Mademoiselle de La Seiglière (RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 673-713).
II  ►


MADEMOISELLE

DE LA SEIGLIÈRE.


PREMIÈRE PARTIE.


I.

S’il arrive jamais qu’en traversant Poitiers, un de ces mille petits accidens dont se compose la vie humaine vous oblige de séjourner tout un jour en cette ville, où je suppose que vous n’avez ni parens, ni amis, ni intérêts qui vous appellent, vous serez pris infailliblement, au bout d’une heure ou deux, de ce morne et profond ennui qui enveloppe la province comme une atmosphère, et qu’on respire particulièrement dans la capitale du Poitou. Je ne sais guère, dans tout le royaume, que Bourges où ce fluide invisible, mille fois plus funeste que le mistral ou le sirocco, soit si pénétrant, si subtil, et s’infiltre dans tout votre être d’une façon plus soudaine et plus imprévue. Encore, à Bourges, avez-vous, pour conjurer le fléau, le pèlerinage à l’une des plus belles cathédrales qu’aient élevées l’art et la foi catholiques ; il y a là de quoi défrayer l’admiration durant une semaine et plus, sans parler de l’hôtel de Jacques Cœur, autre merveille, où vous pouvez, autre distraction, méditer à loisir sur l’ingratitude des rois. Enfin, le long de ces rues désertes où l’herbe croît entre les pavés, en face de ces grands hôtels tristement recueillis au fond de leur cour silencieuse, l’ennui revêt bientôt, à votre insu, un caractère de mélancolie qui n’est pas sans charme. Bourges a la poésie du cloître : Poitiers est un tombeau. Si donc, malgré les vœux sincères que j’adresse au ciel pour qu’il vous en garde, quelque génie malfaisant, quelque malencontreux hasard vous arrête en ces sombres murs, ce que vous aurez de mieux à faire, sera de vous hâter d’en sortir. La campagne est à deux pas ; les alentours, sans être pittoresques, ont de rians et frais aspects. Gagnez les bords du Clain. Le Clain est une petite rivière à laquelle la Vienne cède l’honneur d’arroser les prairies du chef-lieu de son département. Le Clain n’en est pour cela ni plus turbulent ni plus fier. Égal en son humeur, modeste en son allure, c’est un honnête ruisseau qui n’a pas l’air de se douter qu’il passe au pied d’une cour royale, d’un évêché et d’une préfecture. Si vous suivez le sentier, en remontant le cours de l’eau, après deux heures de marche, vous découvrirez un vallon dessiné par l’élargissement circulaire des deux collines entre lesquelles le Clain a fait son lit. Imaginez deux amphithéâtres de verdure, élevés en face l’un de l’autre et séparés par la rivière qui les réfléchit tous les deux. Un vieux pont aux arches tapissées de mousses et de capillaires est jeté entre les deux rives. En cet endroit, le Clain, s’élargissant avec les coteaux qui l’encaissent, forme un bassin de belles ondes unies comme un miroir, et qu’on prendrait en effet pour une glace d’une seule pièce, jusqu’au barrage où le cristal se brise et vole en poussière irisée. Cependant, à votre droite, fièrement assis sur le plateau de la colline, le château de La Seiglière, vrai bijou de la renaissance, regarde onduler à ses pieds les ombrages touffus de son parc, tandis qu’à votre gauche, sur la rive opposée, à demi caché par un massif de chênes, le petit castel de Vaubert semble observer d’un air humble et souffrant la superbe attitude de son opulent voisin. Ce coin de terre vous plaira, et si vous vous êtes laissé conter par avance le drame auquel cette vallée paisible a servi de théâtre, peut-être éprouverez-vous, en la visitant, quelque chose de ce charme mystérieux que nous éprouvons à visiter les lieux consacrés par l’histoire ; peut-être chercherez-vous sur ces épais gazons des traces effacées ; peut-être irez-vous à pas lents et rêveurs, évoquant çà et là des ombres et des souvenirs.

Unique héritier d’un nom destiné à finir avec lui, le dernier marquis de La Seiglière vivait royalement dans ses terres, chassant, menant grand train, faisant du bien à ses paysans, sans préjudice de ses privilèges, quand tout d’un coup le sol tressaillit, et l’on entendit comme un grondement sourd pareil au bruit de la mer que va soulever la tempête. C’était le prélude du grand orage qui allait ébranler le monde. Le marquis de La Seiglière n’en fut point troublé et s’en émut à peine ; il était de ces esprits étourdis et charmans qui n’ayant rien vu ni rien compris de ce qui se passait autour d’eux, se laissèrent surprendre par le flot révolutionnaire, comme des enfans par la marée montante. Soit qu’il courut le cerf dans ses bois de haute futaie, soit qu’assis mollement sur les coussins de sa voiture, près de sa jeune et belle épouse, il se sentit entraîné au galop de ses chevaux, à l’ombre de ses arbres, sur le sable de ses allées ; soit qu’il réunît à sa table somptueuse les gentilshommes ses voisins, soit que du haut de son balcon, il contemplât avec orgueil ses prés, ses champs de blé, ses forêts, ses fermes et ses troupeaux ; de quelque point de vue qu’il envisageât la question politique et sociale, l’ordre présent lui paraissait si parfaitement organisé, qu’il n’admettait pas qu’on pût s’occuper sérieusement de mettre rien de mieux à la place. Toutefois, moins par prudence que par ton, il fit partie de cette première émigration, qui ne fut, à vrai dire, qu’une promenade d’agrément, un voyage de mode et de fantaisie ; il s’agissait de laisser passer le grain et de donner au ciel le temps de se remettre au beau. Mais au lieu de se dissiper, le grain menaça bientôt de devenir une horrible tourmente, et le ciel, loin de s’éclaircir, se chargea de nuages sanglans d’où s’échappaient déjà des éclairs et des coups de foudre. Le marquis commença d’entrevoir que les choses pourraient bien être plus sérieuses et durer plus long-temps qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il rentra précipitamment en France, recueillit à la hâte ce qu’il put réaliser de son immense fortune, et s’empressa d’aller rejoindre sa femme qui l’attendait sur les bords du Rhin. Ils se retirèrent dans une petite ville d’Allemagne, s’y installèrent modestement, et vécurent dans une médiocrité peu dorée : la marquise, pleine de grâce, de résignation et de beauté touchante ; le marquis, plein d’espoir et de confiance en l’avenir, jusqu’au jour où il apprit coup sur coup qu’une poignée de vauriens, sans pain ni chausses, n’avaient pas craint de battre les armées de la bonne cause, et qu’un de ses fermiers, nommé Jean Stamply, s’était permis d’acheter et possédait, en bonne et légitime propriété, le parc et le château de La Seiglière.

Depuis qu’il existait des Stamply et des La Seiglière, il y avait toujours eu des Stamply au service de ces derniers, si bien que la famille Stamply pouvait se vanter à bon droit de dater d’aussi loin que la famille de ses maîtres. C’était une de ces races de serviteurs dévoués et fidèles dont le type a disparu avec la grande propriété seigneuriale. De simples gardes-chasse qu’ils avaient d’abord été de père en fils, les Stamply étaient devenus fermiers, et peu à peu, à force de travail et d’économie, grâce aussi aux bontés du château qui ne leur fit point faute, ils avaient fini par se trouver à la tête d’un certain avoir. On ne savait pas au juste à quoi se montait leur fortune, mais on les disait plus riches qu’ils ne voulaient le laisser croire, et nul ne fut surpris dans le pays, lorsqu’après le décret de la convention qui déclara propriétés nationales tous les biens territoriaux des émigrés, on vit le fermier Jean Stamply se faire adjuger aux enchères l’habitation de ses anciens maîtres. Cela fait, il continua de vivre dans sa ferme comme par le passé, actif, laborieux, se tenant à l’écart ; rachetant sans bruit, à vil prix, morceau par morceau, les terres déjà vendues ou demeurées sous le séquestre ; réunissant, rajustant chaque année quelques nouveaux débris de la propriété démembrée ; enfin, quand la France se prit à respirer, et que le calme commença de renaître, par un beau matin de printemps, il mit sa femme et son fils dans la cariole d’osier qui lui servait habituellement de calèche, puis, s’étant assis sur le brancard, le fouet d’une main et les guides de l’autre, il alla prendre possession du château qui était comme la capitale de son petit royaume.

Cette prise de possession fut moins triomphante et moins joyeuse qu’on ne pourrait se plaire à le croire. En traversant ces vastes appartemens auxquels l’abandon avait imprimé un caractère grave et solennel, sous ces plafonds, sur ces parquets, entre ces lambris encore tout imprégnés du souvenir des anciens hôtes, Mme  Stamply, qui n’était, à tout prendre, qu’une bonne fermière, se sentit singulièrement troublée, et lorsqu’elle se trouva devant le portrait de la marquise, qu’elle reconnut aussitôt à son regard doux et caressant, à son frais et gracieux sourire, la brave femme n’y tint plus. Stamply lui-même ne put se défendre d’une vive émotion qu’il ne chercha point à dissimuler.

— Tiens, Jean, dit la fermière en essuyant ses yeux, ne restons pas ici : nos cœurs y seraient mal à l’aise. J’ai déjà honte de notre fortune en songeant que Mme  la marquise souffre peut-être de la misère ; j’ai beau me dire que cette fortune, nous l’avons laborieusement gagnée, j’en éprouve comme des remords. Ne te semble-t-il pas que ces portraits nous observent d’un air irrité, et qu’ils vont prendre la parole ? Allons-nous-en. Ce château n’a pas été bâti pour nous ; nous y dormirions d’un mauvais sommeil, et, crois-moi, c’est déjà trop pour nous de ne manquer de rien, tandis qu’il y a des La Seiglière dans la peine. Viens, retournons à notre ferme. C’est là que ton père est mort, c’est là qu’est né ton fils ; c’est là que nous avons vécu heureux. Continuons d’y vivre simplement ; les honnêtes gens nous en sauront gré, les envieux nous respecteront, et Dieu, en voyant que nous jouissons de nos richesses avec modestie, nous regardera sans colère et bénira nos champs et notre enfant.

Ainsi parla la fermière, car elle avait le cœur haut placé, et, quoique sans éducation première, était femme d’un sens droit et d’un jugement sain. Voyant que son mari l’écoutait d’un air pensif et paraissait près de céder, elle redoubla d’insistances ; mais Stamply triompha bientôt de l’émotion qu’il n’avait pu réprimer d’abord. Il avait reçu quelque instruction, s’était frotté aux idées nouvelles, et, bien qu’il gardât pour le marquis de La Seiglière moins encore que pour la marquise un reste de respect et même de reconnaissance, à mesure qu’il s’était enrichi, les instincts de la propriété l’avaient gagné peu à peu et avaient fini, dans les derniers temps, par l’envahir et par l’absorber. D’ailleurs il avait un enfant, et les enfans sont toujours un merveilleux prétexte pour encourager et pour légitimer dans les familles les excès de l’égoïsme et les abus de l’intérêt personnel.

— Tout cela est bel et bon, dit-il à son tour ; mais un château est fait pour qu’on l’habite, et j’imagine que nous n’avons pas acheté celui-ci pour y parquer nos bœufs et nos moutons. Si nos maîtres ont quitté le pays, ce n’est pas notre faute ; ce n’est pas nous qui avons mis leurs personnes hors la loi et leurs biens sous le séquestre. Ces biens, nous ne les avons pas dérobés ; nous ne les tenons que de notre travail et de la nation. Il n’y a plus de maîtres ; les titres sont abolis, tous les Français sont égaux et libres, et je ne sais pas pourquoi les Stamply dormiraient ici moins bien que n’y dormaient les La Seiglière.

— Tais-toi, Stamply, tais-toi, s’écria la fermière ; respecte le malheur, n’outrage pas la famille qui de tout temps a nourri la tienne.

— Je n’outrage personne, reprit Stamply un peu confus ; je dis seulement que, lors même que nous continuerions de vivre à la ferme, cela ne changerait rien à la question ; je ne vois guère ici que les rats qui s’en trouveraient plus à l’aise. Nous ne sommes que des paysans, c’est vrai : notre éducation et notre position sont en désaccord, j’en conviens ; mais, si nous en souffrons, nous devons veiller à ce que notre fils n’en souffre pas un jour ; c’est notre devoir de l’élever en vue de la position à laquelle notre fortune lui permettra de prétendre plus tard. Seras-tu bien à plaindre, quand tu verras ce petit drôle de Bernard, l’épée au côté, avec deux épaulettes à grains d’or ? Et toi-même, je voudrais bien savoir, en fin de compte, pourquoi tu ne deviendrais pas, comme Mme  la marquise, la providence de ces campagnes et l’ornement de ce château.

— Pour n’avoir pas grandi dans un palais, notre fils n’en vaudra que mieux, et Mme  la marquise, en abandonnant sa demeure, n’y a pas laissé le secret de sa grâce et de sa beauté, répliqua la bonne femme en branlant la tête. Vois-tu, Stamply, ces gens-là avaient quelque chose qui nous manquera toujours, à nous autres ; on peut bien leur prendre leurs domaines, mais ce quelque chose-là, on ne le leur prendra jamais.

— Eh bien ! nous nous en passerons ; qu’ils le gardent, et grand bien leur fasse ! Toujours est-il que nous sommes chez nous, et nous y resterons.

Ce qui fut dit fut fait. On touchait alors au printemps ; c’était le premier du siècle. Le petit Bernard avait huit ans au plus ; c’était, dans toute l’acception du mot, un franc polisson qui possédait à un degré éminent tous les agrémens de son âge, bruyant, mutin, tapageur, indisciplinable, s’attaquant à tous les drôles du village, tour à tour battant et battu, ne rentrant jamais au logis qu’avec une veste en lambeaux ou quelque meurtrissure au visage. Stamply commença par donner un précepteur à cet aimable enfant ; puis, se reposant sur un cuistre du soin de lui former un homme, il se disposa à jouir paisiblement et sans ostentation de la position qu’il s’était faite par le concours simultané de ses labeurs et des évènemens. Malheureusement il était écrit là-haut que sa vie ne devait plus être qu’une longue suite, rarement interrompue, de déboires, de tribulations et d’épouvantables douleurs.

