Malebranche, ses luttes et son caractère

Malebranche, ses luttes et son caractère
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 825-849).
MALEBRANCHE
SES LUTTES ET SON CARACTERE

Etude sur Malebranche, d’après des documens manuscrits, suivie d’une correspondance inédite, par l’abbé Blampignon[1].

On a beaucoup parlé dans ces derniers temps d’une biographie de Malebranche, jadis préparée par le père André, et dont le manuscrit inédit est tombé on ne sait dans quelles mains, résolues, à ce qu’il paraît, à ne pas le livrer au public. De Là bien des regrets, et d’abord celui d’avoir perdu l’œuvre de prédilection d’un écrivain élégant et pur, de ce jésuite ami de la philosophie dont M. Cousin nous a raconté l’histoire, et qui, au milieu de mille tracasseries et de plus d’une persécution, se montra si courageux, si touchant et si aimable[2], mais surtout quel malheur de sentir menacées de l’oubli tant de particularités instructives que le digne biographe avait recueillies dans le commerce de Malebranche et parmi cette masse de lettres, d’extraits, de pièces de toute sorte qu’il réunissait avec zèle, quand on le força de renoncer à son pieux travail!

On ne connaissait, il y a vingt ans, que trois ou quatre lettres de Malebranche, et on se le figurait volontiers retiré au fond de sa cellule et aimant à y vivre oublié de tous. Il est certain aujourd’hui qu’en dépit de son goût pour la solitude, l’illustre oratorien était en commerce de lettres avec plus de quatre cents personnes. Et quels correspondans, je vous prie! Il suffit de nommer Bossuet, Leibnitz, le prince de Condé. Qui croira que de pareilles lettres aient pu se perdre? Et d’un autre côté comment comprendre qu’un homme civilisé les ait entre les mains, et par je ne sais quel scrupule ou quelle rancune invétérée s’obstine à en priver le public? Je doute qu’il y ait un seul ami des lettres qui n’ait applaudi à cette véhémente réclamation que M. Cousin adressait en 1843 au détenteur inconnu de tant de précieux documens : «Qu’il sache, s’écriait l’éloquent philosophe, qu’il ne lui est pas permis de retenir le précieux dépôt tombé entre ses mains, encore bien moins de l’altérer. Tout ce qui se rapporte à un homme de génie n’est pas la propriété d’un seul homme, mais le patrimoine de l’humanité. Malebranche aujourd’hui, élevé par le temps au-dessus des misères de l’esprit de parti, n’est plus l’ami de Port-Royal et le confrère de Quesnel; ce n’est plus que le Platon du christianisme, l’ange de la philosophie moderne, un penseur sublime, un écrivain d’un naturel exquis et d’une grâce incomparable. Retenir, altérer, détruire la correspondance d’un tel personnage, c’est dérober le public, et à quelque parti qu’on appartienne, c’est soulever contre soi les honnêtes gens de tous les partis[3]. »

Ces paroles sont-elles parvenues jusqu’à la conscience du coupable et y ont-elles éveillé quelque remords? Il ne paraît pas; mais, grâce à Dieu, voici un jeune savant qui vient adoucir nos regrets par une découverte des plus heureuses. En compulsant les manuscrits de la bibliothèque de Troyes, M. l’abbé Blampignon y a trouvé des fragmens considérables de la vie de Malebranche par le père André. Ce n’est pas tout: l’habile explorateur a mis la main sur toute une correspondance de Malebranche conservée par le père Adry, dernier bibliothécaire de l’Oratoire, et en outre sur un travail biographique, ouvrage du même oratorien, rédigé, à la veille de la révolution, à l’aide des mémoires du marquis d’Allemans, du conseiller Chauvin et du père Lelong, tous trois bien connus comme amis particuliers de Malebranche[4]. Ce sont là des documens du plus grand prix. M. l’abbé Blampignon, par son amour sincère de la philosophie, par sa curiosité intelligente et par toute sorte d’aptitudes remarquables, méritait le bonheur qu’il a eu de rencontrer ces trésors, et il s’en est montré le digne possesseur en se hâtant d’en faire part au public. Il y a joint une fort intéressante et fort savante étude, où se fait sentir cet esprit de critique honnête et impartiale qui distingue la jeune école des carmes, digue héritière, il y a tout lieu de l’espérer, des traditions libérales de nos illustres corporations religieuses et savantes des deux derniers siècles.

Essayons à notre tour, l’œil fixé sur ces pièces inédites et en mettant à profit les travaux excellens de M. l’abbé Blampignon, essayons de jeter un peu plus de lumière sur la personne de Malebranche, sur son caractère, son œuvre, ses rapports avec Bossuet, Arnaud, Condé et toutes ces grandes figures du XVIIe siècle, parmi lesquelles la sienne se détache très vivement, avec une originalité parfaite et un charme singulier.


I.

Nicolas Malebranche naquit à Paris le 6 août 1638, l’année qui suivit la publication du Discours de la Méthode. Il était de race parlementaire. Nous savons par Fontenelle que sa mère, Catherine de Lauzon, eut un frère vice-roi du Canada. Peu importe, dira-t-on, comme aussi il n’est pas fort nécessaire de savoir que les Malebranche avaient la particule et qu’ils portaient de gueules à une patte de lion d’argent descendante du flanc senestre; mais peut-être est-il un peu moins insignifiant d’apprendre que Malebranche avait du sang mystique dans les veines, sa mère étant parente de Mme Acarie, la pieuse réformatrice de l’ordre du Carmel. Malebranche, le dernier de dix enfans, naquit faible et mal conformé. Il avait, disent ses biographes, qui évitent délicatement le mot propre, il avait l’épine dorsale un peu tortueuse et la poitrine très enfoncée. Son estomac était mauvais, et il souffrit de la pierre dans son enfance; avec cela des marques d’un esprit merveilleux et d’une âme tendre et pieuse. Il est donc assez naturel que sa famille ait songé pour lui à l’état ecclésiastique, auquel, dit le malicieux Fontenelle, la nature et la grâce l’appelaient également. Sur l’avis de son oncle, M. de Lauzon, Malebranche entra comme novice à l’Oratoire le 21 janvier 1660, et quatre ans plus tard, le 20 septembre 1664, il fut ordonné prêtre par l’évêque de Dax. Au sortir du noviciat, le nouvel oratorien quitta le séminaire de Saint-Magloire pour habiter la maison professe de la rue Saint-Honoré. On le mit entre les mains du père Lecointe, qui lui fit lire Eusèbe, Socrate, Sozomène et Théodoret, pendant qu’un autre père, le célèbre Richard Simon, essayait de l’initier à l’hébreu et au syriaque; mais ce fut peine perdue. Il confondait les mots, oubliait les dates, brouillait les faits. Évidemment ou s’était trompé sur sa vocation. Déjà, au collège de La Marche, son répétiteur de philosophie, depuis recteur de l’Université, M. Rouillaud, péripatéticien habile, s’était efforcé vainement de lui inculquer la métaphysique de l’école. Tout ce qui était tradition, textes, commentaires, trouvait l’esprit de Malebranche fermé. Il était réservé à

……… Certaine philosophie
Subtile, engageante et hardie


de révéler à Malebranche son génie et sa vocation. Un jour qu’il passait dans la rue Saint-Jacques, un libraire lui présenta le Traité de l’Homme de Descartes, qui venait de paraître. Il se mit à feuilleter le livre et fut frappé comme d’un trait de lumière. Il lut Descartes avec empressement, et Fontenelle ajoute : « Avec un tel transport qu’il lui en prenait des battemens de cœur qui l’obligeaient quelquefois d’interrompre sa lecture. » Sur quoi le spirituel historien remarque agréablement que l’invisible et inutile vérité n’est pas accoutumée à trouver tant de sensibilité parmi les hommes, et que les objets les plus ordinaires de leurs passions se tiendraient heureux d’y en trouver autant.

Dès ce moment, la carrière de Malebranche fut tracée. On lui permit de renoncer au syriaque, et ses supérieurs ne trouvèrent pas mauvais qu’au lieu d’un orientaliste médiocre Malebranche donnât à l’Oratoire un métaphysicien de génie. Au surplus, il paraît que le père Bourgoing, alors général de la compagnie, était si peu entêté de l’érudition que, voulant désigner un sujet de peu d’espérance, il disait : Celui-là est un historien. Malebranche avait rencontré là le supérieur qu’il lui fallait, lui qui trouvait plus de vérité dans un seul principe de métaphysique ou de morale bien médité et bien approfondi que dans tous les livres historiques, lui qui avait failli passer de l’estime au mépris pour Daguesseau en lui voyant un Thucydide entre les mains, lui enfin qui disait en riant à ses amis les historiens et les critiques que, notre premier père ayant eu la science parfaite, à ce qu’assurent les théologiens, il ne voulait pas, quant à lui, savoir plus d’histoire qu’Adam. Spirituelle exagération d’un esprit né libre et métaphysicien! bizarrerie, si l’on veut, mais préférable, ce me semble, à l’excès où tombent aujourd’hui ceux qui ne voient dans la science qu’une recherche sans terme, et qui ont bien l’air de ne demander aux philosophes des spéculations nouvelles que pour approvisionner les érudits de l’avenir!

