Madrid et la société espagnole en 1847

Madrid et la société espagnole en 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 317-353).

MADRID


ET


LA SOCIETE ESPAGNOLE EN 1847.




I.

J’étais entré l’an dernier à Madrid par une soirée froide, demi-obscure, troublée d’un de ces vents aigus comme l’épée, si fréquens dans ces régions. Toutes les variations de la température avaient passé sur nous depuis le moment où nous avions franchi ce ruisseau célèbre de la Bidassoa, qu’un souffle d’été peut tarir, durant ce voyage rapide à travers les gorges du Guipuzcoa, les plaines élevées et nues de la Castille. Le gigantesque passage de Somo-Sierra, pour dernière épreuve, nous avait réservé sa bise la plus cuisante, et l’impression de ces vapeurs glacées qu’on y respire nous restait encore, lorsque nous frappions, quelques heures plus tard, à la porte de Bilbao. La ville nous semblait enveloppée dans le givre. Le lendemain, par un de ces retours qu’aucun indice n’annonce et que néanmoins on attend toujours dans ce pays de soudains changemens, le soleil avait retrouvé tout son éclat et rayonnait de nouveau, globe de feu dans un azur limpide et profond. Le ciel avait repris cet éclat lumineux, cette transparence, cette sereine et indicible clarté qui enivrent le regard et sont les signes immuables par lesquels le Midi se révèle.

Madrid, au premier aspect, ne produit pas une impression heureuse. Il n’y a dans ses abords rien de grandiose et qui annonce une ville importante, ou, mieux encore, le siège d’un empire. Il semble plutôt qu’on pénètre dans une contrée désolée ; la campagne est nue, dépeuplée, austère ; c’est à peine si de loin en loin on rencontre quelques villages misérables qui paraissent tout près de tomber en poussière, tant les maisons pauvrement construites sont calcinées par le soleil. La Cabrera est restée dans ma mémoire comme le type de ces bourgs qui ressemblent à des ruines sur le chemin et où il y a cependant une population ; mais cette population elle-même laisse voir un délabrement qui attriste. Si quelque chose peut étonner avec cela, c’est l’air de stoïque résignation, de sérieuse fierté, qui n’abandonne pas le Castillan dans sa misère. Plus on avance vers Madrid, plus le pays est rude et dépouillé ; la solitude est aux portes de la ville. De la cour même du palais, le regard peut librement embrasser dans leurs ondulations ces plaines immenses et arides qui vont se perdre à l’horizon, semblables à ces savanes américaines que Cooper désigne sous le nom de prairies roulantes ; la vue n’est bornée au loin que par la chaîne du Guadarrama, dont les cimes couronnées de neige s’élèvent toutes blanches dans les nues et refroidissent au passage les vents qui arrivent sur Madrid. Pas un arbre ne vient réjouir l’œil dans cet intervalle ; point de ces oasis de verdure qui décèlent la richesse du sol et animent le tableau des campagnes. C’est ce qui fait que la première impression qu’on ressent est une impression de vague tristesse.

Est-il vrai, cependant, d’après cette position désavantageuse, que Madrid ne soit point dans les fortes conditions d’une capitale destinée à être la tête d’un pays, comme on le dit assez souvent ? C’est une pensée qui peut venir un instant, mais qui ne tient pas devant cette simple question : Quelle autre ville eût pu choisir l’Espagne pour sa métropole ? Madrid n’est pas environnée d’un jardin, d’une huerta, comme Valence ; elle n’a point toutes les facilités pour la création d’un commerce puissant et étendu, comme Cadix ; elle ne se distingue pas par l’activité de ses manufactures, comme l’industrieuse Barcelone ; elle n’a pas les traditions historiques de Burgos et de Cordoue ; elle n’a pas l’éclat monumental de Séville ou de Grenade : combien de fortunes lui manquent’ et néanmoins, — j’en juge au point de vue de l’avenir encore plus qu’au point de vue du passé, — Madrid est la véritable capitale de l’Espagne. Située presque à une égale distance des Pyrénées et de Gibraltar, de Valence et du Portugal, elle est le vrai centre du pays. Si elle n’a point les mérites, la couleur marquée et originale de ces villes dont je parlais, elle n’a pas aussi leur caractère exclusif. Madrid n’a point d’intérêts particuliers qui la mettent en hostilité avec les provinces ; sa prospérité tient, au contraire, à leur prospérité, sa prépondérance s’accroîtra par leur développement simultané, sa position intermédiaire l’appelle à être l’arbitre entre tant d’élémens qui se combattent dans le pays. Il y a du reste dans le caractère même des habitans des qualités qui la rendent très propre à ce rôle de conciliation. Le Madrilègne n’a pas la gravité taciturne du vieux castillan ; il n’a ni l’exubérance prétentieuse de l’Andalou, ni l’inquiète turbulence du Catalan, ni la rusticité du Galicien et de l’Asturien, ni la fierté têtue du Navarrais ; il a l’esprit libre, facile, ouvert, peu profond peut-être, mais aussi dégagé de tout préjugé local ; il s’assimile aisément tous les goûts et toutes les habitudes. Le Madrilègne a cette supériorité, cette distinction particulière aux populations des capitales. Si le lien politique qui unit les diverses parties de la Péninsule paraît souvent si relâché, si l’autorité centrale semble illusoire, ne croyez pas que ce soit parce que le hasard jeta autrefois dans une solitude de la Nouvelle-Castille une métropole sans prestige ; le motif en est autrement puissant. C’est que l’indépendance provinciale est un fait trop ancien, trop enraciné en Espagne, pour qu’il puisse être supprimé en un instant ; c’est qu’il n’est pas facile de maîtriser et de ramener sous la même loi tant de passions rebelles, qui ont dû leur naissance à tout un ensemble de phénomènes historiques, et que de mauvais gouvernemens ont laissées ensuite sans direction. Ainsi, la faiblesse de Madrid, réelle encore sous ce rapport, ne résulte pas de causes qui lui soient propres : elle provient d’un état général qui est en train de disparaître pour faire place à la vie moderne. Laissez s’accomplir cette rénovation politique, et la ville espagnole n’aura rien à envier à plus d’une capitale européenne. Elle n’aura rien à envier, même en beauté matérielle ; déjà, au XVIIIe siècle, elle s’était beaucoup agrandie sous l’influence de souverains éclairés. Madrid doit à cette époque le peu de monumens quelle possède, le palais d’abord, qui a vraiment un royal aspect, l’élégant arc-de-triomphe de la porte d’Alcala, la Douane, l’hôtel des Postes, le Jardin botanique, le beau Musée du Prado, œuvre de l’architecte Villanueva, le Prado lui-même, qui était autrefois un terrain inculte, inégal, bien qu’il fût le théâtre de tant d’intrigues charmantes. Il faudrait parler encore des travaux d’assainissement, de ces mille réformes de détail qui finissent par renouveler une ville, et des tentatives qui furent faites pour ramener la fertilité dans les campagnes environnantes ; mais c’est principalement depuis quelques années que la physionomie de Madrid est changée : il suffit d’avoir vécu quelques jours dans ses murs pour être frappé du mouvement qui s’y opère et tend à transformer ses conditions matérielles aussi bien que l’esprit et les habitudes de sa population. La révolution a laissé partout des traces visibles ; elle est écrite sur le sol même que l’industrie naissante bouleverse. On peut la voir dans la rue, où elle a mis le mouvement. C’est un spectacle plein d’animation, dont l’intérêt efface bientôt les sentimens pénibles qu’ont pu faire naître les solitudes mornes des deux Castilles.

Ce qui distingue aujourd’hui Madrid en effet, et ce qui explique aussi sans doute les déceptions de beaucoup de voyageurs altérés de pittoresque, de couleur locale, c’est que la métropole de l’Espagne est tout-à-fait en voie de devenir une ville moderne, européenne. Plus on va, plus ce caractère se manifeste. Le passé est très vivant, très puissant encore, il est vrai, sur bien des points ; mais chaque jour il reçoit une nouvelle atteinte. Parcourez Madrid par un beau soleil, et vous apercevrez distinctement tous les signes de cet état de transition. À côté de quelques-uns de ces palais des grands d’Espagne, qui sont restés debout avec leurs écussons et leur apparence de grandeur seigneuriale, une multitude de constructions toutes modernes s’élèvent déjà : c’est le luxe brillant de notre temps auprès du luxe sévère et majestueux des vieux jours ; des rues nouvelles sont ouvertes, les anciennes sont agrandies, améliorées, rectifiées. Une circonstance a beaucoup servi à cette régénération matérielle, c’est la suppression des couvens, la mobilisation de ces propriétés devenues nationales. L’état a pu trouver parmi tant d’édifices religieux, dont l’existence ne s’accommodait plus avec les nécessités de notre époque, de convenables établissemens publics. Le sénat tient ses séances à l’ancien couvent de Doña Maria d’Aragon ; c’est à la place du couvent de l’Esprit-Saint que doit être construit le palais du congrès. D’autres ont été simplement rasés ; on y a établi des marchés, on y a formé des places. Il en est enfin qui ont été livrés à l’industrie particulière et que l’industrie a utilisés à son profit. Ces changemens ne donnent-ils pas un tout autre aspect à une ville ? Il est certain que Madrid possède en ce moment des quartiers qui s’embellissent chaque jour et qui peuvent rivaliser avec les quartiers les plus renommés des autres capitales : telle est la rue d’Alcala, qui s’étend du Prado à la porte du Soleil, et forme, avec la rue Mayor, qui lui succède, la principale artère de Madrid. Imaginez parallèlement à la rue d’Alcala la rue San-Geronimo, la belle et vaste rue d’Atocha, toutes deux conduisant au Prado, qui les couronne, et vous pourrez prendre une idée de la partie remarquable de la ville. Là est le mouvement, là est la vie ; c’est le beau côté de la médaille. Si vous voulez connaître le revers, vous n’avez qu’à aller fouiller un instant le quartier de Lavapiès, dont les pauvres maisons cachent des existences plus pauvres encore, et où la misère espagnole s’étale dans toute sa nudité.

N’est-ce point là, d’ailleurs, le contraste qu’on retrouve invariablement dans tout centre de population considérable ? Ici la richesse, là le dénuement ! Le luxe a ses quartiers, la misère a les siens. J’ajouterai une observation particulière à Madrid, c’est qu’entre ces deux conditions extrêmes on cherche vainement un milieu ; moins qu’ailleurs on y voit de ces habitations commodes, propres, bien ordonnées, qui presque partout, dénotent l’existence d’une classe intermédiaire aisée, intelligente, laborieuse et jouissant d’un convenable bien-être. Il ne faut pas seulement juger sur l’extérieur, qui pourrait tromper parfois ; pénétrez un moment dans une maison de Madrid, dans ce qu’on peut appeler une maison bourgeoise. D’ordinaire, l’entrée est encombrée par quelque atelier disgracieux, par quelque industrie borgne qui remplit cet étroit espace. Montez les degrés d’un escalier mal construit, souvent sale et obscur : vous trouverez à chaque étage une porte épaisse, ferrée, et qu’on n’ouvre pas sans vous avoir interrogé par un guichet ; il semble que la faiblesse d’un pouvoir inhabile à exercer une protection suffisante ait laissé dès long-temps à chacun le soin de se garder lui-même. L’intérieur, en général, n’est pas plus brillant. Ce sont le plus souvent des appartemens nus, blanchis à la chaux ; les murs sont ornés de quelqu’une de ces superbes gravures de Poniatowski s’élançant dans l’Elster qui firent frissonner notre enfance ; de médiocres sièges en paille s’offrent à vous. Une natte en paille également, de différentes couleurs et tressée avec art, s’étend sous vos pieds. C’est le seul luxe de ces appartemens décorés avec une simplicité un peu primitive. Le classique brasero complète, l’hiver, ce modique ameublement. Le brasero, on le sait, est une chose nationale au-delà des Pyrénées. Malgré un mérite aussi essentiel, je l’avoue, je ne puis voir dans cette poignée de feu sans vie et sans aliment qui se morfond au milieu d’une vaste pièce autre chose qu’un leurre parfait, un moyen ingénieux de laisser croire qu’on se chauffe en Espagne. Tout cela ne constitue pas un ensemble des plus comfortables. Il faut dire cependant que, s’il y a encore à Madrid beaucoup de maisons sur ce modèle, il en est déjà quelques-unes, même dans des conditions moyennes, où respire une honnête aisance, dont le goût a dirigé l’arrangement, qui réalisent les améliorations matérielles les plus désirables ; seulement ce sont là des exceptions qui rendent plus sensible l’absence générale de bien-être dans cette classe d’habitations. Je veux tirer de ces détails une conclusion plus sérieuse : c’est que la fraction de la société appelée à se donner ce bien-être qui tient le milieu entre le luxe seigneurial et la misère populaire en est encore à se former péniblement au sein de la Péninsule. La bourgeoisie espagnole, pour dire le mot, n’est point assez affermie pour que ses goûts et ses besoins aient eu le temps de se manifester dans la vie matérielle. En outre, l’industrie nationale n’est pas encore assez développée pour lui fournir, selon ses ressources, des moyens suffisans d’aisance intérieure, de telle sorte que jusqu’ici les plus hautes fortunes seules, en Espagne, ont pu se procurer ce comfort si envié dans d’autres pays, parce que seules elles ont pu l’aller acheter au dehors sans en calculer le prix.

