XXIII.

(FRAGMENTS DE DIVERSES LETTRES.)


HENRI VALMARE À M. LEMONTIER.


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Quant à ce Moreali, je l’observe et n’ai pas d’opinion arrêtée sur son compte jusqu’à présent. Il vit fort retiré et ne fréquente que la vieille mademoiselle de Turdy. J’ai été aux informations, et voici tout ce qu’on a pu me dire :

Il demeure à Chambéry depuis peu, et il vient quelquefois à Aix avec un vieux gentilhomme piémontais fort dévot qui l’a connu à Rome et qui le tient en grande estime. Je me demande d’où le général le connaît, et s’il est vrai qu’il ne le connaisse que depuis quelques jours. Il court les environs pour acheter une propriété pour le compte de quelqu’un qui l’en a chargé. Il n’est pas, comme on l’avait supposé d’abord, un envoyé de la cour de Rome, du moins rien ne l’annonce comme un dévot de grand zèle ou de grande importance.

Émile en fait cas. Je ne saurais dire qu’il me soit très-sympathique malgré ses bonnes manières et son langage choisi. Je lui trouve un air de préoccupation et la plaisanterie aigre-douce.

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MOREALI À LUCIE.

…M. Émile est un honnête caractère et un esprit loyal ; mais les hautes lumières de la foi lui ont manqué, et son jugement est peut-être faussé sans retour. Il rejette des points essentiels, et vous ne pourrez jamais vous entendre avec lui sans rompre avec l’Église.

…Mais, puisque ses défiances s’effacent, puisque je peux vous voir souvent tous les deux, je ne me découragerai pas sans avoir tout essayé pour le ramener dans le droit chemin. Seulement, il nous faudrait votre aide, et vous la refusez à monsieur votre père et à moi. C’est là ce que je ne puis comprendre. Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous dites que vous discuterez avec ce jeune homme, que vous plaiderez la cause de votre liberté de conscience. Je ne sais si vous le faites. Vous semblez consentir maintenant à nous laisser agir en voyant que M. Émile se prête avec moi de bonne grâce à la conversation ; mais vous vous opposez à ce que je parle en votre nom, à ce que je déclare que non-seulement vous voulez garder votre foi, mais encore conquérir à Dieu la sienne ! Je ne vous comprends plus, Lucie, et, si vous ne me rassurez bien vite, je croirai que vous subissez une passion funeste, un aveuglement, un piége de l’ennemi. Vous n’espérez pas sans doute sauver votre âme par ce chemin-là. Votre conscience n’admettra jamais l’exécrable sophisme de tout sacrifier, même la foi, même le ciel, à l’objet aimé… Je tremble de vous voir si fière et si tranquille au bord d’un précipice ! Ah ! ma sœur, ah ! ma fille, revenez à vous ! Vous me jetez dans un trouble immense, et je me demande si je dois continuer à vous obéir, ou commencer à vous résister, en tendant tous les efforts de ma volonté contre ce détestable projet de mariage.


LUCIE À MOREALI.

…Votre lettre est presque une menace qui me contriste, mais qui ne saurait produire l’effet que vous en attendez. Avant tout, et pour la dernière fois, mon ami, je ne veux plus garder sur votre compte un silence qui équivaut à un mensonge. Je vous supplie de dire à Émile et à mon grand-père qui vous êtes, quelle influence votre amitié a eue et pourrait encore avoir sur ma vie, enfin quelle est la part que vous prenez à nos déterminations. Si vous agissez ainsi, je vous aiderai, comme vous dites, c’est-à-dire que je prierai Émile de vous écouter et que j’unirai mes efforts aux vôtres, ouvertement et loyalement pour l’amener à modifier ses croyances.

Autrement, non ! Je séparerai ma cause de la vôtre, je la séparerais de celle de Dieu, s’il fallait aller à Dieu autrement qu’au grand jour, ce qui n’est pas possible.

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HENRI VALMARE À M. LEMONTIER.

…Émile va tous les jours à Turdy. Le général compte sur Moreali pour le convertir, et Lucie semble retirer son épingle du jeu.

Un fait qui n’a peut-être aucune importance, c’est que Misie, la servante lingère de Turdy, est venue ici deux matins de suite pour conférer secrètement avec ce Moreali, lequel, depuis deux jours, est à Aix avec son ami le comte de Luiges. Misie est toute dévouée à sa jeune maîtresse, et ne peut venir que par ses ordres. Je n’ai pas fait part de ma découverte à Émile, que ce petit mystère pourrait inquiéter ; mais j’ai cru devoir vous la dire.