S’il eût porté dans la science un tel esprit de défiance pyrrhonienne, il est douteux que Malebranche se fut voué à la métaphysique, et pour son coup d’essai eût publié un chef-d’œuvre, la Recherche de la Vérité. Il ne donna d’abord qu’un petit volume in-12 (2 mai 1674), qui contenait seulement la première moitié de l’ouvrage, la plus agréable. Le succès fut immense : théologiens et philosophes, hommes d’école et gens de cour, tout le monde fut charmé. À l’Oratoire, à Port-Royal, à la Sorbonne, ce fut un cri universel d’admiration. Arnaud et Bossuet se prononcèrent des premiers et donnèrent l’élan. Il faut entendre le père André :


« On y admira, dit-il, la beauté du dessein, l’ordre des matières, la clarté de la méthode, la majesté du style, la naïveté des traits, la pureté du langage, la finesse des railleries, la pénétration de l’auteur, la profondeur de se réflexions, la sublimité de ses principes, la justesse de ses conséquences, une éloquence naturelle, brillante, une érudition bien placée, des écarts bien ménagés pour égayer la métaphysique, une intelligence rare des choses de Dieu, une connaissance de l’homme sans exemple, le fond de la nature découvert, nos facultés approfondies, les choses les plus abstraites recouvertes de couleurs sensibles ; raison, esprit, beaux sentimens, belles images, agrément partout, et ce qui est infiniment plus estimable que tout le reste, un certain goût de christianisme qui attendrit tous les cœurs pour celui qui les a formés[5]. »


Les traits de cet éloge enthousiaste, quoique un peu entassés, sont d’une touche juste et fine. On s’explique à merveille le succès éclatant de la Recherche, quand on en relit les premiers chapitres, si ingénieux, si piquans, sur les sens et sur l’imagination. Ailleurs, Malebranche montera plus haut et s’élèvera dans ces régions du monde intelligible où les timides renonceront à le suivre ; ici, il reste sur terre, il fait de la psychologie et de la morale, la psychologie la plus fine, la morale la plus attachante dans sa sévérité même, tempérée par la grâce et relevée de mille agrémens.

Malebranche est fort sévère et même un peu dur pour l’imagination, et il maltraite fort les moralistes qui, en écrivant, veulent plaire à la folle du logis ; mais il a beau se fâcher contre Montaigne, Sénèque, Tertullien : il est un peu de leur famille, non point par le style, qui chez lui est toujours aussi naturel que brillant, mais par ce don charmant de représenter toutes choses, même les plus abstraites, sous des formes vivantes, de faire voir l’invisible et toucher l’impalpable. Fontenelle l’a dit bien finement : en dépit de ses attaques contre l’imagination, Malebranche en avait naturellement une fort noble et fort vive qui travaillait pour un ingrat, malgré lui-même, et qui ornait la raison en se cachant d’elle.

Les Conversations chrétiennes suivirent de près, puis les Petites méditations, où Mme de Sévigné trouvait bien de l’esprit, puis le Traité de la Nature et de la Grâce, origine de tant d’illustres débats. Malebranche se trouva tout d’un coup très en vue et un des hommes les plus recherchés. Ne parlons ni du roi Jacques II, ni de lord Quadrington, vice-roi des Indes, ni de tant d’illustres visiteurs qu’on peut soupçonner de n’être venus à l’Oratoire que pour qu’on sût qu’ils y étaient allés. Rappelons en passant la fameuse princesse Elisabeth, l’amie et la correspondante de Descartes, qui voulut l’être aussi de son plus brillant disciple; mais il faut insister un peu plus sur le grand Condé. Ce prince, qui dans la campagne de Hollande avait désiré s’entretenir avec Spinoza, lut la Recherche de la Vérité, et voulut en connaître l’auteur. Nous avons, grâce à M. l’abbé Blampignon, le récit même de Malebranche :


« M. le Prince me manda il y a environ trois semaines; je fus le trouver à Chantilly, ou j’ai demeuré deux ou trois jours; il souhaita de me connaître à cause de la Recherche de la Vérité, qu’il lisait actuellement. Il a achevé de la lire, et en est extrêmement content, et du Traité de la Nature et de la Grâce, qu’il trouve si beau que jamais livre ne lui a donné plus de satisfaction. Il m’écrit qu’il me fera l’honneur de m’en écrire encore plus particulièrement. M. le Prince est un esprit vif, pénétrant, net, et que je crois ferme dans la vérité, lorsqu’il la connaît; mais il veut voir clair. Il m’a fait mille honnêtetés; il aime la vérité, et je crois qu’il en est touché. Je vous écris ceci, parce que vous voulez savoir tout ce qui me regarde, et que vous me le demandez sans cesse dans vos lettres[6]. »


Quel dommage que cette lettre soit si courte et que la modestie de Malebranche ait abrégé le récit! Comme on voudrait avoir assisté à l’entretien! Malebranche y travailla-t-il à la conversion de Condé, comme on l’a dit? J’en doute fort, pour bien des raisons; mais toujours est-il que Condé dit à ses hôtes de Chantilly : « Le père Malebranche m’a plus parlé de Dieu en un jour que mon confesseur pendant le reste de ma vie. » Le prince resta en correspondance avec l’humble religieux de la rue Saint-Honoré, et tout à l’heure nous verrons Condé suivre les débats de Malebranche avec Arnaud et en dire son mot avec la sûreté de coup d’œil d’un esprit supérieur et la réserve de bon goût d’un homme qui ne se pique de rien, et de théologie moins que de tout le reste.

Parmi ces hommages, ces empressemens, ces marques d’admiration, que fait Malebranche? Il se dérobe, il se cache, il s’enfonce dans sa solitude. On veut avoir son portrait, il s’y refuse; il faut, pour essayer de saisir ses traits à la dérobée, user de subterfuge. Il consent enfin, non sans peine, à poser devant Santerre, un bon élève de Lebrun. Ce portrait est à Juilly; il a été gravé par Edelinck, et le musée de Versailles en a une bonne copie. M. l’abbé Blampignon nous apporte un renseignement de plus, c’est aussi un portrait ou plutôt un signalement minutieux qui aura son prix pour les personnes qui d’un grand homme veulent tout savoir[7].


«Il avait la tête grosse, le visage long et étroit, à la parisienne, le front fort découvert, le nez long, les yeux assez petits et un peu enfoncés, de couleur bleue tirant sur le gris, fort vifs; c’était la partie de son visage qui marquait le plus d’esprit. Il avait la bouche grande et fort fendue, le menton un peu pointu, le col haut et long. La couleur de son visage avait été d’un blanc pâle dans sa jeunesse, mais il était devenu fort rouge; il avait la voix grêle, les poumons faibles : c’est ce qui l’obligeait d’élever la voix dans la dispute, surtout lorsqu’il avait affaire à des personnes qui avaient de bons poumons. Il avait la démarche grande, mais elle n’était pas majestueuse, à cause qu’il paraissait tout d’une venue, tant il était maigre[8]. »


Cette description ne répond-elle pas fort bien à l’idée qu’on se fait de ces idéalistes, de ces solitaires, qui n’ont de corps qu’en projet, comme Saint-Martin le disait de lui-même, de ces contemplatifs chez qui la vie de l’âme gagne tout ce qui manque à la vie du corps? Ils ont peu de goût pour le monde, pour la conversation, pour la controverse. Le bonheur de Malebranche, c’était, au retour de Chantilly, de rentrer dans sa cellule de la rue Saint-Honoré et d’y construire en paix ses chers systèmes, un peu à la façon de Spinoza, quittant ainsi Condé ou Luxembourg pour retrouver sa chambrette chez le bonhomme Van der Spyck. Si tranquille que fût la maison de Malebranche, il la trouvait encore trop ouverte aux bruits du dehors. Il préférait le séjour de la campagne. Dès qu’il pouvait quitter Paris, il s’enfuyait aux champs, à Raray, dans les terres du marquis de Roucy, ou chez son disciple et ami le marquis d’Allemans. Il aimait fort aussi Marines, maison de l’Oratoire, près Pontoise, et c’est là qu’il écrivit, sur la prière de son ami le duc de Chevreuse, un livre austère et charmant, les Conversations chrétiennes. Les Méditations, commencées à Perseigne, abbaye cistercienne du diocèse du Mans, furent achevées à Raray, près de Senlis. A Raray aussi, il écrivit sa Morale et ses Entretiens sur la Métaphysique. Nos documens ne parlent pas de Juilly, où l’on montre pourtant un marronnier planté, dit-on, de la propre main de Malebranche.

