Calmann Lévy (p. 238-288).



XXVIII.


La trêve était bien près d’expirer lorsque M. Lemontier arrivait à Aix. Son premier soin, après avoir causé avec son fils, fut de le faire partir pour Chêneville, une terre qu’il possédait dans la vallée du Rhône, au-dessous de Lyon ; là, le jeune homme recevrait en quelques heures les communications nécessaires. C’était l’époque où, tous les ans, le père et le fils habitaient cette résidence, où Émile avait été élevé et qu’il aimait beaucoup.

M. Lemontier sentait que la présence d’Émile ne pouvait qu’augmenter l’irritation du général et stimuler la vigilance hostile de l’abbé. D’ailleurs, si la lutte de famille prenait quelque échappée au dehors, il ne fallait pas que Lucie fût compromise par le voisinage de l’objet de cette lutte. Émile souffrit beaucoup de s’éloigner du théâtre des événements et de se sentir réduit à l’inaction ; mais il comprit la sagesse de son père : il remit son sort entre ses mains et partit, cachant ses angoisses et surmontant sa douleur. Émile avait une grande force de volonté, on a pu en avoir la preuve dans ses dernières lettres. Il n’était peut-être pas ce qu’au temps de Grandisson on eût appelé un jeune homme accompli ; mais il était naïf, généreux, enthousiaste, et d’un caractère assez solide pour porter la spontanéité de ses élans. S’il avait les jalousies de l’amour, il savait les renfermer dans les limites de la justice. S’il avait les ferveurs du néophyte philosophe, il n’y mêlait pas le sot orgueil de la dispute, et son père le calmait sans peine, car son père était pour lui le type de la raison et de la bonté.

Madame Marsanne et sa fille quittaient la Savoie. Henri Valmare eût désiré les suivre ; mais il sentit qu’il pouvait être utile à M. Lemontier ; et il lui offrit de rester. M. Lemontier accepta. Il y avait chez ce jeune homme un fonds de dévouement et d’affection dont il ne se vantait pas, qu’il n’appréciait peut-être pas lui-même, mais que M. Lemontier connaissait bien, et qu’il savait développer en le mettant à l’épreuve. Henri s’établit donc au village du Bourget, sur la même rive du lac où est situé le château de Turdy, et à une courte distance. M. Lemontier se rendit à Turdy, décidé à y passer tout le temps nécessaire et à ne s’en laisser chasser par personne, conformément au désir de Lucie et du grand-père.

Pendant que le siége se posait ainsi, M. Moreali, attentif aux mouvements de ses adversaires, faisait aussi son évolution. Il laissait à Aix son ami le comte de Luiges, qui ne lui eût été de nul secours, et il allait recevoir à Chambéry un auxiliaire important qu’il attendait avec impatience. Cet auxiliaire, cette force de conviction et de volonté qu’il voulait opposer à M. Lemontier, c’était le père Onorio, le capucin romain qui, par son influence, avait renouvelé à sa manière l’âme de Moreali et bien d’autres.

Le portrait de ce religieux se trouve assez nettement tracé dans la lettre onzième de cette collection, écrite par Moreali à mademoiselle La Quintinie. Si le lecteur veut s’y reporter en cas d’oubli[1], il saura aussi bien que nous par quelles épreuves avait passé la croyance de l’abbé, quelles ambitions légitimes et nobles avaient été refoulées et froissées en lui par le joug somnolent de l’infaillibilité papale, ressource puérile, mais unique et dernière, de l’orthodoxie agonisante ; quels dégoûts mortels il avait éprouvés en se retrouvant, privé de persuasion intime, en face de cette loi aveugle, sourde et muette ; enfin quel désespoir exalté l’avait jeté dans les bras du père Onorio, un des derniers saints de cette orthodoxie ruinée, un esprit passionné, une vie austère, une parole saisissante, mélange d’inspiration et d’égarement, le cynisme enthousiaste de la démission humaine.

Il avait fallu à la vive intelligence de Moreali, à bout d’efforts, le refuge de cette folie sacrée pour ne pas abjurer toute croyance. Il eût fait de vaines tentatives pour accepter la moderne philosophie spiritualiste, confuse encore à bien des égards, mais éclairée d’en haut, née du divin principe de la liberté, nourrie de la notion du progrès et en pleine route déjà vers les vastes horizons de l’avenir. Cette philosophie se personnifiait devant lui dans M. Lemontier et dans son fils. Il était ébloui, effrayé, indigné de la force de cette réaction contre les doctrines de mort du père Onorio, son dernier asile. Il était trop intelligent et trop instruit pour ne pas se sentir débordé et entraîné ; cette réaction, on eût pu la paralyser en faisant entrer ses lumières et ses forces dans le domaine de la foi ; mais l’Église ne veut pas de ce concours hétérodoxe, et, comme elle, Moreali avait en lui la haine des hommes libres et des écrits nouveaux, cette robe de Nessus du prêtre qui a vaillamment combattu toute sa vie, et qui meurt torturé, consumé, sans avoir pu vaincre.

Moreali, esprit entreprenant et toujours spontané quand même, était venu en Savoie avec de grandes illusions. Il avait cru triompher aisément des velléités de Lucie pour le mariage. On a vu qu’il comptait fonder un couvent d’hommes en même temps qu’elle fonderait un couvent de femmes, et qu’il voulait donner au père Onorio la direction du premier, se réservant pour lui-même tacitement celle du second. Il était riche, et le saint-siége l’avait autorisé à fonder son établissement religieux dans ce pays de Savoie, qui pouvait un jour ou l’autre être envahi par l’esprit gallican en se trouvant annexé à la France. Pour traiter de l’achat d’une propriété convenable sans trop donner l’éveil à l’esprit d’opposition que le prêtre suppose toujours déloyal, Moreali s’était fait autoriser à prendre l’habit séculier. On pensait peut-être aussi que les fidèles de Savoie étaient aussi jaloux de leurs intérêts que les autres, et que tout vendeur exploiterait la circonstance.

Ce n’était pas là, dira-t-on, une raison suffisante pour que l’abbé prît tant de précautions et voulût cacher jusqu’à son nom. En effet, il en avait donc une autre. Il l’avait dit à Émile, et il n’avait pas menti. Il craignait, sinon pour ses jours, du moins pour sa liberté d’action, car il avait sujet d’appréhender quelque violent scandale venant entraver ses projets. Ne la connaît-on pas maintenant, cette raison ? Il savait que le général La Quintinie lui avait voué de mortels ressentiments, et il se disait que M. de Turdy, malgré son grand âge, n’avait peut-être pas, comme mademoiselle de Turdy, oublié son nom. Il fallait voir Lucie, la convaincre, obtenir par l’enchantement de la parole ce que ses lettres n’avaient pu opérer. Lucie se refuserait peut-être à des rendez-vous, à des conférences mystérieuses. Il fallait pénétrer à tout prix jusqu’à elle. L’abbé avait réussi.

Et pourtant il avait failli échouer. Sa première rencontre avec le général chez mademoiselle de Turdy avait été orageuse. Il avait audacieusement provoqué cette rencontre en se faisant reconnaître et accepter par la vieille tante, après l’avoir fascinée et conquise par ses soins. Ç’avait été l’affaire de peu de jours. Moreali avait d’exquises et chastes séductions dont il connaissait la puissance. Se fiant donc à lui-même de plus en plus, il avait prié la tante de le faire dîner avec le général à l’insu de M. de Turdy et de Lucie. On a vu que le général s’était rendu à l’appel d’un billet mystérieux. Le général avait dîné et passé la soirée avec lui sans le reconnaître. Il ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans, et même il l’avait rarement vu, bien que Moreali eût été l’arbitre secret de ses destinées conjugales.

Vers onze heures du soir, mademoiselle de Turdy étant rentrée dans ses appartements et le général prolongeant la veillée avec l’aimable et pieux séculier qui l’avait convenablement sondé et assoupli depuis quelques heures, Moreali s’était fait raconter la vie et la mort de madame La Quintinie. Il avait vu combien le temps avait amorti cette douleur, et il avait saisi les secrètes opérations de la conscience du général. Longtemps celui-ci s’était reproché la mort de sa femme comme un résultat de sa faiblesse envers le prêtre. Devenu dévot par vanité, pour marcher de pair au sortir du sermon et de la conférence avec certains officiers supérieurs de la vieille roche et pour recevoir les cajoleries des évêques et de leur suite, il avait tout à coup découvert que la mort de sa femme avait été, non celle d’une victime, mais celle d’une sainte, et il s’était fait à ses yeux presqu’un mérite de ce qui avait été si longtemps un sujet d’humiliation et un remords. Moreali le trouva donc suffisamment préparé, et l’abbé Fervet se révéla.

Un sentiment humain, un reste de dignité virile, un dernier battement de cœur pour la femme qu’il avait aimée rendirent le général furieux et menaçant pendant quelques minutes. Moreali, non moins ému, lui offrit sa poitrine en lui disant qu’il mourrait avec joie pour avoir travaillé sincèrement à sauver l’âme de madame La Quintinie. Le général pleura, s’humilia et demanda à l’abbé de le confesser et de l’absoudre ; ce qui fut fait en l’oratoire du comte de Luiges, à Chambéry, le lendemain matin. L’abbé Fervet n’avait jamais cessé de confesser les hommes.

Dès ce moment, le général, heureux d’avoir trouvé une volonté à mettre à la place de la sienne quand celle-ci chancelait, et un homme de mérite et de science à opposer à ce qu’il appelait l’ergotage philosophique d’Émile, appartint corps et âme à son ancien persécuteur, à son ancien ennemi, à l’homme dont l’influence spirituelle avait failli empêcher son mariage et soulevé depuis, dans son cœur incertain et troublé, des tempêtes d’indignation et de jalousie.

Pendant ces opérations de l’abbé, le capucin était en route. Il était appelé pour prendre connaissance d’une propriété que Moreali avait commencé à marchander et qu’il voulait savoir appropriable aux desseins de l’anachorète. Moreali hésitait maintenant dans la réalisation de ce projet en voyant la résistance de Lucie à un projet analogue ; mais il espérait que l’éloquence fougueuse et l’aspect fascinateur du saint agiraient sur elle.

