MAGIE ORIENTALE.[1]


Ich fing o lieber, glaub’ es mir,
Nichts aus der Fabelwelt ;
Wenn gleich ein solches Wunder dir
Fasst hart zu glauben hält.
burger


§. i.


J’avais juré d’en garder le secret, j’aurais tenu parole, mais sa mort me dégage de mon serment.

Il faut reprendre la chose de plus haut, elle en vaut la peine.

Il n’existe personne qui n’ait entendu parler de Mesmer, ce digne homme qui, il y a bientôt cinquante ans, s’imagina découvrir ce que tant d’autres avaient déjà trouvé dans l’ordre de la nature, dans l’harmonie de ses parties, l’enchaînement et le renouvellement si uniforme de ses phases, une influence réciproque dont l’être animé était susceptible, et qu’il était possible de recréer, de reconstruire chez l’homme, tout en s’en rendant le directeur et le maître.

Persécuté d’abord, comme tous ceux qui mettent en avant une idée neuve, il quitta son pays le cœur navré de ses mécomptes, et nous vint à Paris, à cette époque d’enthousiasme et d’exaltation où les esprits affamés d’émotions nouvelles étaient trop heureux de s’attacher à quelque chose, fût-ce même à Mesmer.

On vit alors, au milieu de tout un édifice social qui s’écroulait, naître cet avenir nouveau et surnaturel qu’un homme, un fou peut-être, proclamait en public.

Mais ce fut un nuage qui passa, puis s’évanouit, et c’est avec peine que nous en trouvons aujourd’hui des traces dans quelques imaginations ardentes de notre pays, dans quelques cabinets d’étude de la studieuse Allemagne.

Mais l’Orient, cet antique pays, ce vieux berceau, de nos jours cette tombe de tous les arts et de toutes les sciences, fut aussi et de tout temps le domaine du savoir occulte et des secrets puissans qui frappent l’imagination des peuples. — Et cependant la ruine du colosse, qu’on menaçait d’élever au-dessus de notre faible humanité ne me décourage pas, je vais vous faire connaître un autre moyen d’arrière-vue, de prévision, plus simple, plus naturel, un vrai jeu dont on peut s’amuser au coin de son feu, le soir au milieu de sa famille, qui vous apprend le passé, l’avenir, rappelle les morts, donne des nouvelles des absens. — Vous riez, oh ! prenez cela au sérieux, car c’est un pouvoir qui vous domine, une force qui vous abat, quelque chose d’insaisissable, d’incompréhensible.

J’étais établi au Caire depuis plusieurs mois, quand je fus averti un matin par lord P…, frère du duc de N…, qu’un Algérien, sorcier de métier, devait venir chez lui pour lui montrer un tour de magie qu’on disait extraordinaire. Bien que j’eusse alors peu de confiance dans la magie orientale, j’acceptai l’invitation ; c’était, d’ailleurs, une occasion de me trouver en compagnie fort agréable. Lord P… me reçut avec sa bonté ordinaire et cette gaîté naturelle qu’il avait su conserver au milieu de ses connaissances si variées, et de ses recherches assidues dans les contrées les plus difficiles à parcourir. Combien de gens se seraient affublés à moins d’un pédantisme intraitable ! — Achmed le sorcier n’est pas encore ici, me dit-il ; mais voici un hargilé, et nous allons boire le café en l’attendant. — Alors nous nous assîmes et nous passâmes en revue ses projets et les miens ; car c’est le propre de cette vie de voyage, si active qu’elle se consume en projets dans ses momens de repos.

Un homme, grand et beau, portant turban vert et benisch de même couleur, entra pendant ce temps ; c’était l’Algérien. Il laissa ses souliers sur les bords du tapis, alla s’asseoir sur le divan en déposant près de lui un benisch de plus qu’il portait sur son épaule (c’est une coutume des gens de loi), et nous salua tous à tour de rôle de ces formules banales en usage en Égypte.

Il avait une physionomie douce et affable, quoique sérieuse, un regard vif, perçant, je dirai accablant, et qu’il semblait éviter de fixer, regardant à droite et à gauche, plutôt que la personne à laquelle il parlait ; du reste, n’ayant rien de ces airs étranges qui dénotent des talens surnaturels, un métier de magicien. Habillé comme les écrivains ou les hommes de loi, il parlait fort simplement de toutes choses et même de sa science, sans emphase, ni mystère surtout, de ces expériences qu’il faisait ainsi en public, et qui semblaient à ses yeux plutôt un jeu à côté de ses autres secrets, qu’il ne faisait qu’indiquer dans la conversation.