Au surplus, qu’on ne s’y trompe pas, ce que Malebranche allait chercher hors de la ville, ce n’était pas la nature, c’était le silence. Dans un siècle où le sentiment de la vie champêtre a été rare, nul ne l’a eu moins que lui. Lisez ces livres, écrits au milieu des champs, il n’y a pas le moindre écho des harmonies de la nature, pas le plus léger parfum du printemps. Voici pourtant un passage qui semble nous contredire :


« L’autre jour que j’étais couché à l’ombre, je m’avisai de remarquer la variété des herbes et des petits animaux que je trouvai sous mes yeux. Je comptai, sans changer de place, plus de vingt sortes d’insectes dans un fort petit espace et au moins autant de plantes. Je pris un de ces insectes,... je le considérai attentivement, et je ne crains point de vous dire de lui ce que Jésus-Christ assure des lis champêtres, que Salomon, dans toute sa gloire, n’avait point de si magnifiques ornemens[9]. »


Ces lignes sont d’un tour exquis, mais dans l’émotion même du contemplateur de la nature la raison du physicien-géomètre se fait sentir. Malebranche compte les insectes, et ce qu’il y admire, c’est la variété de leurs espèces, le nombre de leurs parties. Pour lui comme pour tous les cartésiens qui avaient accepté avec ferveur l’idée du mécanisme, les animaux étaient de merveilleux automates, dont ils ne pouvaient se lasser d’admirer les ressorts. L’hôte de Spinoza racontait à Colerus qu’un des divertissemens favoris de son philosophe, c’était de jeter des mouches sur une toile d’araignée et d’assister au combat. Jeu d’enfant, direz-vous, jeu cruel, qui passe même pour avoir été celui de Domitien. — Prenez garde, ne vous pressez pas de comparer Spinoza à un monstre; c’était le plus doux des hommes, et, bien qu’il n’admît pas l’automatisme absolu des bêtes, il ne se montrait pas beaucoup plus cruel en s’amusant des luttes d’une mouche et d’une araignée que ne le fut Malebranche le jour que Fontenelle le visita, et qu’importuné par les mouvemens de sa chienne qui coupaient la conversation et l’empêchaient de suivre quelque raisonnement, il donna à cette pauvre bête, qui était pleine, un grand coup de pied dans le ventre en disant : Ne savez-vous pas bien que cela ne sent pas?

Ces mécanistes à outrance n’en étaient que plus attentifs au mystère de l’apparition subite de la vie. « Le révérend père de Malebranche, écrit un de ses amis, a présentement un fourneau où il met couver des œufs, et... il en a déjà ouvert dans lesquels il a vu le cœur formé et battant avec quelques artères[10]. » Pour s’aider dans ces observations délicates, Malebranche savait au besoin se construire des instrumens de précision. Comme Spinoza, il était fort adroit de ses mains et se plaisait à polir des verres d’optique. Nous apprenons aussi par les nouveaux documens qu’il était botaniste et s’était fait un volumineux herbier. C’est le moment de rappeler que Malebranche était un géomètre éminent, un membre de l’Académie des Sciences. Il initia aux mathématiques le marquis de L’Hôpital, si connu par son Analyse des infiniment petits. C’est Malebranche qui voulut éditer ce bel ouvrage et qui en traça les figures de sa main. Nos documens nous le représentent entouré de géomètres et de physiciens. « Je vous aurais souhaité, écrivait le père Lelong au père Reyneau, auteur de l’Analyse démontrée, je vous aurais souhaité dans la chambre du père Malebranche ; il était avec le marquis de L’Hôpital, M. Varignon et M. Fatio de Duillier, qui est aussi un savant mathématicien[11]. » A côté de ces personnages, placez en idée le géomètre Saurin, le grand ingénieur Renau d’Élizagaray, l’un des Bernouilli, Tschirnaus, le chevalier de Louville, Mairan, Leibnitz, Carré, Prestet. Les uns sont des gens du monde, comme Louville ou ce marquis d’Allemans dont Saint-Simon nous parle comme d’un homme plein de lumières et partisan passionné de Malebranche[12]; les autres des jeunes gens à qui Malebranche ouvre la carrière, comme Dortous de Mairan, futur successeur de Fontenelle à l’Académie des Sciences. D’autres, comme Leibnitz, étrangers à la France, viennent à Paris s’initier aux grandes découvertes de la philosophie.

J’ai nommé Prestet et Carré. Leur histoire est curieuse et bien honorable pour notre oratorien. Prestet avait commencé par l’humble état de domestique. Il était au service de Malebranche, qui fut frappé de son intelligence, et, lui trouvant l’esprit de géométrie, lui apprit les mathématiques et le fit recevoir parmi les novices à l’Oratoire. Le père Prestet devint un géomètre éminent. Carré n’était point parti tout à fait de si bas. Fils d’un paysan, voué par ses parens à la carrière ecclésiastique, pour laquelle il n’avait pas de vocation, il entra comme secrétaire auprès de Malebranche. L’excellent père s’aperçut qu’il avait de l’esprit et se mit à l’instruire. Carré quitta l’Oratoire, vécut en donnant des leçons, et fit si bien qu’il devint aussi un mathématicien célèbre, et, comme son bienfaiteur, fut de l’Académie. On aime à voir l’auteur des Entretiens métaphysiques descendre de ses hautes spéculations pour se mettre à la portée d’un domestique et lui donner, avec la science, l’indépendance et le bonheur. Dans cet idéaliste qui semble quelquefois planer sur les mondes comme un esprit pur, on est heureux de sentir battre un cœur d’homme. Et en effet Malebranche était bon. Même dans ses traités, où je conviens que la religion est plus souvent une idée qu’un sentiment, où le mysticisme même n’est pas sans quelque sécheresse géométrique, il lui échappe des traits qui trahissent la tendresse d’un vrai chrétien. « Il ne faut pas seulement, dit-il quelque part, donner des marques d’estime aux pauvres et aux derniers des hommes, mais encore aux pêcheurs et à ceux qui commettent les plus grands crimes, car le plus grand des pécheurs peut devenir, par le secours du ciel, pur et saint comme les anges[13]. »

Dans un autre ouvrage, où il se donne pour interlocuteur le Verbe divin lui-même, il lui fait dire à un homme charitable appliqué aux besoins spirituels du prochain : « Quelle consolation ! une âme te doit son bonheur éternel ! Penses-tu qu’elle te puisse oublier, ou que moi je le puisse, qui tiens de ton travail une partie de mon héritage, un membre de mon corps, un ornement de mon temple[14] ? »

Quand on recueille de tels élans de cœur, on apprend sans surprise par les nouveaux documens que Malebranche était d’une piété pratique des plus ferventes. Au siècle où nous vivons, siècle d’indifférence et de scepticisme, on juge quelquefois très mal certains libres esprits des temps passés. À voir les pensées hardies de ces personnages lointains, on se figurerait volontiers qu’ils n’étaient chrétiens que d’extérieur. Rien de plus faux en ce qui touche Malebranche. On savait déjà qu’il avait été toute sa vie un prêtre attaché à ses devoirs ; nos documens nouveaux nous apprennent que dans l’intérieur de la maison, dans la pratique des obligations quotidiennes, il était un sujet d’édification[15]. Chaque jour, il lisait à genoux quelques pages des saintes Écritures ; il assista toute sa vie régulièrement aux offices de l’Oratoire, constamment debout, même lorsque ses jambes chancelaient et que ses forces étaient épuisées. Longtemps il fut chargé de l’emploi de maître des cérémonies, et il accomplissait ces humbles et assujettissantes fonctions avec un zèle infatigable. À l’exemple de Bossuet, il allait assez souvent faire des retraites à la Trappe à côté de Rancé, leur ami commun.

Mais de toutes les vertus convenables à un religieux, aucune ne coûta moins à Malebranche que le désintéressement. La maison de l’Oratoire n’imposait pas le vœu de pauvreté ; on pouvait y posséder, y hériter. Malebranche était propriétaire d’une maison rue Saint-Honoré ; il la donna à l’Hôtel-Dieu en 1673. Plus tard, en 1703, il renonça à la succession d’un de ses frères, conseiller au parlement, mort sans enfans, et qui lui avait légué tous ses biens. Il faut voir avec quelle simplicité Malebranche fait ce sacrifice, qui ne lui coûta pas plus d’efforts qu’il n’en avait fallu à Spinoza pour renoncer à l’héritage paternel et à la pension de Jean de Witt[16], car je ne dois pas cesser de rapprocher ces deux frères jumeaux de la famille cartésienne, puisqu’ils ne cessent pas de se ressembler. Voici la lettre de Malebranche : «A l’égard des affaires que me laisse la mort de mon frère, écrivait-il à son ami l’abbé Barrand, je ne sais point de meilleur expédient pour m’en délivrer que de renoncer à sa succession. J’ai assez de viatique pour le chemin qui me reste à faire[17]. » Malebranche vécut encore douze ans après cette lettre. Sa mort est de 17J5, l’année même qui emporta Louis XIV. Nos documens nous fournissent ici quelques détails qui sont autant de traits de caractère.