Le jour de l’expiration de la fameuse trêve imaginée par Moreali pour donner à Onorio le temps d’arriver, un frère quêteur se présenta à la porte du manoir de Turdy. On le fit entrer dans les cuisines. Le général était averti, il ne bougea pas. Misie, habituée aux charités de Lucie et prévenue d’ailleurs par Moreali, qui disposait de ses étroites convictions, alla demander à sa jeune maîtresse ce qu’il fallait donner au religieux mendiant. Lucie était dans la bibliothèque avec M. Lemontier, arrivé depuis peu d’instants. On était en train de servir là le souper du grand-père, qui était assez bien pour sortir de sa chambre, mais encore trop faible pour descendre au salon.

Quand Lucie, tout en causant avec M. Lemontier, eut envoyé son aumône, Misie revint lui dire que ce pauvre frère était bien fatigué, qu’il avait les pieds en sang, et qu’il demandait à coucher sur une botte de paille dans un coin du vieux château ou des écuries.

« Qu’on lui donne un lit, une chambre, un bon souper et tout ce qu’il voudra, répondit Lucie. »

Et elle se remit à parler d’Émile avec M. Lemontier.

Elle était heureuse de le voir enfin, cet homme d’une sereine intelligence, d’une vaste érudition et d’un caractère aussi pur que son esprit. C’était un de ces persévérants chercheurs de lumière que le vulgaire de tous les temps discute, raille, critique ou injurie, mais qui, plus ou moins d’accord entre eux, creusent en chaque siècle plus profondément le sentier dont l’avenir fait de larges voies. Il n’avait pas l’orgueil de l’apostolat et ne se croyait pas un révélateur. Nulle intelligence n’était plus modeste, nul extérieur plus simple. Sa parole était douce, claire, sans ornements inutiles. Il écoutait plus qu’il ne démontrait. Son esprit était toujours occupé de comprendre afin de juger sans passion et de conclure sans partialité. Et, sous cette tranquillité d’âme, il y avait de la vraie force, un indomptable courage, des trésors de bonté, une patience inaltérable.

Bien qu’Émile eût parlé de son père avec enthousiasme, Lucie ne le trouva pas au-dessous de ce qu’elle avait rêvé, car Émile l’avait avertie de l’étonnante simplicité de ses manières ; il lui avait prédit qu’au lieu d’être éblouie, elle serait charmée. Lucie se sentait aussi à l’aise avec M. Lemontier que si elle l’eût toujours connu. Déjà elle l’avait présenté au vieux Turdy, qui l’avait reçu avec une joie expansive, et qui maintenant s’habillait pour venir passer une ou deux heures avec eux avant de retourner à sa chambre de malade.

Le général, avec qui Lucie avait dîné, ne paraissait pas. M. Lemontier lui fit demander par Misie la permission d’aller le saluer. Le général fit répondre qu’après le souper de M. de Turdy il attendrait le nouvel hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes les notions que devaient lui fournir Lucie et son grand-père, descendit au salon et y trouva le général flanqué du capucin. Ce n’était pas le moment de causer d’affaires : l’affectation du général à ne pas congédier ce vieillard silencieux et fatigué prouva de reste à M. Lemontier qu’on reculait pour ce jour-là devant les explications.

Mais quel était ce nouveau personnage inconnu à Lucie et qui se trouvait subitement lié avec le général ? Un passant, un pèlerin recevant l’hospitalité d’un jour, ou un espion de Moreali ? M. Lemontier, qui l’examinait tout en causant de choses d’un intérêt général avec M. La Quintinie, comprit vite que ce n’était ni un passant ni un intrigant, mais une sorte de missionnaire de bonne foi. L’homme était très-vieux ou très-usé par les austérités. Sa figure commune et terne avait tout à coup de grands éclairs sans cause apparente. L’œil éteint tenait assoupies des flammes qui s’échappaient comme des décharges de lumière électrique. Le front très-élevé, serré aux tempes, contrastait dans sa nudité avec le front court et large du général.

Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vêtements différaient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et d’humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l’italien, que le général s’efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte, il avait peut-être froid, mais il ne s’en apercevait pas ou ne s’en souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulnérable qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.

M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi dire, comme si la maigreur des jeûnes n’eût laissé en saillie que les lignes osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front seul avait poussé en hauteur, et par là ce n’était plus Socrate, mais quelque chose de plus et de moins, un Indien, un stylite. Le père d’Émile sentit que l’homme n’était pas méprisable, et il lui parla en bon italien bien rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits du pauvre moine, qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s’était changé en statue.

Il raconta naïvement à M. Lemontier qu’il venait de Frascati, qu’il avait voyagé en chemin de fer, par mer, en diligence et à pied. De tout cela, nul étonnement, nul souci. Du changement de pays et de climats, aucune préoccupation. Nulle remarque sur son chemin. Il avait marché dans ses pensées, disait-il ; il n’avait rien vu.

« C’est très-beau de marcher ainsi, lui dit M. Lemontier, quand les pensées sont nobles. Vous pensiez à Dieu ?

— À Dieu toujours et à beaucoup de petites choses que je demandais à Dieu de m’expliquer.

— Par exemple ?

— D’abord pourquoi l’on tient à aller vite, comme si l’on croyait avancer en changeant de place ?

— Dieu vous a-t-il répondu ?

— Oui, il m’a dit que cela ne servait de rien, et que, la mort demeurant partout, il n’était pas besoin de se hâter pour la rencontrer.

— Et que lui demandiez-vous encore ?

— Si les anges voyagent.

— Et Dieu ?…

— Dieu m’a dit qu’ils allaient plus vite que la vapeur.

— Aussi vite que la pensée ?

— Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâce !

— Très-bien ! Si le bien va plus vite que le mal, le mal sera donc devancé et réduit à l’impuissance ?

— Cela, c’est un mystère. J’y ai songé quelquefois.

— Avez-vous questionné Dieu là-dessus ?

— Non, il m’eût dit que cela ne me regardait pas. J’ai un jour à vivre ! »

L’entretien continua sur ce ton, M. Lemontier examinant le cerveau de ce moine comme un produit curieux du travail ascétique, le moine répondant par sentences obscures et malignes comme celles d’un sphinx.

C’était au tour du général à ne pas comprendre. Il s’évertuait à saisir un mot dans chaque phrase, se demandant d’où venait à l’homme subversif cette audace tranquille d’interroger un saint. Son étonnement devint de la stupeur quand, au bout de vingt minutes, le capucin, qui n’avait pu échanger avec lui dix paroles, et qui lui marquait une extrême froideur, parut s’être pris d’abandon et de sympathie pour M. Lemontier, et, tout en se retirant, lui tendit la main en échangeant avec lui le souhait de felicissima notte. Puis il revint sur ses pas et lui demanda si sa fille était malade, qu’il ne l’avait pas vue ? Il prenait M. Lemontier pour le père de Lucie, ce que M. La Quintinie avait pu lui expliquer à cet égard ayant été complétement perdu. M. Lemontier ne marqua pas de surprise et profita du quiproquo pour s’instruire. Sûr de n’être pas compris du général, qui le suivait la bouche béante, il demanda à son tour au capucin s’il connaissait la signora Lucia.

« Non, dit l’autre, mais elle m’a fait l’aumône et accordé l’hospitalité. On dit qu’elle est charitable et pieuse. J’aurais voulu la remercier. On m’a dit qu’elle savait très-bien ma langue, elle aussi.

— Nous y voilà, » pensa M. Lemontier.

Il promit au moine qu’il la verrait le lendemain matin.

« Car vous ne comptez point partir demain ? ajouta-t-il.

— Non, s’il est vrai que vous ayez besoin de moi ici, répondit le père Onorio, complétement dupe de son erreur de personnes. Je vais où l’on m’appelle, comme je sors d’où l’on me chasse. On m’a dit qu’un père me réclamait, c’est vous ; et qu’un grand-père voulait me battre, où est-il ? Me voilà ! Qu’il en soit ce que Dieu voudra, mon pauvre corps est à lui et ne vaut pas la peine qu’il le protége. »

Il s’en alla sur cette plaisanterie en souriant d’un air lugubre et doux.

Le général eût bien voulu savoir. M. Lemontier lui fit payer sa réserve en lui répondant d’une manière évasive et en se hâtant de prendre congé de lui jusqu’au lendemain.

« Vous retournez à Aix ? dit le général sèchement.

— Non, mon fils n’y est plus, et M. de Turdy m’a engagé à passer quelques jours chez lui.

— Ah ! monsieur votre fils ?…

— Est allé m’attendre chez moi.

— Alors… nous causerons…

— Quand il vous plaira, général, répondit M. Lemontier en reprenant le chemin de la bibliothèque, où Lucie l’attendait.

— Ce diable d’homme ! pensait le général en se couchant. Il était si pressé de parler, et il me semble que ce moine lui en ait ôté l’envie ! Pourquoi donc, sac-à-laine ! ai-je oublié tant que cela l’italien, que je croyais savoir ? »

Il s’endormit en feuilletant un vocabulaire de poche à l’usage des commençants.

M. Lemontier conseilla à Lucie de voir et d’écouter le moine, de le laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la présence de cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.

« Et même, ajouta-t-il, il n’est pas impossible que je vous demande de rappeler Moreali. Vous avez peut-être été un peu vite ; il eût mieux valu ne pas le chasser. Je suis là, je veille, et je me charge de recevoir tous les assauts. Nous devons, je crois, au lieu d’entretenir les craintes et l’irritation du grand-père, l’amener à sourire de cette vaine persécution et à la laisser s’user d’elle-même autour de lui. Du moment que vous êtes sauvée de l’entraînement religieux, nous sommes tous sauvés. Il ne s’agit plus que de faire avorter les crises sans les trop éviter. Donnez de la gaieté et un peu de malice prudente au grand-père ; je vous réponds qu’appuyé sur nous, et sûr de vous désormais, il retrouvera des forces dans ce petit exercice de sa vitalité. »

M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy était sous les armes, enchanté d’avoir à travailler, lui aussi, au rachat de la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses habitudes.

Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon, toute la famille présente. Là, Lucie refusa d’entendre aucune exhortation secrète, mais elle s’engagea à écouter le moine aussi longtemps qu’il lui plairait de parler, sans que ni elle, ni M. Lemontier, ni son grand-père se permissent un mot d’interruption. Cela ne faisait pas le compte du général, qui craignait que l’orateur n’eût pas ses coudées franches ; mais Onorio fit bien voir qu’il ne s’embarrassait de rien et qu’il méprisait profondément les subterfuges. Il était l’antithèse du jésuitisme, il était l’anachorète des anciens jours ; il en avait la foi, la vigueur et la science théologique ; seulement, cet homme du passé transporté au XIXe siècle, n’ayant plus sa raison d’être, chantait dans le vide, et l’écho de sa voix retournait sur lui-même sans rien ébranler de solide au dehors.

