fois par semaine dans ce triste milieu. Je les vis comme par hasard, et je leur fis entendre qu’Abel irait peut-être avec son violon le jeudi suivant, en sortant d’une représentation à bénéfice où il jouait pour une bonne œuvre.

» Le jeudi, nous arrivâmes en effet à l’heure dite, mais sans violon ni violoncelle. Nous trouvâmes là une douzaine de personnes, et parmi elles les cinq ou six que nous désirions. C’était le jour de choix ; à peine nous vit-il entrer, M. de Rémonville s’approcha de nous et nous offrit de passer dans le salon voisin avec lui. Il supposait que nous avions à lui dire quelque chose en particulier.

» — Rien du tout, lui répondit tout haut Abel. Nous venons reprendre la conversation interrompue il y a huit jours à la campagne. — C’était fort intéressant, ajouta-t-il en s’adressant au groupe choisi qui l’entourait, déjà sympathique. C’était une de ces théories longuement développées et ardemment soutenues où excelle M. le comte de Rémonville. Je n’ai pas l’esprit aussi prompt que lui, ce n’est pas mon état. Je fais plus facilement une triple gamme que le plus simple raisonnement, j’ai été honteusement battu ; mais, puisqu’il veut bien me rappeler que je lui dois une réplique et que précisément je peux invoquer ici un tribunal compétent et non prévenu, je viens porter la cause devant vous et réclamer un arrêt.

» — Voyons, voyons ! répondit le vieux général de Verbène ; vous nous ravissez quand vous nous parlez en musique, mais nous savons que vous parlez aussi avec beaucoup d’esprit et de feu la langue vulgaire. Parlez, mon jeune maître, parlez !

» Madame de Rochetal, qui trouve Abel charmant et qui voudrait le voir plus souvent chez elle, s’approcha en déclarant qu’elle voulait faire partie du tribunal.

» — Eh bien, dit Abel, priez M. le comte de recommencer son plaidoyer contre les artistes. Je ne me l’étais attiré par aucune prétention au titre d’homme indépendant, autrement dit d’homme estimable, qu’il nous dénie. Je ne disais rien du tout, lorsqu’en présence de personnes infiniment respectables, il m’a traité de jouet et d’esclave avec ce ton léger et cet esprit délicat que vous lui connaissez. S’il veut bien répéter sa plaidoirie dans les mêmes termes dont il s’est servi, vous aurez, je n’en doute pas, un grand plaisir à l’entendre.

» Abel parlait d’un ton si enjoué et si dégagé que personne ne se douta de l’importance qu’il mettait à l’explication, et on invita M. de Rémonville à parler.

» — À la conditon que ce ne sera pas trop long ! dit la Rochetal, qui le traite fort lestement devant son monde.

» Rémonville commençait à se sentir inquiet et irrité de la manière dont Abel voulait procéder. Il le prit sur un ton de dédain en répondant qu’il ne tenait pas note de ses conversations et ne se rappelait pas ce qu’il avait pu dire, que si M. Abel et M. Nouville étaient mécontens de ses opinions, ils eussent pu les combattre séance tenante, vu qu’une discussion réchauffée était un plat sans saveur.

» — Parlez tout seul, monsieur Abel, reprit la Rochetal, j’aime autant ça. Avez-vous à vous plaindre de quelqu’un ici ? Je le condamne d’avance.

» — Je ne me plains de rien, répondit Abel ; je ne suis pas offensé personnellement, je demande à éclaircir un point de classement social. Les artistes sont-ils nécessairement les esclaves et les jouets des gens riches ?

» — Non certes, s’écria-t-on de tous côtés ; nous sommes tous vos obligés quand vous avez du talent et du génie.

» — C’est peut-être une consolation que vous voulez me donner, reprit Abel ; mais c’est un avis que je demande. Je voudrais savoir si un homme qui dépense de l’argent est supérieur à celui qui en gagne. Ce sont les termes dont M. de Rémonville a bien voulu se servir.

» — Vous avez dit cette absurdité ? s’écria la Rochetal en se tournant vers Rémonville ; moi, je dis que les seuls esprits supérieurs sont ceux qui en gagnent et n’en dépensent pas.

« Cet aphorisme cynique ne fut pas applaudi. Les gens qui se trouvaient là, quels qu’ils fussent, étaient tous plus ou moins attentifs à la figure d’Abel, cette figure radieuse de droiture, de candeur et de bonté, qui a son magnétisme et qui étonne au moins ceux qu’elle ne captive pas.

» M. de Rémonville s’efforça de changer la conversation ; il n’y réussit pas. Abel s’obstinait à demander aux gens sérieux une réponse sérieuse.

» — Si vous particularisez la question dans les termes où on vous l’a posée, dit le général, elle devient insoluble. Il y a de l’argent gagné honteusement, et il y en a que l’on dépense plus honteusement encore.

» — C’est ce que je voulais savoir, reprit Abel, et peut-être l’un est-il la conséquence de l’autre.

» — Cela arrive, mon cher enfant ; mais qu’est-ce que cela vous fait, à vous qui en gagnez avec gloire et qui en dépensez avec grandeur, on le sait ?

» — Alors, dit Abel avec son sourire caressant, même dans l’ironie, je serais le supérieur d’un homme capable d’exploiter les affections et les dévouements de la famille pour avoir un hôtel comme celui-ci, un mobilier comme celui-ci, le sourire d’une beauté telle que celle-ci, et une société de personnes d’élite telle que je la vois ici ? Je vous rends grâce, général. Je ne savais pas cela, moi, et, quand on tentera de rabaisser mon état, je répondrai que j’en connais un pire ; mais je suis trop bien élevé et trop bon garçon pour nommer personne, à moins qu’on ne m’y contraigne en reprenant devant moi la thèse que vous venez de condamner.

