XX.

ÉMILE À M. H. LEMONTIER, À CHÊNEVILLE.


Aix, 15 juin 1861.

Henri t’a raconté nos ennuis d’hier. Rappelé par un billet de l’excellent grand-père, nous sommes retournés ce matin à Turdy. Le général était à la promenade. J’ai pu, en déjeunant avec Lucie et M. de Turdy, savoir, non ce que veut ou voudra positivement le général, mais ce que sa fille pense de la situation. Elle est persuadée que quelqu’un a agi sur son esprit tout récemment. Aux premières ouvertures de la famille, il s’était montré beaucoup plus coulant, et moi, maintenant, je crois savoir contre qui la lutte est engagée.

Nous étions au salon vers deux heures et le grand-père commençait sa sieste, lorsque le général est brusquement rentré en présentant un personnage qu’il a qualifié d’ami à lui. J’ai vu une grande surprise et une singulière émotion sur le visage de Lucie, et je n’ai pas été moins surpris moi-même en reconnaissant dans la personne ainsi présentée mon compagnon de promenade à la cascade Jacob. Il n’a point paru, lui, s’étonner de me voir là, et il m’a parlé sur-le-champ avec une bienveillance aisée et avec le même charme, la même élégance qui m’avaient déjà frappé. Cet homme a quelque chose de très-séduisant ; il a plu tout de suite à Henri. Le grand-père, ne se doutant pas qu’il eût en présence un ardent catholique, tant le personnage mettait d’adresse à éviter le choc, l’a traité avec son aménité ordinaire ; Lucie seule était timide ou réservée.

J’ai saisi le premier moment où j’ai pu échanger, sans être aperçu, quelques mots avec elle pour lui demander si elle le connaissait.

« C’est, m’a-t-elle répondu, M. Moreali, que ma tante a reçu dernièrement à Chambéry ?

— N’est-ce pas lui qui est entré aux Carmélites, le jour où vous chantiez ?

— Oui, précisément.

— Et c’est l’ami de votre père ?

— Je n’en savais rien.

— Comment était-il entré dans ce couvent cloîtré ? En vertu de quel droit ?

— Je ne le sais pas non plus ; mais vous, vous le connaissez donc ? »

Je ne pus répondre. Le général s’avisait de notre aparté et faisait à Lucie des yeux terribles. Elle feignit de ne pas s’en apercevoir et se rapprocha de son grand-père. La visite se prolongeait. J’attendais que le général fût libre de me parler et qu’il parût décidé à le faire, puisque, pour mon compte, je n’avais plus d’initiative à prendre. Il se leva enfin en disant à M. de Turdy qu’il s’était permis d’inviter M. Moreali à dîner, et il se rendit au jardin pour fumer, mais sans m’engager à le suivre. Je me rendis au jardin presque aussitôt, et, feignant de lire un journal, je me tins à distance pour lui laisser la liberté de m’éviter ou de venir à moi. Il tarda quelques instants à prendre un parti. Je le crois fort irrésolu. Enfin il m’appela pour me faire une question oiseuse, et je dus me prêter à échanger avec lui les répliques d’une conversation étrangère au problème soulevé la veille. Cette conversation roula sur la chasse, sur l’agriculture, sur la Crimée, sur l’Afrique, que sais-je ? Ce brave homme ne sait pas causer : de sa vie il n’a écouté une question ou une réponse ; on dirait qu’il est le seul interlocuteur qu’il puisse comprendre ; il raconte, prononce, juge, pérore, donne des explications que lui demande un auditoire imaginaire, et, parfaitement satisfait de ses propres réponses, il a l’étonnante faculté de parler tout seul et de se faire part de ses convictions sans se lasser. Je l’étudiais avec curiosité, et il acceptait mon silence comme l’admiration d’un subalterne en présence de son supérieur. C’est peut-être chez lui une habitude de rendre ses oracles à heures fixes en dégustant lentement la fumée de sa pipe. Le reste du temps il se renferme dans un majestueux silence d’où il sort par échappées touchantes, brusques ou dédaigneuses ; puis il se tait comme s’il réservait les arrêts de son infaillibilité pour le moment consacré à l’expansion. Il m’a demandé naïvement à plusieurs reprises pourquoi Henri n’était pas là, et, comme je lui offrais de l’aller chercher :

