XXII.

MOREALI AU PÈRE ONORIO, À ROME.


Aix en Savoie, 15 juin.

Viens, mon père, viens à mon secours, car je meurs ici. Je ne sais quelle influence ténébreuse s’est étendue sur moi, tout m’est amer et je me sens faible. Toi seul peux lire dans le livre obscur de mon âme et retirer violemment le poison qui l’engourdit et la glace.

Plus de sommeil réparateur, plus de veille féconde ! Je ne comprends plus rien, la foi est voilée comme si elle n’avait jamais existé pour moi. Quelle épreuve ! C’est la plus cruelle que j’aie traversée. Mes lèvres prient, mon cœur dort. Je me demande si mon corps marche, si mes yeux voient, si mes oreilles entendent.

Tu m’avais prévenu contre ce mal sans nom qui saisit le fidèle au début de la vie de sainteté et qui le tient prosterné, comme évanoui à la porte du Seigneur ! Des jours, des mois, des années peut-être peuvent s’écouler ainsi. Sainte Thérèse a enduré vingt ans ce supplice de ne pouvoir prier, et, toi-même, tu t’es surpris, me disais-tu, blasphémant tout haut, la nuit dans ta cellule ! Oui, mais tu avais le sentiment de la lutte, et je ne l’ai pas. Mon esprit n’est pas assailli de ces fureurs sourdes, de es, de ces épouvantes, de ces détresses qui réveillent la volonté par l’excès des souffrances. Je me sens atone, brisé sans combat, et n’ayant envie ou besoin de rien nier, mais porté à douter de tout. Est-ce une de ces tentations décisives qui signalent l’agonie du vieil homme aux prises avec l’homme nouveau ? Ou bien, homme faible et sans cœur, suis-je ébranlé par l’esprit du siècle dans ma lutte suprême avec lui ?

J’ai une mission à remplir pourtant, une mission toute personnelle, mais que toi-même as jugée indispensable : j’ai juré de consacrer à Dieu cette âme qui m’était confiée, qui m’appartenait pour ainsi dire. Eh bien, cette âme m’échappe, elle succombe au milieu de son élan, elle est retombée sur la terre, elle périt, et je ne sais rien faire, je n’ose rien, je ne peux rien pour la sauver ! Un dernier moyen me reste, mais il est incertain, il va peut-être contre mon but !

Est-ce la honte et la mortification d’échouer si misérablement au port qui m’ont jeté dans ce dégoût et dans cette lassitude ? La raison n’est pas suffisante ; nous ne convertissons pas tous ceux que nous entreprenons, et nous ne sommes pas toujours assez forts pour évoquer la grâce, pour la faire descendre sur nos néophytes. Pourquoi celle-ci, en m’échappant, me laisse-t-elle courbé sous une douleur immense ? Qu’est-elle pour moi de plus qu’une autre ? Que signifie en moi ce dépit que sa trahison soulève ?

Évidemment, je suis malade, et Dieu m’afflige pour mon bien ; mais, dans les rares moments où je retrouve un peu d’énergie, je sens que ma foi a baissé, et je m’épouvante de ce que je deviendrais, si elle s’effaçait absolument.

Sourire de la malice du tentateur et attendre la fin de cette maladie jusqu’à la mort, s’il le faut !… Voilà ton enseignement et ton exemple. Quand tu es près de moi, cela me semble possible ; seul, je n’y crois plus. Je suis encore trop loin de la vieillesse et de la mort. Je succomberai, je mourrai dans l’athéisme ! Viens donc, sauve-moi encore comme tu m’as déjà sauvé. Tout favorisait notre établissement ici… mais devons-nous, si près de cette défection, qui peut devenir un foyer de révolte, planter une tente qui sera regardée avec dédain ?

Tu verras, tu jugeras et prononceras. Peut-être d’un mot ramèneras-tu en moi le sens de la vie et l’ardeur du zèle.

Moreali.