» Abel salua, et nous sortîmes, laissant un silence de stupéfaction derrière nous. Nous prîmes très-lentement nos pardessus pour donner à M. de Rémonville le temps de nous rejoindre. Il ne le fit pas, j’ignore pourquoi. Peut-être essaya-t-il, par un effort désespéré, de ne pas paraître le comprendre. Peut-être se réservait-il de nous envoyer ses témoins le lendemain, c’est-à-dire ce matin. Nous les attendîmes, Abel resta chez lui toute la matinée, et je ne le quittai pas. À deux heures, le vieux général se fit annoncer, et nous allâmes l’aider à descendre de sa voiture. Il nous apprit que la parole d’Abel avait produit en lui une explosion de mépris qu’il avait eu le tort de contenir jusque-là.

» — Que voulez-vous ! ajouta-t-il, on est vieux, on est garçon, on s’ennuie chez soi. Il n’y a pas beaucoup de maisons où l’on s’amuse sans être gêné dans les entournures. Les Rochetal ont quelquefois de l’esprit, on rencontre du moins des gens d’esprit chez elles ; on y va, on ne cherche point à approfondir, on a tort ! Je savais tout ce que vous avez reproché hier à Rémonville, je cherchais à n’en être pas sûr. Pourtant des créanciers indiscrets m’avaient parlé d’une belle-sœur dont on exploitait le dévouement. L’assurance avec laquelle vous avez porté votre accusation m’a fait rougir de ma tolérance… Un vieux militaire, que diable ! ça doit l’exemple de l’honneur. Je n’ai pas hésité, j’ai pris mon chapeau, et je suis sorti cinq minutes après vous, saluant la personne du sexe, grâce à son sexe, mais tournant le dos au Rémonville, qui me tendait la main. Les autres ont fait comme moi. Vous savez que je ne vais pas vite dans les escaliers, le salon était à peu près vide quand j’ai regagné ma voiture. À présent, mon cher, je présume que votre adversaire va se présenter ; moi ; je viens m’offrir à vous comme témoin, si mes quatre-vingt-douze ans ne vous font pas douter de mon énergie et de ma lucidité.

» Abel avait à peine eu le temps d’accepter avec reconnaissance, lorsque M. Cléville entra d’un air effaré. Ce personnage est celui qui l’avait autrefois attiré chez la Rochetal, et à qui il avait vivement reproché son intimité avec cette femme, et surtout avec son amant ; c’est lui qui avait appris à Abel par qui les dettes de la maison étaient payées.

» — Tu sais, lui dit Abel dès qu’il le vit, que je ne t’estime plus, et que, si tu viens comme témoin du Rémonville, je te récuse.

» — Ne m’accable pas, répondit le malheureux Cléville ; je suis comme fou ; je viens te voir malgré moi, sans trop savoir pourquoi. Je viens d’assister à un drame horrible. Rémonville vient de se brûler la cervelle !

» Quand nous fûmes revenus de la première stupeur, il nous raconta que, n’ayant pas assisté à la soirée de la veille, il ne savait rien. Il était à la campagne. Sur un billet pressant de Rémonville, il était accouru à Paris, vers midi. Il avait trouvé Rémonville dans son cabinet, occupé à faire une sorte de testament. Rémonville voulait se battre avec Abel ; il avait écrit à deux amis, qui refusaient de lui servir de témoins : il sentait son déshonneur mis à jour et se plaignait amèrement des hommes qui avaient partagé son bien-être et ses plaisirs sans lui en demander compte, jusqu’au jour où un artiste extravagant avait eu la fantaisie de les lui reprocher tout haut. Il voulait tuer cet artiste, et il ne trouvait pas de témoins. Il priait Cléville de courir chez deux autres.

» En ce moment, continua Cléville, madame de Rochetal entra. Elle avait écouté ce que nous disions.

» — Épargnez-vous la peine de courir, me dit-elle, personne ne voudra soutenir la cause de M. de Rémonville. Si vous voulez faire une visite, allez trouver M. Abel de ma part ; dites-lui que je le remercie de m’avoir éclairée. Dites-lui que j’ignorais absolument où M. de Rémonville puisait ses ressources. Il m’a fait croire qu’il possédait un patrimoine, et qu’ayant épousé une femme riche, il était libre de se ruiner personnellement. J’ai découvert la vérité hier en voyant mes meilleurs amis sortir de chez moi sans saluer celui qui s’y pose en maître de maison. Je lui ai arraché sa confession ; la nuit s’est passée en discussions orageuses. La fatigue nous a séparés ; mais, il y a une heure, je lui ai signifié que je le quittais et que je me retirais dans un couvent. Je peux avoir un passé fâcheux sur la conscience, mais je ne veux pas avoir la ruine d’une famille sur les bras. Allez dire tout cela à M. Abel et à tout le monde, si bon vous semble. Je ne peux me justifier et proclamer l’erreur où j’étais qu’en rompant d’une façon éclatante avec M. de Rémonville.

» Rémonville entra dans un accès de fureur et de désespoir.

» — Toute la matinée, s’écria-t-il en lui montrant un pistolet sur son bureau, je me suis demandé si je survivrais à votre ingratitude ; ne la consommez pas, ou je me tue devant vous !