— Non, disait-il, puisqu’il ne s’intéresse pas aux questions ! »

Sa physionomie semblait ajouter : « C’est tant pis pour lui. Il perd l’occasion de s’instruire sur toutes choses en m’écoutant. »

Nous sommes rentrés au salon sans qu’il ait été question de mariage, et tout le reste de la journée il m’a fait assez bonne mine ; d’où je conclus qu’il m’autorisait à faire ma cour à Lucie en attendant qu’il me prît en amitié ou en grippe, et j’avoue que ceci ne me paraît pas entrer dans la marche régulière dont il faisait d’abord tant d’étalage.

Quant à Moreali, c’est bien un autre problème, et je m’y perds. Il m’a été impossible de savoir de Lucie qui il est, d’où il sort, où il va, ce qu’il vient faire ici. Lucie s’est étonnée de ma curiosité ; elle a paru ne pas le connaître plus que moi ; pourtant elle n’a pas répondu d’une manière bien nette à mes questions, et son sourire avait quelque chose d’étrange et de triste quand elle me disait : « Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? »

Nous ne pouvions parler ensemble qu’à la dérobée et à bâtons rompus. On s’est dispersé vers trois heures. Le grand-père m’a retenu pour lui lire une brochure. Henri, pensant que l’attitude du général avec moi était toute la solution à attendre, et selon lui la meilleure, s’était retiré. Le général était retourné au jardin avec Lucie et M. Moreali. J’espérais les rejoindre bientôt ; mais, quand M. de Turdy m’a rendu ma liberté, ils étaient sortis de l’enclos et je les ai aperçus assez haut dans la montagne. Lucie donnait le bras à son père, M. Moreali marchait près d’elle de l’autre côté. Ils s’arrêtaient souvent, comme des gens préoccupés d’un entretien suivi. J’ai cru qu’il y aurait indiscrétion à les rejoindre, et puis j’étais blessé, navré de cette fugue de Lucie. Comment n’avait-elle pas trouvé le moyen de m’avertir ? Je me jetai sur un banc ; mais, au moment de désespérer, je vis des caractères tracés légèrement sur le sable et ces mots bien lisibles : Suivez-nous. Sans aucun doute, Lucie, surprise par un caprice de son père, avait furtivement écrit cela pour moi avec le bout de son ombrelle. Je m’élançai. En deux minutes, à travers les broussailles presque à pic, j’avais gagné le sentier, et je voyais le groupe venir à ma rencontre. Lucie s’en détacha, doubla le pas et passa son bras sous le mien.

Émile, me dit-elle très-vite, soyez patient, je vous en conjure, soyez calme ! Ne vous apercevez de rien !… Mon père s’obstine, il veut que je vous convertisse ; il dit que cela dépend de moi, et que notre sort est dans mes mains. Laissez-lui croire que j’y travaille, cela ne vous compromet pas, et ce n’est pas mentir, car j’y travaillerai sans doute ; mais pas ainsi, soyez tranquille, pas sous le coup de la menace, et jamais à titre de compromis entre le cœur et la conscience ! Vous me connaissez trop pour craindre que je ne livre à vos convictions un combat indigne de vous et de moi. »

Elle s’était assise sur une roche, comme si elle eût été lasse, mais en effet pour ne pas abréger ce court tête-à-tête en retournant vers son père et M. Moreali. Ils vinrent très-vite néanmoins, mais j’étais calme, j’étais guéri, j’avais des forces nouvelles. Je crois que j’étais souriant, car le général me dit en fronçant le sourcil, et d’un ton moitié sergent, moitié père :

« Vous avez un air de triomphateur, monsieur Émile ! Prenez garde ! si elle vous dit la vérité, vous avez à réfléchir. »

Au lieu de répondre, je regardai M. Moreali d’un air de surprise bien marquée, comme pour demander s’il était initié au secret de la famille. Le général me comprit, car il se hâta de répondre à cette question muette :

« Monsieur est de bon conseil, et je l’ai présenté dans la maison comme mon ami. Est-ce que ça ne suffit pas ? »

J’allais dire en termes polis que cela ne me suffisait peut-être pas, à moi ; M. Moreali ne m’en laissa point le temps. Il me tendit avec une grâce charmante une main blanche comme une main de femme et me dit :

