Calmann Lévy (p. 228-237).



XXVII.

LUCIE À M. LEMONTIER, À CHÊNEVILLE.


Turdy, 23 juin 1861.

Monsieur,

J’ai promis de n’avoir avec Émile aucun entretien particulier pendant trois jours. Ce serait éluder un engagement de la conscience que de lui écrire ; mais je me regarde comme absolument libre de m’adresser à vous, à vous seul. Je vous aime, monsieur, je vous connais, je vous ai lu, j’ai entendu Émile parler de vous. J’ai vu votre belle âme à travers la sienne. Je vous respecte, je vous estime, je vous chéris. Je vous sais bienveillant, paternel pour moi. Je veux vous ouvrir mon cœur tout entier.

Ce que je ne puis ni ne dois dire à Émile dans la situation de contrainte et d’incertitude où l’on nous tient, je peux, je veux le dire à vous : — c’est mon secret que je confie à votre honneur. J’aime Émile de toutes les forces de mon âme !… Je ne sais pas si c’est de l’amour : je sais que ce n’est pas seulement de l’amitié, car j’ai connu, je connais l’amitié, et je sais qu’elle est un calme absolu, tandis qu’ici le calme et le trouble sont en moi, mais un trouble pieux, une crainte religieuse de ne pas être digne de lui, et un calme divin, une certitude complète de vouloir mériter son affection et me dévouer à son bonheur.

Je me suis demandé cent fois déjà ce que je pouvais faire pour cela sans lui sacrifier des habitudes pratiques qui diffèrent des siennes, et dont quelques-unes l’irritent. Je n’ai pu franchir cet obstacle. Il faut donc que le sacrifice s’accomplisse, je ne recule plus. Un sentiment accepté en nous-mêmes devient aussitôt un devoir. J’ai voulu en vain me le dissimuler. J’ai vu qu’il fallait abjurer ce sentiment, ou le recevoir de Dieu avec toutes ses conséquences.

Je me suis dit aussi que j’avais déjà fait pour l’amitié une partie de ce sacrifice. J’ai respecté les opinions de mon meilleur ami, de mon grand-père, et j’ai été amenée à déployer toute l’énergie dont je suis capable pour les faire respecter par les autres. À l’heure qu’il est, je suis près de lui, comme une sentinelle vigilante, pour empêcher la main d’un prêtre d’approcher le crucifix de ses lèvres, et je sais que je remplis un devoir. Je chasse le culte de notre maison, je détournerais au besoin avec violence l’image du Christ de notre seuil ! Et pourtant je vénère cette image et j’adore la loi de Jésus ; mais ma conscience, sûre d’elle-même, me commande ce que je fais.

Il y a donc au-dessus de tous les cultes un culte suprême, celui de l’humanité, c’est-à-dire de la vraie charité chrétienne, qui respecte jusqu’aux portes du tombeau, jusqu’au delà, la liberté de la conscience. Ce respect sans bornes, je sens que je ne le dois pas seulement à l’âge, aux vertus de mon grand-père et aux liens du sang qui m’unissent à lui. Je le dois à n’importe lequel de mes semblables, et au lit de mort d’un inconnu je sens que j’agirais comme je le fais ici, s’il invoquait son droit contre mes propres suggestions. Oui, vous avez raison, Émile a raison : la liberté de l’âme est sacrée, et, pour qui a compris cela, toute prescription qui nous la refuse perd sa force et son droit.

Si tous sont libres, je le suis aussi, et le noble sentiment qui s’est fait jour en moi est une révélation de mon droit à l’amour et au bonheur. Tout droit implique un devoir. J’ai le devoir de comprendre et de servir Dieu selon les vues de l’homme à qui je consacrerai volontairement ma vie tout entière.

Je me suis beaucoup interrogée, je m’interroge à toute heure. Je suis scrupuleuse, et mon amour ne peut être qu’une religion. J’ai voulu savoir si je ne cédais pas à quelque chose de personnel, à un instinct vague et cependant impétueux que je sentais en moi, au rêve enthousiaste et passionné de la maternité, et ces mystérieuses émotions, contre lesquelles je luttais, me sont apparues sacrées, inaliénables. Enfin le cœur et la conscience, la foi et la raison m’ont parlé ensemble et d’une seule voix m’ont dit : « Aime, mais aime bien et sans réserve ! »

Une circonstance providentielle m’a rendue tout à coup très-forte, de très-craintive que j’avais été d’abord. Je veux que vous soyez bien édifié sur ce point.