D’abord le jeune Stamply se montra on ne peut plus rebelle aux bienfaits de l’éducation : non qu’il manquât d’intelligence et d’aptitude, mais c’était une nature indomptable chez laquelle les instincts turbulens étouffaient ou contrariaient tous les autres. Il découragea successivement la patience de trois précepteurs qui, de guerre lasse, lâchèrent la partie après y avoir perdu leur latin. Découragé lui-même, le père Stamply se décida à placer son fils dans un des lycées de Paris, espérant que l’éloignement, le pain sec, les pensums et le régime militaire qui gouvernait alors les collèges, viendraient à bout de ce jeune ange. La séparation ne s’eifectua pas sans déchiremens. Tel que nous le voyons, Bernard était l’amour, l’orgueil et la joie de sa mère. En le voyant partir, la bonne femme sentit son cœur près de se briser, et lorsqu’à l’heure des adieux elle le pressa dans ses bras, elle eut comme un pressentiment qu’elle ne le reverrait plus et qu’elle l’embrassait pour la dernière fois.

C’est qu’en effet la pauvre mère ne devait plus revoir son enfant. Sa santé s’était sensiblement altérée. Habituée aux travaux de la ferme, l’oisiveté la consumait. Le jour, elle errait, comme une ame en peine, dans ses appartemens ; la nuit, quand elle parvenait à s’endormir, elle rêvait qu’elle voyait la marquise de La Seiglière demandant l’aumône à la porte de son château. Il n’y avait que Bernard qui jetât autour d’elle un peu de mouvement, de bruit et de gaieté. Lorsque la maison ne retentit plus des éclats de la voix joyeuse et que la fermière n’eut plus là, sous la main, son petit Bernard pour l’étourdir et pour la distraire, elle se sentit prise d’une sombre mélancolie, et ne tarda pas à dépérir. Son mari fut long-temps à s’en apercevoir. Il avait conservé ses habitudes de travail et d’activité. Il restait rarement au gîte, était sans cesse par monts et par vaux, visitait ses domaines, avait l’œil à tout, et se donnait parfois la satisfaction de tirer quelques lièvres et quelques perdreaux sur ces terres où ses aïeux avaient gardé le gibier seigneurial. Il finit pourtant par remarquer l’état languissant de l’humble et triste châtelaine.

— Qu’as-tu ? lui disait-il parfois. N’es-tu pas une heureuse femme ? Que te faut-il ? que te manque-t-il ? Parle enfin, que désires-tu ?

— Hélas ! répondait-elle alors, il me manque notre modeste aisance d’autrefois. Je voudrais, comme autrefois, traire nos vaches et battre notre beurre ; je voudrais faire la soupe pour nos bergers et nos garçons de ferme ; je voudrais revoir mon petit Bernard ; je voudrais apporter ici chaque matin nos œufs, notre crème et notre lait fumant. Tu te souviens, Stamply, comme Mme  la marquise l’aimait, notre crème ! Qui sait, pauvre chère ame, si elle en a d’aussi bonne à présent ?


— Bah ! bah ! répondait Stamply, la crème est bonne partout. Sois donc sûre que Mme  la marquise ne manque de rien. Le marquis n’est point parti les mains vides, et je jurerais qu’il a dans ses tiroirs plus de bons louis d’or que nous n’avons, nous autres, de méchans écus de six livres. S’il n’a pas emporté dans son portefeuille son château, son parc et ses terres, nous n’y pouvons rien ; ce n’est pas à nous qu’on doit s’en prendre. Il faut se faire une raison. Quant à ton petit Bernard, tu le reverras ; le drôle n’est pas mort. Penses-tu qu’au lieu de l’envoyer étudier et s’instruire, il eût été plus raisonnable de le garder ici à dénicher des oiseaux pendant l’été, et, durant l’hiver, à se battre à coups de boules de neige avec tous les va-nu-pieds du pays ?

— C’est égal, Stamply, ce n’est pas ici notre place, et ç’a été un mauvais jour, le jour où nous avons quitté notre ferme.

À ces mots, qui revenaient sans cesse dans tous les discours de sa femme, Stamply haussait les épaules et se retirait avec humeur. Cependant le mal empirait. Esprit faible, conscience timorée, la pauvre châtelaine en arriva bientôt à se demander avec épouvante si son mari ne l’avait pas trompée, si les choses s’étaient accomplies aussi honnêtement qu’il le disait, s’il était vrai que toute cette fortune fût légitimement, acquise et que le château n’eût rien à reprocher à la probité de la ferme. Grâce à la préoccupation continuelle, elle passa promptement du doute à la conviction, du scrupule au remords. Dès-lors elle se dessécha dans l’idée que Stamply avait volé et dépossédé traîtreusement ses maîtres. Ce devint en peu de temps une monomanie qui ne lui laissa ni paix ni trêve, et, malgré tous les efforts que tenta son mari pour lui montrer qu’elle était folle, cette folie ne fit qu’augmenter. Ce fut au point que Stamply, qui pensa lui-même en perdre la tête, se vit obligé de l’enfermer et de veiller sur elle, car elle allait partout répétant que son mari, elle et son fils n’étaient qu’une famille de gueux, de bandits et de spoliateurs. Elle mourut dans un état d’exaltation impossible à décrire, croyant entendre la maréchaussée qui accourait pour la saisir, et suppliant son mari de rendre aux La Seiglière leur château et tous leurs domaines, trop heureux, ajouta-t-elle en expirant, s’il pouvait à ce prix sauver sa tête de l’échafaud et son ame du feu éternel.

Maître Stamply n’était pas précisément un esprit fort. Sans parler de la douleur qu’il en ressentit, la mort de sa femme le frappa d’une étrange sorte. Bien qu’il affichât volontiers un certain mépris de la classe nobiliaire, il y avait toujours en lui un vieux fonds de vénération pour les maîtres qu’il avait remplacés, et quoiqu’en interrogeant sa conscience, il se jugeât irréprochable, il ne pouvait parfois s’empêcher d’être troublé par leur souvenir. Toutefois, les impressions funèbres dissipées, il reprit son même train de vie, et reporta vers son fils absent toutes ses pensées et toutes ses ambitions.

À seize ans, son éducation se trouvant achevée, Bernard revint au logis. C’était alors un beau jeune homme, grand, mince, élancé, au cœur bouillant, aux regards de flamme, tout rempli des ardeurs de son âge, qu’excitaient encore les belliqueuses influences d’une époque éprise de gloire et de combats. Jusqu’alors la vie du château n’avait guère différé de celle de la ferme. Au retour de Bernard, tout prit une face nouvelle. Étranger aux faits du passé, n’ayant qu’un vague souvenir des La Seiglière, qu’une idée confuse des évènemens qui l’avaient enrichi, ce jeune homme pouvait jouir des bienfaits de sa position sans scrupule, sans trouble et sans remords. Jeune, il avait tous les goûts, tous les instincts de la jeunesse. Il chassa, creva des chevaux, étonna le pays par le luxe de ses équipages, et fit, comme on dit, sauter les écus paternels, le tout à la plus grande satisfaction du digne Stamply, qui ne se sentit pas d’aise de reconnaître chez son fils les manières d’un grand seigneur. Tout était pour le mieux, lorsqu’un matin Bernard alla trouver son père et lui tint ce langage :

— Père, je t’aime et devrais m’estimer heureux de passer ma vie près de toi. Cependant je m’ennuie et n’aspire qu’à te quitter. Que veux-tu ? J’ai dix-huit ans, et c’est une honte de tirer sa poudre aux lapereaux, quand on pourrait la brûler glorieusement pour le service de la France. L’existence que je mène m’étouffe et me tue. Toutes les nuits, je vois l’empereur, à cheval, à la tête de ses bataillons, et je me réveille en sursaut, croyant entendre le bruit du canon. L’heure est venue où mon rêve doit s’accomplir. Préférerais-tu voir ma jeunesse se consumer dans les vains plaisirs ? Si tu m’aimes, tu dois vouloir être fier de ta tendresse. Ne pleure pas, souris plutôt en songeant aux joies du retour. Quelles joies, en effet ! quelle ivresse ! Je reviendrai colonel, je suspendrai ma croix à ton chevet, et le soir, au coin du feu, je te raconterai mes batailles.

Et le cruel partit. Ni les remontrances, ni les larmes, ni les prières ne purent le retenir. À cette époque, ils étaient tous ainsi. Bientôt ses lettres arrivèrent comme de glorieux bulletins, toutes respirant l’odeur de la poudre, toutes écrites le lendemain d’un jour de combat. Engagé comme volontaire dans un régiment de cavalerie, sous-officier après la bataille d’Essling, officier un mois plus tard, après la bataille de Wagram, où l’empereur l’avait remarqué, il allait à grands pas, poussé par le démon de la gloire. Il fut un de ceux qui prouvèrent, au dire de Puisaye, qu’une année de pratique supplée avantageusement toutes les manœuvres et tous les apprentissages d’esplanade. Chacune de ses lettres était un hymne à la guerre et au héros qui en était le dieu. Au commencement de l’année 1811, son régiment se trouvant à Paris, Bernard profita d’un congé de quelques jours pour courir embrasser son vieux père. Qu’il était charmant sous son uniforme de lieutenant de hussards ! Que le dolman bleu à tresses d’argent faisait ressortir avec grâce l’élégance de sa taille svelte et souple comme la tige d’un jeune peuplier ! Qu’il portait galamment sur l’épaule la pelisse bordée de fourrures ! Que sa brune moustache relevait fièrement sur sa lèvre fine et rosée ! Qu’il avait bon air avec son grand sabre, et quel joli bruit le parquet rendait sous ses éperons sonnans ! Stamply ne se lassait pas de le regarder avec un sentiment d’admiration naïve, lui baisait les mains et doutait que ce fût son enfant.

Comme le soleil à son couchant, l’astre impérial brillait de son plus bel éclat, lorsqu’un frisson mortel passa sur le cœur de la France. Une armée de cinq cent mille hommes dans laquelle la mère patrie comptait deux cent soixante et dix mille de ses fils les plus forts et les plus vaillans, venait de passer le Niémen pour aller frapper l’Angleterre au sein glacé de la Russie. Le régiment de Bernard faisait partie de la réserve de cavalerie commandée par Murat. On reçut au château une lettre datée de Wilna, puis une autre dans laquelle Bernard racontait qu’il avait été fait chef d’escadron après l’affaire de Volontina, puis une troisième, puis rien. Les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent : point de nouvelles ! Seulement on apprit qu’une bataille, la plus terrible qui se fût donnée dans les temps modernes, avait été livrée dans les plaines de la Moscowa ; la victoire avait coûté vingt mille hommes à l’armée française. Vingt mille hommes tués, et point de lettres ! L’empereur est à Moscou, mais point de lettres de Bernard. Stamply espère encore ; il se dit qu’il y a loin du château de La Seiglière au Kremlin et qu’entre ces deux points le service des postes ne saurait, surtout en temps de guerre, se faire très régulièrement. Mais des bruits sinistres circulent ; bientôt ces sourdes rumeurs se changent en un cri d’épouvante, et la France en deuil compte avec stupeur ce qui reste de ses légions. Que se passait-il au château ? Ce qui se passait, hélas ! dans tous les pauvres cœurs éperdus qui cherchaient un fils dans ces rangs éclaircis par le froid et par la mitraille. Stamply s’étant décidé à s’adresser au ministère de la guerre pour savoir à quoi s’en tenir sur la destinée de Bernard, la réponse ne se fit pas attendre : Bernard avait été tué à la bataille de la Moscowa.

La douleur ne tue pas : Stamply resta debout. Seulement il vieillit de vingt ans en moins de quelques mois, et quelque temps on le vit plongé dans une espèce de marasme approchant de l’imbécillité. On le rencontrait, par le soleil ou par la pluie, errant à travers champs, tête nue, le sourire sur les lèvres, ce sourire vague et incertain, plus triste et plus déchirant que les larmes. Lorsqu’il sortit de cet état, le bonhomme en vint peu à peu à remarquer une chose à laquelle son esprit ne s’était jamais arrêté jusqu’alors : c’est qu’il n’avait autour de lui ni amitiés ni relations d’aucune sorte, et qu’il se trouvait dans un isolement absolu ; il crut même entrevoir qu’il était, dans la contrée, un objet de mépris et de réprobation générale. Et c’était vrai depuis longues années. Tant qu’avait duré la terreur et que maître Stamply était resté modestement dans sa ferme, on ne s’était guère préoccupé, aux alentours, de sa fortune et de ses acquisitions successives ; mais quand des jours plus calmes eurent succédé à ces temps d’épouvante, et que le fermier se fut installé publiquement dans le château seigneurial, on commença d’ouvrir de grands yeux, et lorsqu’enfin les blasons et les titres reparurent sur l’eau, comme des débris après la tourmente, il s’éleva de toutes parts contre le malheureux châtelain un formidable concert d’injures et de calomnies. Que dit-on ? que ne dit-on pas ! Les uns, qu’il avait volé, ruiné, chassé, dépossédé ses maîtres ; les autres, qu’il n’avait été que le secret agent du marquis et de la marquise, et qu’abusant de leur confiance, il refusait de rendre les domaines et le château qu’il avait rachetés avec l’argent des La Seiglière. Les bonnes âmes qui, en 93, auraient été enchantées de voir trancher le cou du marquis, se prirent à chanter ses vertus et à pleurer sur son exil. Les sots et les méchans s’en donnèrent à cœur joie ; aux yeux même des honnêtes gens, la probité des Stamply fut pour le moins chose équivoque. La triste fin de la bonne fermière, les remords qu’elle avait laissé éclater sur ses derniers jours, donnaient du poids aux suppositions les plus outrageuses ; le train qu’avait mené Bernard, pendant son séjour chez son père, avait achevé d’exaspérer l’envie. Ç’avait été, à Poitiers et aux environs, un tolle universel. Enfin il n’y eut pas jusqu’à la mort de ce jeune homme qui ne servit de prétexte à l’insulte : on y reconnut un effet de la colère divine, une expiation méritée, trop douce au dire de quelques-uns. Loin de plaindre Stamply, on l’accabla ; loin de s’attendrir sur son sort, on lui jeta le cadavre de son fils à la tête.