» — Vous feriez une sottise, répondit-elle froidement. Votre suicide serait l’aveu complet de votre honte. Vous n’avez qu’un moyen de vous sauver : retournez à votre femme, demandez-lui pardon et vivez près d’elle, loin de Paris, le plus loin possible. Ne vous battez en duel avec personne, ce serait accuser et publier l’affront que vous avez reçu devant un petit nombre de témoins, et que ceux-ci auront la charité de taire, si vous réparez vos torts en disparaissant.

» Rémonville rejeta avec fureur l’idée de se séparer de sa maîtresse. Pour lui, tout le déshonneur, toute la honte était d’être quitté par elle. Il était insensible à tout le reste.

» Je ne sais plus ce qu’elle dit, continua Cléville, je voyais monter l’exaspération de Rémonville. Sa figure était effrayante ; je cherchais à lui ôter le pistolet des mains ; je suppliais sa maîtresse de l’épargner.

» — Laissez donc ! répondit-elle, je connais cette scène-là. Il me l’a déjà faite dix fois ; le pistolet n’est jamais chargé qu’à poudre.

» À peine avait-elle dit ces paroles cruelles, que le coup partit. Rémonville, défiguré, à peu près décapité, tomba presque sur elle. Je ne sais plus ce qui s’est passé pendant une heure. J’étais comme un homme qui lutte contre le cauchemar, sans savoir si c’est la veille ou le sommeil…

» Nous ne savions que penser du récit de Cléville. Était-il exact ? Je courus m’informer auprès des gens de l’hôtel. La Rochetal avait disparu, emportant ses bijoux, ses robes et tous les objets qu’elle avait pu emballer à la hâte. Le commissaire de police était en train de constater l’événement. Quand je revins auprès d’Abel, il n’était plus temps de vous écrire ; l’heure de la poste était passée. Votre ami est fort agité, comme vous pouvez croire, et il est entouré de tous les anciens habitués de la Rochetal, qui, les uns par sympathie, les autres par curiosité, viennent lui parler de cette tragédie. Il m’a chargé de vous la faire connaître dans tous les détails qu’il nous est possible de fournir. À vous d’aviser et de nous dicter vos ordres.

Cette lettre avait été rouverte comme si Abel en avait dicté la fin.

« Vous ne pouvez blâmer Abel, ce n’est pas lui, c’est la vérité qui a tué cet homme. Il ne savait pas que sa maîtresse voulait le quitter et ne cherchait qu’un prétexte. Il l’a fourni à son insu en signalant à visage découvert et tout haut l’indignité de leur commune opulence. Il ne peut se reprocher de l’avoir fait, ni regarder comme un malheur pour votre famille la suppression d’un membre gangrené.

» Il suppose que vous serez obligés tous de venir ici, et qu’il ne doit pas paraître chez vous en ce moment ; mais il reste, pour être prêt à répondre à toutes les explications que l’on pourrait lui demander, si de fausses interprétations dénaturaient sa conduite. »

Je devais donc porter à ma sœur ce coup que je croyais devoir lui être si cruel, et cela sans différer, car dès le lendemain elle pouvait l’apprendre par la voix publique. J’avais été chercher mon courrier moi-même en me promenant, je revins toute tremblante et courus avertir mon père. Nous nous rendîmes à l’appartement d’Adda ; elle essayait, je m’en souviens, une robe de mousseline blanche doublée de soie rose.

— Renvoyez vos femmes, lui dit mon père, nous avons quelque chose de bien sérieux à vous dire.

— De bien sérieux ? dit-elle en riant, après avoir fait signe aux femmes de sortir. Messieurs du violon et du violoncelle sont de retour de leur glorieuse campagne ? Ils viennent dîner ? Tant mieux ! ma robe va fort bien.

Mais elle vit dans la glace nos figures bouleversées, elle pâlit, et s’écria en se retournant :

— Les enfants ! où sont les enfants ?

— Là ! lui dis-je en lui montrant Sarah qui courait et le baby que l’on promenait sur la pelouse. Il ne s’agit pas d’eux, il s’agit de ton mari.

— Ah ! bien, reprit-elle. Il m’a trompée, il m’a fait signer je ne sais quoi… Il me ruine, n’est-ce pas ? et cela pour une indigne créature qui fait profession de dépouiller les fils de famille et les gens bien mariés ! Je ne l’ignore pas, allez ! Vous venez me gronder de ma faiblesse ? Que voulez-vous ! j’ai peur de lui, je n’aime pas les discussions d’argent…

En découvrant qu’elle savait le fond des choses, nous prîmes courage, mon père et moi, et, après les préambules nécessaires, nous l’amenâmes à accepter comme probable son prochain veuvage.

— Pardonnez à votre mari, ajouta mon père, il est presque certain qu’il n’aura plus de torts envers vous. Nous venons donc, non pour l’accuser ni pour vous gronder, mais pour vous accompagner, car vous devez partir.

Elle tressaillit, nous regarda avec effroi et s’écria :

— Dites- moi la vérité, il est mort ! Cette femme l’aura fait assassiner !

Je ne sais si elle entendit, si elle comprit ce que nous lui répondions ; elle eut une attaque de nerfs et parut comme folle toute la soirée. Je la veillai durant la nuit ; elle m’accablait de questions et n’écoutait pas mes réponses. Par un pressentiment logique, elle ne pouvait accepter cette mort subite comme l’effet d’une maladie, car son mari lui avait écrit l’avant-veille ; elle devinait quelque tragique événement, un duel, un empoisonnement, elle prononça même le mot de suicide.