« Le sentiment de ses vives douleurs, dit le père André, au lieu d’exciter ses plaintes, ne faisait le plus souvent que lui rappeler les idées qui lui étaient familières de la structure du corps humain. Tantôt il en comptait tous les ressorts, il en expliquait l’ordre, il en marquait l’usage, en montrant la sagesse infinie de celui qui les avait si bien ordonnés; tantôt il cherchait la cause de son mal par des raisonnemens physiques dont il n’interrompait le cours que pour y faire entrer quelque chose du Créateur... »

« Ce fut le samedi 17 juin 1715 que Malebranche ressentit les atteintes de sa dernière maladie. Il était à la campagne chez un ami de sa famille, le président de Metz, qui avait un château à la porte même de Paris, dans les environs de Villeneuve-Saint Georges. On se hâta de le transporter à l’Oratoire de la rue Saint-Honoré; il voulut qu’on le mît à l’infirmerie commune, parce qu’il y avait un autel... »


Il mourut dans la nuit du 13 octobre.


II.

Nous avons évité de rien dire des polémiques de Malebranche. C’est afin d’en parler plus à notre aise, car là est le seul événement qui ait agité sa vie, là aussi se montre à découvert tout un côté de son caractère. Il est assez étrange que ce méditatif, qui haïssait la discussion, ait passé la moitié de sa vie à discuter. Sa vraie passion et son vrai génie, c’était la méditation libre et solitaire, et il est certain qu’il n’avait ni le goût, ni le talent de la controverse. Une preuve entre autres, c’est que toutes les fois qu’on lui proposait des objections de vive voix, sa règle était de dire qu’on ne peut philosopher que par écrit. C’est fort bien; mais que Leibnitz ou Mairan[18] lui envoient par écrit des difficultés pressantes, il s’excuse en disant qu’on ne peut philosopher par lettres. Malgré ce dégoût sincère pour la discussion, le fait est que Malebranche eut à soutenir vingt querelles : une d’abord avec le chanoine Foucher, se disant philosophe académicien, sur la certitude, une avec Bossuet sur la grâce, une autre avec Fénelon sur le gouvernement de la Providence, une autre avec le père Boursier sur la conciliation de la toute-puissance divine avec la liberté humaine, une avec le père Lamy sur l’amour de Dieu. Notez que je n’ai pas parlé de la plus grande querelle de Malebranche, celle avec Arnaud. Est-ce tout ? Non ; il y a encore une autre polémique avec Régis sur la grandeur apparente de la lune. Cette fois Malebranche eut satisfaction. Une imposante réunion de membres de l’Académie des Sciences[19] se déclara pour lui, et le débat eut un dénoûment. On peut donc s’entendre, à ce qu’il paraît, sur la grandeur d’une planète. Pourquoi, hélas ! cela est-il plus difficile sur la certitude, la grâce et l’amour de Dieu ?

Au simple exposé de tant de polémiques, quelqu’un soupçonnera peut-être que le père Malebranche n’avait pas une médiocre complaisance pour ses idées, et que ce philosophe, indifférent aux biens de ce monde et qui renonçait avec tant d’aisance à la succession de son frère, ne renonçait pas si aisément à ses systèmes. J’en tombe d’accord. Irait-on même jusqu’à accuser le père Malebranche d’entêtement, je n’oserais pas y contredire. Le grand crime après tout ! Il faut bien que le moi se loge quelque part. Un philosophe ne tient pas à la fortune, au bien-être, aux dignités. Il pourra même, à la rigueur, faire bon marché de la gloire ; mais ne lui demandez pas de sacrifier ses idées. Ce serait lui demander de sacrifier son âme, sa vie, son tout. Malebranche donc, comme son maître Descartes, abondait dans son sens un peu plus que de raison ; il y a plus, Malebranche sentait son génie. Sans aucune vanité, il n’était pas sans orgueil. Quand il discutait avec Lamy, Foucher, Boursier, Régis, il laissait volontiers percer le sentiment de sa supériorité. Ce n’était que se montrer sincère. Avec Arnaud et Bossuet, il baissait le ton par bienséance et bon goût ; mais au fond il entendait traiter d’égal à égal, et c’était son droit. On lui reproche, à la fin de sa longue lutte avec Arnaud, de s’être un peu aigri. Je ne dis pas non ; mais Arnaud n’était pas en reste, et après tout les théologiens ne sont pas des anges[20].

Nous ne parlerons que des deux principales polémiques, celle avec Bossuet et celle avec Arnaud, les seules qui reçoivent quelque jour nouveau des récens documens, les seules aussi qui aient de la grandeur et dont on puisse tirer quelque enseignement à l’usage de notre époque.

Bossuet, qui avait applaudi à la Recherche de la Vérité n’accueillit pas si bien le Traité de la Nature et de la Grâce. Sur le pur philosophique, il était assez coulant ; mais cette fois il s’agissait de la grâce, et en matière théologique Bossuet ne biaisait pas. Ecrivit-il sur son exemplaire du Traité les trois mots tant cités : Pulcha, nova, falsa ? Je n’affirme rien, quoique ces concises et expressives paroles soient dignes de lui ; ce qui est certain, c’est qu’il entra en défiance. Son langage extérieur fut modéré ; mais entre théologiens il se montra sévère jusqu’à la dureté, témoin sa lettre bien connue à l’évêque de Castorie, M. de Neercassel. Toutefois, avant de se prononcer publiquement, Bossuet exprima le désir de s’entretenir avec le père Malebranche afin de le ramener par une discussion amicale. Le père s’y refusa d’abord. Il fallut les instances réitérées du duc de Chevreuse pour le décider à voir Bossuet. Nous devons à M. l’abbé Blampignon. qui l’a trouvé dans le manuscrit de Troyes, le détail de cette première entrevue racontée par le père André :


« M. de Meaux commença par faire entendre au père Malebranche que, pour être catholique sur la grâce, il devait embrasser la doctrine de saint Thomas, et que c’était pour l’y amener qu’il voulait avoir avec lui une conférence sur le système qu’il avait donné sur cette matière. Le père Malebranche était trop avisé pour accepter la proposition de M. de Meaux ; il savait que le prélat était trop vif dans la dispute, et il craignait, en l’imitant, de manquer de respect ; il parlait avec autorité, et on ne pouvait lui répondre sur le même ton. D’ailleurs son crédit à la cour et dans l’église de France donnait lieu de craindre que, s’il prenait mal les choses, il ne décriât le système aux dépens de l’auteur.

« Le père Malebranche se contenta de lui dire en général que tous les thomistes ne sont pas disciples de saint Thomas, que la matière de la prédestination et de la grâce était trop difficile à débrouiller dans une conversation, en un mot qu’il ne dirait rien que par écrit et après y avoir bien pensé. — C’est-à-dire, répliqua M. de Meaux, que vous voulez que j’écrive contre vous; il sera aisé de vous satisfaire. — Vous me ferez beaucoup d’honneur, lui répondit le père Malebranche. Après quoi l’on se sépara. »


Bossuet se disposait probablement à répondre à ce défi voilé, de politesse, quand le marquis d’Allemans lui arrêta la main. Bossuet se borna à obtenir l’ordre de faire saisir le Traité de la Nature el de la Grâce. Il exprima de nouveau le désir de conférer avec Malebranche; celui-ci refusa obstinément et sèchement. Le manuscrit de Troyes nous donne un extrait de la lettre de Malebranche à Bossuet :


« Monseigneur, je ne puis me résoudre à entrer en conférences avec vous sur le sujet que vous savez. J’appréhende ou de manquer au respect que je vous dois, ou de ne pas soutenir avec assez de fermeté des sentimens qui me paraissent, et à plusieurs autres, très véritables et très édifians... »


Bossuet ne se contint plus : il éclata publiquement dans l’oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse, « Que je méprise ces philosophes, s’écria-t-il, qui, mesurant les desseins de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général d’où le reste se développe comme il peut, comme s’il avait, à notre manière, des vues générales et confuses, et comme si la souveraine intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières qui seules subsistent véritablement! » Cette véhémente et altière apostrophe tombait d’aplomb sur le système de Malebranche, et au surplus, en cas qu’il n’eût pas compris, Bossuet prit soin de lui faire adresser l’oraison funèbre à la campagne. En vain le marquis d’Allemans essaya, dans une lettre intéressante que nous donné M. l’abbé Blampignon[21], d’amortir le coup et de panser la blessure : elle fut cruelle. Malebranche pourtant fit bonne contenance : il ne répondit mot, et à son retour à Paris il alla rendre visite à Bossuet et le remercier de l’honneur qu’il lui avait fait en s’occupant publiquement de lui; mais Bossuet ne se payait pas de complimens, il insista pour conférer. Après de nouveaux refus, Malebranche, à qui le marquis d’Allemans rapporta de bonnes paroles de Bossuet recueillies dans une conversation qu’avait eue, en sa présence, le prélat avec Condé et le duc de Chevreuse, accepta une conférence et se rendit chez Bossuet.