Tant que Bernard avait vécu, absorbé dans sa joie et dans son orgueil paternel, Stamply non seulement n’avait pas remarqué l’espèce de réprobation qui pesait sur lui, mais encore ne s’était pas douté des propos calomnieux répandus sur son compte. C’est ainsi que les choses se passent assez communément : le monde se préoccupe, s’agite, s’inquiète et crie, tandis que le plus souvent les êtres auxquels s’adresse tout ce bruit sont dans leur coin heureux et tranquilles, sans même soupçonner l’honneur que le monde leur fait. Mais, lorsqu’après la mort de son fils, qui avait été tout son univers, Stamply jeta çà et là un regard désolé, ne rencontrant ni une main amie, ni un cœur affectueux, ni un visage bienveillant, le pauvre homme finit par s’apercevoir qu’il y avait autour de lui comme un cordon sanitaire. Ses paysans et ses fermiers le haïssaient, parce qu’il était sorti de leurs rangs ; les gentillâtres ses voisins se détournaient en le voyant et ne lui rendaient pas son salut. Enfin, sur les derniers temps, les petits drôles l’insultaient et lui lançaient des pierres quand il traversait le village. — Tiens, se disaient-ils entre eux, voici ce vieux gueux de Stamply qui a fait fortune en dépouillant ses maîtres ! — Il passait, le front baissé, les yeux pleins de larmes. Son esprit qui, sous le double fardeau du chagrin et de l’âge, avait déjà beaucoup baissé, acheva de s’affaisser sous le sentiment du mépris public ; sa conscience, qui n’avait jamais été bien paisible, recommença de se troubler. Bref, dans son château, au milieu de ses vastes domaines, il vécut seul, misérable et proscrit.


II.


Tout à l’heure je vous montrais du doigt le castel de Vaubert, à moitié caché par un bouquet de chênes et regardant d’un air mélancolique la façade orgueilleuse du château qui domine les deux rives du Clain. Le castel de Vaubert n’a pas toujours eu l’humble aspect que nous lui voyons aujourd’hui. Avant que la révolution eût passé par là, c’était un vaste château avec tours et bastions, pont-levis et fossés, créneaux et plate-formes, vraie place forte qui écrasait de sa masse imposante l’architecture élégante et fleurie de son svelte et gracieux confrère. Les domaines qui se pressaient à l’entour et constituaient de temps immémorial la baronnie de Vaubert, ne le cédaient en rien, ni pour l’étendue, ni pour la richesse, aux propriétés des La Seiglière. Qui disait La Seiglière et Vaubert disait les maîtres du pays. À part quelques rivalités inévitables entre voisins de si haut bord, les deux maisons avaient toujours vécu dans une intimité à peu près parfaite, que dut resserrer, sur les derniers temps, l’appréhension du danger commun. Toutes deux émigrèrent le même jour, suivirent la même route et choisirent le même coin de terre étrangère pour y vivre plus rapprochées dans l’infortune qu’elles ne l’avaient été dans la prospérité ; car, réunissant ce qu’elles avaient pu réaliser de leur avoir, elles s’établirent sous le même toit, en communauté de biens, d’espérances et de regrets : plus de regrets que d’espérances, plus d’espérances que de biens. Comme le marquis, M. de Vaubert avait sa femme, et de plus un fils, encore enfant, destiné à grandir dans l’exil.

Ces patriciens qu’on a tant calomniés, quand il était si aisé d’en médire, ont montré du moins en ces temps d’épreuve, qu’ils savaient supporter la mauvaise fortune comme s’ils n’avaient jamais connu la bonne. Chez ces âmes habituées au luxe et à la mollesse, chez ces esprits légers pour la plupart, frivoles et dissipés, il s’est trouvé, aux jours du malheur, des ressources imprévues d’énergie, de courage et de résignation facile. Ainsi, la petite colonie dont nous parlons s’installa gaiement dans sa pauvreté et commença par y vivre avec une aimable philosophie. La maison qu’elle occupait, au bout d’un faubourg de la ville, se composait d’un corps de logis flanqué de deux pavillons : l’un s’appelait le château de Vaubert, l’autre le château de La Seiglière. Le jour, on se visitait, suivant les lois de l’étiquette : le soir, on se retrouvait au salon commun. Chacun apportait à ces petites réunions sa politesse exquise et ses belles manières ; Mme  de La Seiglière et Mme  de Vaubert y ajoutaient le charme de leurs grâces et de leur beauté : l’une, déjà prise de ce mélancolique désintéressement propre aux êtres destinés à mourir avant l’âge ; l’autre, nature moins poétique, esprit remuant, actif, aventureux, digne de briller sur un plus vaste théâtre, au milieu des intrigues qui s’ourdissaient alors dans les salons de Vienne et de Coblentz. On se consolait par un bon mot, on se vengeait par un sarcasme ; on n’allait jamais jusqu’à la colère. Tant de philosophie reposait, il faut le dire, sur un grand fonds d’illusions et sur une complète inintelligence des faits. En général, c’était un peu là le secret de ce courage, de cette énergie, de cette facile résignation que nous nous plaisions à reconnaître tout à l’heure. On persistait à croire que le grand œuvre qui se consommait n’était qu’une parade sanglante, jouée par une bande d’assassins ; on s’attendait de mois en mois à voir la France châtiée et remise dans le droit chemin. La ruine de leurs espérances modifia singulièrement les esprits, et les amena forcément à une appréciation plus juste et plus sensée des évènemens accomplis. Dès que ces enfans qui avaient joué étourdiment à l’exil eurent compris que le jeu était sérieux, et que l’exil les prenait au mot, plusieurs d’entre eux songèrent sérieusement à rentrer en France, les uns pour se mêler aux menées du parti royaliste, qui commençait de s’agiter dans les sections de Paris ; les autres, pour essayer de recueillir, s’il était encore temps, quelques débris de leur fortune. Le baron de Vaubert fut au nombre de ces derniers. Jamais, à vrai dire, il ne s’était montré très chaleureux à l’endroit de l’émigration ; sa femme l’y avait entraîné malgré lui ; il avait gardé la conviction qu’il aurait pu, avec un peu d’adresse, conserver sa tête et ses biens. Le marquis de La Seiglière, soit fermeté, soit entêtement, ayant déclaré qu’il ne rentrerait en France qu’avec ses maîtres légitimes, M. de Vaubert partit seul, se réservant de revenir près de sa femme et de son fils ou de les appeler près de lui, selon le résultat de ses démarches et la tournure des évènemens.

M. de Vaubert trouva son château mutilé, ses créneaux abattus, ses fossés comblés, ses écussons brisés, ses terres morcelées, ses propriétés vendues. C’était un esprit assez positif, revenu des idées chevaleresques, dont il ne se pardonnait point d’avoir été dupe un instant. Rentré sous un faux nom, il obtint à la longue sa radiation de la liste des émigrés, et reprit son titre aussitôt que les hautes classes de la société commencèrent de se reconstituer. Baron comme devant, il ne s’agissait plus que de reprendre la baronnie ; c’est vers ce but qu’il tourna toutes ses facultés.

Il n’est rien que l’adversité pour développer dans le cœur de l’homme les instincts industrieux dont l’ensemble compose ce mauvais génie qu’on appelle le génie des affaires. Il est vrai d’ajouter que le moment était bien choisi. Époque de ruine et de fondation, si les vieilles fortunes croulaient comme des châteaux de cartes, les fortunes nouvelles poussaient comme des champignons le lendemain d’une pluie d’orage. Il y avait place pour toutes les ambitions : les parvenus encombraient le sol ; les particuliers s’enrichissaient d’un jour à l’autre au jeu des spéculations hasardeuses, et, au milieu de la prospérité individuelle, il n’y avait, à proprement parler, que l’état qui se trouvât dans le dénuement. M. de Vaubert se jeta dans les affaires avec l’audace aventureuse des gens qui n’ont plus rien à perdre ; sans se laisser décourager par la difficulté de l’entreprise, il se proposa vaillamment de reconquérir et de réédifier l’héritage qu’il avait reçu de ses pères, et qu’il avait à cœur de transmettre à son fils. Toutefois, des années s’écoulèrent avant que le succès couronnât ses efforts, et ce ne fut guère qu’en 1810 qu’il put racheter ce qui restait de son manoir, en y joignant quelques terres environnantes. Il en était là de sa tâche, qu’il espérait mener à bonne fin, quand la mort le surprit, comme il venait d’écrire pour rappeler près de lui sa femme et son fils, qu’il n’avait pas revus depuis près de quinze ans.

Pendant ce temps, que s’était-il passé dans l’exil ? Le marquis avait vieilli ; Mme  de Vaubert n’était plus jeune ; son fils Raoul avait dix-huit ans ; il y en avait dix que Mme  de La Seiglière était morte en donnant le jour à une fille qui s’appelait Hélène et promettait d’être belle comme l’avait été sa mère. La lettre de M. de Vaubert décida la baronne à partir sur-le-champ. La séparation fut douloureuse. Malgré la différence de leurs âges, les deux enfans s’aimaient tendrement. Mme  de Vaubert et le marquis de La Seiglière étaient liés par l’habitude et par le malheur. D’aucuns ont prétendu méchamment qu’ils s’étaient consolés mutuellement dans leur veuvage ; ces sots propos ne nous importent guère. Le fait est que, près de se quitter, ils se sentirent émus et troublés. C’étaient de vieux amis. La baronne insista pour emmener le marquis et sa fille, leur offrant de venir continuer à Vaubert la vie qu’ils avaient menée sur la terre étrangère, et laissant percer l’espoir d’unir un jour Hélène et Raoul. Le marquis ne dissimula pas qu’une pareille union comblerait ses vœux les plus chers ; plus d’une fois il en avait lui-même caressé secrètement le rêve. Il prit acte de la proposition de la baronne, et dès cet instant, les deux enfans se trouvèrent fiancés l’un à l’autre. Quant à l’offre de retourner en France, et d’aller s’établir à Vaubert, M. de La Seiglière, quoiqu’il lui coûtât de se séparer de ses compagnons d’infortune, fit entendre assez clairement qu’il la regardait comme inacceptable. Ses idées, en vingt ans, n’avaient pas fait un pas. Il ne pardonnait pas à M. de Vaubert d’avoir compromis son nom dans les fournitures des armées, et n’était pas homme à partager les bénéfices d’une fortune rachetée à ce prix. Enfin, pour rien au monde il n’aurait consenti à voir de si près le vieux trône de France occupé par un usurpateur, et les domaines de la Seiglière possédés par un de ses fermiers. À ses yeux, Bonaparte et Stamply n’étaient que deux spoliateurs qu’il mettait sur la même ligne ; il appelait l’un le Stamply des Bourbons, l’autre le Napoléon des La Seiglière. Il était curieux et plaisant à entendre sur ce sujet ; aimable esprit d’ailleurs, qu’on ne pouvait s’empêcher d’aimer. Bref, plein de confiance dans un avenir qui réintégrerait la monarchie et ses serviteurs dans leurs biens, droits et privilèges, il s’obstina à ne vouloir remettre les pieds en France que lorsqu’on en aurait chassé les Stamply de toute sorte, les uns à coups de canne, et les autres à coups de canon.