Il parla avec une grande abondance de cœur pourtant, car il avait personnifié Dieu à son image ; il s’entretenait avec lui d’égal à égal, tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité comique. Il aimait ce Dieu de sa façon à l’exclusion absolue et complète de tout être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, répétant ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les traduisant mal à l’assistance, se livrant à une pantomime comique parfois et parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il a dit des choses admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et puéril. Le vieux Turdy riait à son aise ; l’orateur n’y faisait pas la moindre attention. Le général admirait de confiance, devinant au geste et à l’inflexion apparemment que tout devait être magnifique. M. Lemontier était attentif, et, quand il y avait à louer, il laissait échapper un mot d’approbation qui étonnait grandement le général. Lucie était grave et triste ; elle sentait profondément le néant de cette doctrine de mort dont un représentant sincère et courageux lui disait le dernier mot. Elle avait traversé avec dégoût les transactions de mauvaise foi de la propagande, elle entendait maintenant la parole d’orthodoxie, le De profundis de l’humanité, la négation de la vie divine. On ne déserte pas sans un reste de frayeur et de regret l’autel refroidi dont on a longtemps couvé la flamme et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier. Quand le capucin eut fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit simplement :

« Je vous remercie, père Onorio, vous m’avez ramenée au vrai Dieu ! »

Le grand-père et M. Lemontier l’avaient comprise. Le capucin, exténué de fatigue, se retira en bénissant l’assistance. Le général crut triompher ; il prit le bras de M. Lemontier et l’emmena dans le jardin.

« Eh bien, lui dit-il, est-ce que ce n’est pas concluant, ce que vous venez d’entendre ?

— Concluant pour le suicide, répondit M. Lemontier.

— Comment ? quoi ? il a parlé sur le suicide ? »

M. Lemontier résuma clairement le discours du capucin et en fit toucher du doigt toutes les conséquences au général.

« La plus grave, ajouta-t-il, serait que mademoiselle La Quintinie eût été persuadée sans retour, car elle se ferait religieuse dès demain. Est-ce votre intention qu’il en soit ainsi, général ?

— Non pas, sac-à-laine ! jamais !… Mais croyez-vous réellement que ce moine, au lieu de lui parler raison, lui ait conseillé de faire des vœux ?

— Il nous l’a conseillé à tous, et à vous tout le premier.

— À moi ! à moi ! Moi, me faire capucin ?…

— Au nom de la logique, certes.

— Mais vous vous moquez ?

— Je vous donne ma parole d’honneur que tout ce que nous faisons sur la terre est péché au dire de ce prédicateur. Votre habit propre et commode est un péché, le dîner sain et copieux que vous prendrez tantôt est un péché. Votre santé, votre activité, votre autorité, votre prière, votre croyance, votre affection paternelle, votre fille elle-même, tout est péché en vous et autour de vous.

— Eh bien, alors… que veut-il donc que je devienne ?

— Ce qu’il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien !

— Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les allées à grands pas, je sais qu’il y a des exagérés ;… il y en a partout !… Vous êtes un libéral !… Vous savez bien qu’il y a des jacobins ?… On m’avait vanté ce moine comme très-éloquent…

— Il l’est.

— Il paraît, vous l’avez applaudi ; mais vous ne l’avez pas goûté pour ça, et ce n’est pas l’homme qu’il fallait. Je vais le renvoyer…

— Je doute que M. de Turdy y consente. Cette éloquence l’a diverti…

— Oui, c’est un athée, lui ! il a ri tout le temps ! Il ne faut pas que la religion prête à rire !

— Vous eussiez ri de même… si vos oreilles eussent été plus habituées à l’accent campanien du prédicateur.

— Ah ! il a un accent particulier, n’est-ce pas ? C’est donc cela que je perds un peu de ce qu’il dit ! Ah ça ! il a donc été… grotesque ?

— Oui, mais avec beaucoup d’esprit, et à dessein. Cette verve italienne soutenait son raisonnement. Il raillait les incrédules, les ambitieux, les chrétiens tièdes, tous ceux qui prétendent faire leur salut sans renoncer aux biens de ce monde et aux douceurs de la famille. Il les contrefaisait plaisamment, et, prenant ensuite les foudres du Dieu de Job, il les pulvérisait et les foulait aux pieds. Il appelait le diable à son aide, et Dieu commandait à Satan de torturer dans l’éternité ces âmes froides ou perverses. Il y avait du Dante et du Michel-Ange parfois dans sa vision de l’enfer. C’était fort beau, je vous assure, et j’aurai du plaisir à l’entendre encore.

— Ça ne vous fait donc rien, à vous ? vous ne croyez à rien ?

— Je crois en Dieu, général ; mais, pas plus que vous, je ne crois au diable. »

Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme, que la peur de l’enfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s’il y croyait. — L’image d’un démon armé d’une fourche se présenta devant lui ; il crut voir un Kabyle et chercha à son côté désarmé son sabre pour taillader ce gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier :

« Non, je ne crois pas au diable ; c’est un épouvantail pour les capons ! »

Puis, un peu mortifié de cette concession où M. Lemontier l’avait entraîné, il reprit avec humeur :

« Mais tout cela est en dehors de nos affaires, monsieur Lemontier, et nous en avons de sérieuses à régler.

— Je le sais, général, et je suis venu ici pour m’entendre avec vous.

— Nous entendre, je ne demanderais pas mieux, sac-à-laine ! vous ne me déplaisez pas : vous me paraissez un homme bien élevé et de bon sens, Émile est un gentil garçon ;… mais c’est un exalté, et nous ne pourrons jamais nous entendre. Voilà, j’ai dit.

— Laissez-moi dire à mon tour.

— Qu’est-ce que vous pouvez dire ? Je vous connais bien… Je ne vous ai pas lu, je ne suis pas un savant ; mais on m’a parlé de vous, vous êtes aussi entêté que moi, vous n’abjurerez pas plus vos erreurs que je ne ferai fléchir mes croyances.

— Nous ne fléchirons ni l’un ni l’autre ; nous laisserons nos enfants complétement libres.

— Vous n’empêcherez pas ma fille de pratiquer ?

— Je m’y engage de la part d’Émile.

— Ah ! voilà quelque chose de gagné ! vous êtes plus sage que lui, je le disais bien ! mais…

— Mais quoi, général ?

— Vous la détournerez de ses devoirs ; vous y travaillez déjà, vous êtes ici pour ça. Hein, vous voyez ! on ne m’en fait pas accroire, à moi !

— Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté ; si je devais travailler à modifier les idées de mademoiselle La Quintinie, je m’en attribuerais le droit, n’en doutez pas, et ce droit-là, Émile ne pourrait jamais l’aliéner non plus pour son compte ; mais nous n’agirions pas à la manière des catholiques ; nous laisserions à Lucie liberté absolue d’écouter, de lire, d’examiner toutes les instructions et toutes les exhortations contraires aux nôtres. D’où viennent les erreurs invétérées selon nous ? Des croyances sans examen possible, sans discussion permise. Que les prêtres parlent et qu’ils nous laissent parler, nous ne demandons pas autre chose.

— Cependant… Émile lui a déjà persuadé de renvoyer d’ici son directeur de conscience, un homme excellent, dévoué… qui l’autorise à se marier, pourvu que le mariage soit chrétien et convenable.

— Je vous jure, monsieur, que mon fils n’a rien conseillé à mademoiselle La Quintinie, et que M. l’abbé Fervet…

— Vous savez son nom ?

— Oui, général, je sais beaucoup de choses qui le concernent, et la preuve que, tout en travaillant à combattre son influence, je ne désire pas l’empêcher de travailler contre la mienne, c’est que j’ai demandé à M. de Turdy de lever la sentence de bannissement, et à mademoiselle Lucie de faire bon accueil à votre protégé.

— Est-ce vrai ?… Allons ! c’est agir en galant homme, il n’y a pas à dire ! Je vais conseiller au capucin de déguerpir et faire prier l’abbé de reparaître.

— Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave, prenez garde !… M. l’abbé Fervet comptait beaucoup sur lui, et mademoiselle La Quintinie a peut-être le désir de l’entendre encore. »

Le général s’oublia.

« Au diable le capucin ! s’écria-t-il. C’est un vieux fou qui n’aura pas compris les instructions de l’abbé, ou qui aura voulu faire à sa tête !… Mais comment savez-vous de quelle part il venait ici ?

— Le bon père me l’a dit lui-même.

— Allons ! c’est un âne ! » grommela le général entre ses dents.

Il courut écrire à l’abbé, et chargea le père Onorio de lui porter la lettre. En même temps, pour s’en débarrasser, il lui donna quelques louis que le saint regarda avec un sourire d’étonnement et jeta sur la table en disant :

« Je ne suis pas de ceux qui vendent la parole de Dieu. J’ai besoin de cinq sous pour ma journée, on me les a donnés, et je vous remercie. »

Il prit la lettre, son bâton, sa besace et partit pour Aix, où Moreali lui avait annoncé qu’il le retrouverait.

Moreali était un vivant bien différent de ce mort. Il n’était pas cuirassé contre les outrages. Celui qu’il avait reçu de Lucie, malgré le soin qu’elle avait pris de l’adoucir en le reconduisant et l’humilité qu’il avait réussi à lui montrer, saignait au fond de son cœur. Il avait la volonté de faire prédominer en lui l’esprit de charité ; mais il n’était déjà plus assez homme pour aimer réellement, et l’était encore trop pour ne pas haïr. Le père Onorio vit qu’il reculait devant l’humiliation de retourner à Turdy après en avoir été chassé.

« Que tu es encore loin de l’état de perfection, mon pauvre monsignore ! » lui dit-il.

Il l’appelait ainsi pour le railler de son reste d’attache au monde.

« Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder et regimber ! Tu ne travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable ! J’ai été comme toi ; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le cilice… Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentations, au risque d’y céder, et, quand elles viennent, elles te trouvent désarmé ! Je te le dis : tant que tu n’auras pas détruit sans retour la sensibilité du corps et de l’esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur. »

Selon le père Onorio, l’état de perfection, celui qui a été préconisé par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable orthodoxie, le premier degré de la sainteté, c’est d’arriver à ne plus être capable ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut aller jusqu’à vous ôter la foi, comme une trop grande compensation et une trop vive jouissance : on se résigne, on se passe de foi, on devient stupide, tant que dure l’épreuve ; mais, pour subir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher, que Satan ne puisse rien contre vous. C’est la victoire de saint Antoine, c’est un nouveau degré de sainteté.