« Le prélat réduisit à deux points toutes les difficultés sur le Traité de la Nature et de la Grâce. Le premier regardait la puissance qu’a Dieu de faire un autre ordre de choses. Le père Malebranche y répondit par ses principes, de manière que M. de Meaux n’insista plus sur cet article. Il passa au second, qui regardait la prédilection de Dieu pour ses élus, laquelle ne lui paraissait pas compatible avec le système des volontés générales. Il faut convenir que M, de Meaux prenait là le Traité par son faible le plus apparent. On se disputa là-dessus près d’une heure assez vivement de part et d’autre; mais enfin le père Malebranche ayant développé ses principes, qui démontrent que, dans son système, Dieu a autant de prédilection pour ses élus que dans celui des congruistes, si bien reçu dans les écoles, M. de Meaux lui dit qu’il penserait à ses réponses, et que s’il y trouvait encore des difficultés, il les lui proposerait. On se quitta sans aller plus loin, assez content l’un de l’autre. »


Bossuet renonça décidément à écrire contre Malebranche, jugeant dans sa modération un peu hautaine qu’il suffisait de charger Fénelon, alors encore son ami, de réfuter le système de l’oratorien. Nous avons cette Réfutation annotée de sa main; mais ce qui acheva de calmer Bossuet, c’est que, sa grande querelle avec Fénelon étant venue à éclater, Malebranche prit parti contre l’archevêque de Cambrai[22], sur quoi Bossuet alla visiter Malebranche, le complimenta sur son livre et lui offrit son amitié. Tel fut le dénoûment de cette lutte. Faut-il, avec le biographe, y admirer la simplicité touchante de Bossuet? Bossuet avait l’âme grande, il est vrai; mais il était homme et théologien, et peut-être valait-il mieux attendre un meilleur moment pour célébrer sa simplicité. Malebranche n’en fut pas quitte à si bon compte avec Arnaud. Leur polémique dura toute leur vie, et même, la mort ayant fermé la bouche à l’un des antagonistes, l’autre ne put s’empêcher de continuer le débat. Le dernier historien de Port-Royal a raconté cette lutte[23] avec la connaissance la plus complète de toutes les parties du sujet, sans parler de cette finesse d’analyse et de cette verve qui n’appartiennent qu’à lui. On ne refait pas les récits de M. Sainte-Beuve; nous n’avons qu’à y ajouter quelques particularités nouvelles fournies par les documens qu’il n’a pas connus.

Voici d’abord les préludes du combat. Au premier volume de la Recherche de la Vérité, Arnaud applaudit de bon cœur (1674). Le second volume (1675) lui agrée moins. Viennent en 1677 les Petites Méditations. Arnaud trouve que Malebranche a trop d’égards pour la pure raison. De son côté, Malebranche se plaint de l’obscurité des écrits de Port-Royal sur la grâce, et déclare nettement que le véritable Augustin diffère de l’Augustin d’Ypres. Il y a plus : le père Levasseur, ami et partisan de Malebranche, dit, dans ses conférences de Saint-Magloire, que Jansénius, en lisant saint Augustin, s’est servi des lunettes de Calvin[24]. Sur cela, le père Levasseur propose une conférence. Le marquis de Roucy invite Malebranche et Arnaud à dîner. Arnaud se rend chez le marquis, accompagné de deux témoins, comme pour un duel. Ses témoins sont le père Quesnel et Tréville, depuis peu. converti. Laissons la parole au père André.


« Le comte de Troisville, qui ouvrit la scène, avait de l’esprit, de la science, et surtout une estime infinie pour saint Augustin. Il fit d’abord un long discours, qui était fort étudié, pour montrer ce que nul bon catholique ne peut contester, que, sur les matières de la grâce et de la prédestination, ce grand docteur est l’oracle qu’il faut interroger, et que l’église dans tous les temps lui a fait cet honneur. Le père Malebranche, aussi admirateur de saint Augustin que M. Arnaud, n’eut point de peine à convenir de ce principe; il ajouta seulement qu’il fallait bien entendre ce père, c’est-à-dire selon les règles d’une bonne critique et selon l’analogie de la foi que le saint a défendue contre les hérétiques.


« Après être convenu de cette vérité, qui est fondamentale dans les matières de la grâce, quoi qu’en disent quelques théologiens, le père Malebranche voulut commencer à exposer ses sentimens sur cette matière; mais à peine avait-il ouvert la bouche pour dire une parole, que la vivacité de M. Arnaud ne lui permit pas de passer outre. Le principe de son sentiment était que Dieu agissait presque toujours, dans l’ordre de la grâce aussi bien que dans l’ordre de la nature, par des lois générales. Le docteur l’interrompit là. Il essayait en vain d’expliquer ce beau principe, qui est évident pour quiconque est capable de réflexion : M. Arnaud ne voulut entendre ni preuves ni explications. Il avait toujours à y opposer tantôt une question importante, tantôt une fâcheuse conséquence, tantôt un passage de saint Augustin, et par-dessus tout, une prévention de cinquante années pour le sentiment de Jansénius, où il avait été élevé presque dès son enfance, de sorte que le père Malebranche, qui n’avait ni les forces ni la volubilité de langue de son adversaire, fut obligé de n’être que simple auditeur dans une conférence qui avait été résolue pour le faire parler.

« Las d’une dispute où l’on n’avançait point, il dit que puisqu’on ne lui permettait pas de s’expliquer de vive voix, il s’engageait de mettre par écrit ses sentimens et de les communiquer à M. Arnaud, à condition qu’il les examinerait avec une attention sérieuse, et qu’il lui proposerait aussi par écrit ses difficultés. Ce parti fut approuvé par la compagnie, et l’on se retira aussi bons amis qu’on le pouvait être au sortir d’une conversation assez échauffée. Ainsi finit la conférence du père Malebranche avec M. Arnaud. Elle se tint au mois de mai 1679. »


Voilà l’occasion qui fit écrire à Malebranche son Traité de la Nature et de la Grâce. On sait le reste. Le Traité, envoyé manuscrit à Arnaud, ne lui arriva que tardivement. Malebranche le fit imprimer en Hollande et publier malgré les réclamations et les prières d’Arnaud (1680, in-12, Amsterdam). De là une polémique de vingt ans, qui n’a de comparable, pour le talent dépensé et pour l’acharnement, que la lutte de Fénelon avec Bossuet. On est charmé de rencontrer sur ce mémorable duel un jugement aussi piquant qu’inattendu, celui de Condé. Le voici tel que le marquis d’Allemans nous l’a conservé :


« Ayant suivi M. le duc de Chevreuse, qui allait chez M. le Prince, on ne fut pas longtemps sans tomber sur le chapitre à la mode de la guerre de M. Arnaud et du père Malebranche. On se partagea, comme il arrive ordinairement, selon ses lumières et ses inclinations. M. le Prince, qui avait tout lu de part et d’autre, ce qui, joint à la pénétration extraordinaire de son génie supérieur, le mettait en état de raisonner en maître sur le sujet de la dispute, mais en même temps avec une modestie qui lui convenait d’autant mieux qu’il était plus élevé au-dessus des personnes à qui il parlait et qu’on ne se lassait point de l’entendre, dit en propres termes qu’il fallait avouer que M. Arnaud et le père Malebranche avaient tous deux de l’esprit infiniment, qu’il n’y avait que M. Arnaud qui pût écrire contre le père Malebranche, et que le père Malebranche qui pût répondre à M. Arnaud; qu’à la vérité M. Arnaud avait cet avantage sur le père Malebranche qu’il l’avait fait expliquer, quoique bien glorieusement pour ce père et bien utilement pour tout le monde ; qu’enfin le père Malebranche était le plus grand métaphysicien qui fût sur la terre, et qu’il ne connaissait point de meilleur logicien que M. Arnaud, ajoutant néanmoins qu’il n’était pas assez habile pour être juge de leurs démêlés théologiques[25]. »


III.

Si on nous demandait notre avis sur la question théologique agitée entre Malebranche et Arnaud, nous aurions mille raisons d’imiter la réserve du prince de Condé, qui même était moins incompétent que nous en théologie, s’il est vrai qu’au retour de Rocroy, assistant à une thèse de Bossuet en Sorbonne, il ait eu quelque envie d’intervenir dans le docte combat; mais la lutte des deux illustres champions de Port-Royal et de l’Oratoire présente un côté plus abordable à un simple philosophe, ou, pour mieux parler, à tout homme de bon sens qui cherche à s’éclairer sur une question aussi sérieuse qu’inévitable : je parle des voies de la Providence dans le gouvernement de l’univers physique et moral.