J’ai dit à Émile que j’avais connu l’amour ; il m’a dit vous avoir raconté l’histoire de Lucette. Tout à l’heure je vous disais avoir connu l’amitié ; il ne s’agissait pas seulement de mon grand-père. J’ai à vous raconter l’histoire de l’abbé Fervet ; elle sera courte.

L’abbé est un honnête homme : vous le verrez, vous vous en convaincrez. C’est un esprit de premier ordre, un caractère de noble et forte trempe, un chrétien sincère et ardent. Quelque chose manque à son cœur, qui a des élans de sensibilité généreuse et de tendresse vraie, mais qui s’est comme avarié dans les luttes avec l’esprit. Quelque chose aussi s’est affaibli dans l’intelligence, la logique peut-être, en s’exagérant elle-même, ou bien, pour entrer dans vos idées, monsieur, dans vos idées qui deviennent si claires pour moi, peut-être le rétrécissement imposé par lui à son cœur a-t-il eu sa réaction dans le cerveau. M. Moreali n’est plus l’abbé Fervet. Une dévotion trop peu éclairée a aigri le caractère de mon père, un mysticisme trop approfondi a ébranlé l’équité de mon directeur.

Il était mon directeur de conscience au couvent. Je ne me suis jamais confessée à lui, il ne confessait aucune femme. Il avait une dispense à cet égard, je n’ai jamais su pourquoi. J’aimais à le voir placé en dehors et comme au-dessus du détail des vulgarités de la faiblesse humaine. Il me semblait justement réservé pour les décisions d’une haute sagesse, non pour résoudre les ergotages des consciences troubles, mais pour entretenir et développer dans les âmes éprises d’idéal les grands instincts qu’elles renferment. Ce n’est pas lui qui m’a suggéré l’idée de me faire religieuse. Il l’a éludée d’abord, entretenue ensuite ; enfin il a voulu me l’imposer au moment où je sentais devoir y renoncer.

L’amitié que j’avais pour lui eût pu être concentrée dans le domaine de l’esprit, et s’appeler seulement respect, vénération ; mais je l’avais assez connu au couvent, où il me donnait des leçons particulières, pour que le charme sérieux de son entretien et la bienveillance paternelle de ses manières eussent conquis ma reconnaissance et par conséquent mon affection. Je voyais en lui plus qu’un père spirituel ; c’était un ami que je plaçais dans ma pensée entre mon père et mon grand-père ; il me servait comme de lien intérieur pour les chérir également, malgré la différence de leurs caractères. Il suppléait à ce que je ne trouvais point en eux qui répondît à mes croyances et à mes aspirations religieuses. Il suppléait aussi à l’intelligence qui manquait à mon vieux confesseur de Chambéry.

Depuis nos adieux au couvent, notre liaison n’a plus été qu’une correspondance. Mes lettres étaient peu fréquentes, mais longues ; elles résumaient chacune toute ma vie de plusieurs mois. Les siennes parlaient peu de lui-même, il ne s’occupait que de moi. Je vous les montrerai ; vous verrez qu’elles sont belles, et que j’avais raison de l’aimer.

Son arrivée ici m’a surprise, son déguisement m’a blessée. Il ne m’a pas fait connaître qu’il eût une mission ecclésiastique ; il m’a dit au contraire, durant notre dernière explication, que le principal objet de cette mystérieuse campagne était de me ramener à l’orthodoxie. Je me suis refusée à des entretiens particuliers, cela était en dehors de nos habitudes. Je ne m’étais jamais trouvée seule avec lui au couvent, et, malgré son âge et son caractère, je ne voulais pas avoir à dire à Émile que j’accordais le tête-à-tête à un autre homme que lui. Je sais qu’il en eût été blessé et affligé.

L’abbé, malgré ma répugnance à le voir à Turdy, s’y est présenté, à ma grande surprise, sous le patronage de mon père. Je ne savais pas qu’ils se fussent déjà connus.

Vous savez par Émile comment M. Moreali s’y est pris pour avoir sa confiance, et quelles relations amicales commençaient à s’établir entre eux ; mais les convictions inébranlables d’Émile ont vite découragé l’abbé. Mon père était fort impatient de vaincre toute résistance. Hier soir, ils sont venus ensemble me signifier de le congédier par une lettre. J’avais réussi à envoyer coucher mon grand-père ; mais il était inquiet, il sentait un prêtre sous l’habit de M. Moreali, il ne dormait pas. Il avait passé dans la bibliothèque, qui est au-dessus du salon ; toutes les fenêtres étaient ouvertes aux deux étages.