Madrid n’en a pas moins un extérieur pittoresque et singulier avec ses balcons saillans sur lesquels retombent des jalousies impénétrables et ses carrefours ornés partout de fontaines élégantes, — lions de bronze, dauphins de marbre, — qui rejettent une eau pure et fraîche. Ces balcons surtout qui décorent toutes les maisons, bien qu’ils aient été fort compromis par les romances et les mélodrames sous prétexte de couleur locale, conservent je ne sais quel air mystérieux et charmant. Ils parlent à l’imagination et réveillent mille souvenirs de grace et d’amour, comme si le soir encore le bruit des guitares venait donner le signal des douces apparitions. L’effet produit par quelques portions plus modernes de Madrid est également heureux. La Glorieta del Oriente, qui avoisine le palais, deviendra une place d’une rare élégance lorsque les arbres qu’on y a plantés auront grandi, lorsque le jardin ébauché au milieu aura acquis toute sa beauté et qu’on verra ainsi se détacher sur un fond de verdure les blanches statues des anciens rois de Castille qui sont rangées en cercle autour de la superbe statue équestre de Philippe IV. Quant à la porte du Soleil, qui ne l’a entendu citer comme un des foyers de la vie madrilègne ? Quel voyageur, arrivant à Madrid et se laissant aller un instant à suivre la foule, ne s’y est trouvé conduit sans y songer ? Ici, cependant, ce n’est pas l’éclat pittoresque qui peut attirer. La porte du Soleil n’est point une place tracée, avec art, bâtie avec magnificence ; c’est encore moins une porte, et je ne sais trop d’où lui peut venir son nom splendide. C’est simplement un carrefour où aboutissent les cinq plus belles rues de la ville et fermé d’un côté par l’hôtel des Postes ; mais ce carrefour est un lieu unique à Madrid. Là on peut voir le matin se mêler tous les costumes populaires de l’Espagne, depuis la veste de velours et le chapeau pointu de l’Andalou jusqu’à l’habit de laine brune du Gallego (Galicien), qui couvre sa tête d’un petit chapeau rond surmonté d’un plumet noir. Le Gallego surtout y abonde, et cela se conçoit : c’est de la Galice que viennent presque tous les domestiques de Madrid. Peu à peu, à mesure que le jour avance, la porte du Soleil se peuple davantage et ne cesse d’être le centre du mouvement. Du mouvement ! je me trompe peut-être. C’est principalement le rendez-vous de tous ceux qui n’ont rien à faire, et le nombre en est grand. Oisifs, curieux, industriels de hasard, employés mécontens, — tout ce monde avide des nouvelles du jour se presse dans cet étroit espace. Si quelque crise ministérielle s’agite, si quelque pronunciamiento a éclaté dans les provinces, c’est à la porte du Soleil que les premières rumeurs circuleront et iront en se grossissant. Et cependant, chose étrange ! dans cette foule qui va et vient, qui se succède sans cesse, il règne toujours un certain silence, ou du moins c’est un bruit sans tumulte, un mouvement pour ainsi dire sans agitation. On peut au surplus faire la même remarque dans presque toutes les réunions publiques d’Espagnols. Au congrès, on retrouve le même calme, la même réserve. Lorsque la passion fait irruption dans l’enceinte, soyez sûr que quelque révolution est à la porte ; l’intérêt languit presque toujours ; le mouvement de la vie semble n’y pénétrer qu’accidentellement. Au théâtre, on rit peu, on applaudit peu ; le silence habituel n’est interrompu que par les toux si communes à Madrid et si aisément gagnées au souffle de cet air acéré qui, selon le proverbe, n’éteint pas une chandelle et tue un homme. Je ne connais qu’un spectacle où l’Espagnol devienne bruyant ou expansif, c’est une course de taureaux. Là, les exclamations ne sont pas ménagées, soit qu’un habile torero émerveille les spectateurs par un trait d’audace imprévu, soit qu’un malheureux taureau assez lâche pour refuser le combat excite l’indignation des assistans ; mais, en général, dans les circonstances ordinaires, on est frappé de ce calme dont je parlais comme de quelque chose d’inattendu chez un peuple méridional. La porte du Soleil, si fréquentée d’ailleurs, est pleine de ce silence qui a un caractère oriental ; au milieu des promeneurs qui s’enveloppent de leur manteau et l’entr’ouvrent seulement pour laisser échapper quelque flocon de fumée qui va se perdre dans un rayon de soleil, on n’entend que la voix de l’aguador, qui renouvelle à chaque instant son cri de agua ! agua ! et celle de la marchande d’oranges, qui épuise consciencieusement ses poumons à vanter ses fruits d’or. C’est là, du reste, c’est à la porte du Soleil qu’on commence à surprendre le secret des habitudes madrilègnes. C’est le premier endroit où l’on soit attiré en s’aventurant un peu au hasard dans la ville ; mais c’est, pour ainsi dire, un théâtre où rien ne s’arrête, où tout passe et s’enfuit : la curiosité est excitée plutôt qu’elle n’est satisfaite encore.


II.

Si, comme je le disais, Madrid est en voie de se renouveler matériellement, combien cela est plus vrai au point de vue moral ! Dans dix ans, ce sera une autre ville avec d’autres coutumes. D’un côté, il y a l’affaiblissement graduel des mœurs anciennes qui s’en vont, qui s’effacent d’elles-mêmes ; chaque jour leur ôte un peu de leur originalité et ne leur laisse que ce qu’elles ont de grossier, de choquant. Dans le peuple même, ces types si fortement marqués et dont on parle tant n’existent plus. La manola n’est qu’un nom ; il reste une fille du peuple au geste hardi, au regard provoquant, assez ridiculement accoutrée, et qui est bien loin d’avoir la poésie qu’on lui prête. En même temps, les mœurs étrangères pénètrent insensiblement dans toutes les classes, et surtout dans la portion élevée de la société. La vie moderne se substitue à la vie ancienne par l’influence visible de la France et de l’Angleterre, — de la France principalement, — et cette imitation ne doit point étonner : il est si peu d’Espagnols de distinction qui, volontairement ou contraints par les hasards de la politique, n’aient point visité Paris et Londres. Aussi la société madrilègne marche sur les traces de notre société ; elle cherche de son mieux à naturaliser au-delà des Pyrénées nos goûts et nos habitudes. Seulement, comme le passé ne s’en va pas en un jour, — en Espagne moins qu’ailleurs, — comme un état social dans son ensemble, dans ses détails, à tous ses degrés, ne se renouvelle pas ainsi qu’une décoration de théâtre, il doit se produire inévitablement des phénomènes singuliers avant qu’une civilisation plus jeune ait changé complètement les mœurs. Dans cette période de transition, l’esprit est à chaque instant déconcerté par des particularités étranges et inexplicables en apparence, qui naissent du choc du passé et du présent ; il est rejeté de l’un à l’autre. Vous étiez, il n’y a qu’un moment, entouré de tout ce qui peut rappeler notre siècle ; voyez à côté : ne vous souvenez-vous pas involontairement du temps de Gil Blas en lisant sur les murs de l’hôtel des Postes plus d’un avis écrit à la main, par lequel un étudiant récemment débarqué à Madrid demande à servir comme valet de chambre ? Le pauvre aspirant au bonnet de docteur prie naïvement l’honorable public de ne point abuser de sa crédulité, de son temps et de ses jambes, en le faisant courir pour rien ; chaque jour, il va voir si au bas de son avis on a mis quelque réponse, quelque indication. Je n’ai jamais mieux ressenti qu’un soir l’effet de ces contrastes si fréquens dans un pays en révolution : je quittais une réunion pleine d’éclat et de charme ; toute la société madrilègne était là. Il y avait des femmes qui relevaient leur beauté par quelque toilette reçue la veille peut-être de Paris. On dansait, on jouait comme à Paris ; plus d’un Espagnol même se servait volontiers de la langue de la France ; on pouvait, en un mot, aisément oublier qu’on se trouvait à Madrid, si l’on jugeait seulement par ces dehors. A peine eus-je mis le pied dans la rue, j’entendis tout à coup la voix grave et retentissante du sereno, qui annonçait à tous, à ceux qui sortaient des fêtes comme à ceux qui souffraient, la fuite des heures et les variations du ciel. Ce brave veilleur de nuit, qui pourtant n’a rien de bien poétique avec son chapeau à larges bords, son long bâton à la main et sa lanterne, qui vous accompagnera, si vous voulez, moyennant quelques réaux, pour vous aider à vous préserver des mauvaises rencontres, m’apparut en ce moment comme un vivant symbole des anciennes coutumes ; sa voix semblait sortir du fond de la vieille et catholique Espagne. Il suffisait de franchir le seuil d’une porte pour se figurer ainsi qu’on passait d’un monde dans un autre. Cette soirée, commencée au milieu de tous les raffinemens que Madrid emprunte aux pays plus avancés, je la finissais en écoutant la lente psalmodie d’un sereno qui, en se perdant dans la profondeur des rues, semblait un écho solennel venu d’un autre âge pour avertir les modernes générations de l’irrémédiable rapidité du temps.

Il ne faut pas cependant s’arrêter à ces traits contradictoires qui produisent parfois à la surface une bizarre confusion. Écartez cette enveloppe changeante, pénétrez plus avant dans la société espagnole : bien des qualités originales, durables, et dont on doit beaucoup espérer, vous frapperont encore ; le caractère national gagne à être recherché sous son triple voile. Il y a en général dans la vie privée espagnole un charme infini : on peut difficilement concevoir la facilité, l’abandon qui règnent dans toutes les relations : la plus franche aménité préside aux rapports sociaux. La familiarité s établit vite, et ce n’est pas sans étonnement qu’un barbare des salons de Paris ou de Londres, jeté dans une tertulia de Madrid, entend autour de lui hommes et femmes s’appeler par leur petit nom, bien que, le plus souvent, ce ne soit pas le signe d’une intimité aussi étroite qu’on pourrait le présumer. Cette habitude donne une grace particulière aux réunions madrilègnes ; elle révèle la cordialité qui anime ce monde. Étendez votre regard hors de l’enceinte privilégiée d’un salon : vous retrouverez dans tous les rapports des Espagnols entre eux une aisance, une liberté, qui n’existent pas au même degré dans bien d’autres pays. La misère elle-même, cette affreuse misère espagnole, nue, sale, indescriptible, n’est point obséquieuse ; elle ne vous poursuit pas de ses lamentations, de ses gémissemens, et ne cherche pas à exciter votre générosité en flattant votre amour-propre ; elle demande gravement l’aumône comme une chose due en quelque façon. A quoi tient cette dignité sociale qu’on remarque, et qui a tour à tour un caractère sérieux, bizarre ou charmant, suivant les positions ? Elle est le fruit, je n’en doute pas, d’un sentiment très élevé, très puissant de l’égalité morale, qui se reflète dans toutes les habitudes de la vie. On a souvent raconté que l’homme le plus obscur, le plus pauvrement vêtu, allait paisiblement et sans aucune gêne allumer au cigare d’un grand d’Espagne cette poussière de tabac qui, roulée dans une feuille de papier, fait ce qu’on nomme un cigarito. Dans les églises surtout, à Madrid comme ailleurs, cette égalité est remarquable ; on ne voit point de ces démarcations qui s’établissent trop fréquemment dans les églises de Paris entre le riche qui peut payer et le pauvre qui ne le peut pas. Il n’y a pas pour l’un la place réservée et commode, le siège de velours au bord du sanctuaire, et pour l’autre la dalle humide et froide au fond du temple ; tout le monde s’agenouille sur la terre et se range sans distinction. Je sais bien qu’il y a ici l’influence de la pensée religieuse ; cependant, considérée à un point de vue plus humain, cette tendance égalitaire est un fait historique qu’on ne peut méconnaître ; elle date d’un passé déjà lointain, du jour où l’expulsion définitive des Mores n’a laissé en Espagne qu’un peuple de vainqueurs. De là vient que nul ne sent peser sur lui l’humiliation attachée au titre de vaincu, et que les Espagnols, dans leur commerce habituel, dans leurs actes et dans leurs paroles, ont conservé entre eux une certaine dignité qui, dans la vie familière, prend une grace charmante. Ce n’est pas que tout soit mêlé, confondu en Espagne par ce fait même : nulle part, au contraire, les distinctions sociales ne sont plus sensibles peut-être ; seulement, à côté, il y a le sentiment énergique de l’égalité morale qui est commun à tous, qui comble les intervalles créés par les inégalités de rang et de fortune et empêche les classes de se haïr et de se déclarer la guerre. Qu’on prenne, si l’on veut, les deux extrêmes : voyez ce mendiant déguenillé, à la figure rugueuse, amaigrie, à la barbe inculte ; il n’a pas de domaines, il n’a pas de palais ; il n’aura même jamais de maison, car il ne connaît pas le travail qui seul pourrait lui en donner une ; mendier est son état, et il s’y tient comme le grand d’Espagne à son rang seigneurial. Toutefois, pauvre et résigné, il n’éprouve aucune de ces jalousies passionnées, de ces rancunes profondes qui, en fermentant dans les masses, préparent les révolutions, parce qu’il n’a pas à se venger de quelque antique défaite. En tendant la main, il sent encore sa valeur d’homme : il sent qu’il est Espagnol, c’est-à-dire de la race des conquérans. Les haillons ne l’avilissent pas à ses propres yeux.