Malebranche a passé sa vie et mis sa gloire à faire avancer d’un pas la solution de ce grand problème. Son maître, Descartes, avait montré à cet égard une rare discrétion. C’était assez pour lui sans doute d’avoir solidement établi l’existence de Dieu. Parvenu par une route certaine à ce sommet de la spéculation métaphysique. Descartes s’était arrêté. Il fallait pourtant bien redescendre, et cet être parfait, ce principe créateur une fois atteint par la pensée, il était impossible de ne pas s’interroger sur le mystère de la création. La cause première a-t-elle laissé un jour échapper le monde de ses mains par caprice et comme par hasard, ou bien l’action créatrice a-t-elle eu un motif, une intention, un dessein ? Cet univers, créé par une toute-puissance éternelle et infinie, est-il limité en étendue et en durée, atome perdu dans un coin de l’espace, jouet d’un instant fait pour être brisé, ou bien participe-t-il en quelque manière à l’infinité du Créateur? Problèmes délicats et redoutables sur lesquels Descartes n’aimait pas à être pressé. C’est presque malgré lui et entraîné par la force logique des idées qu’il a été conduit à s’en expliquer quelquefois. Par exemple, il se borne à dire dans ses livres que l’étendue de l’univers est indéfinie: mais dans ses lettres il se moque de ceux qui font le monde fini et renferment, dit-il, l’œuvre de Dieu dans une boule. S’il avait voulu suivre ces vues hardies, il aurait conçu le monde comme infini en durée aussi bien qu’en étendue; mais il eut quelque scrupule à cet égard, et quand la reine Christine, qui voulait tout savoir, l’interrogeait sur l’éternité du monde, il se bornait à lui dire que le monde ne périra jamais, et que plus on agrandit en tout sens l’idée qu’on se forme de l’univers, plus on a sujet de louer le Créateur dans l’infinité de ses œuvres.

Parmi ces vues sur les rapports de Dieu et du monde, il y en a une assez étrange : c’est que la volonté de Dieu est la véritable origine du bien et du mal, du beau et du laid, du vrai et du faux. Non-seulement il dépend de la libre volonté de Dieu que le monde existe ou n’existe pas, mais c’est elle qui fait que le bien est le bien et que le mal est le mal, et pour aller à la limite extrême de cette doctrine, il faut dire, selon Descartes, que, si l’homicide est un crime, si les rayons du cercle sont égaux et si deux et deux font quatre, c’est parce que Dieu l’a voulu.

C’est ici que Malebranche, jusqu’à ce moment pur cartésien, se sépare de son maître et devient lui-même. — Qu’est-ce que Dieu? demande-t-il. Dieu, c’est sans doute la cause infinie, la cause toute-puissante; mais c’est aussi la cause intelligente, la raison même, la raison universelle, la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Comment savons-nous qu’il existe un Dieu, et pourquoi pensons-nous à lui? C’est que nous avons des idées, des idées absolues, l’idée de la justice éternelle, de la beauté sans mélange, de la parfaite bonté. Otez ces idées. Dieu n’est pour nous qu’une force immense et brutale, en tout semblable, sauf le degré, aux énergies aveugles de la nature inanimée. Or, si une telle conception est infiniment au-dessous de la perfection suprême, si Dieu est le type même de la justice, de la beauté, de la vérité, on ne peut plus admettre en lui une volonté arbitraire et se le figurer comme une sorte de tyran, sans autre règle que sa volonté, c’est-à-dire son caprice, c’est-à-dire le hasard. Dieu sans doute est tout-puissant et libre; mais sa toute-puissance est réglée par sa sagesse, et comme le vrai et le bien constituent son essence, dire que sa liberté a pour limite le vrai et le bien, c’est dire que Dieu ne dépend après tout que de Dieu même, ou en d’autres termes que Dieu agit en Dieu.

Malebranche n’est point le premier qui ait posé ces principes simples et lumineux. Ce sont ceux de Platon, et Malebranche, qui ne lisait pas l’Eutyphron, ni le Timée, ni les Ennéades, en avait reçu le souffle inspirateur à travers saint Augustin. Il ne fait donc ici que changer de maître; mais en associant librement les grandes vues de Platon avec lus pensers les plus hardis de Descartes, il est profondément original.

Sa maîtresse idée, c’est que Dieu en créant le monde s’est proposé une fin, et que les moyens choisis pour l’atteindre doivent, comme la fin elle-même, être dignes de lui. Dieu est parfait; il se suffit à lui-même. Si donc il a fait le monde, c’est par bonté. Il n’a pas été avare de sa puissance; il a voulu communiquer ses perfections. Or comment l’univers fera-t-il éclater les perfections de son auteur? Par la simplicité de ses lois. C’est le propre d’une cause imparfaite d’agir à l’aventure, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. La cause parfaite agit d’une manière égale et uniforme; elle imprime à ses actions le caractère de l’éternité et de l’immensité. Elle n’a pas de volontés particulières et changeantes, mais des volontés générales. Elle a donné à la nature des lois, les lois les plus simples, c’est-à-dire les plus stables, les plus universelles, les plus harmonieuses que comporte son essence imparfaite.

Voilà ce que dit la raison spéculant a priori. L’expérience dit-elle le contraire? Elle semble le dire quelquefois. Elle nous fait voir dans le monde physique des bouleversemens, des désordres, des monstres, et dans l’ordre moral ce monstre semble, le vice, et ce désordre épouvantable, la douleur. Comment expliquer ce mystère? Malebranche croit y réussir par son principe des volontés générales. C’est sans doute un phénomène étrange, dit-il, qu’un volcan détruise une grande cité, que souvent des torrens de pluie inondent le désert, alors que l’eau manque à nos champs desséchés. Pourquoi Dieu souffre-t-il cela? C’est que, pour détourner la lave du volcan, il faudrait une volonté particulière, c’est-à-dire une intervention locale et accidentelle de la cause première, c’est-à-dire un miracle. Or demander à Dieu des miracles quotidiens, c’est lui demander de détruire les lois de la nature, de se conduire comme un monarque capricieux et non comme un immuable législateur, c’est vouloir que l’univers n’ait plus d’ordre et Dieu plus de sagesse. Il faut donc se résigner à ces désordres accidentels qui couvrent un ordre général. Et de même, dans une autre sphère, exiger que Dieu arrête la main de l’assassin au moment où il va frapper sa victime, ou bien qu’un corps étranger introduit dans l’organisme n’y produise pas un effet douloureux, c’est vouloir dans le premier cas que Dieu ôte à l’homme son libre arbitre, dans le second, qu’il lui donne, au lieu d’un corps d’animal, un corps de séraphin, et dans les deux cas qu’il agisse contre sa sagesse et démente ses propres desseins.

Ce n’est pas tout, car si au-dessus du monde matériel il y a le monde moral, au-dessus de tous deux plane un ordre supérieur, ordre mystérieux que la raison ne peut qu’entrevoir. C’est l’ordre de la grâce. Malebranche s’élance hardiment dans cette région du mystère. Suivant lui, que Dieu agisse d’une façon naturelle ou d’une façon surnaturelle, il faut toujours que son action porte le caractère de ses attributs. La grâce a donc ses lois. Il ne faut pas croire qu’elle se répande sur les âmes au hasard. Point de caprice, point de prédilection aveugle : tout part d’un conseil profond, tout marche par des volontés générales. Que la grâce semble avoir manqué à une âme d’ailleurs pure, ou qu’elle soit descendue dans une âme indigne, notre ignorance se récrie et ose accuser Dieu d’injustice. Non, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, comme le Dieu de Platon et de Descartes, c’est toujours la cause universelle, la justice éternelle, la raison, la sagesse et la bonté. Si l’action divine paraît quelquefois inutile, c’est que Dieu, pour donner à la grâce tout son effet, eût été obligé d’intervenir, de troubler l’ordre général par une volonté particulière. Or Dieu n’aime que les voies simples, qui sont les voies générales. Dans l’ordre de la grâce, comme dans celui de la nature, Dieu est toujours Dieu.

Ces deux ordres sont-ils séparés l’un de l’autre, et la raison humaine ne parviendra-t-elle pas à saisir le nœud qui les unit ? Question deux fois obscure où Malebranche, emporté par un irrésistible élan, se jette avec une intrépidité qui n’a d’égale que sa candeur. Le nœud du problème, c’est, suivant lui, l’incarnation de Dieu dans l’humanité. Ce qui semble mystère impénétrable, c’est un rayon de lumière à qui sait comprendre et raisonner. Dieu en effet n’a pu se proposer, en devenant créateur, qu’un objet infini. Le fini s’évanouit devant son immensité, et, comparés à Dieu, ces innombrables mondes semés dans l’espace, et ces autres créatures d’élite qui valent mieux que tous les mondes, ces légions d’intelligences qui s’échelonnent entre l’homme et Dieu, tout cela, devant l’être infini et parfait, est comme s’il n’était pas. Pour que la création devienne digne de lui, il faut qu’elle soit infinie. Et il n’y a qu’un moyen pour cela, c’est que Dieu y mette quelque chose de lui, c’est qu’il y fasse descendre son verbe, c’est en un mot que le verbe se fasse chair. Et verbum caro factum est... L’incarnation de Jésus donne la clé de l’énigme universelle. Non-seulement elle entre dans le plan éternel de Dieu, mais elle en est le centre. Elle élève l’homme, et par l’homme la nature entière à la hauteur de Dieu. Ordre physique, ordre moral, ordre surnaturel, tout s’explique et s’unit, et tout cela est dominé par une seule idée, l’idée des voies simples et des volontés générales.