On lui apporta la pipe et le café ; et, pendant qu’il parlait de son pays, de la guerre dont la France le menaçait (ce dont il semblait fort peu se soucier), on fit venir deux enfans sur lesquels il devait opérer.

Le spectacle alors commença. Toute la société se rangea en cercle autour de l’Algérien, qui fit asseoir un des enfans près de lui, lui prit la main, et sembla la regarder attentivement. Cet enfant, fils d’un Européen, était âgé de onze ans ; quoique habillé à l’européenne, il avait été élevé dans le pays, et parlait facilement l’arabe. Achmed, remarquant son inquiétude au moment où il tirait de son écritoire sa plume de jonc, lui dit : « N’aie pas peur, enfant, je vais t’écrire quelques mots dans la main, tu y regarderas, et voilà tout. » L’enfant se remit de sa frayeur, et l’Algérien lui traça dans la main un carré entremêlé bizarrement de lettres et de chiffres, versa au milieu une encre épaisse, et lui dit de chercher le reflet de sa figure. L’enfant répondit qu’il la voyait.

Le magicien demanda un réchaud qui fut apporté sur-le-champ, et déroula trois petits cornets de papier, qui contenaient différens ingrédiens qu’il jeta en proportion calculée sur le feu, de manière à ce que la fumée, en s’élevant, enveloppât la tête de l’enfant. — Il l’engagea de nouveau à chercher dans l’encre le reflet de ses yeux, à regarder bien attentivement et à l’avertir dès qu’il verrait paraître un soldat turc (cavas) balayant une place. L’enfant baissa la tête, les parfums pétillèrent au milieu des charbons, et le magicien, d’abord à voix basse, puis l’élevant davantage, prononça une kirielle de mots dont à peine quelques-uns arrivèrent distinctement à nos oreilles.

Le silence était profond ; l’enfant avait les yeux fixés sur sa main ; la fumée s’éleva en larges flocons répandant une odeur forte et aromatique ; et Achmed, impassible dans son sérieux, semblait vouloir stimuler de sa voix, qui de douce devenait saccadée, bruyante, une apparition trop tardive, quand tout à coup, jetant sa tête en arrière, poussant des cris et pleurant amèrement, l’enfant nous dit à travers les sanglots qui le suffoquaient, qu’il ne voulait plus regarder, qu’il avait vu une figure affreuse. Il semblait terrifié. L’Algérien n’en parut point étonné, et dit simplement : « Cet enfant a eu peur, laissez-le ; en le forçant, on pourrait lui frapper trop vivement l’imagination. »

