Madgyar et le tailleur (Le)

C. Marpon et E. Flammarion (p. 233-242).

LE MADGYAR ET LE TAILLEUR

Au peintre Léon Fauré

I

Ce n’est pas de ce côté-ci seulement des Alpes que M. Dimanche est quelquefois berné par les fils de famille. Peut-être même n’est-ce plus que de l’autre côté. Car il me semble que nous avons contracté des mœurs tout à fait impertinentes pour le souvenir de nos aïeux, les joyeux « débiteurs et emprunteurs » comme les nommait mon maître Rabelais. Non pas que la malhonnêteté ait cessé de fleurir dans notre glorieux pays, mais ce n’est plus guère au détriment des marchands de culottes et autres menus fournisseurs qu’elle s’exerce. Voler le fretin est vraiment affaire de petites gens et nous faisons plus grand que cela. Parlez-moi des immenses entreprises où l’on ruine un cent de familles entre ses deux repas. Voilà qui est autrement louable que de faire courir un pauvre commerçant après son argent. Le doux Panurge a fait place à Mercadet. Moi, je regrette le doux Panurge. Mais il paraît qu’il n’en est pas encore ainsi sur toute la surface du globe, et qu’en Hongrie, par exemple, il est encore de bon ton de solder le plus longtemps possible ses comptes en belle monnaie de singe. Ainsi faisait le prince Ladislas Capador, un des plus nobles hommes de Pesth et des plus élégants, et qui, au commencement de l’hiver qui finit, devait à son tailleur, le juif Mathias Truc, quatre ou cinq années pleines de coûteuses fournitures, ce qui n’est pas un mérite infime, car tout le monde sait que les fils d’Israël n’aiment pas à voir courir leurs écus sur le dos et les jambes de leurs contemporains, mais préfèrent de beaucoup les tenir dans leurs escarcelles, ou les prêter à beau revenu usuraire. Aussi le juif Mathias Truc, en se rendant, fin novembre, chez son aristocratique client, avait-il juré tout bas de n’en sortir qu’avec un solide acompte en espèces, plus un chapelet de « pons bedits pillets ». Mais qui dira la vanité de nos rêves !

II

- Vous tombez bien, mon bon Mathias, car j’allais vous mander incontinent, dit le joyeux Ladislas à son visiteur.

- Mon prince me flatte, répondit celui-ci et n’est pas incontinent qui veut, à mon âge, répondit Mathias. Je suis ravi d’ailleurs que Votre Altesse ait eu la même pensée que moi. Je n’aurais jamais osé lui apporter sa note, et c’est par le plus grand des hasards que je l’ai dans ma poche. Nonobstant la voici :

Et Mathias tira de son portefeuille graisseux un mémoire sur lequel Ladislas ne daigna pas même jeter les yeux.

- Il s’agit bien vraiment de ces vétilles, dit le grand seigneur.

- Si, cependant mon prince…

- Je vous répète, Mathias, que vous êtes à cent lieues du sujet que nous avons à traiter ensemble. Rentrez donc votre papier à cigarettes. Je ne fume pas à jeun. D’ailleurs, ma future ne peut pas sentir l’odeur du tabac.

- Mon prince se marie ?

- Vraisemblablement et si cela ne vous fâche pas. Connaissez-vous la comtesse Keskipruth ?

- La plus riche héritière de toute la Hongrie !

- Une centaine de millions, en effet, et des espérances. Veuve, mais jeune encore et le cœur inflammable. Mon affaire est en bon chemin. Mais la comtesse est fantasque ; je suis obligé, pour lui plaire, à lui chercher de continuels amusements. Elle donne samedi une redoute à laquelle toute la noblesse du pays est invitée. Ce sera une fête vraiment royale et j’ai eu une idée que je crois originale, originale et bien faite pour frapper, en ma faveur, le coup décisif. C’est pour l’exécuter que j’ai besoin de toi.

- Je suis au service de Votre Altesse.

- Je voudrais que tu me rédigeasses, à cette occasion, deux costumes, l’un de montreur d’ours Bohémien et l’autre d’ours. Comprends-tu ?

- A merveille ! Mais ce sera un vrai tour de force de vous livrer cela en trois jours, et j’espère bien que, lorsque je vous l’apporterai samedi, vous me ferez une petite avance sur mon arriéré ?

- C’est la moindre des choses, conclut Ladislas en congédiant, d’un geste plein de noblesse, son crédule créancier.

- Cent millions, murmurait Mathias en se retirant. Je ne suis pas fâché, au fond, d’avoir repris mon mémoire. Je le corserai en conséquence.

Et il se frottait les mains, tout en retrouvant ses jambes de vingt ans pour descendre l’escalier.

III

- Voici, mon prince ! Êtes-vous content ?

- Pas mal, en effet, Mathias. La peau de l’ours est-elle solide et bien cousue ? Il ne faudrait pas qu’il en sortît quelque indécence devant une pareille assemblée.

- Un vrai sac, mon prince, une prison de fourrure et dont l’homme le plus vigoureux ne saurait sortir tout seul.

- A la bonne heure !