Le matin qui suivit, mon père, la voyant hors d’état de voyager, partit pour Paris afin de faire rendre les derniers devoirs à son gendre et de mettre ordre, autant que possible, à ses affaires. Il me laissait le soin d’apprendre à la pauvre Adda les cruels détails qu’il serait bientôt inutile de vouloir lui cacher. Elle les devina d’elle-même.

— Il se sera tué, disait-elle, par amour pour cette fille !

Il ne lui vint pas à la pensée qu’Abel eût joué un rôle dans ce drame, et, comme les journaux ne mêlèrent pas son nom au récit plus ou moins fidèle, plus ou moins réservé, qu’ils firent de l’événement, je n’eus pas lieu de parler de la cause.

Adda fut véritablement malade durant plusieurs jours ; elle n’exprima aucun regret, aucune affection pour la mémoire de son mari. Il lui arriva même de dire dans l’excitation de la fièvre qu’il s’était fait justice à lui-même, et que c’était un bonheur pour ses enfants. Le deuil de son âme avait pris la forme de la peur, elle voyait son spectre ensanglanté, elle criait et se débattait. Enfin elle s’apaisa, et, quand mon père revint de Paris, il la trouva abattue et résignée, essayant sa robe noire au lieu de sa robe rose.

Nous savions que ses impressions, violentes au début, s’effaçaient vite, et nous ne pouvions exiger qu’elle regrettât profondément l’homme qui l’avait si lâchement et si obstinément trompée. Pourtant ma délicatesse intérieure souffrit un peu de la facilité avec laquelle l’enjouement et la frivolité reparurent après une crise qui avait menacé sa raison. Il y a toujours, ce me semble, quelque chose à pleurer dans l’homme que l’on ne peut plus aimer : c’est justement celui qu’on a aimé en lui, en qui l’on a eu foi, qui a possédé votre âme et tout votre être. Celui-là était, il est vrai, la création de votre enthousiasme, un fantôme ; mais le cœur est d’autant plus déchiré qu’il s’est plus abusé. Le prompt et complet oubli de ma sœur me donnait à croire qu’elle n’avait jamais aimé Rémonville, et qu’elle s’était mariée, comme tant d’autres, pour se marier.

Les convenances exigeaient que notre vie restât très-retirée et très-renfermée durant son deuil. Elle se plaignit vite de l’ennui et fit des projets pour l’hiver qui s’approchait. Nous ne pouvions pas, selon elle, nous enterrera jamais dans ce pays sauvage. C’est alors que mon père, qui s’occupait de la liquidation de sa fortune, et qui avait fait un second voyage à Paris pour s’éclairer complètement, lui apprit qu’il ne lui restait plus assez de revenu pour mener le train auquel elle était habituée, et qu’il fallait beaucoup en rabattre.

— Qu’importe ? répondit-elle. Ce qui me reste est bien suffisant pour ma toilette et l’entretien de mes enfants. Sarah est toujours riche, Dieu merci ! et je ne vois pas pourquoi elle n’aurait pas un bel appartement à Paris, un équipage convenable et une société choisie. Elle me prendra en pension chez elle, je ne lui coûterai rien, et je profiterai de son bien-être.

Il me fallut lui avouer que j’étais désormais moins riche qu’elle de moitié, et qu’à nous deux nous ne pouvions former un revenu suffisant pour la vie qu’elle voulait mener. J’étais devenue une mère de famille experte et un bon comptable. Je savais qu’il nous fallait, mon père et moi, vivre à la campagne dans l’honnête aisance que j’avais introduite à Malgrétout, et n’avoir à Paris qu’un très-modeste pied-à-terre pour y aller passer, le moins souvent possible, le moins de temps possible. Elle voulut savoir où avait sombré ma fortune ; je ne voulus pas le lui dire, sa fierté en eût trop souffert. Je lui répondis qu’un placement désastreux m’avait dépouillée. Elle en prit beaucoup d’humeur.

— Je vois, dit-elle quand nous fûmes seules, que je suis encore la plus riche et la plus raisonnable, puisque je n’ai pas fait de folies pendant qu’on en faisait autour de moi. Tu as aimé l’argent, ma pauvre Sarah, et tu en as été punie ! Tu as voulu augmenter ton capital, faire des affaires, et te voilà plus ruinée que moi ; mais ce qui est fait est fait. Qu’allons-nous devenir ? Je ne peux pas rester chez toi avec mes enfants, mes domestiques et mes chevaux. Je te payerai ma dépense, il le faut, c’est convenu ; mais rester ici toujours est au-dessus de mes forces, Sarah ! J’y mourrais, et tu ne veux pas que je meure ?

— Non, certes, et tu as encore de quoi exister agréablement ailleurs, si tu es raisonnable ; mais je ne peux pas t’y accompagner maintenant, ma vie est rivée à ce coin de terre, et tu es trop jeune pour aller vivre seule à Paris. Tu es surtout trop récemment veuve pour y songer cet hiver.

Elle prit beaucoup de dépit de cette nécessité, et jura qu’elle ne s’y soumettrait pas.

— Je n’accepterai jamais, s’écria-t-elle, qu’un peu plus ou un peu moins d’argent doive nous priver de notre liberté. Tu arranges les obstacles à ta guise, parce que tu te plais ici et que tu y reçois les personnes qui le plaisent ; mais, si elles me déplaisent, à moi, il faudra donc que je les subisse !