J’attribue au même sentiment cette attitude si naturellement libre et aisée du peuple autour des princes. Bien souvent la reine sort du palais ; la foule peut l’approcher sans être repoussée par des gardes. Eh bien ! dans tous ceux qui passent ou qui s’arrêtent, il n’y a ni curiosité, ni empressement affecté, ni étonnement, ni effort d’enthousiasme ; il n’y a de toutes parts en général qu’une courtoisie sérieuse et franche. C’est un accueil tranquille fait par un peuple fier, qui s’estime lui-même et a l’instinct de sa grandeur. D’un autre côté, voyez les classes élevées en Espagne : si les masses sont à leur égard sans haine et sans envie, il n’y a chez elles ni morgue insolente, ni dédain de caste, comme on le suppose très souvent ; leur orgueil proverbial est plus sensible pour les étrangers que pour les nationaux, qui tous le partagent à quelque degré. La noblesse espagnole a des titres, des privilèges, des biens immenses, qui lui font une existence à part ; mais elle se rapproche du peuple par la communauté d’origine, par la solidarité du passé : elle se mêle à lui de mille manières, surtout par la bienfaisance, exercée en Espagne sans ostentation et avec une délicatesse qui la fait ressembler à une réparation. Il y a dans les mœurs des particularités singulières qui prouvent la générosité native du caractère espagnol et en même temps combien est fort dans le pays ce que j’appellerai le respect du sang. Il n’est pas rare qu’un enfant abandonné la nuit sur le seuil du palais d’un grand d’Espagne soit adopté par celui-ci. La pauvre et chétive créature conçue peut-être dans la misère trouve ainsi un abri et presque une famille. J’ai entendu citer telle personne à Madrid, illustre par sa naissance, qui a élevé de cette façon plusieurs enfans dont l’un est officier du génie, un autre médecin, un troisième avocat. Sans doute les nécessités de notre époque, les développemens matériels dont le besoin se fait sentir, doivent inévitablement amener le fractionnement de la propriété, bien des privilèges déjà ont été abolis ; mais c’en est assez, je crois, pour montrer que le secret des agitations de la Péninsule ne saurait être dans l’antagonisme des classes, et qu’il n’y a dans la révolution espagnole rien de semblable à ce mouvement qui, en France, s’est résumé dans la nette et formidable question de l’abbé Sieyès. Et, comme complément de preuve, remarquez encore aujourd’hui même combien est différent dans les deux pays le sens qu’on attache au mot d’égalité en France, on fait des nobles, et le public raille et se moque ; en Espagne, on distribue des titres, on crée de nouveaux grands, et nul ne songe à s’en étonner, tant ces idées sont naturelles. Le fonds du caractère national est peu altéré sous ce rapport, et il en résulte, ainsi que je le disais, dans les relations habituelles un charme élevé, une distinction agréable, qui n’ont rien d’emprunté ni de prétentieux. C’est une trêve au spectacle de l’influence croissante de notre esprit et de nos modes. Voilà ce que peut se dire un honnête étranger en rêvant au sortir d’une tertulia madrilègne.

Il est un lieu à Madrid où, mieux qu’en aucune soirée, on peut voir vivre et se confondre la société espagnole : c’est le Prado, qui, lui seul, ferait la renommée d’une ville. Le Prado, par sa situation même, est une des plus belles promenades qu’on puisse imaginer ; il s’étend à l’est de Madrid, de la porte des Récollets à la porte d’Atocha, et est placé entre deux collines, comme pour ne perdre aucun rayon de soleil au printemps. D’un côté sont de superbes palais, tels que le Buen-Retiro, le Musée et le magnifique jardin botanique ; une partie de la ville se répand sur le flanc opposé et vient déboucher par les rues d’Alcala, San-Geronimo et Atocha, qui vont en s’élargissant et forment des issues grandioses. Tout le Prado est sillonné d’allées d’arbres au bout desquelles s’élèvent les gracieuses fontaines d’Apollon, de Cybèle et de Neptune. Le Prado est à Madrid ce que sont les Champs-Élysées à Paris. S’il y a moins de grandeur, il y a plus de grace peut-être. La mode, on le sait, est capricieuse et folle ; ce qui la dirige dans son choix, on ne le sait guère ; elle se plaît surtout, de nos jours, aux disparates. Eh bien ! la mode, depuis quelque temps à Madrid, veut qu’on se porte sur un des points du Prado les plus disgracieux, les plus dépourvus d’agrément, dans une allée qui conduit de la porte à l’église d’Atocha, et qui est enserrée entre un mur et un tertre qui s’effondre. Le principal mérite de cette allée me paraît être de fournir une assez longue course aux dandies madrilègnes qui vont y parader à cheval. Ce ne sont point les dandies qui sont curieux à voir, ce sont leurs chevaux quelquefois. Presque tous sont de race espagnole, et il y en a d’admirables ; leur tête rayonne d’intelligence ; leurs jarrets nerveux sont d’une agilité vigoureuse ; une fine encolure se dessine sous les flots d’une crinière, souvent noire comme l’ébène ; leur croupe lustrée miroite au soleil, et, lorsqu’ils s’élancent, ils balaient la terre de leur queue abondante et soigneusement peignée. C’est là ce qui peut arrêter un instant à l’allée d’Atocha ; mais la plus belle partie du Prado, en réalité, celle vers laquelle on revient toujours invinciblement, c’est ce qu’on nomme le Salon, espèce de plate-forme spacieuse et nue au milieu des arbres qui l’environnent. Le Salon est le rendez-vous de Madrid. Combien de regards s’échangent au Prado en quelques heures ! combien de furtives paroles ! combien de sourires à demi cachés sous l’éventail et seulement aperçus par celui qui en sait le secret ! C’est là en effet le vrai théâtre des femmes madrilègnes. Seulement il faut renoncer à ce type de beauté pâle et ardente invariablement donné comme le type de la beauté espagnole. Les Madrilègnes ont un tout autre caractère : leur figure est vive, animée, piquante, spirituelle ; leur regard plein de feu se fixe librement et hardiment sur vous, mais n’a rien qui fasse rêver de sombres et tragiques passions ; leur démarche est rapide et pleine d’action, et dans leur repos même il y a je ne sais quelle mobilité gracieuse. Leur esprit, peu cultivé peut-être, se nourrit de toutes les inspirations naturelles du cœur et de l’imagination ; elles ont cette verve qu’on nomme la sal española, une franche et libre humeur qui s’épanche aisément. L’éventail va bien mieux à leur main savante que le poignard à leur ceinture, et l’art avec lequel elles s’en servent tour à tour pour se cacher ou se laisser voir est un miracle de prestesse. Beaucoup de Madrilègnes portent encore la mantille, — ce vêtement si élégant et si national qui sied si bien à leur beauté et fait si bien ressortir leur figure sous la dentelle et sous la soie ; ce qu’on ne conçoit pas cependant, c’est que cette partie du costume espagnol tende aussi à disparaître : elle fait place au chapeau, qui ôte à la tête sa liberté et sa grace. Les contrastes qui naissent de cette altération du costume national ne laissent pas de donner un aspect assez bizarre au Prado. Alors on songe involontairement au temps où cette promenade commença de devenir célèbre et à ceux qui firent sa réputation, — Calderon, Lope, Moreto, — en y plaçant la scène de quelques-unes de leurs comédies immortelles. Le Prado était le lieu favori des poètes, et ils ne faisaient d’ailleurs que reproduire la vie en y mettant tout ce monde de brillans gentilshommes, de jeunes gens chercheurs d’aventures, de femmes à l’enivrant sourire, à l’œil étincelant, qui se plaisaient, oubliant tout le reste, à nouer de mystérieuses amours. Aujourd’hui cependant, s’il y a encore quelque chose de cette ardeur pour le plaisir, les mœurs changent et s’effacent. Je me suis trouvé là lisant, en souvenir du passé, les Matinées d’avril et de mai ; faut-il le dire ? cette œuvre charmante de Calderon me paraissait étrange. Je me laissais aller au cours de cette folle intrigue où la fantaisie du poète peint divinement ces choses qui s’harmonisent si bien, l’enchantement des jeunes amours et les clartés sereines de l’aube, et en même temps la vie moderne me ressaisissait de tous côtés ; c’était le présent que j’avais sous les yeux. Bien que la foule soit chaque jour aussi nombreuse au Prado, cette société n’est plus organisée pour se complaire uniquement dans la poétique oisiveté d’autrefois ; aussi faut-il voir l’existence madrilègne sous un autre jour.

La société espagnole, il y a moins d’un siècle, il y a même vingt ans encore ; n’avait pour l’animer que le plaisir. Elle s’y livrait avec frénésie, avec un abandon poussé jusqu’à la licence ; elle était galante et futile ; un absolutisme étroit lui interdisait tout autre soin, toute autre préoccupation. L’effet soudain de la révolution a été de faire naître de nouvelles pensées, de nouveaux besoins, de nouveaux intérêts qui devaient inévitablement réagir sur les mœurs et leur imprimer une couleur plus sérieuse. Ce n’est point à dire qu’il existe encore, à proprement parler, des mœurs politiques à Madrid ; mais les affaires publiques ont déjà leur place dans la vie de chacun, et, en attendant que les habitudes de la liberté soient assez enracinées en Espagne pour avoir un développement particulier et normal, il y a une chose qui frappe dès l’abord, c’est le mouvement introduit dans la société par les premiers essais du régime constitutionnel. On parle beaucoup si on agit peu. La politique est devenue le souci de tout le monde à Madrid ; une crise ministérielle est un drame dont on suit les péripéties jour par jour, heure par heure, avec un intérêt ardent, et c’est un aliment inépuisable pour la curiosité publique, car il n’est pas de pays où les cabinets soient plus fréquemment en état de rupture et se raccommodent avec plus de facilité, sauf à retomber le lendemain dans quelque crise nouvelle. La politique a, je crois, peu d’accès dans les salons ; il s’est formé à côté des cercles tels que l’Athénée, le Casino, où se réunit tout ce que la ville compte d’illustrations, de notabilités, députés, généraux, publicistes, écrivains. Ces réunions ne commencent que tard et se prolongent jusqu’au matin. Cette habitude de la vie nocturne est générale à Madrid, non-seulement dans le monde, qui n’a à dépenser son activité qu’en conversations, mais même dans le monde officiel. Il y a des ministres qui paraissent à peine dans la journée à leur ministère, et qu’on n’y peut rencontrer qu’à une heure du matin. Les conseils les plus importans se tiennent la nuit ; c’est la nuit que la reine elle-même signe le plus souvent les décrets qui ont quelque signification ; c’est la nuit que se dénouent les situations critiques. Madrid s’endort quelquefois avec le pressentiment d’une crise ministérielle ou de quelque événement plus sérieux, d’une conspiration prête à éclater : le lendemain, lorsque la ville s’éveille, tout est fini ; un nouveau cabinet a succédé à l’ancien, les conspirateurs sont arrêtés ou en fuite, la scène a changé. Il n’y aurait certes qu’une très médiocre importance dans les cercles que je citais, s’ils n’avaient d’autre mérite que de compter parmi les foyers de cette vie nocturne ; ce serait un détail de mœurs et rien de plus. Il est un de ces cercles du moins, — l’Athénée, — qui a un autre caractère ; l’esprit d’association qui l’a produit, en se faisant jour après la terrible compression de Ferdinand VII, a eu un résultat plus digne d’attention et d’intérêt.

L’Athénée, en effet, n’est pas seulement un lieu de réunion choisie. La société qui l’a fondé a compris différemment son rôle, et c’est là qu’est son honneur ; elle a réussi à en faire une véritable institution. En 1835, époque où naquit l’Athénée, c’était prendre une noble initiative que d’établir des cours, de créer des chaires de politique, de législation, de littérature nationale et étrangère, de linguistique, de sciences exactes, et d’ouvrir ainsi une sorte d’arène à tous les hommes d’une intelligence marquante. Les uns sont venus se préparer, dans ces travaux d’enseignement, à un rôle plus éminent ; d’autres, vaincus dans la politique active, viennent encore s’y reposer de leurs défaites et s’y consoler peut-être de leurs déceptions. Les meilleurs écrivains que l’Espagne puisse citer se sont transmis et ont exercé tour à tour ce libre professorat ; il y a eu des cours de MM. Moron, Seijas Lozano, Benavidès, sur l’histoire, la science administrative, l’économie politique. M. Serafin Calderon, qui, sous le nom d’el Solitario, a écrit de charmans essais sur les gitanos, y a professé l’arabe avec talent. Je citerai quelques leçons très élevées et malheureusement interrompues de M. Pidal sur l’histoire de la civilisation espagnole. Les cours les plus dignes d’attention, à divers titres, qui aient été faits à l’Athénée sont, je pense, ceux de MM. Alcala Galiano, Donoso Cortès et Pacheco sur le droit politique.

M. Alcala Galiano est un des publicistes, un des orateurs les plus connus de l’Espagne moderne. Il était déjà renommé à l’époque des premières luttes constitutionnelles. En 1823, sa voix fut une de celles qui avaient le don d’enflammer la multitude, de nourrir chez elle les illusions d’un patriotisme exalté et par malheur impuissant. Victime de la réaction qui triompha, il a vécu à Londres et à Paris durant la période décennale de 1823 à 1833. Il a vu et lu beaucoup pendant ce temps ; aussi n’est-il pas d’homme dont la mémoire soit plus remplie d’anecdotes, qui soit mieux initié à la connaissance des littératures étrangères, et qui se rapproche davantage des orateurs ou des écrivains de France ou d’Angleterre. M. Galiano a une facilité de parole qui n’appartient qu’à lui : son abondance est un prodige ; il excelle à faire vibrer cette belle langue espagnole, et il ne se lasserait pas de parler. Faut-il l’avouer toutefois ? cette abondance commence à ne plus être entretenue par les chaudes et vives inspirations de la jeunesse, et, quand la jeunesse manque à cette éloquence un peu extérieure qui est propre à M. Galiano, la parole perd son prestige, elle devient vide et froide, elle erre au hasard, sans exprimer rien de profond. C’est là ce qu’on voit un peu dans le Cours de droit constitutionnel. On dirait que l’auteur se repose de la fatigue de penser en se jouant dans l’explication de quelques doctrines anglaises ou françaises. Et puis, il y a un danger auquel n’échappent pas toujours ceux qui se trouvent jetés dans une époque orageuse : jeunes encore, ils embrassent avec feu une grande cause ; à mesure que les révolutions se déroulent, cependant, ils reconnaissent que la justice n’explique pas tous les succès ; ils voient passer impunis les attentats de la force, ils assistent à la défaite de leurs propres espérances, ils subissent l’influence souvent corruptrice du malheur, et insensiblement leur croyance est ébranlée, ils se réfugient dans le doute. C’est ainsi peut-être qu’un certain scepticisme s’est glissé dans l’esprit de M. Galiano. Il ne le cache pas lui-même. « J’ai éprouvé des déceptions, dit-il dans son Cours, ou j’ai cru en éprouver, et le doute a pénétré en moi plus peut-être qu’en tout autre. » Et, partant de là, il effleure toutes les questions plutôt qu’il ne les résout. J’ai entendu à l’Athénée M. Galiano faisant un cours non sur le droit constitutionnel, mais sur la littérature du XVIIIe siècle, et c’était la même facilité sans profondeur, le même éclat extérieur sans pensées neuves et fortes.