La rentrée de Mme  de Vaubert fut tout un poème de déceptions poignantes et d’amers désenchantemens. Sur la lettre de son mari, qui n’abordait aucun détail, et qui, jusqu’alors, avait toujours exagéré le succès de ses entreprises, la baronne s’était imaginé qu’elle allait retrouver son château tel à peu près qu’elle l’avait laissé, avec toutes ses dépendances. À Poitiers, elle ne fut pas médiocrement surprise de n’y point voir, avec une voiture à ses armes, M. de Vaubert, qu’elle avait eu soin de prévenir du jour de son arrivée. Il y avait une bonne raison pour que M. de Vaubert manquât au rendez-vous ; mais la baronne ne la soupçonnait pas. Comme elle avait hâte de marcher sur ses terres, elle prit le bras de son fils, et tous deux, ayant gagné les rives du Clain, suivirent le sentier qui devait les conduire à Vaubert. Il faudrait avoir passé vingt années dans l’exil pour comprendre quelles émotions durent s’emparer du cœur de cette femme, lorsqu’elle aspira et qu’elle reconnut au parfum l’air de ces campagnes au milieu desquelles s’étaient écoulées les belles années de sa jeunesse. Son sein se gonfla et ses yeux se remplirent de larmes. Disons-le à sa louange, ce n’était pas seulement le sentiment de la propriété retrouvée qui la troublait ainsi. Ces émotions, elle les avait ressenties en touchant le sol de la France ; seulement, à cette heure, il s’y mêlait naturellement une plus douce ivresse, car s’il est juste de flétrir l’égoïsme des petites âmes qui bornent la patrie aux limites de leurs domaines, il est juste aussi de reconnaître que le champ paternel et le toit héréditaire sont dans la patrie commune comme une seconde patrie. Raoul, qui n’avait aucun souvenir de ces lieux, ne partageait pas l’attendrissement de sa mère, mais il sentait son jeune cœur tressaillir d’orgueil et de joie en songeant que ce château, ces bois, ces fermes, ces prairies qu’il avait tant de fois entrevus dans ses rêves comme de fabuleux rivages, il les tenait là sous sa main, et qu’il touchait enfin à cette seigneuriale opulence dont on l’avait entretenu souvent, après laquelle il avait soupiré toujours. À mesure qu’ils avançaient, Mme  de Vaubert lui montrait l’océan de verdure qui se déroulait devant eux, et disait avec complaisance : — Tout ceci, mon fils, est à vous. — Elle jouissait des transports de ce jeune homme, et se faisait surtout une fête de l’introduire dans le gothique manoir des aïeux, vraie forteresse au dehors, au dedans vrai palais où respirait le luxe de dix générations. Cependant elle s’étonnait de ne voir venir à sa rencontre ni M. de Vaubert ni quelque députation de fermiers et de jeunes paysannes accourus pour fêter son retour, et lui offrir des fleurs et des hommages. Raoul lui-même qui, pour avoir grandi au sein des privations, ne s’était pas moins élevé selon les idées de sa race, que lui avaient inféodées de bonne heure les entretiens de sa mère et du marquis de La Seiglière, Raoul s’émerveillait tristement du peu d’empressement qui l’accueillait sur son passage ; mais, grand Dieu ! quelle ne fut pas la stupeur de la baronne, lorsqu’au détour du sentier, elle découvrit ce qui restait de sa garenne et de son château, et que Raoul, voyant sa mère en douloureuse et muette observation, lui demanda quelle était cette masure qu’elle contemplait de la sorte. Elle refusa d’abord d’en croire ses yeux ; comme le soleil venait de se coucher, elle pensa sérieusement que c’était un effet de crépuscule, et qu’elle était le jouet d’un mirage de nouvelle espèce. Toutefois, elle acheva le trajet d’un pas moins ferme et d’un cœur moins joyeux. Hélas ! il n’était que trop vrai, la garenne avait disparu, il n’en restait qu’un bouquet de chênes. Le château n’était plus qu’un corps mutilé qui cachait ses blessures sous un linceul de lierre. Les fossés étaient transformés en jardins potagers ; la chapelle n’existait plus ; les tourelles avaient disparu ; la façade tombait en ruines. Et pas un serviteur sur le seuil de la porte ! pas un coup de fusil ! pas un bouquet ! pas une harangue ! pas d’autres cris que ceux des hirondelles qui volaient dans l’air bleu du soir ! partout, aux alentours, la solitude et le silence des tombeaux. Mme  de Vaubert continuait d’avancer, et son fils répétait en la suivant d’un air surpris : — Où donc allons-nous ? où me conduisez-vous, ma mère ? — La baronne marchait en silence. Lorsqu’elle pénétra dans ce nid dévasté, elle sentit ses jambes défaillir et son cœur qui se mourait dans sa poitrine. L’intérieur était plus sombre encore et plus dévasté que ne le promettait le dehors. Les parquets étaient pourris, les lambris enlevés, enlevées aussi les tentures de damas et de cuir de Hollande ; enlevés les tableaux ; enlevés les meubles gothiques et les meubles de la renaissance ; salles vides, appartemens déserts, murs nus et délabrés ; seulement, çà et là, aux plafonds quelques vestiges de dorure ; aux fenêtres, quelques lambeaux de soie oubliés, décolorés par l’humidité et rongés par les rats. — Où sommes-nous, ici, ma mère ? demandait Raoul en promenant autour de lui un regard étonné. Mme  de Vaubert allait de chambre en chambre et ne répondait pas. Enfin, après avoir cherché vainement une ame à travers ces débris, elle trouva dans la cuisine un vieux serviteur profondément endormi sous le manteau de la cheminée. Elle le secoua violemment par le bras, en s’écriant à plusieurs reprises d’une voix impérieuse et brève : — Où est M. de Vaubert ? — M. de Vaubert, madame ? répondit le vieillard en se frottant les yeux, il est au cimetière. — Vous êtes fou, bonhomme, répliqua vivement la baronne qui n’avait plus la tête à elle. Que voulez-vous que M. de Vaubert soit allé faire au cimetière ? — Madame, répondit le vieux serviteur, il y fait ce que je faisais ici tout à l’heure, il y dort d’un profond sommeil. — Mort ! s’écria la baronne. — Et enterré depuis un mois, ajouta tranquillement le vieillard. — Au cri qu’elle jeta, le bonhomme regarda attentivement et reconnut enfin Mme  de Vaubert, car il avait été autrefois un des serviteurs de la maison ; il en était le seul à présent. L’âge et les infirmités l’avaient rendu à peu près imbécile. Il raconta comment M. le baron, au moment où il venait de racheter son château et deux petites fermes qui composaient toutes ses propriétés foncières, était mort sans avoir eu le temps de faire exécuter les réparations et embellissemens qui devaient mettre le manoir en état de recevoir convenablement Mme  la baronne et son fils. Mme  de Vaubert était altérée ; Raoul ne revenait pas de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait. Brisé par la fatigue du voyage et par les émotions du retour, le jeune baron s’endormit sur une chaise de paille, et sa mère passa la nuit dans le seul lit un peu propre qui se trouvât dans le logis.

Le lendemain, en sortant de sa chambre, Mme  de Vaubert rencontra Raoul qui se promenait mélancoliquement dans le château de ses ancêtres. Ils se regardèrent l’un l’autre sans échanger une parole. Cependant la baronne cherchait encore à s’abuser sur sa position ; mais lorsqu’on eut levé les scellés et liquidé la succession, soit que de son vivant M. de Vaubert dissipât d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre, soit qu’il s’abusât lui-même sur le résultat de ses opérations, sa femme et son fils furent obligés de reconnaître qu’en réalité leur héritage se bornait au château tel que nous le voyons aujourd’hui, à deux petites fermes d’un médiocre rapport, et à une somme de cinquante mille francs que le baron avait déposée chez son notaire, quelques jours avant sa mort. C’était là le plus clair et le plus net de leur avoir. Ils organisèrent leur vie modestement, et le train qu’ils menèrent dans leur châtellenie ne différa guère de celui qu’ils avaient mené dans l’exil.

Mme  de Vaubert était réservée à d’autres déceptions non moins cruelles. À mesure qu’elle vécut sur ce sol que le soc révolutionnaire avait remué de fond en comble et divisé à l’infini, à mesure qu’elle observa ce qui se passait dans cette France, grande alors, prospère et comblée de gloire, à mesure qu’elle étudia la constitution territoriale du pays, et qu’elle vit la propriété nouvelle déjà consacrée par de longues années de jouissance, paisible, inattaquable, appuyée sur le droit commun, elle sentit tout le vide et tout le néant des illusions du parti de l’émigration ; elle comprit qu’en mettant les choses au mieux, la rentrée des Bourbons dans leur royaume ne réintégrerait pas nécessairement le marquis de La Seiglière dans ses domaines ; elle jugea que Napoléon, au faîte de la puissance, était encore moins solidement assis sur son trône que la fortune de maître Stamply sur le plateau de sa colline, et qu’on pourrait chasser l’un à coups de canon, sans qu’il fût permis pour cela de chasser l’autre à coups de canne. Ces réflexions refroidirent peu à peu Mme  de Vaubert à l’endroit du mariage projeté entre son fils et Mlle  de La Seiglière. Près de quitter le marquis et sa fille, elle s’était laissée entraîner par l’attendrissement des adieux ; à distance, la froide raison ressaisit son empire. Raoul était beau, élégant, bien tourné, pauvre, mais de race noble s’il en fut, car les Vaubert remontaient au premier baron chrétien. Dans une époque de fusion et de ralliement, où, pour complaire au chef de l’état, les parvenus de la veille cherchaient à blasonner leurs sacs et à décrasser leurs écus au frottement des vieux parchemins, Raoul pouvait évidemment prétendre à un riche mariage qui lui permettrait de relever la fortune de sa famille. Ces idées se développèrent insensiblement, et prirent, de jour en jour en jour, dans l’esprit de la baronne, une forme plus nette et plus arrêtée. Elle aimait tendrement son fils ; elle souffrait dans son amour tout autant que dans son orgueil de voir la destinée de ce beau jeune homme se consumer et se flétrir dans l’ennui de la pauvreté. Jeune encore elle-même, mais pourtant à cet âge, avide de bien-être et de sécurité, où les calculs de l’égoïsme ont déjà remplacé les élans généreux de l’ame, on devine sans peine tout ce qui couvait d’ambitions personnelles sous la sollicitude, très sincère d’ailleurs, de la mère pour son enfant.

Mme  de Vaubert, qui s’était d’abord tenue à l’écart, ne se mêlant qu’à cette fraction de la noblesse qui s’obstinait à bouder dans son coin, songeait donc sérieusement à se rallier à la fortune de l’empire et à chercher pour son fils quelque mésalliance lucrative, quand soudain on apprit que l’aigle impériale, frappée d’un coup mortel aux champs de la Russie, ne tenait plus les foudres de la guerre que d’une serre à demi brisée. La baronne jugea prudent d’attendre et de voir, avant de prendre aucun parti, de quel côté s’abattrait l’orage qu’on entendait gronder à tous les points de l’horizon. Ce fut à cette époque, on doit s’en souvenir, que Stamply reçut la nouvelle de la mort de son fils. Le bruit en parvint à Mme  de Vaubert, qui décida charitablement que c’était une justice du ciel, et ne s’en préoccupa point davantage. Elle haïssait ce Stamply pour son propre compte et pour le compte du marquis. Elle n’en parlait qu’avec mépris, et les récits exagérés qu’elle faisait de la position de M. de La Seiglière et de sa fille n’avaient pas peu contribué à déchaîner sur la tête du pauvre diable toutes les colères et toutes les malédictions du pays. Les choses en étaient là, lorsqu’un soir tout sembla devoir prendre bientôt une face nouvelle.

Assise auprès d’une croisée ouverte, Mme  de Vaubert paraissait plongée dans une méditation profonde. Ce n’étaient ni les harmonies ni les images d’un beau soir d’été qui la tenaient ainsi rêveuse et recueillie. Elle regardait avec un sentiment de tristesse et d’envie le château de La Seiglière, dont les derniers rayons du soleil embrasaient les fenêtres, et qui resplendissait dans toute sa gloire, avec ses festons, ses arabesques, ses clochetons et ses campanilles, tandis que les ombrages touffus du parc ondulaient à ses pieds au souffle caressant des brises. Elle voyait en même temps les riches fermes groupées à l’entour, et, dans l’amertume de son cœur, elle songeait que ce château, ce parc et ces terres étaient la propriété d’un rustre et d’un manant. Raoul la surprit au milieu de ces réflexions. Il prit place auprès de sa mère et demeura silencieux, comme elle, à regarder d’un air affaissé l’étendue de paysage qu’encadrait la croisée ouverte. Ce jeune homme était miné depuis long-temps par une sombre mélancolie. N’ayant point goût à l’étude qui seule aurait pu charmer sa pauvreté, il consumait son énergie en regrets stériles, en désirs impuissans. Ce soir-là, dans une promenade solitaire à travers champs, il avait rencontré une troupe joyeuse de jeunes cavaliers qui s’en retournaient à la ville, en grand équipage de chasse, au bruit des fanfares, escortés de leurs meutes et de leurs piqueurs. Il n’avait, lui, ni piqueurs, ni meute, ni pur sang limousin sur lequel il pût promener ses ennuis, et il était rentré au logis plus découragé et plus sombre que d’habitude. Il s’accouda sur le dos de sa chaise, appuya son front sur sa main, et Mme  de Vaubert vit couler deux larmes sur les joues amaigries de son fils.

— Mon fils ! mon enfant ! mon Raoul ! dit-elle en l’attirant sur son sein.

— Ah ! ma mère ! s’écria le jeune homme avec amertume, pourquoi m’avoir trompé ? pourquoi m’avoir bercé d’un fol et vain espoir ? pourquoi m’avoir nourri, dès l’âge le plus tendre, de rêves insensés ? pourquoi m’avoir fait entrevoir, du sein de la pauvreté, les rives enchantées où je devais n’aborder jamais ? Que ne m’avez-vous élevé dans ; l’amour de la médiocrité ? que ne vous êtes-vous étudiée à borner mes désirs et mes ambitions ? que ne m’avez-vous enseigné de bonne heure l’humilité et la résignation qui convenaient à notre destinée ? Cela, vous eût été bien facile !

À ces reproches mérités, Mme  de Vaubert ne répondait qu’en baissant la tête, quand des cris du dehors attirèrent son attention. Elle se leva, s’approcha du balcon, et reconnut, au bout du pont jeté sur le Clain, Stamply qu’une bande de petits drôles poursuivaient à coups de mottes de gazon. Le vieux proscrit, sans chercher à repousser les hostilités, s’enfuyait aussi vite que le permettaient son âge et ses souliers ferrés. Mme de Vaubert le suivit long-temps des yeux, puis retomba dans sa rêverie. Elle en sortit souriante et radieuse. Que s’était-il passé ? qu’était-il advenu ? Moins que rien, une idée. Mais une idée suffit à changer la face du monde.


III.


À quelques jours de là, Mme de Vaubert prit le bras de son fils, et, sous prétexte d’une promenade aux environs, gagna la rive droite du Clain. C’était la première fois, depuis son retour, qu’elle se décidait à toucher cette rive. En passant devant la grille du parc, elle s’y arrêta quelques instans, et, comme si elle cédait à l’entraînement des souvenirs, elle ouvrit la porte et entra.