— Quand on saura, ma chère enfant, qui te plaît ou te déplaît, chose fort difficile à fixer dans ta pensée, on s’arrangera pour ne te mettre en contact qu’avec les personnes de ton choix.

— Comme s’il y avait à choisir ! Ah ! Sarah, si tu m’aimais, et si tu le voulais, tu arrangerais tout cela autrement. Tu vendrais cette propriété qui t’a coûté plus qu’elle ne te rapportera jamais, et nous partirions pour l’Italie. J’ai besoin de changer de climat, je me sens dépérir…

— Tu parles de vendre une propriété du jour au lendemain comme d’une chose facile ! Heureusement, tu es redevenue fraîche comme une rose, et je ne crois pas à ton dépérissement.

— C’est cela : tu attendras que je sois morte pour croire que je suis malade !

— Chère enfant, s’il est constaté que tu es seulement menacée de maladie, nous trouverons de l’argent à tout prix. Tu me laisseras tes enfants, et notre père te conduira où tu voudras ; mais, puisqu’il n’y a pas péril en la demeure, prends un peu de patience. Laisse à papa le temps d’achever ta liquidation, et ne te révolte pas contre une captivité de quelques mois, d’une année tout au plus.

— Je patienterai, si tu me promets de te liquider aussi, de vendre Malgrétout, de te faire un revenu convenable et de vivre avec moi dans un pays possible.

— Je ne te promets pas cela,répondis-je. Mon père se plaît ici, j’y ai tout créé pour lui et en vue de lui. J’ai charge de rendre sa vieillesse heureuse et longue ; je ne vendrai cette terre que s’il vient à s’y déplaire.

Ma sœur parut se rendre à cette raison suprême, et je crus pouvoir espérer un peu de repos de ce côté-là. Je n’étais pas aussi tranquille du côté d’Abel. Il me faisait écrire chaque jour par Nouville, me demandant avec impatience une réponse, une solution. Pourquoi ne lui avais-je pas écrit ? Que devait-il faire ? Pouvais-je blâmer sa conduite ? pouvais-je en déplorer les conséquences ? Il était resté à Paris pour être prêt à rectifier les erreurs qui pourraient se glisser dans les journaux ou dans les conversations ; mais il avait pris là, disait son ami, un soin inutile. Personne ne l’avait accusé de violence ni de cruauté dans son explication avec M. de Rémonville ; on avait même à peine parlé, dans un cercle très-restreint, de cette circonstance. Rémonville n’avait pas laissé de regrets, pas un ami pour le défendre et venger ses querelles ; personne n’eût osé le justifier, et nul n’était assez cynique dans son entourage pour excuser le scandale de son existence ou pour se vanter d’en avoir partagé les plaisirs. Une seule chose s’était produite à la connaissance des gens du monde, c’était le sacrifice de ma fortune et le soin que j’avais pris de le cacher à mon père et à ma sœur. On m’en tenait compte, on ne parlait de moi qu’avec respect. Abel ne pouvait se repentir d’avoir amené ce résultat ; mais il n’avait plus rien à faire à Paris : il brûlait de me revoir, et il me suppliait de lui dire si, par respect pour le deuil de ma sœur, il devait s’abstenir de reparaître là où elle se trouvait.

Je ne pouvais plus ajourner ma réponse. Je répondis à Abel directement, jugeant que, dans les termes oh nous étions, il y eût en pruderie de ma part à me servir d’un tiers pour m’expliquer avec lui : « Non, je ne vous blâme pas, mais je déplore la fatalité qui a mis entre nous un nouvel obstacle. En ce moment, bien que ma sœur ignore ce qui s’est passé entre vous et son mari, il est impossible que nous ayons, ensemble des relations ostensibles. On ne manquerait pas de dire qu’en accusant la honte de M. de Rémonville, vous étiez sûr d’être approuvé par sa famille ; que vous preniez en main, pour un motif personnel autre que le dépit de son insulte, la cause de sa femme et de sa belle-sœur. L’horreur de cette mort au lendemain de votre explication donnerait un caractère grave à des soupçons de toute nature. Non, hélas ! non, vous ne pouvez pas nous revoir à présent ; laissez le temps effacer ces ombres. Dans un an, tout sera modifié ou changé. Ma sœur aspire à quitter notre retraite, et moi, je ne peux ni ne veux m’en éloigner. Sachons donc attendre et comptons l’un sur l’autre. Écrivez-moi vous-même, sans que M. Nouville me prive de ses bonnes et affectueuses lettres. »

Une lettre que je reçus plusieurs jours après était encore de Nouville et datée de Venise. Il me disait en quatre lignes qu’il allait parcourir l’Orient avec Abel. Celui-ci n’eût pas eu le courage de partir, s’il m’eût écrit de Paris.