Ainsi ces hommes admettent pour eux une loi de progrès, comme nous la réclamons pour les sociétés ; mais quel étrange progrès à rebours est le leur !

Moreali avait adopté cette doctrine, il se débattait au seuil de la pratique. Il avait eu trop de passions et il avait encore trop d’intelligence pour se plier jusqu’à terre.

« Ne me demandez pas de m’humilier devant la jeune fille, dit-il. Devant le vieillard, devant le philosophe, soit : j’essayerai ; mais elle ! je ne le puis, c’est aller contre la loi de Dieu !

Monsignore, reprit le moine, il n’y a rien à faire avec toi. La chair et le sang te tiennent. Je m’en retourne à Frascati.

— Non, dit Moreali, j’obéirai, je traverserai ce lac… sitôt qu’elle m’aura écrit elle-même !

— Ah ! comme tu l’aimes, gibier de Satan ! reprit le moine avec l’accent ironique d’un profond mépris. Allons, cède-moi ton oratoire, je vais me prosterner là, et je t’avertis que j’y resterai douze heures, douze jours, s’il le faut, sans bouger. Je m’offre pour toi en sacrifice, je ne me relèverai que quand tu m’auras dit : « J’y ai été ! »

Et il se jeta par terre de sa hauteur devant un autel portatif que Moreali cachait dans une petite chambre pour faire ses dévotions, quel que fût son domicile.

Le bruit de ces vieux os qui résonnaient et semblaient craquer sur le carreau fit tressaillir Moreali. Il releva le moine.

« J’y vais, dit-il, j’y vais sur l’heure ! Prie pour moi, mais ne m’attends pas ; j’y resterai peut-être, mais je te jure que j’y vais. »

M. Lemontier s’était entendu de nouveau avec Lucie et son grand-père. Il leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir, à l’entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était la légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même de répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy comprit tout et surmonta ses répugnances. Moreali avait désiré un entretien particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin de le déjouer, si c’était un but perfide. M. Lemontier n’avait pas oublié la remarque sur laquelle Henri Valmare avait appelé son attention. Moreali était-il influencé par des sentiments personnels incompatibles avec la gravité de son âge et les prescriptions de son état ?

Henri venait d’arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque tous les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea Henri à tout observer avec le plus grand calme, surtout dans les moments où lui-même, accaparé par le général ou distrait par quelque autre soin, serait forcé de perdre de vue la contenance de l’abbé. Il lui recommanda encore, si ses soupçons se confirmaient, de n’en faire part qu’à lui seul et de n’en rien écrire à Émile.

Moreali approcha prudemment. Il s’arrêta à la grille du manoir et envoya deux cartes à M. de Turdy et à Lucie, afin qu’ils ne pussent lui reprocher d’être entré sur la seule invitation du général. Lucie prit le bras de M. Lemontier et alla elle-même recevoir Moreali.

« Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle ; soyez le bienvenu. Mon grand-père regrette d’avoir méconnu vos intentions ; mais voici un nouvel ami, M. Lemontier, qui l’a calmé et persuadé. Je suis aussi heureuse d’avoir à vous faire rentrer ici que j’ai eu de chagrin à vous en faire sortir. »

Moreali s’inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la parole : il sentit qu’il le haïssait ; Émile ne lui avait pas inspiré d’aversion. Il se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et comme dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dîner, on l’invita à rester, et, en attendant le dernier coup de cloche, il se promena au fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que celui-ci avait énormément faibli en son absence. Le général se plaignait du capucin, il rendait justice à l’esprit de tolérance de M. Lemontier, à la bonhomie sans rancune du grand-père, à la discrétion d’Émile, qui était parti afin de ne blesser personne, à la docilité de Lucie, qui ne se refusait à aucune tentative de conciliation, à Henri Valmare, qui avait été initié malgré lui à des dissentiments fâcheux, mais qui était un caractère sûr, un garçon discret. Bref, le pauvre général eût bien voulu être content de tout le monde et ne pas pousser plus loin sa résistance. N’était-ce pas assez d’avoir obtenu que Lucie, en épousant Émile, fût libre de pratiquer ?

« Vous êtes facilement dupe, monsieur le général ! répondit Moreali. Cela ne doit pas étonner de la part d’un caractère chevaleresque comme le vôtre ; mais les devoirs austères de mon état m’ont appris à connaître les ruses de l’incrédule et les transactions des mauvaises consciences. Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa future belle-fille, c’est parce qu’il sait déjà qu’elle a abjuré cette liberté entre les mains de M. Émile.

— Si je le croyais ! fit le général déjà empourpré de colère ; mais supposez-vous à ce petit Émile tant d’ascendant sur elle ? Elle ne l’aime pas, elle ne m’a jamais dit qu’elle l’aimât. Elle ne tient point à lui ! Elle est femme, elle s’amuse de l’obstination de cet original-là, qui prétend l’obtenir de moi malgré elle et malgré vous. Elle est flattée de la démarche et de l’insistance du père,… qu’elle tient en grande estime pour ses talents. Elle est instruite, c’est une liseuse, elle aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m’inquiéter et à me taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle m’en veut de la scène de l’autre soir. J’ai été un peu emporté, je m’en accuse et m’en confesse ; mais vous entendez bien que je ne peux pas lui en demander pardon. Un père est un père, il ne peut pas plus avoir de torts envers ses enfants qu’un chef envers ses inférieurs.

— C’est ma conviction ! reprit vivement Moreali. C’est la loi de Dieu qui prime toutes les lois humaines. L’esprit révolutionnaire a en vain restreint et annulé en quelque sorte dans ses codes l’autorité paternelle : elle subsiste en son entier dans la conscience du vrai chrétien. Mademoiselle La Quintinie invoquera sans doute contre vous ces lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c’est-à-dire d’impunité, aux enfants rebelles…

— Jamais ! s’écria le général, rendu à ses instincts de despotisme ; je la tuerais plutôt !

— Ne parlons pus de tuer, reprit en souriant Moreali ; sachons nous faire obéir sans éclat et sans violence. Mademoiselle La Quintinie est aux prises avec les suggestions de l’esprit du siècle, avec Satan lui-même.

— Oui, oui, dit le général, qui eût bien voulu concilier ses propres opinions entre elles ; Satan, c’est le siècle, vous l’avez dit ; c’est la Révolution !

— Eh bien, elle est chez vous, la Révolution ! reprit Moreali. Elle ronge votre famille au cœur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Lemontier est un de ses brandons ; il est lancé sur votre maison, il la dévorera jusqu’au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu’elle aime ou non le jeune homme, elle veut faire acte d’indépendance ; elle se sépare de vous aujourd’hui, demain elle se séparera de l’Église. Tenez, monsieur le général, je n’ai plus rien à faire ici, moi ; je suis dédaigné, méprisé. C’est tout simple ! que suis-je pour mademoiselle Lucie ? Ah ! qu’un ami pèse peu dans la conscience qui a méconnu déjà la voix du sang ! C’est à vous de voir si vous voulez tomber dans ce discrédit devant Dieu et devant les hommes, d’avoir courbé la tête sous le vent révolutionnaire et d’avoir fait alliance intime avec les ennemis de la religion et de la société. »

Moreali avait touché juste. Le qu’en dira-t-on conservateur et dévot était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali le vit ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant un plan de conduite. Quand le dîner les appela, ils étaient d’accord sur tous les points.

Le dîner fut un peu égayé par l’esprit d’Henri Valmare et la sérénité maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des airs de triomphe. Il observait l’enjouement refrogné du général et lisait dans son attitude grosse d’orages l’effet de sa conférence avec Moreali. Quant à ce dernier, il s’observait si bien, qu’il fut impossible de surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l’ombre d’une émotion quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe.

Après le dîner, on marcha un peu, puis on entra au salon. Henri resta dehors avec M. Lemontier, et le vieux Turdy provoqua une explication entre le général et sa fille en présence de l’abbé. Il la provoqua bénignement, disant qu’il aurait lui-même voix au chapitre et rien de plus, qu’il fallait entendre toutes les raisons, que celles de l’abbé pouvaient avoir leur poids sur l’esprit de sa petite-fille, et qu’il ne voulait plus, lui, s’opposer à ce qu’elles fussent écoutées dans tout leur développement. Il ajouta que, si ces raisons persuadaient Lucie, il retirerait son opposition. Il allait exiger que son gendre assurât la même autorité à la décision de Lucie, lorsque Moreali se leva.

« Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m’honore et dont je lui suis reconnaissant ; mais, en dehors de l’autorité paternelle, je ne reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est tellement nulle, que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que pour demander humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir déplu. Ce pardon m’est généreusement accordé, je n’ai plus qu’à me retirer sans vouloir courir le risque de lui déplaire encore.

— Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le vieillard, puisque c’est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez, je croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez d’influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès de moi.

— Ce serait m’attribuer, dit Moreali, l’ascendant d’un esprit fort sur un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite. »

M. Lemontier entra fort à propos, le vieux Turdy allait perdre patience. Évidemment, Moreali voulait brouiller les cartes. M. Lemontier sut apaiser tout le monde, mais il ne put engager l’abbé à exprimer son opinion. Lucie fut indignée de cette démission perfide.

« Vous ne réussirez pas, dit-elle à M. Lemontier, à faire parler un oracle qui ne croit plus en lui-même. M. Moreali sent que sa cause n’est pas bonne, puisqu’il l’abandonne. »

L’œil du prêtre s’enflamma de colère, mais sa voix fut calme et son ton obséquieux et railleur.

« Il n’y a pas ici, dit-il, de cause qui me soit personnelle. Il n’y a que celle du devoir qui est la soumission filiale. Que je déserte ou non cette cause par mon silence, vous ne la gagnerez jamais devant Dieu, mademoiselle La Quintinie, et, comme vous savez cela aussi bien que moi, il est de toute inutilité que je vous le rappelle. »

Lucie provoquée fut sévère. Ce n’était peut-être pas ce que la prudence eût conseillé ; mais M. Lemontier ne lui avait pas recommandé la dissimulation. Il voulait, au contraire, qu’on forçât l’ennemi à la franchise. Lucie s’en chargea vigoureusement.