— Que faites-vous, ma mère ? s’écria Raoul, qui s’était vainement efforcé de la retenir sur le seuil ; ne craignez-vous pas d’outrager le marquis et sa fille en mettant le pied sur ces terres ? N’est-ce point faillir du même coup au culte de l’amitié et à la religion du malheur ? Enfin, avec les sentimens de haine et de mépris que nous professons l’un et l’autre contre le maître de ces lieux, vous semble-t-il que ce soit ici notre place ?

— Venez, venez, mon fils ; ce n’est point outrager le marquis que de chercher sous ces ombrages les souvenirs qu’il y a laissés. Où vous voyez une insulte au malheur, M. de La Seiglière ne verrait lui-même qu’un pèlerinage pieux. Venez, répéta-t-elle en s’appuyant doucement sur le bras de Raoul ; nous n’avons pas à redouter de fâcheuses rencontres : c’est l’heure où je vois, chaque jour, passer M. Stamply allant visiter ses domaines. D’ailleurs, je dois vous avouer, mon fils, que je suis un peu revenue de mes préventions, et que cet homme ne me paraît mériter, à bien prendre, ni la haine ni le mépris dont le pays se plaît à l’accabler. Je dirai même qu’il y a dans cette destinée proscrite et malheureuse au sein de la prospérité quelque chose de touchant, et qui, malgré moi, m’intéresse.

— Quoi ! ma mère, s’écria le jeune homme ; un fermier qui a dépossédé ses seigneurs ! un serviteur qui s’est enrichi de la dépouille de ses maîtres ! un misérable…

— Misérable en effet, vous avez dit le mot, Raoul, répliqua Mme de Vaubert en l’interrompant ; si misérable, que je me repens à cette heure d’avoir mêlé ma voix à celles qui l’accusent. Le ciel a traité cet infortuné avec assez de rigueur pour qu’il nous soit permis de lui montrer un peu d’indulgence. Mais, mon fils, laissons là cet homme, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Tenez, ajouta-t-elle en l’entraînant dans l’allée qui longe le bord de l’eau, je retrouve à chaque pas quelque image de mes belles années ; je crois respirer l’ame de Mme de La Seiglière dans tous ces parfums.

Ainsi causant, ils marchaient à pas lents, lorsqu’au détour de l’allée ils se trouvèrent presque face à face avec Stamply, qui, de son côté, se promenait solitairement dans son parc. Raoul fit un mouvement pour s’éloigner, mais la baronne le retint et s’avança vers le bonhomme, qui, ne sachant à quoi attribuer l’honneur d’une pareille rencontre, se confondait en salutations.

— Pardonnez, monsieur, lui dit-elle avec grâce, la liberté que j’ai prise de m’introduire ainsi dans votre propriété. Ces beaux ombrages me rappellent tant et de si doux souvenirs, que je n’ai pu résister plus long-temps au désir que j’avais de les visiter.

— Soyez remerciée plutôt que pardonnée, madame, répondit le vieux Stamply, qui tout d’abord avait reconnu Mme de Vaubert. C’est le plus grand honneur, c’est le seul, ajouta-t-il avec tristesse, qu’aient reçu ces lieux depuis que je les habite.

Puis, comme s’il comprenait que ce n’était pas à lui que l’honneur s’adressait, soit discrétion, soit humilité, le vieillard fit mine de vouloir se retirer, après avoir invité ses hôtes à poursuivre leurs excursions ; mais Mme de Vaubert l’interpellant avec bonté :

— Pourquoi, monsieur, nous quitter si tôt ? C’est vouloir nous donner à penser que notre visite est indiscrète et que nous troublons votre solitude. S’il en est autrement, restez ; vous n’êtes pas de trop entre nous.

Confus de tant de prévenances, Stamply ne savait comment témoigner sa gratitude, et ne réussissait qu’à exprimer sa stupéfaction. C’était la première fois, non-seulement qu’il voyait chez lui des hôtes de cette importance, mais encore qu’il s’entendait adresser quelques paroles polies et bienveillantes. Et c’était Mme de Vaubert, la baronne de Vaubert, la plus grande dame de la contrée, l’amie des La Seiglière, qui daignait le traiter ainsi, lui, Stamply, le vieux gueux, comme il savait trop bien qu’on l’appelait dans le pays ! Mais que devint-il, lorsqu’il sentit à son bras le bras de Mme la baronne, et que celle-ci lui dit avec un doux sourire et d’un ton presque familier : — Allons, monsieur Stamply, soyez mon cavalier et mon guide ! Les pauvres ames réprouvées, mises par la calomnie au ban de l’opinion, connaissent seules tout le prix d’un témoignage inespéré de sympathie et de bienveillance : quelque léger qu’il soit, elles s’en saisissent avec transport et s’y appuient avec un sentiment d’indicible reconnaissance ; c’est le brin d’herbe que la colombe jette à la fourmi qui se noie. En sentant à son bras le bras de la baronne de Vaubert, Stamply fut pris d’une joie à peu près pareille à celle qu’éprouva le lépreux de la cité d’Aost, lorsqu’il sentit sa main serrée par une main amie, et la fête aurait été complète, si le bonhomme eût été moins embarrassé de son costume et de son maintien. Il est très vrai que sa personne contrastait étrangement avec celle de Mme de Vaubert, qui, dans sa ruine, humiliait l’opulence de son voisin par l’élégance de sa tenue et la grâce de ses manières.

— Si j’avais pu penser qu’un si grand honneur me fût réservé, j’aurais fait, ce matin, un peu de toilette, dit-il en regardant tristement ses gros souliers à boucles de cuivre rougi, ses bas de laine bleus, son gilet de futaine et sa culotte de velours de coton, élimée jusqu’à la corde.

— Comment donc ! s’écria la baronne ; mais vous êtes très bien ainsi. D’ailleurs, monsieur, vous êtes chez vous.

Ces mots — vous êtes chez vous — allèrent au cœur de Stamply, et achevèrent de le remplir d’une douce satisfaction. Vous êtes chez vous ! ces mots si simples qu’il osait à peine, depuis long-temps, s’adresser à lui-même, tant la conscience qu’il avait du mépris public l’avait cruellement ébranlé dans le sentiment de sa propre estime, ces mots, prononcés par Mme de Vaubert, n’étaient-ils pas un démenti formel aux commentaires injurieux des méchans ? N’étaient-ils pas, en effet, pour cet homme, comme une réhabilitation éclatante, comme une solennelle consécration de ses droits et de sa fortune ? Cependant le jeune de Vaubert, dont la surprise était pour le moins égale à celle de Stamply, se tenait auprès de sa mère, froid, silencieux, hautain, ne sachant que conclure ni qu’imaginer de la scène, pour le moins étrange, qu’il voyait se passer sous ses yeux.

Tout en marchant, tout en causant, ils arrivèrent, par d’insensibles détours, devant la façade du château. Il faisait une journée brûlante ; le ciel était chargé de nuages. Il y avait près d’une heure que Mme  de Vaubert marchait sous des ombrages embrasés que ne rafraîchissait aucune brise. Elle s’assit sur une des marches du perron, et passa son mouchoir sur son front et sur son visage, tandis que Stamply se tenait devant elle, immobile et roulant entre ses doigts les larges bords de son chapeau de feutre qu’il n’avait pas cessé de tenir à la main durant toute la promenade.

— Madame la baronne mettrait le comble à ses bontés, dit-il enfin d’un air suppliant, en daignant venir se reposer un instant chez moi. Je serais d’autant plus touché d’une faveur si grande, que je m’en reconnais moins digne.

— Ma mère, dit aussitôt Raoul, qui avait hâte d’en finir avec cette comédie, dont il n’entrevoyait ni le but ni le sens ; ma mère, un gros orage se prépare ; il nous reste à peine le temps, avant que la nue crève, de regagner notre demeure.

— Eh bien ! mon fils, laissons passer l’orage, répondit Mme  de Vaubert en se levant, et puisque notre aimable voisin nous offre une hospitalité si cordiale, allons attendre sous son toit que le ciel nous permette de regagner le nôtre.

À ces mots, la figure de Stamply rayonna, et sa bouche s’épanouit en un sourire de béatitude. Quel triomphe, en effet, pour lui, de recevoir Mme  de Vaubert et de montrer ainsi à ses gens, qui ne manqueraient pas d’en instruire tout le pays, qu’il était moins déconsidéré que les méchans ne se plaisaient à le dire et les sots à le croire ! Leicester recevant la reine Élisabeth dans le château de Kenilworth ne fut ni plus heureux ni plus fier qu’en cet instant maître Stamply, lorsqu’il vit la baronne monter les degrés du perron et franchir le pas de sa porte. Raoul suivit sa mère avec un mouvement d’humeur que celle-ci feignit de ne point remarquer, et que ne remarqua point Stamply, tout absorbé qu’il était dans sa joie et dans son bonheur. Lorsque, après avoir introduit ses hôtes dans le salon, le bonhomme se fut esquivé pour veiller lui-même aux soins de l’hospitalité, Raoul, demeuré seul avec sa mère, allait enfin lui demander l’explication d’une énigme dont il s’épuisait vainement à chercher le mot depuis une heure ; mais il en fut empêché par un autre sentiment de curiosité qui lui ferma la bouche et lui fit ouvrir de grands yeux.

Quoiqu’on n’eût rien changé à la disposition des appartemens, l’intérieur du château de La Seiglière ne répondait plus à la magnificence du dehors. Tout s’y ressentait de l’incurie et des habitudes moins qu’aristocratiques, bourgeoises tout au plus, du nouveau propriétaire. Ajoutez que les vingt années qui venaient de s’écouler n’avaient point rajeuni la fraîcheur des tentures. Ces lampas fanés, ces dorures noircies, ce luxe sans jeunesse, ces vestiges d’une splendeur où la vie ne se révélait plus, composaient l’intérieur le moins réjouissant qui se puisse imaginer. C’était beau et triste comme ces vastes salles du palais de Versailles, qu’on admire en les traversant, mais où l’on sent qu’on mourrait d’ennui, si l’on était obligé de les habiter. Il n’y avait que le salon où venaient d’être introduits Mme de Vaubert et son fils qui eût conservé, par une faveur toute spéciale, la fraîcheur et l’éclat, la jeunesse et la vie. On eût dit que Mme de La Seiglière l’animait encore de sa grâce et de sa beauté. Bernard, de son vivant, s’était plu à l’orner et à l’embellir de tous les trésors que le marquis n’avait pu emporter avec lui dans l’exil, et Stamply, après le départ et même après la mort de son fils, avait voulu, par religion pour sa mémoire, que cette pièce fût entretenue avec autant de soins que par le passé, comme si Bernard devait y rentrer d’un instant à l’autre. Aussi tout y respirait-il la splendeur des hôtes d’autrefois. Ce n’étaient que damas de Gênes, tapisseries en point de Beauvais, meubles de Boule chargés d’objets d’art, cristaux étincelans, groupes en biscuit, porcelaines de Saxe et de Sèvres, filets d’or courant au plafond, bergeries de Watteau au-dessus des portes ; il y avait là de quoi fournir vingt pages de description à quelques-uns de ces esprits charmans qui ont créé la poésie de l’inventaire et se montrent moins préoccupés du mobilier de l’ame que de l’ameublement des maisons. Après avoir tout observé avec une attention jalouse, après avoir reconnu et touché du doigt tout ce qu’il n’avait vu jusqu’alors que dans ses rêves décevans, Raoul s’approcha de la fenêtre et se prit à regarder d’un air sombre le castel ruiné de Vaubert, qui ne lui avait jamais paru si pauvre ni si désolé qu’à cette heure. Pendant ce temps, la baronne contemplait son fils avec complaisance, souriante et sereine comme si elle tenait en son pouvoir la baguette magique qui devait relever les tours de son château et rendre à Raoul la fortune de ses ancêtres.

Stamply ne tarda pas à revenir, suivi de deux garçons de ferme qui portaient d’un air ébahi des plateaux chargés de sirops, de crème, de fraises et de vins d’Espagne. La foule des serviteurs, qui se composait d’une cuisinière, d’un jardinier et d’une gardeuse de dindons, se pressait dans l’antichambre et cherchait à voir, par la porte entr’ouverte, Mme la baronne et son fils. Depuis l’avènement de Stamply, c’était la première fois que le château se trouvait à pareille fête.

— Voici qui est du dernier goût, dit Mme de Vaubert avec son plus aimable sourire ; vous nous faites, monsieur, une réception royale.

Stamply s’inclina, se troubla, balbutia ; puis, apercevant les deux garçons de ferme, qui, après avoir déposé les plateaux sur le marbre d’une console, s’étaient assis chacun dans un fauteuil et s’y prélassaient sans façon, il les prit par les épaules et les poussa tous deux hors du salon.

— Savez-vous, monsieur, dit la baronne, qui n’avait pu s’empêcher de rire à cette petite scène, savez-vous que vous mériteriez d’être nommé conservateur-général des châteaux de France ? Celui-ci n’a rien perdu de son ancienne splendeur ; je crois même que vous y avez ajouté un nouvel éclat. D’autre part, on prétend que les domaines de La Seiglière ont doublé de valeur sous votre administration. Vous êtes, à ce compte, le plus riche propriétaire du pays.

— Hélas ! madame la baronne, répondit tristement le vieillard, Dieu et les hommes me l’ont fait payer bien cher, cette prospérité qu’on m’envie ! Dieu m’a pris ma femme et mon enfant ; les hommes m’ont chargé d’outrages. Le vieux Job était moins malheureux sur son fumier que je ne le suis au sein de la richesse. Vous avez un fils, madame ; consultez votre joie, et vous comprendrez mes douleurs.

— Je les comprends, monsieur ; votre fils, dit-on, était un héros.

— Ah ! madame, il était ma vie ! s’écria le vieillard en étouffant ses pleurs et ses sanglots.