Nouville m’écrivit également de Constantinople. « Vous serez impatientée, me disait-il, de voir mon écriture au lieu de celle que vous attendez, et de mon côté je suis bien surpris de n’avoir pu décider Abel à vous écrire avant moi. Nous sommes ici depuis deux jours, et je le vois prendre la fièvre à chaque instant sur une feuille de papier qu’il griffonne et brûle sans pouvoir exprimer ce qu’il a dans l’âme. Je ne connaissais pas son infirmité : je l’avais vu rédiger avec facilité des billets de politesse ou d’affaires ; mais il est bien vrai que je n’avais jamais reçu autre chose de lui que trois lignes pour me donner des avertissements ou des renseignements relatifs à nos occupations. Je ne savais pas qu’il n’a jamais écrit de sa vie ce qu’on appelle une lettre, et tout à l’heure il me l’a avoué en ajoutant :

» — Puisque tu sais, puisque tu peux écrire, toi, explique-lui cela ; je ne le savais pas moi-même ; je n’avais jamais aimé ; mais, je le vois, d’elle à moi, c’est un genre de manifestation qui m’est absolument interdit ! Mon expression, c’est le chant ; ma plume, c’est mon archet. Quand je parle, il me faut un certain effort pour dire ce que je veux. J’y réussis sous le coup de l’émotion et par la relation qui s’établit entre mes yeux et ceux de la personne à qui je parle ; mais le vide de ce papier blanc qui ne me répond rien glace les paroles que je veux lui confier. Je ne sais même pas si j’écris correctement. Je parle sans accent une douzaine de langues, mais je n’ai jamais jeté les yeux sur une grammaire. J’apprends tout par l’oreille.

Que pensera de moi une femme exquise de distinction, si je lui envoie des fautes d’orthographe ? Non, c’est impossible ! Pour faire passer cela, il faudrait de l’éloquence. Elle seule peut m’en inspirer, j’en aurais, si elle était là… Ah ! l’absence, l’absence ! cela ressemble à la mort !

» Voilà, chère miss Owen, ce qu’il dit et ce qu’il éprouve. Je vous sais trop grande pour lui en vouloir. C’est un artiste, c’est-à-dire une spécialité, et si je n’étais pas un homme de second ordre, je serais probablement aussi empêché que lui.

» Il vous adore, voilà ce qui est certain… »

Abel avait écrit au-dessous de cette ligne : « Oui, je vous adore, je ne sçai que cela. »

Ainsi cet homme d’esprit et de génie était un complet illettré ! J’aurais dû le prévoir, je n’y avais pas songé ; mais mon parti fut pris tout de suite. Il parlait si bien quand il parlait d’amour ! N’eût-il pas parlé du tout, je crois que je l’eusse accepté ainsi. Quelle plus magnifique expression pouvait-on lui demander que celle dont il disposait dans son art ? Et n’eût-il pas été le grand musicien qu’il était, il m’eût peut-être charmée encore par son magnifique regard et son irrésistible sourire. C’était comme deux flambeaux éclairant l’âme la plus sincère et la plus généreuse qui fut jamais.

Pourtant je dois avouer une faiblesse : l’idée qu’Adda découvrirait un jour ce mutisme de la plume et ce langage écrit incorrect m’effraya un peu. Je sentais toujours sa raillerie planer sur moi comme un esprit de malheur. Je secouai cette petite lâcheté. J’écrivis à Abel que je le dispensais de m’écrire, si ce devait être pour lui un effort et une souffrance, que je me contenterais de trois mots de temps en temps, et que je ne me croirais pas privée pour cela du plaisir de lui donner de mes nouvelles aussi souvent qu’il m’en ferait demander par son ami.

J’aspirais donc à recevoir de longues lettres comme Neuville savait les écrire, détaillées, exactes et raisonnées ; mais ces lettres devinrent rares. Les deux amis se lancèrent dans un voyage terrible. Ils exploitèrent les provinces russes au delà de la mer Caspienne. Abel voulait gagner beaucoup d’argent pour me rendre indépendante de ma famille et pour bâtir son nid ou compléter le mien, ils explorèrent les contrées sauvages où l’or russe abondait, où le talent, la célébrité surtout faisait fureur. De temps en temps, Nouville m’envoyait une courte relation des fatigues et des dangers qu’ils étaient forcés de braver sur des chemins impossibles et sous des climats rigoureux, « Abel, disait-il, était un corps de fer. Il avait l’obstination et la témérité d’une puissance d’organisation exceptionnelle. Pour moi, ajoutait Nouville, je suis soutenu par lui, et mon dévouement à le suivre me fait marcher et surmonter la souffrance comme dans un rêve ; mais, s’il n’était là devant moi, criant toujours : En avant, en avant ! je sens que je tomberais mort. »

Je fus deux mois entiers sans recevoir aucune nouvelle. Je crus qu’ils avaient péri, et je me sentais mourir un peu chaque jour. Je ne leur écrivis plus, ne sachant où ils étaient. Enfin les journaux m’apprirent qu’on les attendait à Moscou. Nouville m’écrivit : « Abel est bien portant, il n’est pas même fatigué ! Moi, je suis malade, brisé. Je me repose un peu, et je vais tâcher de me refaire en Italie avant de rentrer en France. Abel n’a pas besoin de moi ici, et, quoi qu’il dise pour me retenir, je craindrais de lui être plus embarrassant qu’utile. »

À partir de ce moment, je n’eus plus de nouvelles de mon fiancé que de loin en loin par les journaux. S’il m’écrivit quelques mots, je ne les reçus pas. Je pensai qu’il ne recevait pas non plus mes lettres. Je cessai d’en envoyer. Au printemps, Nouville me fit savoir qu’il était à Paris, malade encore, mais sans danger. Abel continuait en Russie ses voyages et ses triomphes, il reviendrait par la Suède et le Danemark.