« Monsieur l’abbé, dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer pour le mariage, je me prononçais pour le cloître, mon père s’y opposerait : que me conseilleriez-vous ?

— D’obéir à votre père, répondit l’abbé avec précipitation et comme se mentant résolûment à lui-même.

— Mais vous m’aideriez pourtant à vaincre sa résistance ?

— Je me jetterais à ses genoux pour qu’il vous laissât chercher n’importe dans quel état les voies du salut ; mais il est des routes qui ne conduisent les âmes qu’à leur perte, et vous n’attendez pas de moi que je supplie votre père de vous les ouvrir. »

Le vieux Turdy allait répliquer.

« Entendons-nous bien, dit avec douceur M. Lemontier. M. l’abbé ne regarde pas le mariage en lui-même comme une voie de perdition : il estime mieux la voie du renoncement, c’est son droit ; mais ce qu’il proscrit, c’est le mariage avec un hérétique, et mon fils est un hérétique à ses yeux.

— N’en faites-vous pas gloire, monsieur ? reprit l’abbé.

— Non, monsieur, il n’y a aucune gloire à protester contre une loi qui condamne l’esprit d’examen. C’est un devoir très simple pour ceux qui croient que Dieu veut être compris librement, afin d’être librement aimé.

— Je ne me laisserai entraîner à aucune controverse, dit l’abbé. Je suis venu ici avec le ferme dessein de ne blesser aucune opinion et de ne blâmer aucune personne. Vous me permettrez de garder mes convictions, puisque je refuse d’attaquer les vôtres.

— Ce n’est point là votre mission, reprit Lucie ; vous devez chercher à persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont nous faisons tous si bon marché devant vous.

— Le fait est, ajouta M. de Turdy, que le capucin d’hier l’entendait mieux. Il nous a dit notre fait sans s’embarrasser d’être raillé ou jeté par les fenêtres. Il m’a fait rire ; mais, en me traitant de charogne et de fumier, il ne m’a point fâché, et il a emporté mon estime, tant la bonne foi est une belle chose ! »

L’abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau pour se retirer.

« Encore un mot, monsieur l’abbé, dit le général, qui recommençait à s’effrayer de rester seul ; ne désiriez-vous pas un entretien particulier avec M. de Turdy ? Vous savez qu’il est assez bien portant pour s’y prêter, et qu’il ne refuse plus…

— Je sais que M. de Turdy a cette extrême bonté pour moi, répondit Moreali avec l’humilité hautaine dont il ne s’était pas départi un seul instant ; mais cet entretien serait sans objet à présent. Il m’accusait… de fanatisme. Je suis heureux de lui avoir prouvé par ma réserve et de lui montrer par ma retraite que je n’entends pas livrer bataille contre les opinions qui prévalent ici. »

Il salua et partit. M. Lemontier sentit que l’ennemi se dérobait. Il espéra un instant que cette défection rendrait le général plus traitable. Ce fut le contraire. On lui avait fait la leçon, il se monta pour en finir plus vite, et signifia à Lucie que sa décision était inébranlable. Lucie s’anima et déclara encore de son côté que, si elle n’épousait point Émile, elle ne se marierait jamais.

« C’est comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu attendras ma mort, et, comme j’ai l’intention de ne pas finir de sitôt, tu auras le temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se dise devant vous, monsieur Lemontier. Vous l’avez voulu, je n’en suis pas moins votre serviteur ; mais je ne peux pas céder. Vous vous consulterez pour voir si vous pouvez céder vous-même. C’est l’unique solution possible. »

Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père, l’embrassa en souriant.

« Ne vous tourmentez pas, lui dit-elle ; ceci est le paroxysme de l’énergie de mon père. Vous savez bien qu’après les grandes explosions, les grandes lassitudes le prennent. Encore quelques jours de patience, et il cédera. »

Mais, quand elle eut reconduit le vieillard à sa chambre, elle revint à M. Lemontier, et se jetant dans ses bras, elle fondit en larmes.

« Mon ami, je crois que tout est perdu, lui dit-elle. Si l’abbé est parti, c’est parce qu’il s’est assuré que mon père ne faiblirait plus.

— Courage ! lui répondit M. Lemontier ; je n’abandonne pas la partie, moi ! »

Le général n’avait pas la dose de fermeté que lui attribuait Lucie, et l’abbé n’avait point compté qu’il l’aurait. Il avait tourné l’obstacle, il s’était réservé d’agir seul.

Le lendemain matin, Lucie apprit avec stupeur que son père était parti dans la nuit. On lui remit une lettre de lui ainsi conçue :


« Ces luttes me fatiguent et me dégoûtent. Je retourne à mon poste, où le devoir me réclame. Puisque vous avez disposé de votre cœur sans mon aveu, je cède, mais sous une condition expresse : M. Lemontier quittera le château de Turdy, et vous entrerez aux Carmélites. Vous y passerez un mois dans une claustration absolue. Si, après ce temps écoulé, à l’abri des mauvais conseils et des funestes influences, vous persistez dans votre choix, je vous donne ma parole de n’y plus apporter d’obstacles.

« À.-G. La Quintinie. »


Lucie eut d’abord un élan de joie ardente, puis une peur froide, sans pouvoir se rendre compte de ce qu’elle redoutait. Elle se débattit contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son père était devenu un peu perfide ; mais il engageait sa parole, il en remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se reprocha son doute et courut trouver M. Lemontier.

« Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle, mais je la trouve atroce pour mon grand-père et pour Émile ; mon père n’eût point imaginé cela. Ah ! mon ami, l’abbé Fervet me fait peur ! le voilà qui aime à faire souffrir !

— Lucie, répondit vivement M. Lemontier, qu’est-ce que c’est que cette claustration des carmélites ? Les prêtres ont-ils le droit de franchir la grille ?

— Non, aucun sans exception.

— Mais, le jour où vous chantiez dans cette chapelle, M. Moreali…

— Il était dans le chœur extérieur, séparé du nôtre par une grille et un voile.

— Mais au confessionnal ?

— Un mur sépare la pénitente du prêtre. D’ailleurs, je ne me suis jamais confessée à l’abbé Fervet, et je ne me confesserai plus à aucun prêtre.

— Jamais ?

— Jamais ! cela ferait souffrir Émile. Mais pourquoi me faites-vous ces questions-là ? Que craignez-vous pour moi ?

— Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner l’abbé, et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont elle n’avait certes jamais conçu la pensée ; nous voici aux prises avec deux hommes bien différents l’un de l’autre, mais fanatiques tous deux : l’abbé qui regarde la souffrance comme un moyen de salut, le capucin qui dirait avec une parfaite douceur :

« Tuez-la, si elle est en état de grâce ! » Ils ont peut-être des complices de leur folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais si, à l’insu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et vous faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une véritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous découvrir. Je m’exagérais sans doute le danger. On n’enlève ainsi que les personnes qui s’y prêtent par leur faiblesse et leur crédulité. Pourtant… je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut vous obséder, vous irriter au point de vous rendre malade… et les malades sont sans défense.

— Oui ! répondit Lucie : ma mère !…

— N’acceptez donc pas les conditions du général, reprit M. Lemontier ; proposez-lui-en d’autres, auxquelles nous réfléchirons ensemble aujourd’hui. Gagnons du temps, et ne montrez pas l’impatience d’une solution trop prompte.

— Ah ! mon ami, répondit Lucie, je vous remercie de ce conseil. Que deviendrait mon grand-père sans vous et sans moi ? Je vous l’aurais laissé avec confiance… ou bien à Émile ! Mais on exige que vous partiez, et certes on ne veut pas qu’Émile revienne. Émile cependant ne me trouvera-t-il pas bien lâche de reculer devant quelques semaines de prison quand le consentement de mon père est à ce prix ?

— Émile pensera, comme moi, qu’en fait de couvent il faut se rappeler ces vers de La Fontaine :






Je vois fort bien comme on y entre,





Et ne vois point comme on en sort.

Ne parlez pas de cette lettre au grand-père ; je vais tâcher de voir et de pénétrer M. Fervet. »

M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l’abbé avec le père Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer, il déjoua toute l’habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la réserve, et il déclara qu’à la place du général (il était maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au couvent de force, que là il l’aurait confiée aux carmélites et soumise chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l’on aurait bien vu alors si l’on n’avait pas les moyens d’éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et socialistes ; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se flattent d’atteindre. Il ne s’en cacherait pas. On pouvait l’envoyer en prison, au bagne, à l’échafaud, il irait en riant ; et, si cela ne servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le corps et l’esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on n’avait pas fait sortir d’elle le démon qui l’obsédait ; si enfin la force publique la réintégrait à son domicile, alors on s’en laverait les mains, on n’aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à Dieu.

Il fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l’abbé, qui voyait le danger de dévoiler ainsi ses plans ; mais il la fit, et nul ne pouvait l’empêcher de la faire. Habitué à tonner du haut de la chaire et à voir son auditoire de paysans romains frissonner sous les foudres de son éloquence, le capucin n’admettait pas l’idée qu’il pût donner des armes contre lui, ou que l’on osât s’en servir.

M. Lemontier sourit de l’aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui comptait lui faire peur ; mais ce qui le frappa, ce fut l’anéantissement de l’abbé, qui n’osait contredire son maître et qui s’efforçait à peine d’atténuer l’exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied du mur autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu’un austère régime de piété attendait mademoiselle La Quintinie aux Carmélites ; mais il se défendit d’avoir tendu aucun piége. Le général n’avait-il pas annoncé à sa fille qu’elle aurait à subir l’épreuve d’une claustration absolue ? Quant à la durée de l’épreuve, il ne partageait pas, il n’avait jamais partagé, disait-il, l’idée de la prolonger contrairement au gré du général. Il l’avait fixée à trois mois, et il se flattait qu’au bout de ce temps mademoiselle La Quintinie serait complétement revenue au sentiment de ses devoirs.

« Trois mois ! s’écria M. Lemontier frappé de surprise. Le général a-t-il deux paroles ? la sienne et la vôtre ? Il n’a demandé qu’un mois, un seul, entendez-vous ?

— Vous faites erreur, dit Moreali, vous avez mal lu.

— Non pas ! l’écriture du général est fort lisible, » reprit M. Lemontier en tirant la lettre de sa poche.

La lettre ne présentait pas d’ambiguïté. Au moment d’écrire le chiffre convenu sans doute avec l’abbé, le courage avait manqué au général, l’amour paternel avait parlé plus haut que le prêtre, peut-être aussi la crainte que Lucie, épuisée par une lutte trop longue, ne reprît en désespoir de cause l’envie de se faire religieuse.