S’il est un homme qui diffère par le talent de M. Alcala Galiano, c’est M. Donoso Cortès. L’Espagne n’a pas d’écrivain politique plus vigoureux et plus original que celui-ci, et il y avait, ai-je ouï dire, un réel intérêt à entendre à l’Athénée le jeune professeur débattant, dans ses leçons, les plus difficiles problèmes sociaux, agitant toutes les idées politiques pour en faire jaillir la lumière. On trouve parfois dans M. Donoso Cortès une élévation de pensée, des images grandioses dignes de Bossuet, et c’est ce qui a fait dire en Espagne que cette éloquence trouverait son véritable aliment dans les matières religieuses ; mais le chaleureux orateur est de son temps, et, s’il croit à la Providence comme l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle, il croit aussi à une autre souveraine de ce monde, à la raison humaine, à l’intelligence. Une de ses leçons, qui traite de la souveraineté, n’a pas d’autre but que de combattre les théories sur le despotisme et sur les pouvoirs d’origine populaire pour faire prédominer l’intelligence : c’est l’intelligence qui donne le droit suprême de commander, elle est la source du pouvoir. M. Donoso Cortès serait un doctrinaire espagnol, s’il n’y avait chez lui une imagination si riche et si véhémente qui le jette en dehors des limites fixes et rigoureuses d’une doctrine quelconque ; le publiciste cache un poète, — un poète qui se laisse tour à tour entraîner par un profond sentiment du passé et par son goût pour les choses modernes. Aussi ses leçons, ses ouvrages, reproduisent-ils quelquefois ces deux tendances avec une éloquence singulière. Sa parole même est d’un effet étrange : elle vise aux procédés d’une logique serrée, impérieuse, dogmatique, et, à chaque instant, elle éclate comme un hymne ; elle semble secouer la règle qu’elle s’est elle-même imposée. M. Donoso Cortès a un remarquable talent de généralisation, à l’aide duquel il caractérise souvent toute une époque par quelque trait inattendu et singulier. Je ne connais pas de résumé plus vrai, plus juste et plus profond de l’histoire de la maison d’Autriche qu’un mot de lui : « C’est, disait-il, une parenthèse dans l’histoire d’Espagne. » Voilà, en effet, ce que fut cette race parasite, qui surprit les instincts belliqueux de l’Espagne pour la pousser hors de sa véritable voie et la conduisit au cloaque du règne de Charles II. M. Donoso Cortès a eu, l’un des premiers en Espagne, le mérite de faire un cours de droit politique qui ne fût pas la traduction d’un ouvrage étranger. Ce qui séduit toujours dans ses leçons, comme dans les essais qu’il a publiés sur l’histoire, sur la philosophie, sur la littérature, c’est la hardiesse avec laquelle cet esprit plein de feu relève toutes les questions et les dépouille de leurs détails vulgaires. Faut-il s’étonner que M. Donoso Cortès soit naturellement arrivé à être l’un des hommes les plus marquans de la Péninsule, l’un de ceux qui l’honorent le plus par l’intelligence ?

Le talent de M. Pacheco se distingue par d’autres qualités. Le sérieux auteur de l’Histoire de la régence de Marie-Christine occupe un haut rang comme homme public. Hier à la tête de la magistrature espagnole, il se trouve aujourd’hui ministre. Il n’est parvenu à cette place éminente que par ses travaux comme publiciste, par ses discours comme député et ses leçons comme professeur à l’Athénée. Il a fait un cours sur le droit pénal, et, l’an dernier, il traitait à son tour du droit politique. Le talent de M. Pacheco est clair, simple, logique, ferme. Il n’y a dans sa parole rien qui puisse éblouir, surprendre, fasciner ; si on la comparait à celle de beaucoup d’autres orateurs espagnols, elle serait relativement froide et nue, et elle n’est que concise et claire ; elle s’adresse à la raison plutôt qu’à l’imagination. C’est une parole instructive, qui expose avec lucidité les problèmes de droit politique en les éclairant par l’histoire, par la législation, par les coutumes ; et qui ne va pas se perdre dans les abstractions. Sous ce simple langage, on sent une conviction forte, raisonnée, et une pensée droite, impartiale, invinciblement fidèle aux principes modérés et capable aussi de résister à l’entraînement des réactions. Tel était le caractère du cours de M. Pacheco à l’Athénée.

Comme on le voit, sans sortir de ce cercle, où le temps ne se passe pas seulement en brillantes causeries, on peut déjà se faire une idée des préoccupations nouvelles qui agitent les esprits, des changemens qui se sont introduits dans la vie morale de l’Espagne, de même qu’on y rencontre les hommes de quelque valeur qui ont grandi dans ce mouvement. Les théories constitutionnelles ont eu leurs libres et éloquens organes à l’Athénée. Maintenant, si l’on veut, cherchons la politique active, pratique, sur son véritable théâtre, à son vrai foyer, ou du moins à ce qui devrait être son foyer : c’est au congrès qu’il faut aller.


III.

Diriez-vous vers le palais de la reine. Près de la Glorieta se trouve un grand édifice massif, vulgaire ; c’était autrefois le théâtre del Oriente : c’est là que le congrès se réunit aujourd’hui provisoirement. Malheureusement l’intérieur se ressent de sa primitive destination : il y a dans la décoration de la salle plus d’élégance que de dignité et de grandeur ; les glaces, les tentures de velours, les girandoles qu’on y remarque, tout cet ensemble coquettement luxueux a un air théâtral qui s’accorde peu avec la gravité d’un parlement ; des huissiers revêtus d’un costume bizarre et éclatant, à la tête empanachée, ajoutent à cet effet. En elle-même, une séance du congrès espagnol n’a pas toute l’animation qu’on imagine peut-être ; elle laisse froid et incertain, comme ferait une pompeuse fiction. Il n’y a pas là, comme en Angleterre à la chambre des communes, ces fortes et simples habitudes de discussion, qui sont le fruit d’une longue expérience des grandes affaires ; il n’y a pas, comme en France, cette mobilité d’impressions, cette promptitude de reparties, cet à-propos dans la parole, cet esprit de ressource dans l’attaque et dans la défense, cette multitude d’éclairs, qui font d’une séance de nos chambres un tableau si dramatique et parfois si émouvant. Au congrès espagnol, on sent une certaine inexpérience de la discussion. Les orateurs, qui se succèdent sans quitter leur place, parlent avec une volubilité prodigieuse ; ils semblent s’enivrer de leur propre parole, et on dirait, d’après le silence qui règne dans l’assemblée, que chacun respecte cet enivrement. Ce n’est point l’éloquence qui manque au congrès, c’est le tact parlementaire, l’art de préciser et de resserrer un débat, de poser nettement une question politique, l’art de ne point faire de discours qui durent deux jours, où les affaires sérieuses ont moins de place que les théories illusoires, les griefs, les récriminations des hommes et des partis ; c’est la force d’impulsion et d’action que le congrès ne possède pas, et on comprend ainsi que souvent les luttes de tribune soient indifférentes au pays, qui souffre et ne reçoit aucun soulagement de cette abondance de paroles. Le combat se livre, pour ainsi dire, au-dessus de sa tête, et, si le peuple lève parfois les yeux pour considérer un instant cette passe d’armes oratoire, c’est en spectateur désabusé, qui en est encore à attendre les bienfaits du régime libre qu’on lui annonce. En assistant à quelques séances du congrès à Madrid, on sent vite ce qu’il y a d’imparfait, de chimérique, de peu profond dans cette réalisation hâtive du système constitutionnel. L’impression de cette secrète faiblesse vous saisit malgré le talent de quelques orateurs ; vous vous trouvez subitement placé en face de ce mystère étrange d’une révolution qui ne peut pas arriver à s’organiser, qui dévore les hommes sans en rencontrer un seul capable de se mettre à sa tête et de l’affermir, qui est partout et ne peut se concentrer nulle part, d’une révolution que chacun se hâte de proclamer finie et qui ne l’est point, parce qu’il ne suffit pas pour cela d’une déclaration officielle ou de la promulgation d’un décret. Oui, en présence de ce spectacle d’incertitude mal dissimulée sous la fiction des formes parlementaires, j’ai compris combien devait être encore essentiellement vrai le mot d’un des acteurs de ce drame : « Nous vivons dans un tourbillon. »

L’Espagne, on l’a dit assez souvent, n’est point un pays comme un autre ; c’est un pays de singularités et d’anomalies. En se fiant aux formes extérieures, rien n’est plus simple que sa situation politique ; rien n’est plus compliqué et plus triste, si on descend dans les détails, si on observe les faits dans leur vérité nue. Au grand jour, vous voyez tout un appareil représentatif fonctionner régulièrement, des chambres qui discutent des lois sans nombre, entassent projets sur projets, font surtout des discours et émettent des vœux de liberté et de concorde, vous voyez dans tous les esprits le culte le plus fervent pour les principes du régime nouveau ; mais regardez la réalité de plus près : ce savant et fragile mécanisme constitutionnel ne vole-t-il pas en éclats au premier choc un peu violent des passions ? N’en reconnaît-on pas l’impuissance précisément dans le cas où il faudrait qu’il se relevât de toute la force d’une autorité légitime ? On peut distinguer alors que c’est simplement encore une grande fiction qui n’est respectée que lorsqu’elle ne gêne pas, qui ne s’appuie sur rien de solide et de permanent. Le malheur de l’Espagne, c’est que, malgré l’unité apparente qui se résume dans un gouvernement central, il n’y a point d’unité morale dans les esprits et dans la vie publique ; c’est que le sentiment de la légalité est trop peu vivant pour servir de base au pouvoir civil ; c’est que les intérêts ne sont point assez développés pour comprendre leur solidarité et être une garantie d’ordre et de paix, — d’une paix active qui ne ressemble pas à l’apathique sommeil qu’on remarque parfois au-delà des Pyrénées ; la véritable calamité, c’est qu’aucun système général de gouvernement, n’a le temps de prendre racine. Et cela ne s’explique-t-il pas par le mouvement des partis, qui, jusqu’ici, n’ont pu se succéder au pouvoir que par la force, par la violence, au moyen d’une de ces secousses qui rendent toute constitution illusoire, qui ont pour effet, non-seulement de renverser les dominateurs de la veille, mais encore de les jeter dans un exil quelquefois volontaire, souvent forcé ? Tout changement de ministère de progressistes à modérés, de modérés à progressistes, a été jusqu’ici une révolution, — une révolution qui, j’ose le die, descendait jusqu’aux moindres détails. Il y avait inévitablement la part de la réaction. Chaque parti, en arrivant au pouvoir, s’est occupé à défaire l’œuvre de son prédécesseur, à soumettre l’Espagne à de nouvelles expériences à modifier les lois constitutives, à proclamer de nouveaux systèmes, arranger un état à sa convenance, où, seul, il pût être maître et dominer exclusivement, et cela a toujours duré le temps de préparer une insurrection qui ramenait le parti contraire. Supposez maintenant plusieurs changemens de cette nature, plusieurs reviremens semblables vous concevrez qu’un régime régulier et définitif ait tant de peine à s’établir en Espagne et à embrasser la nation tout entière. Il est résulté de cette instabilité une immense désorganisation, une habitude invétérée du désordre, un développement outré de tous les penchans anarchiques qui s’insinuent dans le gouvernement lui-même et prolongent son impuissance. L’Espagne tourne ainsi depuis quinze ans dans un cercle vicieux : les institutions administratives sont mal affermies, le sentiment de la légalité est faible ou nul, les intérêts sont craintifs et paresseux, parce que le pouvoir manque d’élévation, d’autorité, d’une impulsion vigoureuse et sûre ; de son côté, le pouvoir est d’une proverbiale faiblesse, parce que seul, isolé au sommet de la société, il ne rencontre au-dessous qu’un sol mouvant, une masse flottante et incertaine sur laquelle il tremble, prêt à être emporté au premier vent. On dirait que la révolution espagnole est, si je puis me servir de ce terme, nouée, tant elle a de peine à porter ses fruits et à s’organiser.