Il reviendrait ! Reviendrait-il pour moi ? Pas un témoignage de souvenir désormais ! Tout semblait oublié, rompu. Notre mutuelle affection, nos projets, nos promesses, n’avaient peut-être plus d’existence que dans mon cœur brisé. Je n’avais pas prévu cette impossibilité maladive d’écrire, même trois mots : Je me souviens ! Je n’avais pas su d’avance les difficultés de l’éloignement, l’excessive fatigue de ces voyages qu’il appelait la saison de ses récoltes. Je ne m’étais pas dit que je ne pourrais pas modérer et modifier cette vie terrible, que je le supplierais en vain de ne pas se tuer ainsi, que mes lettres mêmes ne lui parviendraient pas ou ne lui parviendraient jamais à temps pour influer sur ses résolutions. Il m’avait dit dans le sentier du parc, au bord de l’eau, des paroles que j’aurais dû peser. « Vous voulez du temps, vous en aurez ! mais vous avez tort. Vous me rejetez dans cette vie dévorante dont je voulais sortir. C’était l’heure ! » — Et j’avais laissé fuir cette heure propice qui ne reviendrait peut-être plus ; j’avais demandé un an, moi dont toutes les années s’écoulaient semblables les unes aux autres, à un homme dont la destinée était livrée à l’éternel imprévu ! Je n’avais pas saisi cette occasion de le sauver des excès du travail et de la passion des aventures. Le jour où il succomberait, ce serait ma faute !

Je me faisais d’amers reproches, j’étais comme brouillée avec moi-même. Quand mon cœur me criait qu’il était déchiré, saignant, mon cerveau lui répondait : « Tu l’as voulu, tu as été lâche ; il fallait l’emporter sur la raison, lui imposer silence, crier plus haut qu’elle ne parlait. À présent, tu saignes, c’est trop tard, tant pis pour toi !

Quand ce grand et douloureux abattement se fit en moi, j’étais seule à Malgrétout. Adda, après avoir supporté trois mois de séquestration avec impatience, avait décidé mon père à la conduire à Nice. Elle n’était pas réellement malade, mais elle venait à bout de nous inquiéter par ses plaintes, et il avait fallu céder à sa fantaisie obstinée de voir du monde et de prendre du mouvement. Elle avait voulu emmener les enfants, espérant que ma tendresse pour eux me déciderait à la suivre. J’avais eu le courage de résister. Son absence ne devait être que de deux mois, et les soins de ma gestion exigeaient que l’un de nous restât. D’ailleurs, je me sentais beaucoup plus malade qu’Adda, et j’étais en proie à ce découragement qui fait désirer d’être plus triste encore pour être plus accablé. On s’imagine qu’on trouvera l’oubli dans l’excès du mal.

Ma tristesse, que j’attribuais à une névralgie dans la tête, mal que je n’éprouvais pas et qui me servait à cacher la cause morale d’un dépérissement général, avait donné à ma sœur la première idée de ce voyage à Nice. C’était pour moi, disait-elle, qu’elle voulait y aller. Quand elle me vit bien décidée à ne pas me déplacer, elle découvrit qu’il lui était indispensable d’y aller pour son compte.

Comme depuis longtemps elle ne parlait plus des artistes ni en bien ni en mal, qu’elle savait par les journaux le départ d’Abel pour des pays lointains, et qu’elle avait cessé de croire que son passage eût marqué dans ma vie, nous avions vécu sans querelle depuis son veuvage. En me quittant, elle me montra beaucoup d’affection, et m’offrit de me laisser les enfants. Je refusai à cause de mon père, qui ne s’éloignait pas sans effort, et qui se consolait avec les gentilles caresses de Sarah. D’ailleurs, pour la première fois de ma vie, j’éprouvais le besoin maladif d’être seule. Sarah me forçait à me montrer toujours calme et souriante. Je sentais que le déchirement de me séparer pour la première fois de cette enfant me ferait beaucoup de mal, et je voulais ajouter ce mal aux autres. Quand je l’eus vue partir avec mon bien-aimé père, un cri s’éleva dans mon âme :

— À présent, je pourrai pleurer !

Et à présent, mon amie, voilà que pour la première fois de ma vie je suis seule. Janvier vient de finir, et déjà, il y a par moments dans l’air comme un avant-goût des senteurs du printemps. Le climat de Malgrétout, calomnié par ma sœur, est d’une douceur extrême. Ces rivages encaissés de la Meuse offrent une grande variété de température selon leur exposition et en raison des accidents prononcés du terrain. Les habitants de Revins disent en montrant les hauteurs de Rocroi et celles de Malgrétout : « Quand ils ont l’hiver là-haut, nous avons ici le printemps. » Les résidents du parc de Malgrétout, situé de l’autre côté de la montagne dans un encaissement bien abrité, peuvent dire la même chose pour leur compte. Ils ne reçoivent rien des bourrasques qui s’engouffrent parfois dans l’étroit chenal des Dames de Meuse pour se résoudre en vent glacé sur les collines de Laifour. De l’autre côté de la rivière, le moindre renfoncement dans la base de la montagne voit passer ces ouragans sans les ressentir. Le vallon, creusé derrière nous et protégé de tous côtés par de hautes pentes boisées, est une véritable oasis, et déjà les scilles et les narcisses poussent de grandes feuilles au fond desquelles apparaît un petit bouton. Sur les hauteurs, quelques plaques de neige résistent encore ; sur la terrasse de mon jardin, des papillons jaune-citron voltigent à midi, et rentrent le soir dans la cachette où ils ont pris leurs mesures pour passer l’hiver.

J’ai été à Nice autrefois avec ma pauvre mère, réellement phthisique. Je me souviens d’un pays splendide, d’un ciel éclatant, d’une mer transparente ; mais l’air vif, le printemps bouleversé à tout instant par des vents terribles et cruellement froids, avaient empiré l’état de notre chère malade. Heureusement, Adda n’est nullement menacée du même mal ; mais Sarah est bien délicate pour cette épreuve, et je me reproche de ne l’avoir pas gardée !