Cette défection de M. La Quintinie mortifia l’abbé, qui se mordit les lèvres. Le capucin haussa les épaules avec mépris et demanda qu’on lui traduisit la lettre. Quand il vit que le général y donnait sa parole d’honneur de céder au bout d’un temps déterminé, il fut indigné et demanda à l’abbé si cela était convenu avec lui. L’abbé avoua qu’il avait fait cette transaction avec les scrupules du général.

« Monsignore ! lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible, il y a des faibles, des impuissants et des tièdes jusque sur les marches de l’autel ! »

Puis il tourna le dos et s’en alla prier, demander peut-être à son bon ami, le petit dieu de sa façon, une inspiration meilleure pour empêcher ce mariage, qu’il considérait comme un grand scandale religieux et comme un triomphe à arracher aux hérétiques.

M. Lemontier tenait enfin l’abbé tête à tête, et il tenait aussi le fond de sa pensée ; mais il fallait saisir la véritable cause de ses desseins, fanatisme ou terreur religieuse, affection trop vive ou rancune de prêtre envers Lucie. Un autre soupçon encore avait traversé son esprit ; mais il ne voulut pas s’y arrêter, craignant de céder à une interprétation préconçue de la conduite de l’abbé, et de perdre de vue l’objet plus pressant sur lequel Henri avait appelé la rectitude de son examen. Il profita de l’espèce de confusion où les paroles du capucin avaient jeté Moreali pour lui parler au contraire avec ménagement et douceur. Il lui dit qu’il avait assez fait pour seconder les vues du père Onorio et satisfaire sa propre conscience, et qu’il serait bien temps de songer aux malheurs qui pouvaient frapper M. de Turdy et Lucie dans cette lutte impitoyable. Il essaya d’émouvoir son cœur et d’y trouver ce qu’il contenait encore de sentiments humains, de quelque nature qu’ils fussent.

L’abbé fut impénétrable. S’il n’avait pas la hardiesse et la puissance d’initiative du capucin, il avait au besoin la réserve souveraine et opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l’entamer. Il plaignit en termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s’exposait Lucie. Il prétendit avoir fait son possible pour concilier les devoirs de son ministère avec les exigences de la situation. Il conseillait à Lucie de se remettre avec confiance aux mains des saintes filles du Carmel, et même de s’exposer avec courage aux ennuis d’une retraite austère.

« Si elle est véritablement attachée à votre fils, ajouta-t-il, qu’elle le lui prouve en subissant cette épreuve si courte, et, si elle croit encore en Dieu, comme elle le prétend, qu’elle prouve à Dieu son désir de s’éclairer en s’enfermant seule à seule avec lui dans le sanctuaire.

— Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier. J’ai assez étudié sur pièce l’histoire des couvents pour savoir que, s’ils peuvent abriter des mysticismes sincères, ils peuvent cacher des fanatismes atroces. Lucie est d’une forte santé, d’un caractère bien trempé et d’un jugement parfaitement lucide ; mais j’ignore jusqu’où peuvent aller les forces d’une femme aux prises avec l’isolement, les menaces et les persécutions. Si son père est assez imprévoyant pour l’y exposer, je sens qu’il est de mon devoir de la préserver, moi, et je m’oppose, au nom de mon fils et au mien, à ce qu’elle accepte le cruel défi qu’on lui jette. Je ne veux pas croire, monsieur, ajouta M. Lemontier, qu’un homme de votre science et de votre mérite ait, comme l’ont cru quelques personnes, troublé la raison de madame La Quintinie par la peur des supplices éternels ; mais si, contrairement à vos conseils et à vos intentions, cette malheureuse personne était morte dans l’égarement du désespoir, un tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne semblez vouloir l’être à l’égard de sa fille. »

La figure de l’abbé eut une légère contraction de souffrance ou de dédain ; mais il n’accepta en aucune façon le reproche.

« Est-il possible, monsieur, répondit-il, qu’on ait osé vous entretenir à Turdy de cette vieille histoire ? S’il y avait là quelque chose de vrai, le général m’eût-il accordé sa confiance et son affection ? Sachez donc la vérité. Madame la Quintinie… Mais j’ai été son confesseur, et vous pourriez croire que je vous raconte ce que tout le monde ne sait pas. Je dois me taire et laisser au temps et aux circonstances le soin de vous désabuser. »

M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette réticence de l’abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire dans ses yeux s’il savait autre chose de particulier sur la vie et la mort de madame La Quintinie. À son tour, il le regarda avec une attention déclarée. Il vit un nuage envahir ce front de marbre, et tout à coup, prenant le parti de l’attaque à tout hasard :

« Prenez garde, monsieur l’abbé, lui dit-il d’un ton froid et ferme, prenez bien garde !…

— À quoi, monsieur ? s’écria le prêtre perdant soudainement tout empire sur lui-même. De quelle diffamation, de quelle calomnie me menace-t-on à Turdy ? Quel libelle préparez-vous contre l’Église et contre moi ?

— Si vous vous emportez ainsi, répondit M. Lemontier en souriant, nous ne pourrons plus nous entendre, et pourtant j’espérais qu’au lieu de nous invectiver, nous nous quitterions emportant l’estime l’un de l’autre. Vous me refusez la vôtre, et me traitez de libelliste, rien que cela, monsieur l’abbé ?… Je ne sais pas répondre, moi, à de telles accusations ; je n’ai pas encore assez étudié le vocabulaire terrifiant du père Onorio !

— Mais que vouliez-vous dire, reprit l’abbé pâle et tremblant, en me jetant ce défi au visage : Prenez garde ?

— N’était-ce pas la conclusion de mon plaidoyer pour Lucie ? Prenez garde à sa raison, à sa santé, à sa vie ! Rappelez-vous que sa mère avait l’esprit faible, et que…

— Et que quoi ?… N’ayez pas de restriction mentale, monsieur !

— Vous m’avez donné l’exemple, monsieur l’abbé ! Permettez-moi d’en rester là et de remettre toute autre explication à un moment où vous vous sentirez plus bienveillant à mon égard. »

L’abbé, resté seul, se sentit baigné d’une sueur froide.

« Suis-je perdu, se demandait-il, ou ai-je seulement failli me perdre ? Le moment d’agir à tout prix est-il arrivé ? »

Il se demanda s’il consulterait le père Onorio, et il répondit :

« Non ! il ne comprendrait pas, il ne voudrait ou ne saurait… S’il me blâme… Ah ! quand j’aurai arraché ce fer de ma poitrine, je serai tout à Dieu et ne reculerai devant aucune pénitence. »

M. Lemontier trouva Henri à Turdy. On tint conseil. Lucie écrivit à son père pour lui dire qu’elle se soumettrait à de plus longues épreuves, pourvu qu’elle n’eût point à quitter son grand-père, qui n’était plus d’âge à se passer de ses soins. Elle ne parla pas de M. Lemontier, qui se réserva d’écrire lui-même au général dès qu’il pourrait lui fournir quelque preuve palpable des véritables intentions de l’abbé. On écrivit aussi à Émile de se rendre à la résidence militaire du général, de s’y faire voir, et de se tenir prêt à communiquer avec lui, si besoin était.

Après le dîner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de faire un peu de promenade en voiture aux heures tièdes de la journée, Lucie et M. Lemontier l’emmenèrent du côté de La Motte et au delà, dans les gorges pittoresques qui conduisent aux riches plateaux herbus de Ronjoux, ombragés de châtaigniers séculaires. Henri, ayant à donner beaucoup de détails et d’instructions à Émile, resta à écrire dans la bibliothèque.

Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies ; mais il crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait aux appartements de Lucie et de son grand-père, voisins l’un de l’autre et communiquant ensemble à l’intérieur. Cette galerie était parquetée, le plancher craquait faiblement sous des pieds discrets. La lenteur et la précaution de cette marche dans l’obscurité trahissaient je ne sais quelle méfiance qui étonna Henri.

Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit dans le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tête. Il crut un instant à la tentative de quelque larron. Quelqu’un ouvrit doucement derrière lui la porte de la bibliothèque et s’arrêta au seuil, quelqu’un que Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée trahissait l’émotion. Une voix, qu’il reconnut pour celle de Misie, dit tout bas :

« Personne ! »

On se retira, et on marcha plus vite et plus franchement vers l’appartement de M. de Turdy. Ces pas n’étaient plus ceux d’une seule personne. Henri les laissa s’éloigner un peu et sortit dans la galerie, qui était dans une obscurité complète. Il s’y tint aux écoutes. La voix de Misie disait, sans beaucoup de précautions :

« Entrez ici… Oui, c’est son boudoir. Elle est sortie. Ils sont tous dehors. »

Henri se rappela être sorti en effet du jardin pour voir monter la famille en voiture. Il avait fait quelques pas sur le chemin. On avait peut-être cru qu’il s’en allait à pied au Bourget, comme cela lui arrivait souvent. Il était rentré au manoir sans rencontrer aucun domestique. Le hasard avait fait que Misie ne le savait pas là.

Mais qui donc introduisait-elle ainsi secrètement dans l’appartement de sa maîtresse ? Henri était trop porté à tout redouter de la part de Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l’ascendant de son ministère, pouvait entraîner cette pauvre femme à une trahison.

Surprendre les gens sur le fait était bien facile ; mais Henri n’eût rien su ainsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter jusqu’à la porte de Lucie. Il y avait plusieurs pièces, et on ne s’était pas arrêté dans la première. Il n’entendit rien. Il essaya de se glisser dans l’appartement de M. de Turdy : Misie, peut-être dans la prévision de quelque surprise, en avait retiré la clef. Henri resta près d’une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre patience, mais toujours retenu par l’espérance de pénétrer le mystère. Enfin il entendit Misie qui parlait dans l’antichambre de l’appartement de Lucie, où elle était restée selon toute apparence, et qui disait :

« Eh bien, monsieur l’abbé, est-ce fini ? Ils vont rentrer. »

Henri recula lentement jusqu’à la bibliothèque, et, se plaçant derrière la porte, il recueillit l’entretien suivant dans le corridor :

« Avez-vous bien éteint les bougies, monsieur l’abbé ?

— Parfaitement, mais je n’ai pas terminé… Croyez-vous qu’ils sortiront encore demain à pareille heure ?

— Oui, je le crois.

— Pourrai-je revenir avec les mêmes précautions ?