- Alors je vais toucher ma petite avance ?

- J’ai mieux à t’offrir que de l’argent.

- De l’or ? En effet, je le préfère.

- Mieux que tout cela ! te dis-je. As-tu jamais vu une redoute dans le grand monde ?

- Votre Altesse sait bien que je n’y serais pas reçu ?

- Eh bien ! moi, je veux que tu connaisses cet admirable spectacle.

- Mon prince plaisante.

- Pas le moins du monde. N’as-tu pas remarqué que je te traitais, depuis quelque temps déjà, bien moins comme mon tailleur que comme mon ami ?

- En effet, il y a fort longtemps que Votre Altesse ne m’a rappelé ma profession.

- Or je ne rougis pas de mes amis, moi ! D’ailleurs, sous cette peau d’ours personne ne pourra te reconnaître. On verra seulement que tu es en ma compagnie et cela suffira à te faire considérer de tous. Je ne te défendrai pas, quand la glace sera rompue, de faire l’éloge de ta maison à tous mes nobles compagnons. Une clientèle superbe que je te mets là dans la main ! Une vraie fortune ! Tu t’y prendras finement en disant par exemple, aux gens : - Cher comte, où avez-vous acheté cet habit à la française ? Vous êtes mis comme un cocher de fiacre ! ou bien : - Marquis renoncez donc franchement à la Belle Jardinière et laissez-moi faire vos pantalons. Je ne te donne pas deux heures pour être à tu et à toi avec ce que Pesth contient de plus gommeux et pour emporter des commandes de quoi occuper le reste de tes jours !

Cette perspective faisait baver de joie le pauvre Mathias. Voir une redoute et faire des affaires en même temps ! S’enrichir en s’amusant ! Le tailleur leva vers le Madgyar un regard mouillé de larmes de reconnaissance.

- Habillons-nous ! dit le prince, en répondant, avec beaucoup de bienveillance à cette silencieuse effusion.

Deux heures après, Mathias était entré dans la peau de l’ours où de robustes mains l’avaient consciencieusement bouclé, et le joyeux Ladislas, en Bohémien, armé d’un fouet, avec des bottes énormes, lui mettait au cou un beau collier d’argent avec une chaîne.

- Le coup de l’étrier !

Un domestique apporta deux verres sur un plateau.

- A ta santé, maître Mathias.

- Quoi, Votre Altesse me ferait l’honneur de trinquer avec moi !

- Certainement.

Le prince se contenta de choquer son verre contre celui du tailleur. Mais Mathias vida consciencieusement le sien jusqu’à la dernière goutte.

IV

Une merveille cette redoute ! D’abord, la comtesse Keskipruth était une admirable personne qui emplissait les salons du seul rayonnement de sa beauté. Quand les Hongroises se mêlent d’être belles, elles ne font pas les choses à demi. J’en ai connu qui étaient un véritable éblouissement, un poème de chair, l’immédiate damnation. Telle était la future du prince Ladislas, bien que les choses fussent moins avancées que ne l’avait dit celui-ci. Autour d’elle un cénacle de femmes dont la moindre eût mérité qu’on brûlât Ilion pour elle et qu’on décapitât une douzaine de Saint Jean-Baptiste. Un bourdonnement de ruche humaine sur ce bouquet, tous les compliments bavards d’un monde de désœuvrés vêtus le plus galamment du monde. Ajoutez à cette scène un décor vraiment somptueux, le luxe que comporte une fortune sans égale. Le dernier des domestiques qui circulaient, enrégimentés par un majordome stratégiste, était plus galonné que dix maréchaux de France.

Tout en étouffant sous sa peau d’ours, le juif Mathias était dans un indescriptible enchantement. Son entrée au bout de la chaîne de fer que tenait, par l’autre bout, le prince Ladislas, avait été le grand succès de la soirée. Le prince qui avait le genre d’esprit dénommé « bagout » dans les sociétés où Rivarot eût passé pour une bête, fit un boniment de saltimbanque qui fut jugé fort comique. La comtesse Keskipruth en devint, sur le coup, sérieusement amoureuse. Tout à coup, les premières mesures d’une redowa ayant résonné, le prince s’élança vers la comtesse ; mais ce ne fut pas sans avoir au préalable solidement enchaîné son ours après une des massives colonnes qui soutenaient le plafond de la grande salle, précaution qui redoubla l’hilarité de l’assistance. Alors commença pour Mathias une série d’épreuves nouvelles, tous les gens qui ne dansaient pas venant le taquiner, le caresser, lui débiter mille sottises, le tirer doucement par les oreilles. Soudain, le faux ours se mit à se tordre dans d’épouvantables convulsions, secouant désespérément sa chaîne et tirant sur ses liens, sans les pouvoir rompre, pour se rouler à terre comme font les gens qui souffrent du ventre. En même temps, le cercle qui l’entourait s’élargit subitement et tous ceux qui le formaient de s’enfuir en se bouchant le nez avec des grimaces de la plus vive indignation.

Le petit verre que l’infâme Ladislas avait offert à son créancier, au moment du départ, était un purgatif foudroyant.

Bah ! Il faut bien rire !