Cette vaste confusion a merveilleusement favorisé l’instinct de l’indépendance individuelle, si puissant en Espagne. L’individualisme est un trait antique du caractère espagnol, qui s’est reproduit ici avec une énergie nouvelle. Les hommes ont pris naturellement la place des choses. Si parfois vous cherchez le secret d’un événement qui éclate tout à coup, vous imaginez peut-être quelque raison d’état, quelque motif politique décisif, quelque grand mouvement dans l’opinion, et il n’en est rien. Toute lutte en Espagne prend vite un caractère personnel et passionné ; c’est un tourbillon, suivant le mot que je rappelais, — un tourbillon où chacun n’est mû que par sa propre impulsion, n’écoute trop souvent, par malheur, que son amour-propre, son entraînement du jour. Cela donne peut-être un aspect très dramatique, très accidenté à la politique, mais lui ôte certainement ce qu’elle a de profond et de sérieux. L’esprit national s’entretient ainsi dans le culte de la force, qui seule peut décider, en l’absence d’une règle supérieure capable d’assujettir et de discipliner toutes les volontés ; il se nourrit de ces goûts hasardeux qui, dans les régions infimes, se traduisent en actes de brigandage, dans les plus hautes sphères en coups de tête violens et insensés. C’est là l’histoire de la révolution espagnole ; partout l’homme prévaut sur la loi et sur l’intérêt public ; partout on peut voir l’énergie individuelle se jouer des institutions, les fouler aux pieds avec une facilité effrayante, de telle sorte que l’Espagne, très constitutionnelle de nom, marche par secousses, par soubresauts, risquant d’être à chaque pas arrêtée par une attaque inopinée, par quelque effort audacieux qui suffit parfois à tenir le gouvernement en échec. L’individualisme paralyse la Péninsule, et il ne se manifeste pas seulement par des révoltes quotidiennes, par ces conspirations sourdes et permanentes où se réfugient les ambitions déçues ; il se fait jour aussi même dans le monde le plus éclairé, dans le monde où on invoque le plus souvent les mots de légalité, de constitution, et où il semble que la vie politique dût avoir toute sa grandeur et toute sa gravité. Rien n’est plus difficile à Madrid que de rassembler six hommes pour former un cabinet, et, cette première difficulté résolue, il en reste une plus grande encore, celle de maintenir l’accord entre ces volontés diverses un instant mises en contact, ce qui ne s’est peut-être jamais vu en Espagne. Le mot de crise est devenu un mot véritablement national ; il y a des ministères qui ont été en crise tout le temps qu’ils ont vécu : non, certes, que des doctrines fondamentales séparent les hommes qui occupent le pouvoir ; mais il y a l’amour-propre des uns, l’ambition des autres, une rivalité constante et active qui éclate au moindre mot, qui s’exerce sur les petites choses et met les cabinets en dissolution. Pourquoi ? parce qu’il manque à ceux qui composent passagèrement le pouvoir l’esprit de solidarité et de conduite ; parce qu’il y a, il faut le dire, dans le caractère espagnol quelque chose d’entier, d’absolu, qui répugne à ces transactions sans lesquelles il n’est point de vie publique. Aussi, remarquez combien, dans ces conditions incertaines, il s’est formé peu de caractères vraiment politiques ! Malheureusement il n’y a point ici de distinction de partis à faire : modérés et progressistes laissent voir une égale inconsistance. L’esprit politique ! il n’existe pas plus véritablement chez le général Narvaez, vraie nature andalouse, bouillante et irritable, qui a compromis l’an dernier, par ses écarts, une situation tout près de devenir féconde, que chez le général Serrano, bien qu’il ait été un instant, en 1843, ministre universel, et qu’il soit devenu depuis l’espoir de l’opposition ; le général Serrano est un bon militaire et rien de plus ; c’est un brave officier qui ne mérite pas qu’on le ridiculise en le travestissant en chef de parti. Ceux mêmes qui jouissent d’une certaine réputation d’hommes d’état le sont-ils bien réellement ? Est-ce M. Martinez de la Rosa, avec ses harangues toujours aussi brillantes et toujours aussi vides sur l’ordre et la liberté ? Quelle trace a laissée dans la politique extérieure de l’Espagne le passage aux affaires de M. Isturiz ? Quel grand acte politique se rattache aux noms de MM. Miraflorès, Casa-Irujo, malgré la dignité de ces éminens personnages ? Prendra-t-on pour un homme d’état, dans le parti contraire, M. Lopez, ce tribun éloquent qui ne monte sur la scène qu’aux jours d’insurrection, et qui est alors si naïvement embarrassé du pouvoir, qu’il a hâte de l’abandonner ? Sera-ce M. Mendizabal, l’homme de l’Europe le plus fécond en programmes, le possesseur de ce fameux secret qui devait pacifier l’Espagne il y a dix ans, et qui a été bien gardé jusqu’ici, on doit l’avouer ? M. Cortina n’est-il pas un avocat habile et disert plutôt qu’un politique doué de quelque initiative ? et ne voit-on pas, en ce moment même, un des hommes les plus accrédités, les plus graves, les mieux intentionnés, je crois, M. Pacheco, risquer assez légèrement son avenir, se laisser porter au ministère par je ne sais quelle influence capricieuse, tandis que le cabinet qu’il remplace s’en va sans motif, — comme il était venu, à la vérité ? Non ; il y a à Madrid des ministres qui se transmettent le pouvoir ; il y a des esprits distingués qui s’entretiennent des affaires publiques ; il y a surtout en Espagne des hommes toujours prêts à se jeter aveuglément dans une lutte aventureuse ; il y a des hommes doués d’un vaillant courage qui semblent appeler le danger, prodiguent leur vie avec passion, vont au-devant de la mort en souriant. C’est là l’invincible penchant de la nature espagnole ; c’est là qu’on peut la trouver encore parfois pleine de grandeur. Mais ces qualités sérieuses et fortes, cette intelligence profonde des situations, cette fécondité de ressources pratiques, cette aptitude à appliquer un système de gouvernement ; qui donnent tant d’autorité à un homme dans un pays constitutionnel, c’est en vain qu’on les cherche. L’Espagne a un mot bien plus concis que le nôtre pour désigner l’homme d’état, c’est celui d’estadista, qui rivalise avec le stateman anglais ; elle a le mot en attendant qu’elle possède la chose. Ou, s’il existe à Madrid quelques administrateurs d’élite qui s’approchent de ce type élevé, qui réunissent quelques-unes de ces qualités que je signalais, on ne leur laisse pas même le temps d’appliquer leurs vues, de s’éclairer par l’expérience. Voyez ce qui est arrivé à M. Mon, le financier qui a fait le plus d’efforts pour sauver la Péninsule du désordre, le ministre qui a soustrait son pays à la tutelle des traitans et a brisé ce réseau de contrats désastreux qui livraient le trésor public à quelques banquiers. Il est remplacé par M. Salamanca, qui serait un grand ministre s’il suffisait d’une hardiesse peu commune dans les spéculations de toute nature unie à une prodigalité de don Juan. M. Salamanca est sans doute passé homme d’état le jour où il se faisait complimenter sur son élection à la vice-présidence du congrès par les artistes de son théâtre du Circo, comme un impresario qui vient d’obtenir un succès.

On peut remarquer un effet d’un autre genre produit par cette confusion. Dans les temps même les plus calmes, lorsque la force n’est point l’unique arbitre des situations, voyez combien le hasard reste encore puissant et se plaît à se jouer des hommes, combien le caractère de ceux-ci est souvent peu en harmonie avec la position où ils se trouvent placés par la mobilité des événemens ! Un de ces caprices de la fortune n’a-t-il pas failli, il y a assez peu de temps, jeter à la tête du conseil, à Madrid, un homme d’un talent plein d’éclat, mais aussi peu propre que possible à la politique, le duc de Rivas ? L’auteur du Moro exposito, bien qu’il ait été mêlé à la vie publique, est resté exclusivement poète, poète d’une imagination énergique et brillante, qui préfère le loisir et la rêverie au travail. Comme homme, il est doué d’une nature heureuse, facile, charmante, qui le fait aimer de tous ceux qui l’approchent. Les préoccupations politiques, si elles ont pu le dominer un instant comme tout le monde, sont, au dire de ceux qui le connaissent le mieux, fort secondaires dans son esprit. Lorsqu’il a été ministre, il lui arrivait plus d’une fois de donner audience à la poésie et de congédier les affaires qui attendaient à la porte sans voir venir leur tour. Ambassadeur à Naples aujourd’hui ; il n’est pas très sûr que la diplomatie soit le principal de ses soucis et qu’entre une négociation et un plaisir, il ne choisisse ce dernier, dans la ferme persuasion que les négociations vont toujours assez vite d’elles-mêmes. Il faut évidemment que bien des choses soient possibles en Espagne pour que le duc de Rivas ait pu être, ne fût-ce qu’un instant, président du conseil. Le duc de Rivas a failli être une fois de plus victime de ce hasard qui le fit ministre en 1836, — hasard ironique qui mettait au pouvoir un poète plein de candeur, tandis qu’à côté de lui il faisait éclater et triompher les audacieuses saturnales de la Granja ! Je ne sais si je me trompe, mais cette fantaisie de la fortune ne me paraît pas un moindre signe de l’incertitude de la vie publique en Espagne que le jeu de la force amenant au pouvoir un soldat heureux.

Au nombre des étonnemens qu’inspire au premier abord l’histoire de la Péninsule depuis un demi-siècle, depuis quinze ans surtout, il en est un que beaucoup d’Espagnols partagent eux-mêmes ; ils se demandent comment il se fait que, du sein de cet étrange chaos d’une révolution, il ne soit pas sorti un homme de génie, un homme capable de dominer tous les autres et de les conduire de créer un pouvoir vigoureux et durable pour le bien du pays et pour sa propre gloire. Cet homme, en effet, a manqué à l’Espagne : il ne s’est produit ni dans l’ordre civil, ni dans l’armée ; mais au fond, cela doit-il surprendre ? Il me semble que rien n’est plus simple, au contraire, dans les conditions que j’indiquais, avec ce développement outré de l’individualisme. La grandeur des hommes et la stabilité de leur puissance ne s’expliquent que lorsqu’ils se font les représentans de quelque grande pensée, de quelque grand intérêt, qu’ils savent aller saisir au sein même de leur pays. Il n’en est pas ainsi en Espagne, où les hommes, le plus souvent, ne représentent qu’eux-mêmes ; ils vont en avant, sans observer si quelqu’un les suit ; ils saccagent les lois qu’ils ont créées la veille ; ils agissent sous l’influence irrésistible d’une passion instantanée, d’une émotion passagère et superficielle ; la passion s’apaise pour faire place à une autre, l’émotion se calme, cette flamme superbe s’évanouit ; que reste-t-il ? Un succès de hasard qui étonne d’abord et va bientôt se briser contre un autre hasard. Ce sont les efforts qui se neutralisent et finissent par aboutir à une commune faiblesse, et, voyez, vous êtes réduit à de faux grands hommes, à des héros d’un moment, à des simulacres de génie, à des ombres qui se poursuivent comme faisaient Gomez et Alaix de célèbre mémoire pendant la guerre civile : triste histoire qui se résume dans cette amère boutade écrite par un mordant satirique, Larra, sous le titre d’El Hombre-Globo, — l’homme-ballon ! Le symbole ne trompe pas. L’homme-ballon monte au milieu du bruit ; chacun bat des mains d’abord et applaudit ; mais voilà qu’élevé au plus haut des airs et déjà singulièrement rapetissé à tous les yeux, ce pauvre globe est sans direction ; il vacille, s’agite et s’abandonne à tous les vents, et il se trouve même qu’un jour l’homme-ballon a épuisé son gaz ; alors il est bien forcé de descendre ; il va s’abattre sur quelque plage nue, au loin, dans l’exil, peut-être même sur un échafaud. Dites-moi, n’est-ce point l’histoire de tant de gloires éphémères de ce fantôme de premier consul qui n’avait pris à Bonaparte que ses discours, comme on s’en souvient, de ce premier ministre proclamé indispensable huit jours durant, et qui était ensuite précipité du faîte de sa grandeur ? Combien d’autres en trouverait-on encore ! Larra était un profond observateur politique ; ses pamphlets sont la physiologie la plus vive, la plus animée, la plus sombre parfois, toujours la plus inexorable de cette révolution à laquelle il a assisté sans vouloir en attendre la fin.

Étudier l’Espagne politique, il faut bien le dire, c’est étudier l’anarchie sur le vif, dans son expression la plus nue et la plus saisissante. C’est dans les mœurs administratives qu’éclate surtout le désordre et qu’il est le plus à déplorer, parce que c’est par là que le gouvernement a l’influence la plus directe sur la nation. Le régime absolu avait laissé à l’Espagne nouvelle une administration usée, corrompue, sans ressort, où un formalisme stérile, qui tendait à tout immobiliser par les lenteurs, couvrait des habitudes séculaires de gaspillage, de vénalité et d’arbitraire. Certes, le premier besoin était de changer cette institution vermoulue qui n’avait de puissance que pour le mal ; mais la révolution, en y portant la main, n’a pas subitement refondu les mœurs : elle n’a fait qu’y introduire un nouveau dissolvant, — la passion politique. L’administration, à proprement parler, n’est point encore organisée en Espagne et ne peut avoir d’action efficace. Elle n’a pas le prestige et la consistance que donnent les traditions ; elle a été si souvent modifiée dans son principe même, que ses attributions restent dans la pratique pleines d’incertitude. Son rôle serait de représenter la légalité naissante et de travailler à la fortifier ; c’est là cependant une mission théorique qu’elle ne remplit point en réalité. Elle se trouve placée entre une législation ancienne, confuse, contradictoire, inapplicable, et une législation nouvelle, à peine ébauchée, variable, souvent aussi peu claire dans son esprit que dans ses termes. Il en résulte un arbitraire à peu près général ; le champ des interprétations est ouvert au caprice de fonctionnaires inexpérimentés qui s’en prévalent pour exercer leur petit despotisme. L’administration n’administre pas ; il semble même jusqu’ici que ce soit la dernière chose à laquelle on songe. L’administration n’est qu’un instrument dans la main des partis. Quelle force d’action pourrait-elle conserver, lorsque ses principes constitutifs changent périodiquement ? Quelle habitude des affaires, quelle autorité morale pourraient acquérir les hommes, lorsqu’ils sont portés aux fonctions publiques, non par un mouvement régulier, mais par le hasard de la lutte ? L’instabilité qui existe dans les hautes réions du pouvoir se communique à tous les degrés de la hiérarchie administrative. Chaque parti a ses employés, depuis le premier ministre jusqu’à un simple alcade, jusqu’à l’agent le plus obscur ; chaque employé par suite se croit consciencieusement obligé à se transformer en petit politique, sans s’inquiéter des devoirs de son emploi ; il se croit même appelé à exercer son contrôle sur le pouvoir ; on a vu de simples attachés d’ambassade venir d’Amérique, faire deux mille lieues pour déposer solennellement leur démission entre les mains du ministre d’état parce que la marche de la politique leur paraissait décidément mauvaise. Qu’un général refuse de remplir une mission qu’on lui confie, cela est trop commun pour qu’on s’y arrête. Il y a donc eu jusqu’à ce jour en Espagne des employés modérés et des employés progressistes ; peut-être serait-il temps de chercher des employés uniquement préoccupés du service de l’état. De toutes les conditions nécessaires pour la réforme de l’administration espagnole, la première, c’est d’en chasser la politique, qui la pervertit en créant des mœurs où tous les excès peuvent se produire au nom des passions de parti, d’établir cette division des pouvoirs qui est la première règle dans un état constitutionnel. C’est ainsi seulement, que l’administration peut asseoir son influence, que des traditions peuvent se former, qu’il peut s’élever des hommes réellement capables, rompus aux affaires, doués d’une forte expérience. Les partis eux-mêmes, qui dirigent tour à tour le pays, trouveront une garantie dans cette séparation, car on ne verra point alors tant de mouvemens, qui prennent la politique pour prétexte, se compliquer en réalité de mille ambitions subalternes, de tous les ressentimens des fonctionnaires évincés qui tendent à regagner leur position.