On amena un petit Arabe au service de la maison, et qui n’avait jamais vu ni rencontré le magicien ; peu intimidé de tout ce qui venait de se passer, il se prêta gaîment aux préparatifs, et fixa bientôt ses regards dans le creux de la main, sur le reflet de sa figure, qu’on apercevait même de côté vacillant dans l’encre. Les parfums recommencèrent à s’élever en fumée épaisse, et les prières en forme d’un chant monotone, se renforçant et diminuant par intervalle, semblaient devoir soutenir son attention. — Le voilà, s’écria-t-il, et nous remarquâmes tous l’émotion soudaine et plus vive avec laquelle il porta ses regards sur le centre des signes magiques. — Comment est-il habillé ? — Il a une veste rouge, brodée d’or, un turban alepin et des pistolets à la ceinture. — Que fait-il ? — Il balaie une place devant une grande tente, si riche, si belle ! elle est ornée de rouge et de vert avec des boules d’or en haut. — Regardez, qui vient à présent ? (Après un instant d’attention, de silence et d’invocation). — C’est le sultan suivi de tout son monde ! Oh ! que c’est beau ! — Et l’enfant regardait à droite et à gauche comme dans les verres d’un optique dont on cherche à étendre l’espace, et avec tout l’intérêt qu’avait pour lui ce spectacle, qu’il semblait faire passer dans la vivacité et la naïve exactitude de ses réponses. — Comment est son cheval ? — Blanc, avec des plumes sur la tête. — Et le sultan ? — Il a une barbe noire, un benisch vert. — Venait ensuite une longue description de la suite, avec des détails circonstanciés, des particularités inaperçues, enfin toute une précision apparente qui ne pouvait laisser aucun doute que le spectacle qu’il racontait était réellement là sous ses yeux. En définitive, le sultan s’était assis dans sa tente, on lui avait apporté la pipe, tout le monde était à l’entour. — Maintenant, messieurs, dit l’Algérien tranquillement, nommez les personnes que vous désirez faire paraître, ayez soin seulement de bien articuler les noms, afin qu’il ne puisse y avoir d’erreur. — Nous nous regardâmes tous, et comme toujours dans ces momens, personne ne retrouva un nom dans sa mémoire. Shakespeare ! dit enfin le compagnon de voyage de lord P…, le major T… — Ordonnez au soldat d’amener Shakespeare, dit l’Algérien. — Amène Shakespeare, cria le petit d’une voix de maître. — Le voilà, ajouta-t-il après le temps nécessaire pour écouter quelques-unes des formules inintelligibles du sorcier. Notre étonnement serait difficile à décrire, aussi bien que la fixité de notre attention aux réponses de l’enfant. — Comment est-il ? — Il porte un bournous noir, il est tout habillé de noir, il a une barbe. — Est-ce lui ? nous demanda le magicien d’un air fort naturel ; vous pouvez d’ailleurs vous informer de son pays, de son âge. — Eh bien ! où est-il né, dis-je ? — Dans un pays tout entouré d’eau. — Cette réponse nous stupéfia. — Faites venir Cradock, ajouta lord P…, avec cette impatience d’un homme qui craint de se fier trop facilement à une supercherie. Le cavas l’amena. — Comment est-il habillé ? — Il a un habit rouge, sur la tête un grand tarbousch noir, et quelles drôles de bottes ! je n’en ai jamais vu de pareilles, elles sont noires et lui viennent par-dessus les jambes !

Toutes ces réponses, dont on retrouvait la vérité sous un embarras naturel d’expressions qu’il aurait été impossible de feindre, étaient d’autant plus extraordinaires, qu’elles indiquaient d’une matière évidente que l’enfant avait sous les yeux des choses entièrement neuves pour lui. Ainsi Shakespeare, avec le petit manteau noir de l’époque (qu’il appelait benisch, n’ayant pas d’autre nom pour le désigner) et tout le costume de couleur noire qui ne pouvait se rapporter qu’à un Européen, puisque le noir ne se porte pas en Orient, et en y ajoutant une barbe que les Européens ne portent pas avec le costume franc, était certainement une nouveauté aux yeux de l’enfant. Le lieu de sa naissance, expliqué par un pays tout entouré d’eau, est à lui seul surprenant. Quant à l’apparition de M. Cradock, elle est encore plus singulière, car le grand tarbousch noir, qui est le chapeau militaire à trois cornes, et ces bottes noires qui se portent par-dessus les culottes, étaient des choses qu’il avouait n’avoir jamais vues auparavant, et pourtant elles lui apparaissaient là, au milieu de nous, sous la simple invocation d’un homme tel que nous.

Nous fîmes encore paraître plusieurs personnes, et chaque réponse, au milieu de son irrégularité, nous laissait toujours une profonde impression. Enfin le magicien nous avertit que l’enfant se fatiguait ; il lui releva la tête en lui appliquant ses pouces sur les yeux et prononçant des prières, puis il le laissa. L’enfant était comme ivre, ses yeux n’avaient point une direction fixe, son front était couvert de sueur, tout son être semblait violemment attaqué. Cependant il se remit peu à peu, devint gai, content de ce qu’il avait vu ; il se plaisait à le raconter, à en rappeler toutes les circonstances, et y ajoutait des détails, comme à un événement qui se serait réellement passé sous ses yeux.