— Les desseins de Dieu sont impénétrables, dit Mme  de Vaubert avec mélancolie ; quant au jugement des hommes, je crois, monsieur, que vous auriez tort de vous en trop préoccuper. On vous a chargé d’outrages, dites-vous ? Je l’ignorais ; vous me l’avez appris. Qu’importe l’opinion des sots ? vous avez l’estime des honnêtes gens.

À ces mots, Stamply secoua la tête d’un air chagrin, en signe de dénégation.

— Vous vous calomniez, monsieur, reprit vivement Mme  de Vaubert. Pensez-vous, par exemple, que je serais ici, si je ne vous estimais pas ? Je suis, ce me semble, assez intéressée dans la question pour ne pas être suspecte de partialité en votre faveur. Amie des La Seiglière, j’ai, quinze ans durant, partagé leur exil ; comme eux, j’ai vu mes biens séquestrés et vendus par la république. La république nous a dépouillés ; elle a disposé de ce qui ne lui appartenait pas : que ce lui soit une honte éternelle ! Mais vous, acquéreur de bonne foi, qui avez acheté à beaux deniers comptant, qui vous blâme ? qui vous accuse ? L’adversité a pu nous aigrir, mais elle n’a point étouffé dans nos cœurs le sentiment de la justice. Ce n’est pas à vous qu’appartient notre haine. Que de fois n’ai-je pas entendu le marquis et Mme  de La Seiglière se féliciter de ce que leurs domaines étaient échus du moins au plus probe de leurs fermiers !

— Serait-il vrai, madame ? s’écria Stamply avec un mouvement de joie et de surprise ; Mme  la marquise et M. le marquis parleraient de moi sans colère ? J’aurais pensé que je n’étais pour eux qu’un objet de mépris et d’exécration.

— Pourquoi donc cela, monsieur ? répliqua la baronne en souriant. Je me souviens que, quelques jours avant sa mort, la pauvre marquise me disait encore…

Mme  la marquise est morte ! s’écria Stamply avec un étonnement douloureux.

— En donnant la vie à une fille belle aujourd’hui comme le fut sa mère. Je vous disais donc, monsieur, reprit Mme  de Vaubert, que, quelques jours avant sa mort, la marquise me parlait devons, de Mme  Stamply, qu’elle appréciait et qu’elle aimait. Elle en parlait avec cette bonté touchante que vous n’aurez point oubliée. Le marquis vint se mêler à l’entretien, et se plut à citer plusieurs traits de dévouement et de fidélité qui honorent votre famille. « Ce sont de nobles cœurs, ajouta Mme  de La Seiglière, et, dans notre malheur, ce m’est presque une consolation de penser que nos dépouilles sont tombées entre des mains si pures et si honnêtes. »

— Ma mère, dit Raoul, qui était resté debout dans l’embrasure de la fenêtre et qui souffrait visiblement d’entendre parler ainsi Mme  de Vaubert, un coup de vent vient d’emporter l’orage ; le ciel s’est éclairci ; nous pourrions sans danger regagner notre gite.

La baronne se leva, et, se tournant vers Stamply :

— Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, de votre bonne hospitalité et me félicite du hasard qui m’a procuré l’avantage de vous connaître. Je fais des vœux sincères pour que nos relations ne se bornent pas à cette première entrevue. Il dépend de vous que ces vœux soient exaucés. N’oubliez pas, rappelez-vous souvent que vous avez sur l’autre rive des voisins qui s’estimeront toujours heureux de vous recevoir.

À ces mots, prononcés avec une grâce qui en releva l’expression à un point que nous ne saurions dire. Mme  de Vaubert se retira, appuyée sur le bras de son fils et reconduite par Stamply, qui ne quitta ses hôtes qu’à la grille du parc, après s’être incliné jusqu’à terre.

— Enfin, ma mère, s’écria le jeune homme, m’allez-vous donner l’explication de ce que je viens de voir et d’entendre ? Hier encore, vous méprisiez, vous haïssiez cet homme ; jusqu’à ce jour, vous n’aviez parlé de lui qu’en termes flétrissans ! Quelle révolution étrange s’est opérée tout d’un coup dans vos idées et dans vos sentimens ?

— Mon Dieu ! rien n’est plus simple, et je croyais déjà vous l’avoir dit, mon fils, répliqua la baronne sans s’émouvoir. Au rebours de ce citoyen d’Athènes qui condamna Aristide à l’ostracisme, parce qu’il était las de l’entendre appeler juste, à force d’entendre dire du mal de M. Stamply, j’ai fini par en penser du bien. Si des préventions légitimes, si ma vieille amitié pour les La Seiglière, si l’ignorance des faits dans laquelle j’ai vécu durant près de vingt ans ont pu m’entraîner à des propos inconsidérés, depuis long-temps j’en avais des regrets ; j’en ai des remords à cette heure.

— Permis à vous, ma mère, repartit Raoul, d’en appeler de vos jugemens et de casser les arrêts que vous avez rendus vous-même ; mais vous n’aviez pas mission des La Seiglière d’absoudre en leur nom le détenteur de leurs domaines. Pensez-vous que le marquis vous pardonnât de l’avoir pris, en cette occasion, pour complice de votre indulgence ?

— Eh ! mon fils, s’écria la baronne avec un mouvement d’impatience, fallait-il porter le dernier coup à ce cœur déjà si cruellement blessé ? Ne devais-je entrer sous le toit hospitalier que pour m’y faire l’écho des malédictions de l’exil ? Suis-je coupable, suis-je criminelle pour avoir essayé de verser quelques goutes de baume sur les plaies de cet infortuné ? Ah ! jeunesse, vous êtes sans pitié ! Je ne sais si le marquis me pardonnerait ; mais je suis sûre que du haut du ciel l’ame de la marquise me sourit et m’approuve.

La visite de Stamply ne se fit pas attendre. Il se présenta, par une après-midi, au château de Vaubert, dans le costume le plus galant qu’il avait pu choisir dans sa garde-robe de fermier enrichi. Raoul était absent. N’étant point gênée par la présence de son fils, la baronne reçut son voisin avec toute sorte d’égards et de coquetteries ; elle l’amena doucement à parler de son fils, et parut s’intéresser à tous ses discours. On pense quelle satisfaction pour ce pauvre vieillard de rencontrer un cœur bienveillant dans lequel il pût librement épancher ses regrets ! Cependant il finit par remarquer le modeste ameublement du salon où il se trouvait, et, songeant à ce qu’avaient été autrefois et à ce qu’étaient aujourd’hui les Vaubert et les Stamply, il fut pris d’un vague sentiment de pudeur et de confusion que les ames délicates n’auront point de peine à comprendre. Comme pour ajouter à l’embarras de son hôte, la baronne raconta les déceptions de son retour, et comment, en place de son château et de ses domaines, elle n’avait retrouvé qu’un pigeonnier et quelques méchans morceaux de terre ; mais elle le fit avec tant de grâce et de gaieté, que Stamply, quoique susceptible et défiant, ne put en prendre aucun ombrage, et qu’au contraire il se sentit délivré d’un grand poids en voyant de quelle façon Mme  de Vaubert s’accommodait à sa fortune.

— Je vous garde à dîner, lui dit-elle ; mon fils est allé passer la journée chez un de nos amis, et ne rentrera que ce soir ; vous me tiendrez compagnie. La solitude est triste à notre âge. Que voulez-vous ? ajouta-t-elle gaîment, en renouant le fil de la conversation brisée ; chacun son tour, comme dit le proverbe. On assure que les révolutions ont leur bon côté ; nous avons payé pour le croire. Nous ne nous plaignons pas. Plût à Dieu seulement, ainsi que le répétait souvent ma pauvre et bien aimée marquise, plût à Dieu, monsieur, que tous ceux qui ont profité de nos désastres fussent d’aussi honnêtes gens que vous ! La résignation nous serait encore plus facile.

Dîner en tête-à-tête avec la baronne de Vaubert ne fut pas seulement pour Stamply le comble de l’honneur ; ce fut aussi la plus douce joie qu’il eût goûtée depuis bien long-temps. C’est surtout à l’heure des repas que l’isolement se fait cruellement sentir. C’était l’heure de la journée que Stamply redoutait le plus ; lorsqu’il lui fallait s’asseoir à table devant la place vide de Bernard, sa tristesse redoublait, et souvent il lui arrivait, comme au roi de Thulé, de boire ses larmes dans son verre. Ce fut donc pour lui comme une fête improvisée. Le festin n’était point somptueux ; mais Mme  de Vaubert suppléa le luxe du service par le charme de son esprit. Elle entoura son convive de mille petites attentions délicates, le flatta, le choya et le gâta comme un enfant, sans avoir l’air de remarquer les gaucheries et les énormités qu’il disait et faisait en matière d’étiquette et de savoir-vivre. Il y eut un instant où le vieillard tourna vers elle un regard dont nous n’essaierons pas de rendre l’expression : rappelez-vous ce beau regard si doux, si tendre, si reconnaissant que tourne le chien de chasse vers son maître qui le caresse. Le bonhomme put croire qu’il n’était plus seul au monde et qu’il avait une famille.

À partir de ce jour, il s’établit des rapports fréquens entre les deux châteaux. Mme  de Vaubert, à force de prières et de remontrances, amena peu à peu son fils à tolérer la présence de Stamply et à l’accueillir, sinon avec bienveillance, du moins sans trop de morgue et de hauteur. En même temps, elle étudia, pour les flatter, les goûts et les manies du vieillard. Elle en vint même jusqu’à s’initier aux petits détails de son intérieur et veilla avec une sollicitude toute maternelle à ce que rien ne manquât au soin de son bien-être. Stamply ne résista pas à tant de séductions : il s’y prit comme une mouche dans du miel. Son cœur passa vite de la reconnaissance à l’affection, de l’affection à l’habitude. La meilleure partie de ses journées s’écoulait à Vaubert. Il y dînait trois fois la semaine. Le matin, il s’y arrêtait en allant visiter ses champs ; il y retournait le soir pour causer de Bernard, et des affaires du jour, qui préoccupaient vivement les esprits. Par les soirées sereines, Mme  de Vaubert lui prenait le bras, et tous deux s’allaient promener sur les bords du Clain. Qu’on tâche de se représenter l’ivresse du vieux Stamply tenant à son bras le bras d’une baronne, causant familièrement avec elle, et, le long de ces rives où on l’avait parfois salué à coups de pierres, prenant sa part des coups de chapeaux qui s’adressaient à sa compagne ? Il est très vrai qu’un reflet de la considération qui entourait la noble dame avait rejailli jusque sur lui. Si ses domestiques ne l’en volaient pas moins, ils l’en respectaient davantage. Bref, il faudrait rajeunir la comparaison surannée de l’oasis dans le désert pour peindre en peu de mots ce que fut dans la vie désolée de cet homme l’apparition enchantée de la baronne de Vaubert. Sa fin d’automne en reçut comme un doux éclat. Sa santé se raffermit, son humeur s’égaya, son caractère aigri par le chagrin, retrouva sa bonté native. Il eut, comme on dit, son été de la Saint-Martin ; mais le plus grand bienfait qu’il retira de ces relations, fut de recouvrer l’estime de lui-même et de se sentir réhabilité à ses propres yeux. Sa conscience troublée s’apaisa, et, fort d’une amitié si belle, il releva la tête et porta gaiement sa fortune.

Bientôt à ces salutaires influences Mme  de Vaubert en mêla d’autres, plus lentes et plus mystérieuses, que Stamply subit sans chercher à s’en rendre compte. Après s’être emparé de la vie de cet homme, elle s’empara de son esprit, qu’elle pétrit à son gré et façonna comme un bloc de cire. Elle s’étudia et réussit à effacer en lui jusqu’au dernier vestige des idées révolutionnaires. Elle sut, à force de subtilités, le réconcilier avec le passé qui l’avait opprimé et le brouiller avec les principes qui l’avaient affranchi. Elle le ramena, à l’insu de lui-même, au point d’où il était parti, et lui fit reprendre, sans qu’il s’en doutât, la carapace de serf et de vassal sous laquelle ses pères avaient vécu. En même temps, le nom du marquis de La Seiglière et le nom de sa fille revenaient dans tous ses discours, mais avec tant de réserve, que Stamply ne songea même pas à s’en effaroucher. Il en arriva, sans efforts, à s’attendrir sur la destinée de cette jeune Hélène que Mme  de Vaubert ne se lassait pas de lui représenter comme la vivante image de sa mère. C’était la même grâce, le même charme et la même bonté. Stamply convenait qu’à ce compte Mlle  de La Seiglière devait être un ange en effet. Il avait gardé quelques préventions contre le marquis ; Mme  de Vaubert s’appliqua patiemment à étouffer ce vieux restant du levain de 93. L’adversité, disait-elle, est une rude école à laquelle on profite vite. Elle se flattait, pour sa part, d’y avoir beaucoup appris et beaucoup oublié. M. de La Seiglière, à l’entendre, était devenu, dans l’émigration, le plus parfait modèle de toutes les vertus, et ce marquis si fier s’honorerait à cette heure de serrer la main de son ancien fermier et de l’appeler son ami. Stamply répondait que, le cas échéant, ce lui serait un très grand honneur.

Des mois s’écoulèrent ainsi dans une douce intimité à laquelle Raoul ne se mêla point ; ce jeune homme était triste et recherchait la solitude. Or, tandis que ces évènemens s’accomplissaient sans bruit dans la vallée du Clain, Waterloo venait de clore la grande épopée de l’empire. Le temps pressait ; dans une lettre toute récente, le marquis de La Seiglière, convaincu plus que jamais que la chute de Napoléon allait nécessairement entraîner celle de Stamply, et que le premier acte des Bourbons, après leur rentrée définitive en France, serait de réintégrer tous les émigrés dans la propriété de leurs domaines, rappelait généreusement à sa vieille amie la promesse qu’ils avaient échangée d’unir un jour Hélène et Raoul. Mme  de Vaubert jugea prudent de pousser au dénouement de la petite comédie dont elle avait seule le secret.