Ce qui ne serait pas moins essentiel pour créer une administration vigoureuse, ce serait de diminuer le nombre des emplois, d’exiger des garanties de ceux qui prétendent aux fonctions publiques, de limiter les promotions qui se font le plus souvent arbitrairement, d’établir une hiérarchie et de la respecter, tandis qu’on voit aujourd’hui des hommes de peu de valeur nommés tout à coup chefs politiques, des officiers passer soudainement, grace à une insurrection, d’un grade subalterne au grade de général. Le nombre des fonctionnaires est véritablement immense en Espagne : c’est toute une nation à côté de la vraie nation. Il y a des employés en activité et en non-activité même dans l’ordre civil et chacune de ces positions a encore plusieurs nuances ; on a calculé qu’il y avait une personne sur trente-cinq qui touchait un salaire de l’état. Partout se retrouve la même proportion ; partout on petit distinguer la même exagération. Le nombre des fonctions supérieures est surtout extrême. Qu’on examine la composition de l’armée : l’Espagne a une armée trois fois moins nombreuse que la nôtre, et elle n’a point à soutenir une guerre incessante comme celle d’Afrique, où les grands services appellent les récompenses. Eh bien ! elle compte plus de six cents généraux, c’est-à-dire le double de ce qu’il faut en France pour suffire à un des premiers états militaires de l’Europe. Il est impossible que cette quantité d’emplois, de dignités, n’entretienne pas une multitude d’ambitions, outre la charge considérable dont l’état se trouve grevé. Je sais bien qu’il y a une ressource dont on use assez communément, c’est celle de ne point payer les employés ; les classes actives, comme les classes passives, ont leur solde arriérée. D’un autre côté, il est arrivé plus d’une fois que des fonctionnaires faisaient volontairement le sacrifice de leurs appointemens ; mais ici se place un autre danger : il y a en Espagne, ainsi que je l’ai dit, un très vif instinct d’indépendance individuelle, et ce désintéressement volontaire ou forcé vient en aide à cet instinct, favorise cette tendance qu’a en général l’employé espagnol à substituer sa propre initiative à celle du pouvoir dont il reçoit des ordres. Il n’est pas très rare qu’un fonctionnaire placé dans une position éminente laisse de côté les instructions du gouvernement pour appliquer ses propres vues. Cela est arrivé à Madrid où un directeur de l’université corrigeait si bien l’organisation de l’instruction publique, fixée par un décret, qu’elle était complètement changée. Les fonctions gratuites risquent ainsi de devenir un des déguisemens de l’anarchie. Ce sont là quelques-uns des points sur lesquels les réformes devraient porter. Ces premières difficultés résolues, croit-on qu’il ne resterait pas assez de temps pour discuter sur des mots, pour savoir si l’administration qu’on fonde est une administration à l’espagnole ou à la française : ce qui a été quelquefois l’objet de très sérieux débats ?

IV.

Descendons, si l’on veut, plus profondément dans la vie intime de l’Espagne ; nous pourrons voir des complications d’un autre genre. Il y a au-delà des Pyrénées une cause permanente, normale en quelque sorte, d’incertitude et de mobilité : c’est l’absence d’intérêts réguliers propres à entretenir l’activité publique et à la détourner des agitations stériles. Le travail est un des élémens les plus essentiels de la civilisation moderne ; or, le travail est mal acclimaté en Espagne ; l’esprit d’industrie n’a pas passé dans les mœurs, il répugne même, dirai-je, à l’indolence nationale. L’Espagnol aime à rêver, à prendre le soleil, suivant l’expression consacrée ; il y a chez lui un certain mépris des occupations vulgaires. Plein de promptitude lorsque la passion le pousse, il s’embarrasse dans les détails positifs, pratiques des affaires ; il s’en détache aisément pour retomber dans une inertie orientale. La paresse espagnole a son mot caractéristique, c’est le mot de mañana,- demain. Le mot de mañana s’applique à tout ; c’est la réponse sur laquelle il faut toujours compter. De jour en jour, souvent la plus simple affaire traîne toute une année, et il n’est pas bien sûr même qu’elle se termine. Mañana est l’argument le plus triomphant de l’indolence castillane ; cela dispense d’agir pour le moment. La paresse espagnole est profondément fataliste ; elle respecte ce qui existe et ne cherche point à le modifier. Je me souviens d’une anecdote qui ne peut qu’être vraie. Au XVIIIe siècle, on voulut opérer des travaux pour rendre le Tage navigable. Des commissions furent nommées, et l’une d’elles répondit avec gravité que si Dieu, qui est tout-puissant, avait voulu rendre le fleuve navigable, rien ne lui eût été plus facile, et que, s’il ne l’avait pas fait, c’est qu’apparemment cela ne devait pas être. Si on n’en dit pas autant aujourd’hui, peut-être n’est-on pas loin de le penser. Chose étrange ! l’instinct du gain, si puissant ailleurs, semble être ici sans effet. A Madrid même, il arrive quelquefois qu’un industriel, qu’un marchand, pour peu qu’il n’ait pas sous la main ce qu’on lui demande, vous renvoie au jour suivant ; s’il est à son repas ou à son plaisir, même dans l’intérieur de sa maison, il se dérange à peine. Dans la campagne, chacun travaille presque exclusivement pour vivre ; chacun se borne à tirer de la terre le peu qu’elle veut donner ; aussi, en parcourant le territoire espagnol, rencontre-t-on de vastes portions incultes, dépouillées, malgré leur fécondité naturelle, et auxquelles il ne manque que l’exploitation. Le pauvre reste volontiers dans sa misère, échappant en quelque façon à la tristesse de son dénuement par la sobriété extrême à laquelle il s’est accoutumé. Il est une circonstance qui montre dans tout son jour la paresse nationale, c’est la facilité avec laquelle on saisit toutes les occasions de se délasser d’un travail qu’on ne fait pas. Souvent dans une ville on voit avec étonnement la vie industrielle s’arrêter, les magasins se fermer ; c’est qu’il y a quelque fête dont on ne soupçonnait pas l’existence. Le calendrier espagnol abonde en fêtes de tout genre, qui sont très fidèlement observées, et ces jours-là il ne faut point songer à aller forcer la porte d’un commerçant pour acheter le plus simple objet : tout est suspendu, il ne reste de temps que pour le repos et le plaisir. On dirait vraiment que le peuple espagnol ne travaille qu’à ses momens perdus, et lorsqu’il n’a rien de mieux à faire, lorsqu’il n’a pas à tenter quelque révolution ou à battre des mains dans une course de taureaux.

Dans ces habitudes d’oisiveté, la part de l’indolence propre au caractère espagnol est grande sans doute ; ne faudrait-il pas cependant faire aussi celle des lois et des circonstances ? Si le goût du travail tarde tant à entrer dans les mœurs, si, par suite, les intérêts ont tant de peine à se développer, n’est-ce point parce qu’ils manquent de stimulans, de protection, de sécurité ? Le malheur du temps et le vice des lois sont venus fortifier un penchant naturel. Je ne veux examiner qu’un seul point : dans une grande partie de l’Espagne, le sol est prodigieusement fertile, il paierait libéralement les sueurs de l’homme ; eh bien ! cette fertilité est souvent inutile, la terre produit vainement. En l’absence de moyens de communications, des récoltes entières se perdent. Et dès-lors à quoi bon travailler ? Où est l’excitation capable d’éveiller l’activité publique ? Où sont aussi les élémens de bien-être ? Le résultat de ceci, c’est que des habitudes d’ordre et de paix ne peuvent se former au sein d’une population disséminée qui n’apprend pas à connaître les bienfaits pratiques du régime libre. L’absence d’intérêts réguliers et actifs favorise les penchans à l’isolement, à l’indiscipline, si vivaces en Espagne, et livre les hommes à la guerre civile, qui cherche des bras et recrute tous ceux qui n’ont rien à perdre. Plus souvent encore les masses restent indifférentes, seulement les malheureux qui sont trop accablés et que rien ne rattache au pays s’en vont. L’émigration est aujourd’hui un danger sérieux pour l’Espagne ; chaque année, de nombreux émigrans partent des côtes des Asturies et de la Galice pour l’Amérique méridionale ; l’an dernier, il se faisait presque publiquement dans ces provinces une sorte de traite que le gouvernement s’est vu forcé de réprimer. D’autres passent des côtes d’Almeria en Afrique ; il y a en ce moment quarante mille Espagnols répandus dans l’Algérie, c’est-à-dire près du tiers de la population européenne. Et, chose étrange, on émigre ainsi lorsque l’Espagne pourrait nourrir une population double de celle qu’elle possède ! Que manque-t-il donc au-delà des Pyrénées, si ce n’est un gouvernement assez intelligent et assez résolu pour faire renaître dans le peuple l’esprit du travail par des mesures libérales et protectrices, et le rattacher au sol par le bien-être qu’il y pourrait trouver ?

Ne croyez pas que ce soit rabaisser la révolution espagnole que de l’envisager sous cet aspect ; c’est que là en réalité est tout son avenir. Dans l’état de ruine où est l’Espagne, les questions économiques devraient seules dominer pour long-temps, parce que seules elles peuvent faire pénétrer la révolution dans les mœurs. Tant que cette œuvre ne sera point accomplie, tant que les mœurs ne se seront point imprégnées de l’esprit moderne, tant que le travail ne sera pas venu créer la solidarité entre les hommes, et non-seulement entre les hommes, mais entre toutes les parties du royaume qui vivent aujourd’hui en une flagrante hostilité ; tant que le sentiment de la légalité ne se sera pas substitué aux suggestions de la force individuelle, l’Espagne pourra être libre de nom, de droit si l’on veut : elle ne le sera pas de fait. On pourra discuter au congrès et faire des discours qui durent trois jours, si deux ne suffisent pas ; ce sera au mieux, et pendant ce temps le désordre prendra possession du pays ; il dépendra d’un chef audacieux d’aller lever un drapeau quelconque, de surprendre une ville, de piller les caisses, de frapper des contributions, le tout au nom de la junte centrale, de la constitution de 1812 ou de don Carlos, n’importe. La politique se résumera parfaitement dans cette petite histoire qu’on raconte. Il y avait, pendant la guerre civile, certains endroits toujours menacés où sur la place principale on avait mis une plaque qui d’un côté portait : Place de la Constitution, et de l’autre : Place Royale ; selon que christinos ou carlistes approchaient, on tournait la plaque ; il n’en fallait pas plus pour être royaliste ou constitutionnel. Cette plaque me paraît le symbole le plus exact de toutes les révolutions qui sont dans les mots et qui ne sont pas dans les choses. La pacification politique de la Péninsule dépend si bien de ces questions d’organisation dont je parlais, que les événemens les plus décisifs en apparence restent jusqu’à un certain point sans effet. Qu’a-t-on vu depuis quelques mois ? Un cabinet a accompli un acte certainement considérable, — le mariage de la reine ; l’effort même a été si grand, que ce pauvre ministère en est mort. Eh bien ! jugez cet acte uniquement au point de vue espagnol, au point de vue intérieur ; quel problème a-t-il résolu ? à quelle difficulté a-t-il mis un terme ? quel changement s’est opéré dans la situation réelle du pays ? quelle garantie de sécurité offre-t-il tant que l’anarchie, qui est dans les habitudes, n’aura point été extirpée par une main vigoureuse ?