J’ai toujours eu un singulier penchant pour ces choses surnaturelles ; mais chez moi ce n’est pas un goût acquis à la suite d’une étude ou d’un caprice, mais une impression qui me prend aux nerfs, s’empare de moi contre ma volonté et la crainte qu’elle m’inspire. Je redoute l’influence que ces effets extraordinaires ont sur moi. Je m’efforce d’y résister, mais je n’en suis pas maître. Le magicien remarqua l’attention plus particulière que je portais à ses mouvemens, à ses paroles, et l’influence que son regard échangé avec le mien avait sur toute ma personne ; car cette influence était réelle : le jeu de ses yeux, leur fixité semblait attacher les miens et les arrêter.

À peine eut-il quitté l’enfant qu’il m’appela, et dit qu’il était sûr d’opérer sur moi avec le même succès. La société rit, et me dit d’essayer ; je riais aussi, mais j’étais loin de me plaire à l’idée de cet essai. Cependant il eût été impossible de décliner l’invitation ; je cédai, et je vis en peu d’instans ma figure, mes yeux se troubler dans le vacillement de la surface liquide que j’avais dans la main, et bientôt quelque chose… je n’ose l’avouer, mais j’en eus peur ; peur, non de ce que je verrais, mais de l’effet que cela produirait sur moi, des réponses qu’on allait m’arracher devant ce monde curieux et moqueur. Je fis un effort sur moi, je fermai les yeux, et dis que c’était inutile, que je ne voyais rien. Je relevai la tête et regardai à peine le magicien, je sentais qu’il aurait lu ma crainte dans mes yeux. Je me retirai dans le fond de la chambre et j’appelai Bellier, mon drogman, près de moi. Frappé que j’étais de ce pouvoir singulier, je lui dis de prendre à part Achmed, et de lui demander si, pour une somme quelconque qu’il fixerait, il voudrait me dévoiler son secret, bien entendu que je m’engagerais à le tenir caché.

Le spectacle terminé, Achmed, tout en fumant, s’était mis à causer avec quelques-uns des spectateurs, encore tout surpris de son magique talent ; puis après le café, il partit. Chacun se retira. J’étais à peine seul avec Bellier que je m’informai avec empressement de la réponse qu’il avait obtenue. Achmed lui avait dit qu’il consentait à m’apprendre son secret, que je n’avais qu’à venir le lendemain chez lui, et que nous fixerions ensemble les conditions.


§. ii.

UN SECRET.


Je fus acheter avec le juif studieux un œil
de chat qui me coûta huit médains.
MONCONYS.


J’ai raconté cela à tous les devins, mais
je n’en trouve point qui me l’expliquent.
GENÈSE.


Le lendemain d’assez bon matin, vêtu en simple soldat (cavas), ainsi que Bellier, et montés sur des ânes que nous avions pris dans un quartier turc, nous arrivâmes à la grande mosquée Elahzar, près de laquelle demeurait Achmed l’Algérien. Malgré les nombreuses indications que nous recevions à nos demandes réitérées, nous parvînmes avec peine à nous reconnaître au milieu de ce dédale de dévots, de mendians, d’aveugles, de boutiques et de ruelles. Enfin nous entrâmes dans l’impasse au fond duquel était la maison de notre homme. Je tirai le cordon, et après un instant d’attente, la porte s’ouvrit à moitié ; une femme, qui était occupée à laver, nous dit en se cachant de son voile la moitié de la figure, de manière à nous laisser voir à peine un œil, mais largement toute sa gorge, qu’Achmed avait été appelé, et qu’il devait nous attendre le lendemain après l’asr.

Nous fûmes exacts au nouveau rendez-vous ; nous congédiâmes nos amis et montâmes par un escalier rapide à un second bien aéré, simplement orné, mais muni d’assez bons divans et de tapis encore neufs. Achmed nous reçut poliment et avec une gaîté affable ; un enfant fort gentil jouait près de lui, c’était son fils ; peu d’instans après, un petit noir d’une bizarre tournure nous apporta les pipes.

Au reste, tout cet intérieur respirait la tranquillité, l’aisance et le bien-être, non que je veuille suivre la manie du jour, qui nous prouvera bientôt qu’il faut être bourreau, geôlier ou censeur, pour vivre heureux en ménage, mais parce que cela me frappa ainsi, tout en contrariant mes idées qui associaient naturellement au métier de sorcier quelque chose de magique ou de cabalistique, un bonnet pointu, une robe à ramages diaboliques, et une lampe dans le fond d’un crâne.