Telle est la construction hardie et grandiose dont Malebranche s’est enchanté. Tout y est étroitement lié. Une rigueur géométrique s’y marie au mysticisme le plus fervent. Otez un anneau de cette chaîne, tout est rompu. Et maintenant on s’explique la complaisance de Malebranche pour ses théories et l’obstination indomptable qu’il mit à en défendre toutes les parties. Il avait tous les genres d’obstination, celle du solitaire qu’aucune contradiction n’avertit, celle du cartésien, systématiquement ennemi de la tradition, qui croit découvrir tout ce qu’il pense pour la première fois, celle enfin du géomètre qui, sûr de la rigueur de ses raisonnemens, dédaigne les faits et attend qu’on lui prouve qu’il a commis une erreur de calcul.

Qu’on se figure donc l’étonnement que dut éprouver ce chrétien sincère, la douleur dont il fut saisi, quand des hommes tels qu’Arnaud et Bossuet vinrent lui dire que sa théologie était nouvelle, démentie par les pères, contraire à saint Augustin, chimérique au fond, et subversive de tous les dogmes fondamentaux. Pouvait-on attendre de lui, avant du moins que l’église ne se fût prononcée, et elle ne se prononça pas, déférence et docilité? D’un autre côté, sans être théologien, il suffit de savoir son catéchisme pour comprendre de quel œil Bossuet et Arnaud durent considérer ce système hardi, où les dogmes les plus redoutables sont soumis à l’investigation rationnelle, où l’incarnation de Jésus-Christ devient nécessaire au plan de l’univers, où le règne de la grâce, à force de se rapprocher de celui de la nature, risque d’y être absorbé. Et puis pouvaient-ils ne pas avoir quelque ombrage de cet amour des lois générales et de ce parti-pris contre les volontés particulières? Ce que Malebranche appelle ainsi, l’église le nomme prophétie, révélation, miracle, et tout cela ne peut s’accomplir que par des volontés particulières. Malebranche n’ébranlait-il pas les fondemens de l’édifice chrétien?

On sait que notre oratorien ne se rendit jamais<ref> Malebranche, ayant appris qu’Arnaud, alors en crédit à Rome, faisait agir contre lui son bon ami l’abbé Dirois, écrivait en mai 1688 : «On m’a dit qu’on continuait à Rome de travailler à l’examen, c’est-à-dire par conséquent à la condamnation de mes ouvrages. M. Dirois, comme je crois, y aura bonne part; du moins m’en a-t-on parlé comme d’un bomme fort entêté contre moi. Il est juste qu’il serve fidèlement le parti qui a fait donner à son frère la cure de Braches par Mme de Longueville, et qu’il tâche de justifier les calomnies de M. Arnaud contre moi en rendant indirectement complices de ces calomnies les examinateurs de Rome. Je n’ai pas de cure à donner, ni ne peux faire à personne ni bien ni mal ; ainsi je ne puis avoir beaucoup de raison en ce monde, nous verrons dans l’autre ce qui en sera. » Ces derniers mots rappellent le cri de Pascal : » Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. »<ref>. Il répondit à l’invective éloquente de Bossuet[26] que le système des volontés générales n’empêche pas l’action divine de pénétrer sûrement jusqu’au dernier détail des choses, car les effets les plus particuliers sont compris dans les lois les plus générales. La vérité est que l’attaque de Bossuet portait à faux, car si Malebranche mérite un reproche, ce n’est pas de trop accorder à la volonté des causes finies, c’est bien plutôt de ne pas lui accorder assez, et de rapporter tout à la puissance unique de Dieu.

Arnaud, en attaquant la théologie de Malebranche par ses principes philosophiques, ne frappait pas beaucoup plus juste, du moins quand il se portait l’adversaire des idées platoniciennes, y substituant des vues tout aussi particulières et beaucoup moins solides, fort suspectes même d’aboutir à un nominalisme assez mesquin. La question devient plus obscure et plus compliquée quand il s’agit de l’incarnation de Dieu, de l’âme de Jésus-Christ considérée comme cause occasionnelle de la dispensation de la grâce; mais le point le plus délicat, c’est la question du miracle. Il est évident qu’un chrétien ne peut pas nier la possibilité du miracle en général, et qu’il ne peut pas en outre refuser d’admettre certains miracles, tels par exemple que la naissance, la résurrection et l’ascension de Jésus-Christ. Malebranche en était-il à les contester? On l’aurait fait mourir de chagrin, si on lui avait seulement posé la question.

Malebranche croyait de tout son cœur que Dieu peut faire des miracles, j’entends des miracles éternellement prémédités, des miracles liés à l’ensemble de ses voies. Il croyait de plus que Dieu en a fait réellement, un surtout, le plus grand de tous, dont les autres sont le prélude ou la conséquence, l’incarnation; mais avec cela Malebranche persistait à soutenir que Dieu fait le moins de miracles possible. Autant d’autres en supposent Dieu prodigue, autant, lui, il l’en croit avare. Par conséquent il se défie du merveilleux en religion. Disons-le nettement, il ne l’aime pas, persuadé que la multiplicité des miracles, loin de dévoiler Dieu, l’obscurcit, et que la Divinité ne se montre jamais plus à découvert que dans la simplicité des lois naturelles.

Ce n’est pas Malebranche qui de nos jours encouragerait les petits miracles. Ce n’est pas lui qui les recommanderait aux fidèles comme pour en stimuler la production. Ce n’est pas lui qui croirait aux tables tournantes et y découvrirait avec fracas l’action surnaturelle du démon. Jugez de ses sentimens par deux lettres curieuses que M. l’abbé Blampignon a découvertes dans le manuscrit de Troyes, Elles ont trait à la baguette divinatoire (car la superstition est toujours la même : baguettes, tables tournantes, esprits frappeurs, il n’y a que le nom de changé).

Dans la première, du 6 novembre 1683, sa pensée reste voilée :


« Je pense que vous savez qu’à Lyon il y a des gens qui découvrent les voleurs par les mouvemens d’une baguette qu’ils tiennent en main. Le secret a déjà fait exécuter un homme qui avait assassiné un marchand de vin et sa femme. Il y a plus de deux rus qu’à Grenoble il y avait de semblables devins. La fait est constant; j’ai parlé de cela à plusieurs témoins oculaires. C’est une preuve certaine qu’il y a des esprits qui se mêlent de nos affaires. Cependant il y a des gens qui veulent expliquer cela physiquement, et même on a fait en Hollande, il y a environ un an, un livre pour prouver qu’il n’y a ni anges, ni diables, et cela par 1’(écriture [27]. Quelle extravagance! Une personne d’esprit et que je connais[28] écrit actuellement sur les effets de la baguette et sur les sentimens qu’il faut avoir. Pour moi, je ne crois pas même qu’il soit naturel de trouver de l’eau et des métaux par son moyen<ref> Voyez deux lettres de Malebranche à la suite du traité du père Lebrun.<ref>. »


On pourrait se méprendre sur le sens de cette lettre. Malebranche en effet n’a garde de contester les anges ni les démons. Il est trop sincèrement chrétien pour cela. Est-ce à dire qu’il faille rapporter les effets de la baguette au diable? Non. Il y a trois solutions au problème : les lois de la nature, le diable, la supercherie. Malebranche écarte l’explication naturelle. Restent deux solutions, le diable et la supercherie. Quelle est celle de Malebranche? Il en laisse le choix à son correspondant par ce trait charmant : c’est une preuve certaine qu’il y a des esprits qui se mêlent de nos affaires. Hésitez-vous à entendre cela dans un sens ironique? Eh bien! vous n’hésiterez plus en lisant la lettre suivante, celle de 1692 :


« On parle toujours fort de la baguette, et bien des gens prétendent que l’effet en est naturel. Pour moi, je ne doute nullement qu’il faut qu’une intelligence s’en mêle, et je croirais même que cette intelligence n’est pas distinguée de Jacques Aymar, le devin, qui par son adresse trompe les badauds, comme il a fait les Lyonnais. Cela s’éclaircira apparemment. Je lus hier une de mes lettres que l’on a imprimée dans le Mercure galant du mois de janvier. Je l’avais écrite à un père de l’Oratoire de Grenoble, et j’y prétends ce que je crois encore, que c’est une fourberie ou diablerie, mais un peu plus le premier que le dernier. »


Un peu plus le premier que le dernier, n’est-ce pas adorable? Et quel chrétien sensé ne s’accommodera pas mieux de ce demi-sourire de Malebranche que de la gravité solennelle de tel prédicateur en renom, qui tout récemment nous signalait dans la risible supercherie des tables tournantes le plus grand événement du siècle ou de tel autre personnage constitué en dignité, qui nous démontrait hier avec onction que Dieu est sorti de son éternité pour faire apparaître à quelque enfant idiote ou malade je ne sais quel fantôme éclatant de blancheur?