Je me refusais non-seulement à congédier Émile, mais encore à lui faire des conditions. La discussion était vive. M. Moreali passait de la prière de l’ami à la menace du prêtre ; mon père y mettait de la violence, il prétendait me faire écrire comme dans la scène de la duchesse de Guise ; mon grand-père parut tout à coup sur la porte du salon, tremblant, hors de lui. Avec sa longue robe de chambre blanche, son beau front nu, ses pauvres bras maigres, agitant une vieille épée, il ressemblait à un spectre. Je m’élançai vers lui, je lui ôtai l’épée ; c’était bien assez de sa présence pour me protéger. Je l’enveloppai de châles, je le fis asseoir sur le canapé, j’essayai de lui faire croire que nous venions de nous livrer à une plaisanterie.

« Non, non ! s’écria-t-il avec une véhémence effrayante, j’ai entendu, je vois, je comprends ! C’est la persécution religieuse dans ma maison, c’est le prêtre ! et quel prêtre ! l’abbé Fervet, car son nom vous a échappé. C’est l’ancien ennemi de ma famille, le confesseur et le mauvais génie de ta mère ! c’est l’ancien objet de la haine du général ! c’est le petit prestolet qu’il voulait et qu’il aurait dû pourfendre lorsque, grâce à son beau zèle, ma fille faisait à son fiancé les mêmes conditions qu’on veut te dicter vis-à-vis d’Émile ! Vous n’avez pourtant pas cédé, vous, mon gendre, et vous voulez qu’Émile fasse aujourd’hui une platitude à laquelle vous vous êtes refusé il y a vingt ans ? C’était sous Louis-Philippe, vous étiez voltairien comme le roi ! Vous avez refusé d’aller à confesse, mais vous avez transigé ; vous avez souffert que votre femme gardât ou reprît son confesseur. Je ne le connaissais que de nom, moi ! J’avais toujours fermé ma porte aux prêtres, vous leur avez rouvert la vôtre, comme si ce n’était pas assez de la liberté qu’ont nos femmes d’aller trouver ces hommes noirs et de s’épancher sans témoin avec eux ! Mais celui-ci a fait avec vous le bon apôtre, il a endormi votre prudence, et de plus en plus il a rendu ma fille exaltée et mystique. Elle s’est usée dans les austérités, elle s’est tuée par le jeûne et les prosternations, et, quand vous l’avez ramenée ici, mourante, avec ma petite Lucie, qu’elle n’avait pas pu nourrir, je vous ai dit : « Il est trop tard ! les prêtres m’ont tué ma fille ; vous êtes brutal et faible, vous êtes inconséquent, vous n’élèverez pas ma petite-fille. Ma sœur est pieuse aussi, mais elle est raisonnable et tolérante. Lucie est à moi, elle n’est pas à vous ! » Voilà ce que je vous ai dit, et vous avez cédé ; mais vous voilà dévot aujourd’hui, soit ! Qu’avez-vous à dire ? Lucie n’a été que trop pieusement élevée, puisqu’elle voulait être nonne ; mais voilà qu’elle consent au mariage, et vous vous y opposez ! Vous n’en avez pas le droit. Si vous me l’emmenez, je vous tuerai comme j’aurais dû vous tuer le jour où, voyant expirer dans mes bras votre pauvre femme exaspérée et presque folle de la crainte de l’enfer, vous m’avez crié en pleurant : « Ah ! c’est ce fanatique, c’est l’abbé Fervet qui lui a ôté la raison et la vie ! » Et vous voilà aux genoux de cet homme, et c’est vous qui l’amenez chez moi ! Vous voulez donc me tuer aussi ? »

Mon grand-père s’est évanoui. Je ne me suis plus occupée que de lui. On m’a dit que l’abbé s’était senti très-mal de son côté. C’est mon père qui l’a secouru. J’ai su ce matin qu’il avait passé la nuit chez nous, et qu’il avait encore conféré avec mon père avant d’aller trouver Émile, qui a dû vous rendre compte du reste des événements.