Il ne fut question que de choses indifférentes tant qu’on n’eut pas apporté le café ; après l’avoir bu, la conversation s’engagea sur les occupations, l’art du maître de la maison. Il nous raconta qu’il tenait sa science de deux scheicks célèbres de son pays, et ajouta qu’il ne nous avait montré que bien peu de ce qu’il pouvait faire. Et alors au milieu d’une longue nomenclature de secrets et d’effets extraordinaires opérés par de petits papiers écrits et les recettes les plus saugrenues, j’en remarquai plusieurs qui se rattachaient à des connaissances de physique assez approfondies, et d’autres surtout qui, à n’en point douter, étaient produits par le pouvoir d’un magnétisme prompt et violent. « Je puis en outre, disait-il, endormir quelqu’un sur-le-champ, le faire tomber, rouler, entrer en rage, et au milieu de ses accès le forcer de répondre à mes demandes et de me dévoiler tous ses secrets. Quand je veux aussi, je fais asseoir la personne sur un tabouret isolé, et tournant autour avec des gestes particuliers (et il les exécutait de manière à ce que je pusse remarquer que c’étaient les mêmes mouvemens de rotation et d’attraction que ceux employés par nos magnétiseurs), je l’endors immédiatement, mais elle reste les yeux ouverts, parle et gesticule comme éveillée. » Il obtenait, disait-il, par ce moyen les résultats les plus étonnans. Il eût fallu le voir opérer, s’assurer des sujets avec lesquels il se mettait en rapport ; j’en avais l’intention, et il eût été intéressant de suivre attentivement les connaissances si variées de cet homme ; mais sa mort subite m’en empêcha.

Au reste, dans ce jour, il n’était question que de me confier le secret de l’apparition dans le creux de la main. Nous réglâmes nos conventions ; il demanda 40 piastres d’Espagne et le serment sur le Koran de ne révéler ce secret à personne : la somme fut réduite à 30 ; et le serment fait ou plutôt chanté, il fit monter son petit garçon, et prépara, pendant que nous fumions, tous les ingrédiens nécessaires à son opération. Après avoir coupé dans un grand rouleau un petit morceau de papier, il traça dessus les signes à dessiner dans la main et les lettres qui y ont rapport ; puis, comme après un moment d’hésitation ou de retour sur sa confiance, il me le donna ; en voici la copie exacte :



J’écrivis les prières sous sa dictée, les voici :

Anzilou aiouha et Djenni ona et Djennoun
Anzilou betakki matalahontonhon aleikoum.
2 3 2
Taricki, Anzilou, Taricki.

Comme on voit, c’est fort peu compliqué ; mais la difficulté réside dans la manière de les réciter ou chanter avec la cadence de rigueur. La seconde partie doit être répétée plusieurs fois, selon la nécessité, mais le plus souvent dans l’ordre que j’ai indiqué.

Les trois parfums sont :

Takeh mabachi.
Ambar Indi.
Konsonbra Djaon.

Le premier et le troisième se jettent dans le feu en proportion égale, le second plus rarement.

Il opéra sur son enfant devant moi. Ce petit garçon en avait une telle habitude, que les apparitions se succédaient sans difficulté. Il nous raconta des choses fort extraordinaires, et dans lesquelles on remarquait une originalité qui ôtait toute crainte de supercherie.

Je me retirai avec promesse de revenir le lendemain, sachant de mémoire les prières et les signes à tracer. Je fus donc toute la soirée occupé à me balancer sur mon divan, pour atteindre, autant que possible, le ton de voix et la mesure cadencée. J’opérai moi-même le lendemain devant Achmed avec beaucoup de succès, et toute l’émotion que peut donner le pouvoir étrange qu’il venait de me communiquer. Je le quittai, en lui promettant de revenir le trouver, dès que j’aurais mis en usage ma nouvelle puissance.

Pour retourner chez moi, je pris par différentes rues qui me menèrent au marché des esclaves, où j’achetai les trois parfums dont j’avais besoin. Il y avait peu de jours que j’étais maître de mon secret, lorsque des nouvelles fâcheuses m’appelèrent à Alexandrie. Je fis arrêter une petite cange, aussi légère que possible, afin de pouvoir passer par le Mahmoudi et arriver jusqu’aux murs de la ville.