C’est ici peut-être l’occasion naturelle de tirer quelque conclusion utile de ces recherches intéressantes qui ont ramené l’attention publique sur un des chrétiens les plus sincères et les plus illustres du grand siècle. Nous ne sommes point théologien; nous n’avons pas à prendre parti entre Bossuet et Malebranche, L’église d’ailleurs n’a point parlé, car la congrégation de l’Index n’est pas l’église et Malebranche n’a pas cru que la décision de ce tribunal l’obligeât à se rétracter. Il a pensé que des motifs temporels avaient pu avoir quelque part à cette affaire, et il s’est replié derrière la règle de l’église gallicane, qui veut que les décrets de l’Index n’aient point chez nous force de loi. A l’heure qu’il est, un ecclésiastique instruit, tel que l’honorable abbé Blampignon, jugerait-il utile de publier une édition complète de Malebranche (et nous espérons bien que cette édition fera partie de la publication si heureusement inaugurée des grands écrivains de la France), il n’y aurait à cette entreprise aucun inconvénient insurmontable[29]. Ainsi, même pour un chrétien docile aux décisions de l’église, le débat reste ouvert, à plus forte raison pour celui qui regarde cette question du côté purement philosophique, et s’interroge, en moraliste ami de la civilisation, sur le mouvement religieux du monde et sur la marche du christianisme à travers notre siècle agité. A ce point de vue, il y a ici une grave question. Les défenseurs naturels de la religion chrétienne sont en présence de deux grands faits : le progrès de la société civile, le progrès de la science. Pour parler surtout de celui-ci, il est assez clair que, depuis Copernic jusqu’à nos jours, en passant par Kepler, Galilée, Descartes, Newton, Laplace, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, l’univers se présente à l’esprit moderne comme régi par des lois qui, à chaque conquête nouvelle de l’observation et du calcul, paraissent plus constantes, plus générales, plus simples, plus harmonieuses. La face du cosmos s’agrandit et se simplifie. Les lois de notre univers sont celles de tous les mondes. Les différens règnes se rapprochent par des dégradations insensibles et des analogies cachées. Un même dessein, varié avec délicatesse, donne naissance à un nombre immense d’espèces et d’individus. Tout s’échelonne, se rapproche et tend à l’unité. Dans l’univers moral, même marche de la science. S’il y a une anatomie générale des êtres organisés, il y a une philologie comparée; les langues mortes ont eu leurs Eugène Burnouf comme les fossiles leurs Cuvier. Depuis Vico, l’histoire est une science, la plus délicate de toutes, mais non pas la moins certaine, qui, sans rien ôter à la liberté humaine de ses inviolables droits, soumet le mouvement de la civilisation à des lois générales et en écarte le caprice et le hasard. Partout, dans les profondeurs des actions humaines comme sur la face de l’univers visible, éclate l’unité harmonieuse. Un petit nombre de causes générales gouvernées par des lois très simples, voilà le résultat net de vingt générations d’hommes de génie et de quatre siècles de découvertes et d’explorations.

Est-il possible, est-il bon qu’un pareil fait ne modifie en rien, je ne dis pas les dogmes essentiels, mais le gouvernement des choses religieuses? Est-ce en favorisant l’éclosion de toute sorte de petits prodiges, est-ce en entretenant dans le peuple des campagnes toute sorte de petites superstitions, est-ce ainsi qu’on servira la cause de la religion, ou bien n’est-ce pas plutôt en propageant les découvertes de la science moderne par tous les degrés de l’enseignement et de la prédication, en confiant aux idées de Newton et de Cuvier, devenues des idées populaires, le soin de chasser peu à peu de l’imagination des simples les fantômes, les apparitions, avec leur cortège de petites pratiques et d’enfantines terreurs, superstitions touchantes et poétiques quelquefois quand elles sont naïves, mais qui doivent céder la place à la grande poésie qui jaillit de la contemplation philosophique de la terre et des cieux ? Nous ne déclamons pas; nous savons ce qu’il y a de délicat, d’innocent, de légitime même et d’indestructible dans ces pieuses croyances. Encore moins nous permettrons-nous de donner des conseils qu’on ne nous demande pas et que d’autres ont mille lois plus le droit de proposer. Nous disons seulement que plus on relira Bossuet, Arnaud, Malebranche, plus on verra que ces fermes et nobles esprits, à part leurs dissentimens théologiques, sont également contraires à la multiplication indiscrète clés petits miracles, et qu’à l’occasion ils auraient volontiers rappelé aux amateurs du merveilleux en religion cette grande règle dont ils s’armaient contre les entités chimériques du moyen âge : Non sunt multiplicanda prœter necessiaten. Point de dogmes nouveaux ni de miracles nouveaux sans nécessité, telle était autrefois la maxime de l’église : la théologie et le bon sens vivaient d’accord.


EMILE SAISSET.

  1. 1 volume in-8o, chez Douniol, rue de Tournon, 29.
  2. Voyez les intéressantes lettres découvertes et publiées à Caen par MM. Charma et Mancel : le Père André, jésuite, documens inédits, etc.; 2 vol. in-8o, 1844.
  3. Introduction aux œuvres philosophiques du père André, pages 51, 52; 1843.
  4. Les manuscrits du père Adry sont passés de l’Oratoire aux Archives, n° 630.
  5. Manuscrit de Troyes.
  6. Lettre du 18 août 1683, page 21 de la correspondance inédite publiée par l’abbé Blampignon.
  7. Je dirai à ces curieux que Malebranche, débile de corps et ayant besoin d’excitans, fort ami d’ailleurs des nouveautés en tout genre, est un des premiers qui aient fait usage du café. J’ajouterai tout bas qu’il avait l’habitude de mâcher du tabac, ce qui n’avait pas peu contribué, dit le père Adry, à le rendre aussi sec qu’il était. (Ms de l’Arsenal.)
  8. Manuscrit d’Adry, IIe partie.
  9. Entretiens sur la Métaphysique, X, II.
  10. Manuscrit du père Adry, partie IIe.
  11. Manuscrit du père Adry, IIe partie.
  12. Saint-Simon dit dans ses Mémoires (édition Chéruel, t. XI, p. 148, in-12) qu’il avait connu M. d’Allemans « chez le célèbre Malebranche, de l’Oratoire, dont la science et les ouvrages ont fait tant de bruit, et la modestie, la rare simplicité, la piété solide ont tant édifié, et dont la mort dans un âge avancé a été si sainte, la même année de la mort du roi. D’autres circonstances l’avaient fait connaître à mon père et à ma mère. Il avait bien voulu quelquefois se mêler de mes études; enfin il m’avait pris en amitié, et moi lui, qui dura autant que sa vie. Le goût des mêmes sciences l’avait fait ami intime de MM. d’Allemans père et fils, et c’était chez lui que j’étais devenu le leur. »
  13. Traité de Morale, tome II, page 100.
  14. Méditations chrétiennes, tome XVIII, page 23.
  15. Archives impériales, tome III fo 669, manuscrit no 636.
  16. Voyez la Vie de Spinoza par Colerus et l’appendice dans notre traduction, édit. de 1861, tome II, pages 16 et 49.
  17. Lettre du 23 février 1703, dans l’écrit de M. l’abbé Blampignon, page 23 de la correspondance inédite.
  18. Voyez deux correspondances curieuses de Malebranche, l’une avec Dortous de Mairan, publiée par M. Feuillet de Conches, l’autre avec Leibnitz, que nous devons à M. Cousin. Dans ses Causeries d’un Curieux, M. Feuillet nous promet de nouvelles lettres de Malebranche.
  19. Elle était ainsi composée : le marquis de L’Hôpital, l’abbé Catelan, Sauveur et Varignon.
  20. Je trouve en effet dans Malebranche un peu plus d’irritation et d’amertume que je ne voudrais, quand, à la mort d’Arnaud, il écrit (du 14 octobre 1694) : « On dit que M. Arnaud, avant de mourir, a fait encore une lettre contre moi, où, au lieu de répondre à mes dernières, il renouvelle ses accusations chimériques, que je mets de l’ignorance en Jésus-Christ ; vous savez que je dis positivement le contraire. Quand j’aurai vu la lettre, j’y répondrai. Il est mort le 18 août du rhume. On a fait quelques vers à sa louange, que je n’ai pas vus ; mais je sais qu’on le représente en héros, toujours triomphant de ses adversaires, et que je suis joint avec Saint-Sorlin pour servir à l’histoire de son triomphe. Cela est divertissant ! » (Page 16 de la correspondance inédite publiée par l’abbé Blampignon.)
  21. Voir son Essai, pages 82 et suivantes.
  22. Dans un petit traité de l’Amour de Dieu écrit pour répondre à dom Lamy qui s’était prévalu d’un passage de Malebranche eu faveur de Fénelon.
  23. Port-Royal, pur M. Sainte-Beuve, tome V, livre VI.
  24. Manuscrit de Troyes.
  25. Extrait d’une relation écrite par le marquis d’Allemans, page 69 de l’ouvrage de M. l’abbé Blampignon.
  26. Dans le passage cité plus haut, l’oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse.
  27. sainte Le Monde enchanté de Bekker.
  28. Le père Lebrun de l’Oratoire.
  29. M. Blampignon a trouvé à l’Arsenal, dans les manuscrits du père Adry, une liste complète de tous les écrits de Malebranche, grands et petits traités, réponses et répliques à Arnaud, etc.; ce travail serait d’un grand secours à un éditeur sérieux des œuvres de Malebranche, car l’édition de MM. de Genoude et Lourdoueix ne compte pas, elle est trop incomplète et d’une exécution d’ailleurs trop négligée et trop défectueuse.