Maintenant, le pouvoir tel que je l’ai dépeint, tel que j’ai cru le voir en Espagne, peut-il réaliser cette grande pensée de la régénération du pays ? Il y a dans son inconsistance et dans sa faiblesse des raisons décisives pour en douter. Ce qui est essentiel aujourd’hui pour la Péninsule, c’est un régime réparateur, c’est une politique attentive, vigoureuse, persévérante, pratique, une politique d’ordre et d’action bien plus que de discussion, et c’est justement là le difficile pour un pouvoir mal assis, toujours près de glisser sur un caprice, sur une passion, et de disparaître sans laisser de trace. La politique officielle à Madrid est visiblement frappée d’une virtuelle impuissance ; elle fait des lois qui ne sont point exécutées ; elle donne des ordres qui ne sont point respectés ; elle discute lorsqu’il faudrait agir. On ne peut s’empêcher de sourire en voyant le gouvernement espagnol recourir à ces moyens dilatoires tout au plus concevables dans un pays déjà organisé. On nomme des commissions ; il y a une commission des codes qui fonctionne depuis cinq ou six ans au moins, et les codes ne sont pas publiés. Il y a encore une junte des affaires ecclésiastiques, si je ne me trompe, et l’état du clergé est toujours la chose la plus incertaine ; de pauvres prêtres sont obligés, pour vivre, de recourir à des travaux manuels. Voilà une nouvelle commission pour les tarifs, et cette question vitale se trouve ajournée ! Tout cela n’explique-t-il pas la défiance ou l’indifférence du pays à l’égard des gouvernemens qui se succèdent ? Ce n’est donc point, il faut l’avouer, de l’action du pouvoir qu’on peut attendre l’affermissement du régime moderne au-delà des Pyrénées ; les mouvemens qu’on remarque dans ces hautes régions n’ont rien que de superficiel et d’incohérent, de romanesque et de fantasque. Il faudrait désespérer de l’Espagne, si elle continuait à séjourner dans cette atmosphère de caprices où la royauté elle-même s’est laissé trop souvent compromettre.

Mais sait-on ce qui doit inspirer plus de confiance ? C’est que, dans cette société si profondément agitée, à côté des périodiques et stériles révolutions de la politique officielle, tandis que les partis donnent le spectacle de leurs récriminations et de leur impuissance, il s’opère un travail lent et sourd ; il y a des améliorations réelles, positives en Espagne ; il y a des choses pratiques excellentes qu’il faut aller surprendre loin du bruit : ce sont celles où la passion politique n’intervient pas. Ainsi, Madrid compte plus d’un établissement remarquable. J’ai pu voir un préside-modèle, assez récemment créé, où on a introduit le travail et l’instruction parmi les condamnés, et où on peut déjà constater les meilleurs résultats ; c’est une société pour l’amélioration du système pénitentiaire qui a contribué à le fonder à l’aide de cotisations volontaires. Tous les établissemens de bienfaisance sont en notable progrès et se distinguent par leur bonne tenue, par l’ordre qui y règne ; il faut ajouter que beaucoup ne se soutiennent que par la charité privée. Je pourrais citer, en première ligne ; le grand et bel hôpital d’Atocha, qui peut rivaliser avec toutes les maisons du même genre. Un autre établissement me fournit un détail statistique qui n’est pas sans intérêt moral : c’est la maison des enfans trouvés. En peu de temps, on a dû être frappé d’une amélioration sensible, que quelques chiffres suffisent à indiquer. En 1837, il y avait à Madrid environ 1,500 enfans exposés ; plus de 1,100 périssaient, le reste seulement était sauvé. Dans une des dernières années, le nombre des exposés était réduit à un peu plus de 1,300 ; 400 seulement ont succombé, 900 ont survécu. Ces détails ne sont point à mépriser, puisqu’ils font connaître en même temps un progrès dans la moralité des masses et un progrès dans l’administration des maisons de bienfaisance. Veut-on voir une autre institution qui n’est pas moins remarquable, c’est l’institution des salles d’asile, qui portent le nom d’escuelas de parvulos. Malgré de bonnes intentions, le gouvernement n’a pu, jusqu’ici, organiser d’une manière complète l’instruction publique, l’instruction populaire principalement ; tout lui manquait, les maîtres et l’argent. Les pouvoirs législatifs se sont même montrés, en plusieurs circonstances, inintelligens et parcimonieux il y a quelques années, le congrès refusa des fonds à une école primaire créée à Madrid, sous prétexte que c’était un établissement, d’intérêt local. L’institution des salles d’asile provient de l’initiative individuelle. Il se forma, en 1838, une société dans l’intention généreuse de propager et d’améliorer l’éducation populaire. Cette société pourvoit à ses besoins au moyen de quelques dons qui lui furent faits à sa création, et d’une souscription annuelle de 20 réaux imposée à chacun de ses membres. La première école fondée à Madrid a été celle de Virio ; depuis, celles de Santa-Cruz, Montesino, Pontejos, Arias, ont été ouvertes. Ces écoles, avec l’asile qui a été établi à la fabrique de tabac, réunissent aujourd’hui environ 700 enfans, enlevés au vagabondage et à la misère. La moitié de ces enfans sont admis gratuitement ; les autres paient une très faible rétribution ; tous passent là leur journée entière. Il y a une observation à faire sur ces écoles : en général, dans tout ce qui se pratique en Espagne, lorsque la politique s’en mêle, il y a de la confusion, de l’incertitude ; ici, au contraire, dans les procédés d’éducation, l’ordre et la méthode exercent une influence souveraine. Rien n’est mieux entendu que les moyens d’instruction qui sont employés. ’Tout est fait avec soin et intelligence. La routine est bannie des écoles espagnoles, et ce n’est point la moindre surprise qu’on éprouve. J’ajouterai que la société pour l’amélioration de l’éducation populaire ne s’est point bornée à fonder les écoles de Madrid ; elle a porté aussi ses vues sur les provinces, et a provoqué la création d’écoles semblables à Ségovie, Cordoue, Barcelone, Pampelune, Soria, Alcoy, Cacerès. Une école primaire normale a été instituée à Madrid pour donner des maîtres à ces succursales de la métropole. C’est toute une réforme due à l’initiative généreuse de quelques personnes.

Combien de choses se font ainsi en dehors de l’action du gouvernement ! L’homme qui s’est le plus occupé peut-être de cette institution des salles d’asile espagnoles, et dont le nom ne fait point de bruit, sans doute parce qu’il n’a fait qu’une œuvre utile, est M. Mateo Seoane, l’un des médecins distingués de Madrid. M. Mateo Seoane a été député autrefois, en 1820 ; il a fait partie de l’émigration qui se répandit peu après en Europe ; depuis, il n’a point joué de rôle politique, il s’est contenté d’observer, de voir, et, tandis que d’autres ébranlaient la société à son sommet, de préparer les nouveaux élémens qui pourraient lui servir de base. Il n’est pas étonnant que son attention se soit portée sur l’instruction publique et en particulier sur l’éducation du peuple. M. Seoane a été, dès l’origine, secrétaire de la société pour l’amélioration de l’éducation populaire. Il met à ces travaux un zèle extrême, infatigable. Il ne fait pas seulement chaque année le résumé de la situation de la société ; il suit cette œuvre dans tous ses détails avec un soin vigilant et continuel. Il surveille, avec un plaisir qu’il ne cache pas, les progrès de la moralisation des classes pauvres. J’ai visité, avec M. Mateo Seoane, l’école de Virio, dans la rue d’Atocha ; à peine avions-nous mis le pied sur le seuil, que tous ces enfans, poussés par l’instinct du cœur, se jetèrent au-devant de cet homme de bien, se suspendirent à lui pour ainsi dire, l’entourèrent en criant : Amigo ! amigo ! Il semblait se retrouver au milieu d’une immense famille où il eût été attendu. La gloire a sans doute des charmes puissans, il y a quelque chose d’enivrant pour l’homme dans ce bruit que son nom soulève : est-il cependant beaucoup d’hommages qui vaillent ce cri naïf et reconnaissant d’amigo, poussé par cent bouches enfantines, dans une pauvre école, à la vue de l’homme qui a le plus contribué à la création de ces asiles protecteurs ? est-il beaucoup de louanges sonores qui puissent donner à l’ame une joie aussi pure, et prouver plus clairement à celui qui en est l’objet que ses efforts n’ont point été inutiles ? Ce premier moment passé, les petits écoliers, dont quelques-uns pouvaient à peine marcher, reprirent leur place et continuèrent sous nos yeux leurs leçons. Pour peu qu’on y prête une attention sérieuse, il est impossible de ne point remarquer combien il y aurait de ressources dans la nature espagnole, si elle était développée avec soin. Voyez tous ces enfans, il y a chez eux la plus rare précocité d’intelligence et une aptitude merveilleuse à recevoir l’instruction. Si l’œuvre éminente entreprise par la société pour l’amélioration de l’éducation populaire parvient à s’étendre comme elle le doit, il est certain qu’il peut en résulter un grand changement moral dans l’état de l’Espagne. C’est un des moyens les plus directs qui puissent influer sur l’avenir ; c’est par cette action bienfaisante que le peuple, jusqu’ici plongé dans l’ignorance et dans la paresse, habitué au spectacle de l’anarchie, peut être mis au niveau du régime libre. Il y a en effet un rajeunissement moral à provoquer et à seconder en Espagne ; aussi M. Seoane le dit-il avec raison dans un de ses derniers rapports annuels : « Qui peut nier que les plus respectables croyances ne soient fort affaiblies, et qu’il ne soit très difficile, sinon impossible, de les faire renaître, pour le bien de la société, dans la génération présente, qui est venue au jour, a été élevée, a vécu et vit encore au milieu de tout ce qui peut exciter l’indifférence, le doute ou le dégoût ? Et si cet affaiblissement des croyances et des opinions ne peut être nié, si, en considérant une telle situation, on ne peut méconnaître la nécessité d’un prompt et efficace remède, quel moyen plus sûr trouvera-t-on que d’élever la génération qui commence aujourd’hui à vivre dans des habitudes de religion, de moralité, de travail et d’ordre ? » - Voyez cependant quel chemin nous avons fait ! Nous sommes partis du congrès, où il semble qu’on doive aller chercher la pensée politique de l’Espagne, et nous nous retrouvons dans une escuela de parvulos, où les signes d’un progrès effectif nous apparaissent plus distinctement. Il y a du moins ici quelque chose de vivant et de réel, plus curieux, à quelques égards, que les inexplicables évolutions de la politique officielle.


V.

Peut-être trouvera-t-on que c’est bien long-temps s’arrêter sur ce pénible travail auquel est en proie la société espagnole. Ce qu’il y a de bon, c’est que ces difficultés, si elles sont senties par tout le monde, ne jettent point de reflet sombre sur la vie ordinaire. Il n’est pas de pays où le sang lui-même s’efface plus vite qu’en Espagne. Les complications politiques n’empêchent les Madrilègnes ni de se répandre, par un beau soleil, au Prado, ni d’aller se passionner pour Montès ou le Chiclanero à la Plaza de Toros, près de la porte d’Alcala, lorsque quelque belle corrida doit ajouter un épisode de plus aux annales de la tauromachie, ni de chercher le soir d’autres émotions, bien que moins ardentes, dans les spectacles. Madrid a ainsi ses plaisirs de divers genres. Quant au Prado, j’ai cherché à décrire ce lieu si charmant et si renommé, digne du peuple le plus amoureux d’aventures. Pour les courses de taureaux, qui ont, je ne le nie pas, le don de fouetter singulièrement le sang, elles me paraissent avoir donné lieu à trop de descriptions, à trop de récits fabuleux ; il m’est impossible, au surplus, de voir toute l’Espagne dans une course de taureaux. Les théâtres ont un intérêt plus littéraire ; ils annoncent du moins le développement d’une certaine curiosité d’esprit et d’imagination. Il y a maintenant à Madrid cinq ou six théâtres, — le théâtre de la Cruz, du Principe, du Circo, de l’Instituto, de las Variedades ; ces deux derniers ne sont pas supérieurs aux plus humbles scènes du boulevard, à Paris. La Cruz et le Circo sont des théâtres lyriques où règne la musique italienne, et ceci pour une raison assez plausible, c’est qu’il n’y a point de musique espagnole ; il n’y a point de compositions lyriques qui donnent l’idée d’un art national, et ce serait peut-être un curieux objet d’étude de rechercher pourquoi entre ces deux nations méridionales, — l’Italie et l’Espagne, — l’une a produit tant de richesses musicales et l’autre en est si complètement déshéritée. L’an dernier, cependant, on a joué au Circo un opéra madrilègne, le Diablo predicador, dont la musique était de don Basilio Basili, et les paroles de don Ventura de la Vega. Il ne reste donc à Madrid qu’une seule scène pour la littérature, pour la poésie : c’est le Principe. Ce n’est pas que le Principe soit lui-même dans des conditions excellentes et ait tout l’éclat qu’on pourrait attendre ; seulement c’est l’unique théâtre sérieusement littéraire. Il y a trois choses fort essentielles pour un théâtre en tout pays, — le public, les comédiens, et les auteurs. Voyons ce que sont ces trois élémens à Madrid : ici comme ailleurs ils sont intimement unis et réagissent l’un sur l’autre. Il est certain que depuis dix ans le goût du spectacle, le goût du plaisir littéraire s’est beaucoup développé en Espagne. Il est cependant une circonstance qui ferait croire que le public n’a pas gagné en nombre autant qu’on aurait pu s’y attendre : c’est que les pièces les meilleures, celles qui obtiennent le plus de succès, ont très peu de représentations ; une œuvre jouée vingt fois est arrivée au plus haut degré de la fortune théâtrale. De là une immense consommation de pièces de tous genres, et la difficulté de faire un choix entre elles. Ces conditions ne doivent-elles pas peser aussi sur les comédiens, qui sont obligés de se multiplier ? Je ne sais trop ce que dirait un acteur à Paris s’il était contraint de jouer deux fois le même jour, et cela arrive pourtant fréquemment à Madrid, le dimanche, où il y a deux représentations. Il faut bien, en outre, que le talent des comédiens se plie à jouer à peu de distance tous les rôles gais ou sombres, bouffons ou tragiques, et il en résulte dans leur esprit une confusion perpétuelle qui atténue leur originalité, lorsqu’ils en ont. Il y a au Principe deux artistes qui seraient remarquables partout, — don Julian Romea et Matilde Diez. Romea est un comédien plein de tact et de distinction, dont l’intelligence est plus grande encore que les moyens dramatiques. Poète lui-même, auteur d’un volume de vers où il y a souvent un réel mérite, il excelle à interpréter les poètes. Il n’est point déplacé dans une œuvre tragique, parce qu’il a pour lui son intelligence ; mais son talent, qui est véritablement propre à la comédie, ne doit-il pas souffrir de cette violence faite à sa nature ? A côté de Julian Romea, mettez comme contraste Matilde Diez : c’est une actrice énergique, passionnée ; je l’ai entendue dans le Guzman et Bueno de M. Gil y Zarate, et elle savait trouver des accens partis du cœur, des entrailles, — des accens qui faisaient frissonner. C’était le don de l’émotion à sa plus haute puissance, et cependant il faut souvent que Matilde Diez joue dans la comédie, où elle a un certain ton pleureur qui ne plaît que médiocrement.