Déjà sur le bateau, je fis deux expériences qui réussirent complètement, à la grande admiration de mes matelots. À Alexandrie, je m’en occupai avec plus de suite, pensant bien qu’à cette distance, je ne pourrais avoir de doute sur l’absence d’intelligence entre le magicien et les enfans que j’employais ; et pour être encore plus sûr, je les allais chercher dans les quartiers les plus reculés ou sur les routes, au moment où ils arrivaient de la campagne. J’obtins des révélations surprenantes, qui toutes (manquant sur certains points, que l’on pouvait souvent attribuer à l’ignorance de l’enfant sur les objets qui lui apparaissaient) avaient un caractère d’originalité, plus surprenant sans doute qu’une vérité abstraite. Une fois, entre autres, je fis apparaître lord P… qui était au Caire, et l’enfant, dans la description de son costume qu’il suivit fort exactement, se mit à dire : Tiens, c’est fort drôle, il a un sabre d’argent. Or, lord P… était peut-être le seul en Égypte qui portât un sabre avec fourreau de ce métal.

De retour au Caire, je sus qu’on parlait déjà de ma science, et un matin, à mon grand étonnement, les domestiques de M. Msarra, drogman de France, vinrent chez moi pour me prier de leur faire retrouver un manteau qui avait été volé à l’un d’eux. Cette confiance en mon pouvoir, que j’étais encore loin d’avoir moi-même, m’égaya fort ; mais je résistai à l’envie de rire et leur dis très sérieusement d’amener un enfant, le premier venu.

Je ne commençai cette opération qu’avec une certaine crainte, la confiance qu’on avait dans ma science semblait me faire une obligation de ne pas la démentir, l’amour-propre s’y joignait un peu, et j’étais, sans doute, aussi inquiet des réponses de l’enfant que les Arabes qui en attendaient le recouvrement de leur bien. Pour comble de malheur, le cavas ne voulait pas paraître, malgré force parfums que je précipitais dans le feu, et les violentes aspirations de mes invocations aux génies les plus favorables ; enfin il arriva, et après les préliminaires nécessaires, nous évoquâmes le voleur. — Il parut. — Il fallait voir les têtes tendues, les bouches ouvertes, les yeux fixes de mes spectateurs attendant la réponse de l’oracle, qui, en effet, nous donna la description de sa figure, de son turban, de sa barbe, à ne pas douter qu’il fût là devant lui. — C’est Ibrahim ! oui, c’est lui ! bien sûr ! — s’écria-t-on de tous côtés, et je vis que je n’avais plus qu’à appuyer mes pouces sur les yeux de mon patient, car ils m’avaient tous quitté pour courir après Ibrahim. — Je souhaite qu’il ait été coupable, car j’ai entendu vaguement parler de quelques coups de bâton qu’il reçut à cette occasion. Je n’ai pu examiner l’affaire qui se passa à Gyseh, où le manteau avait été perdu.

Fort de mes succès, je compte là-dedans les coups de bâton, j’allai chez Achmed pour le voir et obtenir de lui d’autres secrets. Mais sa porte était fermée, et j’appris dans le café voisin, où je m’arrêtai pour fumer un hargilé, une bien triste histoire. Un Turc assez considérable et fort âgé avait épousé une très jeune femme, et voulant, autant par libertinage que par dignité, remplir tous les devoirs de sa nouvelle position, s’adressa à l’Algérien, qui lui écrivit sur un petit papier, qu’il devait placer sous son oreiller, des prières conformes à la circonstance. On attribuait à la puissance magique de ce papier la mort subite du musulman ; mais d’autres détails m’apprirent un effet plus naturel. Achmed, comptant peu lui-même sur l’efficacité de ses prières, y avait joint un aphrodisiaque tellement fort, que le Turc fut trouvé le lendemain matin mort à côté de sa nouvelle épouse. Achmed, que le papier écrit dénonça à la justice, fut arrêté et eut la tête tranchée.

C’est à cette fin malheureuse que vous devez cette révélation, et je terminerai avec Sterne : I leave it to you, men of words, to swell pages about it.


Léon Delaborde.
  1. Nous prions le lecteur de ne point regarder cet article comme un conte fait à plaisir : c’est le récit fidèle et exact d’un fait que nous ne prétendons point expliquer, et dont nous sommes loin, du reste, de nier la singularité.