Comment vous dépeindre et vous faire comprendre, ma sage et douce amie, ce qui, depuis six semaines de solitude absolue, s’est passé en moi ? Un sentiment trop puissant pour mon organisation a tout troublé. Je n’ai plus de logique, plus de suite dans ma volonté, plus de soumission à la volonté divine. D’abord je souffrais trop, et j’osais me persuader que cela était injuste. Quel mal avais-je fait pour mériter un châtiment ? Ne m’étais-je pas toujours sacrifiée ? avais-je vécu un seul jour pour moi-même ? À vingt-trois ans, je ne m’étais pas encore permis de me regarder dans un miroir avec complaisance, et, quand j’entendais dire que j’étais jolie, je me disais intérieurement : « Qu’est-ce que cela fait ? » J’étais décidée à ne prendre soin de ma personne que pour offrir un aspect agréable à ma petite Sarah et à mon père bien-aimé. J’avais renoncé à plaire avant d’en avoir connu le besoin, j’avais oublié que ce pût être un droit ; je m’étais effacée, amoindrie à dessein, anéantie dans l’amour de la famille. À quoi tout cela m’avait-il servi ? Un étranger avait passé dans ma vie comme les oiseaux émigrants passent sur nos montagnes, pour s’arrêter un instant quand ils sont trop las, boire au rivage du fleuve et repartir dans l’immensité du ciel… Et cet oiseau de passage, comme l’avait nommé la railleuse Adda, avait emporté mon âme dans son vol superbe ; mais il l’avait laissé tomber, il l’avait oubliée et perdue dans sa route… C’était à elle de retrouver le chemin de son pays, de sa maison, de son bonheur. Il n’était pas chargé de la ramener, puisqu’elle s’était trouvée sans ailes pour le suivre. Alors, je me reprochais cette explosion subite de la personnalité qui s’appelle l’amour. Je me demandais si ce n’était pas un pompeux déguisement que prend la vanité féminine pour s’enivrer de douces louanges et se croire nécessaire au bonheur d’un autre. Il me paraissait démontré que l’amour était un violent et implacable égoïsme. Si j’eusse aimé Abel comme j’aimais Sarah, mon père et ma sœur, c’est-à-dire pour lui, non pour moi, je me fusse réjouie de savoir cet homme d’action aux prises avec les éléments d’action énergique qu’il avait toujours cherchés, et qu’il savait vaincre d’une victoire qui le rendait heureux. Il s’était plaint pourtant, il avait eu un moment de lassitude où il m’avait invoquée comme un refuge, et j’avais été assez folle pour vouloir me dévouer à lui, qui n’avait réellement que faire de moi. Certes, il n’avait pas songé à me tromper, il m’estimait ; mais il s’était trompé lui-même : la vérité vraie exprimée par lui, c’est lorsqu’il avait dit que l’artiste doit arriver à l’exubérance de ses forces et mourir jeune.

Il voulait donc mourir, ou tout au moins ne pas se soucier de vivre, et, si j’avais eu l’autorité de combattre ce suicide, je l’aurais probablement hâté. Je n’avais d’autre capacité, d’autre rôle dans la vie que celui de petite tante, autrement dit de bonne d’enfants, et je voulais prendre un aigle en sevrage, je voulais enfermer le génie dans un berceau et l’endormir avec mes chansons de nourrice !

J’avais été folle, et pis que folle, sotte ! Je devais me dire cela, rougir un peu et n’y plus songer, guérir. Pourquoi donc cette blessure, qui ne devait atteindre que mon amour-propre, avait-elle pénétré jusqu’au fond de mon être ? Quel mystère était-ce là ? Étais-je tourmentée par une trop longue et trop complète chasteté ? N’avais-je plus la force de vaincre en moi ce besoin de floraison qui n’est absolu que pour les plantes, et que la volonté anéantit chez les êtres intelligents aux prises avec les devoirs sociaux ? Je rougissais plus encore à cette idée d’une révolte de mes sens, et ma haine contre moi s’en exaltait d’autant.

Voilà ce que je me disais au commencement de mon épreuve. À présent, je suis plus calme, et ma vie me paraît moins dramatique. Je me rends mieux compte de moi-même et de l’ingénuité ridicule peut-être, mais irrésistible de mon caractère. J’ai aimé Abel pour son regard curieux et son sourire enfantin. Je suis sûre qu’il n’y a pas eu d’autre cause à la soudaineté de mon entraînement vers lui. Il a beau être un homme fait et robuste ; la première impression que sa physionomie produit sur tout le monde, c’est qu’il a l’air d’un enfant et que son âme doit répondre à sa physionomie. Mon âme, à moi, a tellement contracté l’habitude de la maternité qu’elle s’est égarée dans l’amour sans perdre son pli. J’ai la certitude désormais que, si Abel a besoin d’une mère, il ne saurait rester longtemps absorbé par la tendresse, vu que la passion lui est bien plus nécessaire. Je ne saurais la lui donner, et il faut que je me résigne à être ce que je suis.

J’y parviendrai, j’espère ; j’y travaille. Aidez-moi, non en me disant que mon fiancé reviendra, mais en me disant au contraire que je dois chercher le bonheur dans l’oubli de ce rêve et dans le sentiment de mes vrais devoirs. — Sarah Owen.