Quoi qu’il en soit, c’est avec le secours de ces deux artistes, de Romea et de Matilde Diez, que les poètes de l’école moderne ont gagné leurs plus belles victoires. Le Principe est en effet le théâtre où la plupart des œuvres nouvelles se sont produites. C’est là qu’ont été joués les Amans de Teruel, ce drame émouvant d’Hartzenbusch, le Charles II de Gil y Zarate, le Don Alvaro du duc de Rivas, le Savetier et le Roi de Zorrilla, le Trovador de Garcia Gutierez, et, plus récemment, l’Hombre de Mundo, cette comédie où Ventura de la Vega a mis une idée profonde, et qu’il a su rendre amusante et sérieuse en peignant un homme qui, dans sa jeunesse, s’est joué des autres, et qui, arrivé à l’âge mûr, croit voir tout le monde autour de lui le menacer de ces tromperies qu’il mit autrefois en usage. A l’heure où j’écris, le bruit d’un nouveau succès de Vega m’arrive, celui du drame de Don Fernando de Antequera, qui vient d’être joué sur la même scène. C’est à ce point de vue, que j’appelais le Principe le théâtre littéraire de Madrid, et il est surprenant qu’on n’ait pas songé à le constituer plus fortement dans des vues exclusives d’art et de poésie, en en chassant les traductions, qui s’y produisent encore trop souvent. Ce n’est pas seulement aux tentatives modernes que le Principe devrait être destiné : il devrait avoir pour premier but de faire revivre le vieux théâtre. Pourquoi ne créerait-on pas une institution littéraire nationale qui serait mise à l’abri des grands noms de Calderon, de Lope, de Moreto, de Rojas, de Tirso de Molina, une scène élevée où serment représentées avec soin les œuvres de ces illustres maîtres ? On se rejette trop aisément sur des impossibilités secondaires, sur des difficultés de détail. Tout ne devrait-il pas s’effacer devant l’intérêt de réunir dans un même foyer tant de rayons épars du génie espagnol, de les concentrer pour frapper et éblouir les contemporains ? On établit un conservatoire à Madrid pour former des chanteurs, lorsqu’il n’y a pas de musique nationale : ne vaudrait-il pas mieux fonder une école où de jeunes artistes viendraient se familiariser avec les secrets de l’ancienne poésie et se préparer par l’étude à jouer les personnages que l’inépuisable invention de quelques hommes a fait vivre d’une vie immortelle ? Il me semble que rien ne serait plus attachant que de voir se succéder sur un théâtre Garcia del Castañar, le Rico hombre de Alcala, l’Étoile de Séville, le Médecin de son honneur, et ce drame si étrange et si poétique qui met Calderon au rang des plus ardens penseurs, — la Vie est un songe. Les écrivains modernes trouveraient dans ces modèles un glorieux stimulant ; le goût du public s’élèverait, sans aucun doute, sous l’influence de cette forte et nationale poésie. Dans ces conditions, institue comme organe de la tradition littéraire, le théâtre du Principe pourrait rivaliser avec les premières scènes de l’Europe. Pour les étrangers, ce serait un attrait de plus ; on aimerait à applaudir Calderon à Madrid, comme on applaudit Corneille à Paris et Shakespeare à Londres. Une des choses les plus curieuses peut-être du Principe, ce n’est pas ce que voit le public : derrière la scène, il est un lieu très hospitalier et presque illustre à Madrid c’est un petit foyer particulier qui avoisine la loge de Julian Romea. Le salon de Romea, comme on le nomme, ne brille pas par les décorations : le plus grand ornement consiste en deux bustes, il est vrai que ce sont les bustes de Calderon et de Mayquez, le plus grand acteur qu’ait eu l’Espagne ; mais là se réunissent chaque soir presque tous les écrivains, les poètes madrilègnes, et même des hommes politiques : on y a vu des présidens du conseil. C’est bien un des lieux où il se dépense le plus d’esprit. Là vous recevrez le plus aimable accueil, vous qui venez de loin avec quelque attachement aux choses littéraires ; vous pourrez, en une soirée, voir se succéder dans le salon de Romea le simple et modeste Hartzenbusch, un des rares écrivains de Madrid qui savent ce que c’est que le style ; le brillant Zorrilla, étourdi comme un enfant, poète comme on ne l’est qu’en Espagne, c’est-à-dire exclusivement, sans aucune autre préoccupation : Breton de los Herreros, dont la figure somnolente et narquoise éclaire parfois de quelques reflets de cette verve qui s’est répandue en cent comédies ; Ventura de la Vega, cet esprit délicat et élégant, qui est aussi bon acteur que poète lorsqu’il le veut, et ce brave et ardent Escosura, qui a été tout ce qu’on peut être, officier d’artillerie, chef politique, sous-secrétaire d’état, journaliste, poète, académicien, portant partout son activité et son énergie. Combien d’autres faudrait-il nommer ? La littérature madrilègne a là tous les soirs son centre de réunion, et la charmante cordialité qu’on y rencontre fait un instant oublier ce qui manque au Principe sous d’autres rapports.

Si dans cette sphère des plaisirs intellectuels l’Espagne a encore plus d’un progrès à réaliser ; la littérature du moins, on peut le dire, a eu un réveil qui n’a pas été sans éclat ; elle a donné des témoignages de vitalité et de force. Il n’en est pas de même des autres branches de l’art ; malgré le talent et les efforts de quelques hommes remarquables, tels que M. Madrazo, M. Vicente Espinel, la peinture se relève à peine de sa décadence ; les productions nouvelles ont peu de caractère et d’originalité ; on pourrait les rattacher aux écoles françaises. Il est vrai que Madrid compte en peinture de bien autres richesses ; Madrid est peut-être la ville du monde qui possède les plus belles galeries de tableaux antiques. Outre les collections de l’académie de San-Fernando, de la Trinidad, le Musée royal est un véritable panthéon de toutes les gloires de la peinture. Tous les pays où l’art a pris un brillant essor ont là quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre. Il n’y a pas long-temps encore, tous ces tableaux étaient dispersés dans les maisons royales, à Aranjuez, à l’Escurial, au Pardo ; le Musée réunit aujourd’hui environ deux mille toiles de toutes les écoles et des plus grands maîtres. Chaque salle, peut-on dire, est un musée différent. Ici c’est d’abord l’Espagne, là l’Italie, la France, la Flandre, la Hollande, l’Allemagne ; chaque salle contient une école ou plutôt est consacrée à un pays. Raphaël a au Musée de Madrid quelques-unes de ses plus belles œuvres : la Vierge au poisson, la Vierge connue sous le nom de la Perla, le Spasimo, ce tableau qui est l’expression suprême de la douleur, qui montre le Christ s’affaissant sous la croix en gravissant le Calvaire, tandis que des femmes attendries, poussées par une pitié profonde qui se reflète sur leur visage, viennent essuyer son sang et sa sueur. Chaque année, la France envoie de Paris de jeunes peintres à Rome pour se familiariser avec les chefs-d’œuvre de la peinture dans cette patrie des arts ; ne devrait-elle pas en envoyer également à Madrid ? Là, sans sortir de l’enceinte du Musée, ils rencontreraient tous les exemples ; ils trouveraient surtout des élémens de comparaison, ils pourraient confronter toutes les écoles à cette grande école espagnole, qui apparaît au Musée de Madrid dans toute sa puissance, dans toute sa splendeur, dans toute sa gloire. Je ne sais si c’est une erreur, mais il me semble que l’esprit d’un artiste trouverait les plus solennels enseignemens dans cette étude comparée des plus grands maîtres, s’il pouvait voir presque en même temps les œuvres de Murillo, de Velasquez, de Ribera, de Zurbaran, d’Alonso Cano, à côté de celles de Raphaël, du Titien, du Tintoret, de Véronèse, de Rubens, il y aurait pour lui le même intérêt qu’il peut y avoir pour un poète à comparer Homère à Dante, Calderon à Shakespeare, le Tasse à Virgile. Une chose frappe bien vivement, en général, dans la peinture espagnole, c’est l’exactitude avec laquelle elle fait revivre la nature, même la plus horrible, la plus dégoûtante, c’est l’énergie avec laquelle elle exprime la réalité ; pour elle, l’homme est toujours un être humain qu’elle ne cherche point à transfigurer. On sait avec quelle étrange puissance, je dirais presque avec quelle préférence, tous les peintres espagnols reproduisent la misère, les guenilles. Prenez si vous voulez d’autres sujets. Quelle figure prête plus à la transfiguration, parmi les héros du monde antique, que Prométhée ? Dans le tableau de Ribera, Prométhée n’est pas cependant ce grand rebelle qui va ravir le feu du ciel et reçoit avec orgueil son châtiment ; c’est un géant énorme cloué sur son rocher ; le vautour fouille dans son foie déchiré et sanglant ; les muscles de ses membres se contractent affreusement ; il semble qu’on va entendre ses cris, tant son visage est travaillé par la douleur. Voyez encore dans un autre genre les vierges de Murillo ; elles n’ont pas la grace idéale, pure, divine des vierges de Raphaël ; leur grace est plus humaine, elles vivent de notre vie, elles ont pour ainsi dire une beauté terrestre, plus saillante encore dans ces nuages blancs et roses dont il les entoure. Ce qui est toujours admirable dans les tableaux de Murillo, c’est la splendeur du coloris, l’art savant avec lequel le peintre fait jouer la lumière, la richesse variée des teintes. Velazquez s’attache encore plus que Murillo à la reproduction de la réalité. Il n’en faudrait pour preuve que ce tableau des Borrachos, — les Ivrognes, — qui est l’inimitable peinture de ces festins grossiers où l’homme tourne à la brute. C’est l’épopée grotesque de l’ivresse. La Reddition de Breda et les Forges de Vulcain sont également au premier rang parmi les ouvrages de Velazquez et dans la peinture espagnole.

Je n’ai nommé que quelques hommes et quelques œuvres. Ce serait une histoire entière qu’il faudrait faire pour donner une idée de cette immense réunion de merveilles artistiques. Le Musée de Madrid est une de ces fortunes dont une ville est jalouse ; aussi lui a-t-on consacré un palais dans le plus beau quartier, — au Prado. Une des dernières heures, je me souviens, que j’eusse devant moi à Madrid, fut remplie par une visite au Musée, et en revenant, en suivant lentement le Prado et la rue San-Geronimo, je ne pouvais m’empêcher de songer qu’un peuple qui avait un tel passé se devait à lui-même d’avoir un avenir. J’étais ainsi ramené aux questions vitales qui s’agitent dans la Péninsule, car tout se tient, et l’art ne retrouvera point son éclat en Espagne sans une transformation plus profonde, sans que le pays lui-même se soit relevé sous la féconde influence des idées modernes.

Quelques heures plus tard, je quittais Madrid ; je m’éloignais de ce centre de la vie espagnole, non sans chercher encore à me rendre compte de l’impression définitive qu’avait pu me laisser tout ce qui avait passé devant mes yeux, — mœurs, politique, littérature, beaux-arts, grandeurs anciennes, misères présentes. Malgré tout, c’est une impression qui ne peut avoir rien de vulgaire, parce qu’on peut distinguer à chaque pas en Espagne les élémens d’une fortune nouvelle, parce qu’il y a dans le caractère national d’incontestables ressources, et que ce pays a dans son sein des germes qui ne demandent qu’à s’épanouir ; mais, je l’ai dit, ce qui manque à cette société flottante et incertaine, c’est une heure de repos pour que quelque chose ait le temps de prendre racine, assez de fixité pour que le progrès moral et le progrès matériel puissent tout ensemble se développer et s’affermir, pour qu’il sorte de ce chaos une pensée supérieure qui domine les passions, les caprices des homme, et les range impérieusement sous sa loi. Il faudrait mettre un terme à cette perpétuelle mobilité qui fait de la politique un jeu de hasard et déconsidère tout le monde, les gouvernemens comme les individus. Ce n’est qu’à ce prix que la Péninsule prendra rang parmi les états modernes. Hélas ! si ces réflexions pouvaient me revenir à l’esprit lorsque j’étais tout près de quitter Madrid, tandis qu’en attendant l’heure je me promenais seul, à la porte du Soleil, entouré de cette obscure clarté de la nuit dont parle Corneille, on conviendra que le moment n’était pas si mal choisi. La voiture où j’allais monter emportait la nouvelle de deux catastrophes ministérielles survenues en deux jours sans préjudice de celles qu’on a vues depuis et de celles qui viendront encore. Triste tableau dont je détournais un instant les yeux pour saluer une dernière fois le ciel qui couvrait ma tête et où les étoiles tremblaient comme des flambeaux lointains, seul spectacle toujours glorieux en Espagne, et dont la grandeur ne trompe pas.


CH. DE MAZADE.