Ses relations avec le fermier châtelain étaient, on peut le croire, un grand sujet d’ébahissement pour le pays. La médisance et la calomnie n’avaient point manqué à l’appel. On s’étonnait, on s’indignait de voir qu’une amie des La Seiglière frayât avec l’homme qui les avait dépossédés. Le bruit courait qu’elle visait à se faire épouser par Stamply. La noblesse criait à la trahison, et la roture au scandale. Soit qu’elle ignorât ce qui se disait, soit qu’elle ne s’en souciât pas autrement, la baronne avait jusqu’à présent poursuivi son idée, sans détourner seulement la tête pour écouter les cris de la foule, quand tout d’un coup Stamply crut remarquer des symptômes de refroidissement dans les témoignages de cette amitié qui le faisait si heureux et si fier. Il n’en ressentit d’abord qu’un sourd malaise qu’il ne s’expliqua pas ; mais, ces symptômes prenant de jour en jour un caractère plus décidé, il commença de s’en alarmer sérieusement. C’est qu’en effet Mme  de Vaubert n’était plus la même, et quoiqu’elle s’efforçât de dissimuler le changement qui s’opérait en elle, ce n’était pas l’ame susceptible et tendre du pauvre Stamply qui pouvait s’y tromper. Il souffrit long-temps en silence, et ce qu’il souffrit ne saurait se dire, car il avait tourné de ce côté toutes ses facultés aimantes ; il avait mis dans cette affection tout son cœur et sa vie tout entière. Long-temps le respect lui ferma la bouche ; mais un soir, ayant trouvé Mme  de Vaubert plus distraite, plus réservée, plus contrainte que d’habitude, il exprima son inquiétude d’une façon indiscrète peut-être, touchante à coup sûr. Mme  de Vaubert en parut touchée, mais demeura impénétrable.

— Madame, qu’y a-t-il ? je pressens quelque grand malheur.

Mme  de Vaubert répondit à peine ; seulement, lorsqu’il fut près de se retirer, elle lui prit les mains et les pressa entre les siennes avec une effusion de tendresse qui ne fit qu’ajouter aux terreurs du vieillard.

Le lendemain, Stamply se promenait dans son parc, encore tout agité de la soirée de la veille, lorsqu’on lui remit un billet de la part de Mme  de Vaubert. Moins flatté qu’effrayé d’un si rare honneur, il brisa le cachet d’une main émue, et lut ce qui suit à travers ses larmes :


« Vous pressentiez un grand malheur, vos pressentimens étaient justes. Si vous devez en souffrir autant que j’en souffre moi-même, c’est un grand malheur en effet. Il faut ne plus nous voir ; c’est le monde qui le veut ainsi. S’ils ne frappaient que moi, je braverais ses arrêts avec joie, mais je dois, en vue de mon fils, m’imposer des sacrifices que ne m’aurait jamais arrachés l’opinion. Comprenez quelle nécessité nous sépare, et que ce vous soit une consolation de penser que votre cœur n’en est pas plus profondément affligé que celui de votre affectionnée,

« Baronne de Vaubert. »


Stamply ne comprit d’abord qu’une chose, c’est qu’il venait de perdre le seul bonheur qu’il eût ici-bas. Puis, en relisant cette lettre, il sentit retomber sur lui toutes les malédictions et tous les outrages dont l’amitié de Mme  de Vaubert avait si long-temps soulevé le poids. Il se vit replongé plus avant que jamais dans le gouffre de la solitude ; il crût perdre Bernard une seconde fois. C’était plus qu’une affection qui se brisait pour lui ; c’était une habitude. Que ferait-il désormais de ses jours inoccupés, de ses soirées oisives ? Où porter son cœur et ses pas ? Plus de but ; partout, autour de lui, l’abandon, le silence, les steppes désolées. Dans son désespoir, il prit le chemin de Vaubert.

— Madame, s’écria-t-il en entrant dans le salon où la baronne était seule, madame, que vous ai-je fait ? en quoi ai-je pu démériter de vous ? Pourquoi m’avoir tendu votre main, si vous deviez la retirer plus tard ? Pourquoi m’avoir appelé, si vous deviez me chasser sans pitié ? Pourquoi m’avoir tiré de mes ennuis, si vous deviez m’y rejeter si tôt ? Regardez-moi : je suis vieux, mes jours sont comptés. Ne pouviez-vous attendre encore un peu ? je n’ai guère de temps à vivre.

Mme  de Vaubert s’efforça d’abord de l’apaiser, protestant de son affection et lui prodiguant les mots les plus tendres. Lorsqu’elle le vit plus calme, elle essaya de lui faire comprendre les motifs impérieux auxquels elle avait dû céder. Elle y mit en apparence une extrême réserve et une exquise délicatesse ; mais en réalité chacune de ses paroles entra comme la lame d’un poignard dans le cœur de Stamply. Un reste d’orgueil le soutint et le ranima.

— Vous avez raison, madame, dit-il en se levant ; c’est moi qui suis un insensé. Je m’éloigne sans me plaindre et sans murmurer. Seulement, rappelez-vous, madame, que je n’aurais point osé solliciter l’honneur que vous m’avez offert ; rappelez-vous aussi que je ne vous ai pas trompée, et que, dès notre première entrevue, je vous ai dénoncé moi-même les outrages et les calomnies que le monde avait amassés sur ma tête.

À ces mots, il marcha résolument vers la porte ; mais, épuisé par l’effort de dignité qu’il venait de faire, il tomba dans un fauteuil, et laissa ses larmes couler.

En présence d’une douleur si vraie, Mme  de Vaubert se sentit sincèrement émue.

— Mon ami, écoutez-moi, dit-elle. Vous pensez bien que je ne me suis pas résignée sans effort à briser des relations qui faisaient ma joie autant que la vôtre. Je m’étais prise pour vous d’une tendre affection ; je me complaisais dans l’idée que j’étais peut-être dans votre existence quelque chose de bon et de consolant. De votre côté, vous m’aidiez à supporter le poids d’une bien triste vie. Votre bonté me charmait ; votre présence distrayait mes ennuis. Jugez donc si je me suis décidée volontiers à déchirer votre cœur et le mien. J’ai long-temps hésité ; enfin, j’ai cru devoir, par égard pour mon fils, donner satisfaction à ce monde stupide et méchant auquel je n’aurais point sacrifié, s’il ne se fût agi que de moi, un seul cheveu de votre tête. J’ai dû le faire ; je l’ai fait. — Cependant, ajouta-t-elle après quelques instans de réflexion silencieuse en fixant tout d’un coup sur Stamply un regard qui le fit tressaillir, s’il était un moyen de concilier les exigences de ma position et le soin de vos félicités ? s’il était un moyen d’imposer silence aux clameurs de la foule et d’assurer à votre vieillesse des jours heureux, honorés et paisibles ?…

— Parlez, parlez, madame, ce moyen, quel est-il ? s’écria le vieillard avec la joie du naufragé qui croit voir une voile blanchir à l’horizon.

— Mon ami, reprit Mme  de Vaubert, j’ai mûrement réfléchi sur votre destinée. Après l’avoir envisagée sous toutes ses faces et sous tous ses aspects, je suis obligée de reconnaître qu’il n’en est pas de moins digne d’envie, et que vous êtes, à vrai dire, le plus infortuné des mortels. Vous aviez raison, le vieux Job sur son fumier était moins à plaindre que vous au sein de vos prospérités. Riche, vous n’avez pas l’emploi de vos richesses. Les hommes ont élevé entre eux et vous un mur d’opprobre et d’ignominie. L’outrage, l’injure, le mépris public, voici jusqu’à présent le plus clair de vos revenus. Vous ne teniez, à la vie sociale que par un lien ; ce lien rompu, vous n’avez pas une ame où vous puissiez abriter la vôtre. Je vois votre vieillesse livrée à des soins mercenaires. Vous n’aurez même pas, à votre dernière heure, la consolation de léguer à quelque être aimé cette fortune qui vous aura coûté si cher ; il ne vous reste qu’un héritier, l’état, de tous les héritiers le moins intéressant et le plus ingrat. Maintenant, il s’agit de savoir s’il vous serait plus doux d’avoir une famille qui vous chérirait comme un père, de vieillir entouré d’amour et de tendresse, de n’entendre autour de vous qu’un concert de bénédictions, de reposer vos derniers regards sur les heureux que vous auriez faits, enfin de ne laisser après vous qu’une mémoire chérie et vénérée.

— Une famille… à moi ! s’écria le vieillard d’une voix éperdue. Moi, Stamply, le vieux gueux, comme ils m’appellent, entouré de tendresse et d’amour !… des concerts de bénédictions !… ma mémoire chérie et vénérée !… Hélas ! madame, cette famille, où donc est-elle ? Ma femme et mon enfant sont au ciel, et je suis tout seul ici-bas.

— Cette famille, ingrat ! répliqua Mme  de Vaubert en souriant ; vous en avez déjà la moitié sous la main.

Avec un peu de finesse ou de vanité, Stamply aurait pu croire que Mme  de Vaubert sollicitait en cet instant l’occasion d’une mésalliance ; mais le bonhomme n’était ni fin ni vain, et, malgré l’intimité de ses rapports avec la baronne, il n’avait jamais oublié quelle distance séparait encore le paysan parvenu de la grande dame ruinée. Il resta donc bras tendus et bouche béante, hésitant, interdit, et ne sachant comment interpréter les dernières paroles qu’il venait d’entendre.

— Vous est-il arrivé, mon ami, reprit Mme  de Vaubert avec calme, de vous demander quelle aurait été la gloire de Bonaparte, si, comprenant sa mission divine, cet officier de fortune, après avoir écrasé les factions, eût replacé les Bourbons sur le trône de leurs ancêtres ? Supposons un instant qu’au lieu de songer à fonder une dynastie, ce Corse, aujourd’hui misérable et proscrit, chargé d’opprobre, traqué et muselé comme une bête fauve, eût mis son épée et son ambition au service de nos princes légitimes, quelle destinée n’aurait pâli devant la destinée de cet homme ? Le monde, qui le maudit, le contemplerait avec admiration ; les rois qui ont juré sa perte se disputeraient l’honneur de lui tendre la main, et véritablement empereur à partir du jour où il aurait cessé de l’être, l’auréole qu’il porterait au front humilierait l’éclat du diadème.

— Et mon petit Bernard vivrait encore, ajouta Stamply en soupirant.

— Mon ami, s’écria Mme  de Vaubert, par quel étrange oubli, par quel fatal enchantement n’avons-nous pas compris, l’un et l’autre, que la Providence avait placé sous votre main une destinée à peu près pareille, et qu’il dépendait de vous de réaliser un si beau rêve ?

À ces mots, Stamply commença de dresser les oreilles comme un lièvre qui entend remuer autour de lui la pointe des bruyères.

— Ah ! pour vous, du moins, il en est temps encore, poursuivit la baronne avec entraînement. Ce que cet homme n’a pas su faire, vous pouvez l’accomplir dans la sphère moins haute où Dieu vous a placé. Consultez votre cœur, descendez dans votre conscience ; votre cœur est pur, votre conscience intacte. Les hommes cependant en jugent autrement, et vous-même, irréprochable que vous êtes, ne vous arrive-t-il jamais de vous sentir inquiet et mal à l’aise, quand vous songez que le dernier rejeton d’une famille qui combla de bienfaits la vôtre languit, déshérité, sur la terre étrangère ? Eh bien ! vous pouvez d’un seul mot légitimer votre fortune, confondre l’envie, désarmer l’opinion, changer en applaudissemens les outrages dont on vous accable, vous raffermir dans votre propre estime, et donner au monde un de ces grands exemples qui de loin en loin relèvent l’humanité.

— Le vieux gueux ne porte pas si haut ses ambitions, madame, répondit Stamply en hochant la tête ; il n’a pas la prétention de donner des exemples au monde ; ce n’est pas à lui qu’appartient la tâche de relever l’humanité : de plus humbles soins le réclament. D’ailleurs, madame, je ne comprends pas bien…

— Si vous ne comprenez pas, tout est dit, répliqua froidement Mme  de Vaubert.

Stamply avait trop bien compris. Quoique fermier de naissance et paysan d’origine, il n’était, nous le répétons, ni fin, ni rusé, ni même bien clairvoyant ; mais il avait le cœur ombrageux, et chez lui la défiance pouvait au besoin suppléer à la ruse. Non-seulement il comprit où la baronne voulait en venir, mais encore il crut entrevoir que c’était là le secret des avances qu’il avait reçues.

— Je vous entends, madame la baronne, dit-il enfin avec ce profond sentiment de tristesse qu’éprouvent les âmes tendres, lorsqu’en creusant l’affection qu’elles croyaient sincère et désintéressée, elles découvrent, sous la première couche, un abîme sans fond d’égoïsme : je crois seulement que vous faites erreur. Je n’ai pas à légitimer ma fortune, ma fortune étant légitime ; je ne la dois qu’à mon travail. Quant à Mlle  de La Seiglière, il est très vrai que je ne pense jamais sans attendrissement à cette enfant qui, m’avez-vous dit, est la vivante image de sa mère. Bien souvent j’ai été tenté de lui faire passer des secours ; je l’ai voulu, et je n’ai point osé.