— C’est bien dangereux, monsieur l’abbé ! Vous me ferez chasser !

— Écoutez ! Si je peux revenir, mettez sécher du linge sur la terrasse, quelque chose de grand, des draps, que je verrai de loin : un quart d’heure seulement !

— Il faut bien que je fasse ce que vous commandez, monsieur l’abbé, puisque c’est pour le salut de cette chère maîtresse !

— Bien, Misie, Dieu vous en récompensera ! Conduisez-moi par l’escalier du vieux château. »

Ils passèrent devant Henri ; ils étaient arrêtés tout près de lui pour se consulter. Il attendit qu’ils fussent loin pour sortir de l’enclos par le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui ramenait les maîtres du manoir et M. Lemontier. Il invita ce dernier à descendre pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant la voiture qui entrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait de se passer.

« Ce n’est pas le moment des commentaires, lui répondit M. Lemontier, poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Observons, et ne laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ouverts. Rentre avec nous au château et laisse-moi agir. Avant tout cependant, il faudrait savoir s’il n’y a personne de caché dans l’appartement de Lucie, et il faudrait s’en assurer à l’insu des domestiques. »

M. Lemontier prit Lucie à part dès qu’elle fut rentrée et lui demanda si Misie faisait le service de son appartement.

« Non, dit-elle ; mais, chargée de la lingerie, elle entre souvent chez moi.

— Votre femme de chambre est-elle dévote ?

— Louise ? Pas du tout. Elle est en réaction contre Misie, dont elle est jalouse.

— Voulez-vous l’occuper ici, en bas, ainsi que Misie, et m’autoriser à visiter votre appartement ?

— Certes ! Mais croyez-vous donc qu’il y ait chez moi quelqu’un de caché ?

— Non ; mais je ne sais s’il n’y a pas quelque tentative de surprise, quelque préparatif d’enlèvement. Occupez vos femmes, soyez très-calme, et laissez-moi agir. »

Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l’appartement avec le plus grand soin. Il s’assura qu’il n’y avait personne et qu’aucun meuble ne portait de traces d’effraction. Il regarda les serrures, les verrous, les croisées ; tout fonctionnait bien.

Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque avec Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle. Lucie, avertie par eux, examina minutieusement tous les objets de son appartement et n’y trouva rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remarqua seulement que les bougies qu’on mettait tout entières chaque soir sur sa cheminée avaient brûlé une heure environ. Elle visita tous ses papiers. Aucun ne manquait. On n’avait touché à rien. Qu’était-on venu faire chez elle ? Sous le coup d’une inquiétude d’autant plus irritante qu’il était impossible d’en préciser la cause, Lucie dormit peu. La nuit pourtant se passa sans qu’aucun bruit insolite fît aboyer les chiens et troublât le sommeil du vieux Turdy.

Le lendemain, la famille monta en voiture après dîner sans marquer aucun soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule complice du mystérieux projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant de s’en aller, rentra inaperçu comme la veille, mais cette fois à dessein et grâce à de grandes précautions. D’une des fenêtres du logis neuf, il vit Misie occupée à étendre sur la terrasse du vieux château le drap blanc qui devait servir de signal à Moreali. Alors il se glissa et s’enferma dans l’appartement de M. de Turdy. Il mit le verrou sur la porte qui communiquait avec le boudoir de Lucie, après s’être assuré qu’en retirant la clef il verrait et entendrait par le trou de la serrure tout ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après, il entendit entrer Misie, qui toussa pour avertir l’abbé, puis l’abbé parla sans baisser la voix. Misie lui ayant assuré que, cette fois, personne ne pouvait les surprendre, parce que le valet de chambre était sorti et que Louise avait la migraine.

« C’est bien, dit Moreali, laissez-moi seul.

— Pourtant, M. l’abbé pourrait avoir besoin de mon aide…

— Non, vous dis-je, j’ai tout ce qu’il me faut. »

Misie hésitait, comme si elle eût été retenue par un remords ou par la curiosité. L’abbé insista, elle sortit.

Aussitôt Henri entendit les bruits furtifs d’un travail inexplicable, et il dut attendre pour s’en rendre compte que Moreali fût rentré dans le petit espace que son œil pouvait embrasser. Il le vit alors, à la clarté de plusieurs bougies, interroger minutieusement un carré de lampas bleu qui remplissait un panneau de boiserie dont il avait en partie levé le cadre. Il était monté sur une chaise et atteignait sans peine le haut du carré. Quand il eut exploré tout l’intervalle entre la muraille et l’étoffe en déclouant et reclouant coin par coin, il se hâta de replacer les baguettes du cadre. Il fit ce travail avec une grande adresse et une promptitude surprenante ; et, quand ce fut fini, il se laissa tomber sur un fauteuil, comme épuisé de fatigue et brisé par le désappointement.

Misie rentrait.

« Ah ! mon Dieu ! monsieur l’abbé, comme vous voilà blanc ! dit-elle ; est-ce que vous vous trouvez mal ?

— Ce n’est rien, Misie, un peu de fatigue ; mais je n’ai rien trouvé !

— Alors il faut qu’il n’y ait rien.

— Prenez garde, Misie ! vous m’avez mis ici aux prises avec un danger sérieux. C’est vous qui avez pris l’initiative : auriez-vous parlé au hasard ? seriez-vous folle ? »

Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l’abbé, répondit en balbutiant :

« Mon Dieu, mon Dieu !… je n’ai rien pris sur moi… Vous m’avez demandé des détails sur la mort de madame. Je vous ai dit ce que je croyais savoir. Je sais bien qu’elle rêvait souvent tout haut. Pourtant elle me l’a dit plus de trois fois, et sans paraître égarée : « C’est là, Misie ! dans ce carré-là ! dans dix ans d’ici, rappelle-toi bien, petite, tu chercheras, et tu trouveras. C’est mon vœu, mon seul et dernier vœu ! C’est le repos de mon âme… J’ai confiance en toi, Misie ! Toi seule ici as de la religion ! »

— Mais, en vous disant : C’est là, vous disait-elle que ce fût dans cette tapisserie qui pouvait être enlevée, renouvelée ?

— Elle ne voulait pas me dire son secret tout entier, ou elle ne savait plus, la pauvre dame ! Aussitôt qu’elle avait dit : « C’est mon dernier vœu, c’est le repos de mon âme ! » elle croyait voir l’enfer, jetait de grands cris et perdait la raison. »

Henri vit l’abbé essuyer son front baigné de sueur. C’était une sueur glacée, car il était toujours livide.

« Enfin est-elle morte calme ? reprit-il ; vous me l’avez assuré.

— Très-calme, monsieur l’abbé.

— Et sans vous reparler de l’objet caché ?

— Non ; elle paraissait l’avoir oublié.

— Et vous êtes bien sûre qu’on n’a jamais fouillé la tenture ?

— Aussi sûre qu’on peut l’être quand on n’a pas quitté la maison plus de vingt-quatre heures depuis vingt ans.

— Et vous n’avez jamais vu l’objet auparavant ?

— Jamais ! Je n’ai jamais su ce que c’était.

— Ni à qui il était destiné ?

— Non ; elle disait : « Le nom est écrit dessus. »

— On n’a jamais déplacé ni réparé la boiserie de cette pièce ?

— On a refait la peinture. J’y ai eu l’œil ; on ne s’est aperçu d’aucun secret, et j’ai tant regardé avant et depuis !… Vous avez regardé aussi, il n’y en a pas !…

— Misie ! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n’avez jamais parlé de cela à personne ?

— Jamais, monsieur l’abbé ; je vous l’ai juré, je le jure encore !

— Pas même à mademoiselle ?

— Oh ! pour cela, non ! M. de Turdy m’avait dit que, le jour où je répéterais à mademoiselle un seul mot de ce que madame avait dit dans ses derniers temps, il me mettrait à la porte. Monsieur ne voulait pas que sa petite-fille eût l’esprit frappé de ces choses-là. J’avais juré à monsieur d’obéir, et la religion me défendait de me parjurer.

— C’est bien, Misie, vous avez fait votre devoir ; mais vous aviez promis à madame de chercher l’objet, et vous êtes sûre d’avoir cherché partout ?

— Oui, monsieur l’abbé, j’ai fait mon possible. Il n’y a pas un endroit de la tenture où je n’aie passé les mains, pas un coin des boiseries où je n’aie regardé et frappé. Je n’aurais jamais osé déclouer, par exemple, et, pour soulever les boiseries, il aurait fallu un ouvrier… Les maîtres auraient eu beau être absents… les autres domestiques m’auraient trahie. Et puis je n’y croyais plus, à ce que madame avait dit… Mais il est temps de vous en aller, monsieur l’abbé. Vous n’avez rien découvert, c’est qu’il n’y a rien, allez ! Il ne faut pas s’en tourmenter, la pauvre dame rêvait…

— Et pourtant, Misie, vous pensiez que la découverte de ce vœu, comme elle disait, eût pu sauver l’âme égarée de sa fille ?

— Je m’étais fait cette idée-là !… Et, quand vous m’avez questionnée sur l’amitié de mademoiselle pour M. Émile, cela m’est revenu comme un rêve que j’avais oublié. Mais vrai, monsieur l’abbé, voilà neuf heures bien sonnées. Il me semble que la voiture gagne la côte. Venez, venez, reprenez vos outils ; n’oubliez-vous rien ? »

Dès qu’Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part de sa découverte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d’esprit en ne l’initiant pas aux nouvelles crises de la situation.

Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la commission d’un achat de linge à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans sa voiture. Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre dîner et coucher à Chambéry chez la vieille tante, après avoir donné à tous les domestiques diverses occupations au dehors. M. Lemontier resta donc seul à Turdy. Henri vint l’y rejoindre. Ils s’enfermèrent chez Lucie avec les outils nécessaires à une perquisition complète ; mais ils commencèrent par raisonner leur exploration. Si madame La Quintinie avait fait murer l’objet, elle eût été forcée d’avoir recours à d’autres confidents de son secret que Misie, Misie eût su et eût dit à l’abbé cette circonstance si propre à donner de la réalité au dépôt : ou il n’y avait pas de dépôt, et tout s’était passé dans l’imagination de la malade, ou le dépôt avait été confié à la muraille au moyen d’un secret qu’on pouvait espérer trouver, même après les recherches de Misie et de l’abbé. Au bout de deux heures d’un examen minutieux, M. Lemontier ayant fait sauter avec une pointe le mastic dont les peintres avaient rempli une fente assez large entre deux baguettes sculptées, il remarqua au fond de cette fente un corps sans résistance qu’il put attirer avec l’outil. C’était de la ouate et non de l’étoupe ordinaire. Il introduisit une pince très-fine et retira un sachet de cuir de Russie cousu avec soin, comme une amulette, mais assez grand pour contenir plusieurs lettres ou une petite liasse de papiers bien serrés. En introduisant là cet objet, on avait simplement profité d’un accident de la boiserie, accident que les ouvriers avaient fait disparaître par la suite, sans rien soupçonner de ce qu’il recélait. M. Lemontier mit l’objet dans sa poche sans l’ouvrir.

« Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite auprès de l’abbé.

— Vous ne le trouverez pas à Aix, répondit Henri, j’y ai été ce matin. J’ai su que Moreali et le capucin allaient passer la journée à Hautecombe.

— J’irai, reprit M. Lemontier. Va-t’en à Chambéry, dis à Lucie que tout va bien, et qu’elle revienne demain sans crainte. Tu reviendras, toi, m’attendre ici, où nous passerons la nuit sans nouveau trouble. »

M. Lemontier prit une barque et gagna l’abbaye de Hautecombe, où le père Onorio, irrité du bruit et des frivoles occupations des baigneurs d’Aix, avait été s’installer pour quelques jours.

Il était trois heures quand M. Lemontier rejoignit l’abbé, qui, avant de se remettre en route pour Aix, priait, prosterné dans une chapelle. Il lui mit la main sur l’épaule, en lui disant avec autorité :

« J’ai à vous parler, monsieur ! »

Moreali ne tressaillit pas, et, après avoir baisé la poussière avec affectation, comme pour montrer qu’il s’humiliait devant Dieu, il se leva et regarda son adversaire d’un air de dédain souriant. Ils sortirent ensemble et s’enfoncèrent dans la montagne, M. Lemontier marchant le premier, jusqu’à ce qu’il se trouvât assez à l’écart des chemins frayés et des distractions qui s’y promènent.

« Monsieur, dit-il à l’abbé, j’ai été plus heureux que vous : j’ai trouvé ce que vous avez en vain cherché hier et avant-hier dans le boudoir de mademoiselle La Quintinie. »

Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour ne trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l’avait trahi ; il ne voulut pas dire un mot par lequel il pût être compromis plus qu’il ne l’était. Un frisson nerveux le faisait sursauter de temps en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté. M. Lemontier dut prendre toute l’initiative de l’explication.

« Avez-vous quelque raison de croire, dit-il, que cet objet vous ait été destiné ?

— Sans doute la destination était indiquée sur l’objet même ?

— Non, monsieur, l’objet ne porte aucune espèce de suscription.

— Alors je le réclame, il m’appartient.

— C’est tout ce que je voulais savoir, monsieur. Vous avez cherché à vous emparer d’une chose que vous supposiez devoir vous appartenir ; mais n’eût-il pas été plus simple de vous en ouvrir à M. de Turdy, au général, ou à mademoiselle Lucie elle-même, et de leur réclamer cette chose, vous fiant à leur honneur, s’il est vrai que cela contienne le dernier vœu d’une mourante ? Votre excessive méfiance des autres a porté ses fruits. À son tour, la famille doit se méfier et s’assurer que le sachet trouvé par moi couvre un envoi à votre nom. Un des membres de la famille, à votre choix, découdra l’enveloppe et verra la suscription, s’il y en a une. »

L’abbé, se dominant toujours, répondit :

« Des trois personnes de cette famille, l’une est absente, et n’est pour rien dans la proposition que vous me faites. Envoyez-lui l’objet. Je m’en rapporterai à sa prudence et à sa loyauté.

— C’est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c’est quelque secret de confession, et qu’il faut vous le restituer sans l’ouvrir ? Mais il n’en peut être ainsi que quand nous aurons acquis la certitude du fait en voyant votre nom sur l’adresse.

— Le général s’en assurera.

— Alors, reprit M. Lemontier en appuyant sur les mots, vous ne craignez pas que cette confession, au lieu de vous être destinée, ne soit adressée au général lui-même ? »

La figure de Moreali se décomposa et devint effrayante. Cette idée s’était présentée à lui si souvent, qu’il se crut perdu.

« Monsieur Lemontier, dit-il, vous avez déjà ouvert le paquet ?

— Non, monsieur, répondit paisiblement Lemontier, je n’en avais pas le droit.

— Vous le jurez !

— Sur mon honneur ! mais vous n’avez confiance en personne, pas même au père Onorio, qui ne vous eût certes pas autorisé aux recherches furtives que vous avez faites, au risque d’être surpris et traité comme un voleur de nuit ! »

L’abbé se leva comme s’il eût voulu aller se jeter aux pieds du capucin. M. Lemontier, qui s’était assis près de lui sur une roche, le retint et le força de se rasseoir en lui disant :

« Le temps presse, je ne puis attendre maintenant que vous vous consultiez. Il me faut une réponse. Dépositaire de cet objet, j’ai aussi des devoirs à remplir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire ; mais je ne puis défendre à mon jugement d’entrevoir des vérités terribles. Je ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne crois pas non plus que ni le père ni l’époux de madame La Quintinie, qui les ont peut-être pressenties autrefois, doivent les connaître aujourd’hui. C’est la pensée de ce danger extrême qui m’a fait venir à vous pour vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la valeur ou la vanité de mes craintes. Un mot suffit à chacune de mes questions. Qui peut ouvrir ce paquet ? M. de Turdy ?

— Non !

— Le général ?

— Non !

— Lucie ?

— Non !

— Vous alors ?

— Moi seul.

— Même s’il est adressé à un autre ?

— Vous n’y consentirez pas ?

— À mon tour, je dis non.

— Si je vous disais de l’ouvrir ?

— Je dirais encore non.

— D’en prendre connaissance avec moi ?

— Non, toujours non.

— Avec l’autorisation de Lucie ?

— Vous la lui demanderiez ?

— Non, je vous en chargerais.

— Ceci change la situation, nous serions au moins dans la légalité, Lucie étant seule et unique héritière de tout ce que sa mère a laissé. De plus, elle est majeure ; je me charge de lui demander son consentement. Où vous retrouverai-je demain, monsieur l’abbé ?

— Pourquoi pas ce soir ?

— Impossible : mademoiselle La Quintinie est absente jusqu’à demain matin.

— Elle est à Chambéry ? Allons-y ensemble, monsieur ! Par le chemin de fer d’Aix, nous y serons de bonne heure encore, je ne puis passer la nuit dans ces angoisses.

— Vous les avouez enfin ? Allons, je n’en abuserai pas, je serai plus généreux que vous. Partons. »

Ils n’échangèrent plus un mot. En traversant le lac, M. Lemontier observa la contenance morne et pourtant digne de l’abbé. Il était vaincu, mais non brisé. Il suivait de l’œil le sillage ouvert par la barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu’au sentiment amer de la défaite.

En chemin de fer, il parut ranimé comme s’il eût trouvé, sous l’influence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. À Chambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait chez mademoiselle de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu’elle lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l’entendrait, et même de ne jamais lui dire ce qu’il contenait. Elle s’en remettait aveuglément à sa prudence et à son honneur. Il courut rejoindre Moreali avec un mot de la main de Lucie, qui l’autorisait complétement. Ils allèrent s’enfermer dans la maison du comte de Luiges, lequel était toujours à Aix.

« Attendez ! dit l’abbé au moment où M. Lemontier, prenant un canif sur le bureau du comte, allait ouvrir le sachet, j’ai besoin de mes forces, de ma raison, de ma mémoire. Je suis fatigué, j’ai faim !

— J’ai faim aussi, répondit M. Lemontier. Allons chercher une table d’hôte quelconque. Je vous invite à dîner, si vous voulez bien le permettre.

— Inutile de sortir, reprit l’abbé ; je vais envoyer chercher… »

M. Lemontier refusa. L’abbé le regarda en face, et ses yeux se remplirent de larmes ; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dînèrent ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C’était une vieille maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domestiques dévots ; le jour baissant, ils apportèrent une lampe et disparurent.

M. Lemontier coupa la soie tout autour du sachet et en tira une grosse lettre, qui devint fort mince après le dépouillement de trois enveloppes épaisses. La première ne portait que ces mots : Pour être ouverte dans dix ans ; la seconde : Pour être lue le jour de la première communion de ma fille ; la troisième enfin, que M. Lemontier n’ouvrit pas, portait cette adresse bien lisible : À mon mari, le colonel La Quintinie.

« Voilà ce que j’avais prévu, dit-il, c’est une confession au véritable confesseur, une confession qui vous épouvante, et à présent, monsieur l’abbé, regardez-vous votre adversaire comme un ennemi sans délicatesse et sans générosité ? »

Moreali cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes ; puis, tendant ses deux mains humides et froides sur la table :

« Pardonnez-moi, dit-il, pardonnez-moi en chrétien et en philosophe !

— Je vous pardonne tout ce qui m’est personnel, répondit Lemontier ; mais je ne puis toucher vos mains en signe d’estime ou d’amitié, je les crois souillées d’un crime que ce repentir tardif ne peut expier en un instant.

— Monsieur Lemontier ! s’écria Moreali avec énergie, je ne suis pas si coupable que vous le croyez : Lucie n’est pas ma fille ! J’ai aimé sa mère avec passion, je l’aime elle-même comme l’enfant de mes entrailles spirituelles, mais je n’ai pas séduit madame La Quintinie, je n’ai manqué ni à mon vœu de chasteté, ni à mon devoir de confesseur et d’ami. S’il y a dans cette lettre dont vous prendrez connaissance, je le veux, une révélation contraire à la confession que je vais vous faire, cette révélation est l’œuvre du délire ; mais j’ai mes preuves, moi : elles sont là, dans ce bureau dont j’ai la clef, et je veux les mettre sous vos yeux… quand vous m’aurez écouté, non comme un ami, vous vous y refusez, mais comme un juge. Je vous accepte pour ce que vous voulez être.

— C’est mon droit, répondit Lemontier, car j’ai celui de devenir le père de Lucie, et j’en ai la volonté. Je dois et veux savoir, par conséquent, quels liens l’unissent à vous. Parlez. »

Il remit la lettre de madame La Quintinie dans le sachet, y posa son coude, fixa sur l’abbé ses yeux clairs et calmes, et le philosophe attendit la confession du prêtre.


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