Mon grand-père s’est senti mieux après avoir vu Émile, et je l’ai complétement rassuré en lui jurant que l’abbé ne remettrait plus les pieds ici. Il a toute sa tête, mais il n’a pas la mémoire bien nette de ce qui s’est passé hier au soir, et je tâche de lui persuader qu’il a fait un mauvais rêve. J’ai voulu cependant que mon père éclaircit ce qui restait mystérieux pour moi dans la colère de mon grand-père contre l’abbé. Mon père s’est fait beaucoup prier, disant qu’il avait donné sa parole d’éviter, quant à présent, toute discussion. Je lui ai juré que je ne ferais aucune réflexion sur ce qu’il voudrait bien m’apprendre, et que je désirais beaucoup entendre justifier l’abbé, pour lequel, malgré ma révolte, j’avais toujours de la vénération. En parlant ainsi, je croyais que dans son exaltation mon grand-père avait beaucoup exagéré. Le général a consenti à parler, avec beaucoup de réticences il est vrai, et en s’abandonnant à son insu aux fréquentes contradictions qui lui sont familières ; mais j’en ai assez entendu pour être certaine à présent de la vérité. L’abbé a eu une jeunesse ascétique fougueuse de zèle et d’austérité. Ma mère, que je n’ai pas connue, et que mon grand-père m’a toujours dépeinte comme une âme timorée et un cerveau impressionnable, a subi l’ascendant du prêtre qui la confessait. Je savais déjà qu’elle avait perdu la santé et presque la raison dans cette vie d’extase et de terreurs ; mais j’ignorais que le directeur qui n’a pas su ou qui n’a pas voulu guérir l’exaltation maladive de ma pauvre mère fût l’abbé Fervet, et je me demande avec surprise comment je l’ai connu à Paris, comment j’ai entretenu pendant six ans des relations avec lui, sans qu’il m’ait jamais dit avoir connu ma mère. Vous vous demanderez peut-être aussi, monsieur, comment je n’ai jamais parlé de cet abbé à mon père et à mon grand-père. C’est que jusqu’à présent mon père était aussi hostile au clergé que mon grand-père lui-même : le nom d’un prêtre, quel qu’il fût, leur suggérait à tous deux des réflexions ironiques ou malveillantes auxquelles je ne voulais pas exposer le nom de mon ami…

Mon ami ! peut-il l’être encore ? Je rends justice à la sincérité de sa foi, mais je sens que les révélations de mon grand-père et de mon père lui ont fermé l’accès de mon cœur : son silence avec moi sur le passé, l’empire soudain qu’il a repris sur mon père, malgré les préventions de celui-ci, les détours qu’il a employés pour se rapprocher de moi, le silence de ma vieille tante elle-même lorsque je lui parlais de ce directeur de ma conscience ! Il est vrai qu’elle ne l’a connu que par ouï-dire, et qu’elle est brouillée avec les noms au point d’être capable d’oublier le sien propre dans la confusion de ses souvenirs… Elle est fort âgée… Enfin, monsieur, je ne sais plus ce que je dois penser de la conduite de M. Fervet. Je le sais désintéressé, chaste et fervent, voilà tout ce que je sais ; le reste est un mystère. S’est-il repenti du mauvais effet de sa direction sur ma mère au point de changer pendant plusieurs années son point de vue religieux, et de vouloir par son influence me préserver des mêmes exagérations ? Pourquoi donc aujourd’hui reprend-il les foudres de l’intolérance pour me séparer d’Émile ? Pourquoi veut-il me replonger dans l’isolement du cloître ? Et comment peut-il concilier la rudesse de son zèle avec les petites duplicités ou avec les attendrissements passagers que je remarque en lui ?

J’ai voulu tout vous dire, car je vous appelle à mon secours, et cette longue lettre abrégera beaucoup, j’espère, votre examen de ma situation. Elle est fort cruelle, je vous assure, car je vois mon père sous le joug d’un homme redoutable et peut-être inflexible. Je crains pour mon pauvre grand-père, avec qui l’abbé a exprimé le vif désir de causer, certain, dit-il, de faire tomber ses préventions et de ramener son âme à Dieu. Osera-t-il se présenter de nouveau chez nous malgré ma défense ? Émile, jusqu’à présent si patient, si fort, si confiant envers moi, si prudent avec l’abbé, ne faiblira-t-il pas dans toutes ces luttes ? Non ! mais comme il doit souffrir ! Et s’il allait encore tomber malade ! Et puis vers quelle solution marchons-nous ? Si vous ne nous sauvez pas, puis-je résister à la volonté paternelle, traîner notre nom devant des tribunaux, couvrir ma famille de ridicule ?… Cela m’est impossible… Enfin venez ! Mon grand-père vous appelle aussi et vous attend avec impatience. Quel que soit l’accueil de mon père, souvenez-vous qu’à Turdy, vous êtes chez M. de Turdy et chez moi.

À vos pieds et dans vos bras, monsieur,

Lucie.