— Vous auriez tort d’oublier qu’il est des infortunes qui ne sauraient accepter d’autres secours que les sympathies qu’elles inspirent, ni d’autres bienfaits que les vœux qu’on forme pour elles, répondit Mme  de Vaubert avec dignité ; mais laissez-moi vous dire, ajouta-t-elle d’un ton plus affectueux, que vous ne m’avez pas comprise. Je ne songeais qu’à votre bonheur. Je raisonnais, non pas en vue de vos devoirs, mais seulement en vue de vos félicités. Que m’est-il échappé qui vous blesse ou qui vous offense ? Le hasard me fait vous rencontrer ; votre destinée m’intéresse. Je sens que je vous suis une consolation, je vous en aime davantage. Cependant il arrive qu’un jour le monde envieux et jaloux nous sépare. Mon cœur en gémit ; le vôtre s’en alarme. Sur ces entrefaites, je me figure, follement peut-être, qu’en rappelant le marquis de La Seiglière et sa fille pour leur offrir de partager une fortune dont vous n’avez que faire, vous assurez à vos vieux ans le repos, la paix et l’honneur. Là-dessus, mon imagination s’exalte. Je vous vois entouré d’affections et d’hommages ; au lieu de se briser, notre intimité se resserre ; le monde qui vous proscrivait vous recherche ; les voix qui vous maudissaient vous bénissent ; Dieu vous a pris un fils adoré, il vous rend une fille adorable. À ce tableau, je m’émeus et je me passionne ; cette idée, je vous la soumets. Admettons que j’ai fait un rêve. Et puis soyez heureux. Je veux croire que je me suis exagéré le malheur de votre position. Vous vous referez à la solitude ; la nature est bonne, le monde n’est point regrettable. Vous êtes riche ; la fortune, à tout prendre, est une charmante chose : je souhaite ardemment qu’elle vous tienne lieu du reste.

Cela dit avec tant d’aisance et de naturel que le vieillard en fut tout ébranlé, Mme de Vaubert se leva, et, sous prétexte d’une visite à faire dans le voisinage, se retira, laissant Stamply seul et livré à ses réflexions.

Ces réflexions furent moins que joyeuses. Stamply s’en alla, médiocrement charmé d’une proposition qui ne l’aurait agréé d’aucune sorte, même en supposant qu’elle eût été faite uniquement en vue de son bonheur. C’était un vieux brave homme ; nous n’avons pas dit que ce fût un saint. Il y avait en lui, par exemple, une passion contre laquelle avaient dû se briser toutes les insinuations de Mme de Vaubert. Il n’est pas rare de rencontrer ainsi chez ces molles natures, taillables et malléables à merci, un point dur, résistant, infrangible, qu’aucun effort ne saurait entamer ; c’est l’anneau d’acier dans la chaîne d’or. Stamply était avare à sa manière ; il avait la passion de la propriété. Il l’aimait pour elle-même, comme certains esprits aiment le pouvoir. Tous ses revenus passaient en achats de terres, et c’est ainsi qu’il en était arrivé peu à peu, par empiétemens successifs, à reconstituer dans son intégrité l’ancien domaine de La Seiglière. Il venait même d’y réunir tout récemment deux ou trois métairies aliénées depuis plus d’un siècle. N’avoir accompli ce grand œuvre que pour en faire hommage à monsieur le marquis, certes, le cas eût été beau ; mais Stamply n’avait pas, ainsi qu’il l’avait dit lui-même, la prétention de donner à ses contemporains une si éclatante leçon d’abnégation, de sacrifice et de désintéressement. Il pensa que Mme de Vaubert en parlait trop à son aise, et qu’avant de s’y décider, la chose valait la peine qu’on y regardât à deux fois. Il rentra chez lui, résigné à la perte d’une amitié qui se mettait à si haut prix.

La résignation lui fut d’abord aisée. L’affection blessée, l’amour-propre offensé, la crainte d’avoir été pris pour dupe, ranimèrent en lui un reste de chaleur, de force et d’énergie. Tous ses vieux instincts d’indépendance et d’égalité se réveillèrent et reprirent un instant le dessus ; mais cette espèce de surexcitation s’abattit bientôt comme un feu de chaume. Il avait contracté dans la fréquentation de Mme  de Vaubert l’habitude des entretiens familiers et des épanchemens intimes. Réduit brusquement au silence, son cœur ne tarda pas à se sentir atteint d’un mortel ennui. Il perdit en moins de quelques jours cette paix intérieure et cette douce sérénité qu’il avait puisées dans ses relations. Privée de son unique appui, sa conscience recommença de défaillir. La vanité se mit de la partie pour tourmenter cette pauvre ame. Son expulsion de Vaubert n’était déjà plus un mystère. C’était le bruit général que Mme  de Vaubert avait chassé ignominieusement le vieux gueux ; on en faisait des gorges-chaudes. Stamply aurait pu ignorer les sots discours qui se tenaient à ce propos ; mais un soir, en traversant le parc, il entendit ses serviteurs, qui, ne le sachant pas si près, s’entretenaient gaiement de sa mésaventure. Ses fermiers, vis-à-vis de qui, en des temps plus heureux, il s’était paré d’une amitié illustre, affectaient de s’enquérir auprès de lui des nouvelles de Mme  la baronne. S’il restait au logis, se promenant de chambre en chambre d’un air accablé, ses gens venaient à lui d’un air officieux et demandaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, pourquoi leur maître, pour s’égayer et se distraire, n’allait pas faire visite à Mme  la baronne. S’il se décidait à quitter la maison pour battre tristement la campagne, la valetaille disait, en manière de réflexion, assez haut pourtant pour qu’il l’entendît : Voilà notre maître qui va passer une heure ou deux avec Mme  la baronne ! Quoique d’humeur endurante, il fut tenté plus d’une fois de leur frotter les épaules avec son bâton de cornouiller.

Ces mots, madame la baronne, résonnaient sans cesse à son cœur et à ses oreilles. La vue du château de Vaubert le plongeait dans des mélancolies sans fin ; il demeurait souvent de longues heures, silencieux, immobile, à contempler l’Éden perdu et regretté. Cet amour même de la propriété, que nous venons de signaler, ne lui suffisait plus ; Mme  de Vaubert avait développé en lui d’autres instincts, d’autres appétits, d’autres besoins non moins impérieux. D’ailleurs, cet amour, le seul qui lui restât ici-bas, était empoisonné dans sa source. Il se rappelait avec épouvante la misérable fin de l’excellente Mme  Stamply, ses scrupules, ses terreurs, ses remords, les dernières paroles qu’elle avait prononcées avant d’expirer. Il y pensait le jour, il en rêvait la nuit ; exaltée par l’abandon, son imagination lui faisait un sommeil peuplé de lugubres images. C’était tantôt le spectre irrité de sa femme, tantôt l’ombre éplorée de Mme  de La Seiglière. Après une semaine ou deux d’une existence ainsi torturée, il se tourna, sans y songer, vers l’idée que la baronne lui avait indiquée comme un port. Ce ne fut d’abord qu’un point lumineux, scintillant dans la brume, au lointain horizon. Insensiblement ce point s’élargit, se rapprocha et rayonna pareil à un phare. À force de l’examiner en tous sens, Stamply finit par en saisir le côté poétique et charmant. C’était une ame défiante, mais un esprit simple, honnête et crédule. Il se demanda si Mme  de Vaubert ne lui avait pas en effet révélé le secret du bonheur. En admettant qu’elle n’eût raisonné qu’en vue du marquis de La Seiglière et de sa fille, il fut obligé de convenir qu’en vue de lui-même elle n’aurait pu rien imaginer de mieux. La perspective des félicités qu’elle lui avait fait entrevoir se dégagea peu à peu des nuages qui l’obscurcissaient, et s’offrit à lui sous un jour enchanté. Il se représenta son intérieur embelli par la présence d’une jeune et douce créature ; il se vit introduit, par la reconnaissance du marquis, dans le monde qui l’avait repoussé ; il entendit un concert de louanges s’élever sur ses pas ; il crut voir Mme  de La Seiglière, la bonne Mme  Stamply et son petit Bernard qui lui souriaient du haut des cieux. Toutefois, la défiance le retenait encore sur la pente de ses bons sentimens. À quel titre d’ailleurs le marquis et sa fille rentreraient-ils dans ce château et dans ces domaines ? Résigner une fortune si laborieusement acquise, ne serait-ce pas convenir qu’elle était usurpée ? Au lieu de confondre l’envie, n’allait-il pas lui prêter de nouvelles armes ? Avant de prendre aucun parti, Stamply se décida à voir Mme  de Vaubert pour se consulter avec elle ; mais à peine eut-il touché quelques mots du sujet qui l’amenait, qu’elle l’interrompit aussitôt :

— Je souhaite, dit-elle, qu’il ne soit plus question de ceci entre nous. Il est des choses qui ne se pèsent ni ne se discutent. Je vous le répète, je n’ai cherché, je n’ai voulu que votre bonheur. Il ne s’agissait, dans ma pensée, ni du marquis ni de sa fille : il ne s’agissait que de vous, à ce point que, si mon idée vous eût souri et que le marquis s’y fût résigné, le bienfaiteur, à mon sens, ne serait pas vous, mais bien lui. Gardez vos biens ; nous n’en sommes point jaloux. On dit que la pauvreté est amère à ceux qui ont connu la richesse. On se trompe, et c’est le contraire qu’il faut dire. Nous avons connu la fortune, et la pauvreté nous est chère.

Là-dessus, après s’être informée de la santé de son vieil ami et de quelle façon il menait l’existence, Mme  de Vaubert lui donna poliment à comprendre qu’il n’avait plus qu’à se retirer, ce qu’il fit, très émerveillé de l’élévation des sentimens qu’il venait d’entendre exprimer. Il s’accusa d’avoir calomnié des intentions si désintéressés, et, quoi qu’il trouvât un peu bien étrange qu’en ceci le marquis dût passer pour le bienfaiteur, et lui, Stamply, pour l’obligé, il alla, pas plus tard que le lendemain, se livrer, pieds et poings liés, à la discrétion de Mme  de Vaubert, qui n’en parut ni joyeuse ni bien surprise. Elle témoigna même une vive répugnance à s’entremettre de cette affaire, par la crainte qu’elle avait, disait-elle, d’offenser les susceptibilités de ses amis. Stamply mit d’autant plus d’ardeur à la chose que Mme  de Vaubert y montra moins d’empressement, et, s’il pouvait être plaisant de voir le cœur dupé par l’esprit et la bonhomie exploitée par la ruse, c’eût été une scène plaisante à coup sûr que celle où le bonhomme supplia la baronne, qui s’en défendait, d’intercéder pour lui, à cette fin que le marquis daignât consentir à rentrer dans un million de propriétés.

— Qu’on aime un peu le vieux Stamply, disait-il ; qu’il voie, sur la fin de ses jours, des visages heureux lui sourire ; qu’une main amie lui ferme les yeux, qu’on donne une larme à sa mort ; ici-bas et là-haut, Stamply sera content.

On pense bien que Mme  de Vaubert finit par céder à de si touchantes instances ; mais ce qu’on ne saurait s’imaginer, c’est la joie qu’éprouva le vieux enfant après avoir préparé sa ruine. Il s’empara des mains de la baronne, qu’il pressa sur son cœur avec un sentiment d’ineffable reconnaissance : — Car c’est vous, lui dit-il d’une voix émue et les larmes aux yeux, c’est vous, madame, qui m’avez montré le chemin du ciel. — Mme  de Vaubert sentit que c’était un meurtre de s’être jouée d’une ame si parfaite ; mais, cette fois comme toujours, elle apaisa vite les murmures de sa conscience en se disant que la destinée de Stamply se trouvait intéressée au succès de cette entreprise, qu’elle ne s’y serait pas prise autrement pour assurer le bonheur de cet homme, et qu’en toutes choses la fin excusait les moyens. Il ne s’agissait plus que de tromper l’orgueil du marquis, qu’elle savait trop bon gentilhomme pour s’abaisser jamais à rien tenir de la main de son ancien fermier. La baronne écrivit ces trois mots :


« Bourrelé de remords, sans enfans, sans amis, sans famille, Jean Stamply n’attend que votre retour pour vous restituer tous vos biens. Venez donc. Pour prix de sa tardive probité, ce malheureux demande seulement que nous l’aimions un peu ; nous l’aimerons beaucoup. Rappelez-vous le Béarnais : Paris vaut bien une messe. »


Un mois après, le retour de M. de La Seiglière s’effectua simplement, sans faste et sans bruit. Stamply le reçut à la porte du parc et lui présenta tout d’abord, en guise de clés sur un plat d’argent, un acte de donation rédigé en termes touchans, et dans lequel le donateur, par un sentiment d’exquise délicatesse, s’humiliait devant le donataire.

— Monsieur le marquis, vous êtes chez vous, lui dit-il.

La harangue était courte ; le marquis la trouva bien tournée. Il mit dans sa poche l’acte qui le réintégrait dans la propriété de tous ses domaines, embrassa Stamply, lui prit le bras, et, suivi de sa fille qui marchait entre Mme  de Vaubert et Raoul, il rentra dans son château, aussi jeune d’esprit qu’il en était sorti et sans plus de façons que s’il rentrait de la promenade.

Et maintenant, pour nous en tenir aux suppositions de Mme  de Vaubert, si Napoléon Bonaparte, réduisant la grandeur de son rôle aux proportions mesquines d’une probité bourgeoise, eût consenti à n’être que l’homme d’affaires de la famille des Bourbons ; après avoir relevé, du bout de son épée, la couronne de France, si, au lieu de la poser sur son front, il l’eût placée sur la tête des descendans de saint Louis, il est à croire qu’à cette heure un chapitre de plus enrichirait le grand livre des royales ingratitudes. Nous ne prétendons outrager ni la royauté ni personne ; nous ne nous en prenons qu’à cette ingrate espèce qui s’appelle l’espèce humaine. Sans aller chercher nos exemples si haut, restons pour en juger sur les rives du Clain.