« Nous nous connaissons, monsieur ; nous avons déjà échangé nos pensées, poussés l’un vers l’autre non pas tant par le hasard que par une invincible sympathie. Je suis à moitié Italien, moi, c’est-à-dire impressionnable et de premier mouvement ; vous m’avez intéressé, vous m’avez plu, et, malgré la différence de nos opinions, je sens que je désire vivement votre bonheur. Ne vous demandez donc pas si la confiance que le général me fait l’honneur de m’accorder est bien ou mal placée. Consultez votre instinct : je suis sûr qu’il vous dira que je suis votre ami. »

C’était aller bien vite, je le sentais, et pourtant, comme il n’est guère possible de se méfier sans cause, je répondis avec déférence et gratitude. Lucie, dont je tenais toujours le bras, m’avertit par une légère pression… de quoi ? de me rendre, ou de m’observer ? Le général s’assit sur le rocher en disant d’un ton satisfait :

« Alors, si vous vous entendez tous les deux, me voilà tranquille, et ma fille doit l’être aussi. Je reste ici avec elle un instant ; allez devant, nous vous rejoindrons. »

C’était un ordre d’avoir à m’expliquer sur l’heure avec cet inconnu. J’y étais mal disposé par l’étrangeté du fait. Quelque agréable que soit le personnage, sa soudaine intervention bouleversait toutes mes idées. Il prit mon bras avec une familiarité surprenante, sans pourtant rien perdre de la dignité de ses manières, et, quand nous eûmes fait quelques pas :

« Monsieur, me dit-il, reconnaissons d’abord, pour nous entendre, que M. le général La Quintinie est d’un caractère excentrique et singulier. Je vous tromperais si je vous laissais croire que je suis son ami plus que le vôtre. Notre connaissance est tout aussi récente. Je l’ai rencontré ces jours derniers chez mademoiselle de Turdy à Chambéry. Elle nous a présentés l’un à l’autre, et, comme cette dame était fort préoccupée des projets de mariage formés entre sa nièce et vous, on m’a sommé pour ainsi dire de donner mon avis, non pas sur votre mérite personnel, qui n’était pas mis en doute, mais sur une question d’application générale du principe religieux dans le mariage. Je me suis défendu : on me traitait un peu trop comme un Père de l’Église, et le rôle d’oracle qu’on voulait m’attribuer ne convenait ni à mon peu de lumières, ni à la discrétion de mes sentiments ; mais je ne pouvais refuser de causer, et je ne sais pas le moyen de causer sans dire ce que je pense. Ce que j’ai pensé tout haut, je puis vous le rapporter fidèlement. J’ai dit qu’entre gens d’honneur il n’y avait jamais moyen de transiger en matière de foi… Je sais que c’est votre opinion aussi ; mais j’ai ajouté que la vraie foi était contagieuse, et que vous ouvririez probablement les yeux à cette lumière, grâce à l’ascendant de votre fiancée. Voilà tout ce que j’ai dit : ne croyez donc pas, en me voyant ici, que j’y vienne en trouble-fête et en disputeur. Je me suis récusé comme arbitre, et je ne prétends à votre confiance qu’autant qu’il vous plaira de me l’accorder.

— Permettez-moi, lui répondis-je, de vous connaître davantage avant de vous donner cette confiance que votre bonté réclame. Je vaux sans doute moins que vous, puisque je résiste à l’attrait respectueux que vous m’inspirez ; mais on me fait ici une situation tellement bizarre et délicate, que je m’y perds un peu.

— Oui, reprit-il, je comprends cela. Laissons venir, et ne forçons rien. Ne discutons pas surtout avant de bien connaître le fond de nos croyances, car ce serait du temps perdu.

— Vous comptez alors que nous nous reverrons ici ?

— Ici ou ailleurs, chez mademoiselle de Turdy probablement. Puisque votre demande est faite, vous ne tarderez sans doute guère à vous présenter chez elle, et j’y vais tous les soirs. Donc, si vous avez besoin de ma sollicitude pour vous et de mon dévouement pour la vérité, vous saurez où me prendre. J’ai à votre service deux mois de séjour à Chambéry. J’y suis venu ranimer et consoler un vieux ami malade qui m’appelait depuis longtemps, et dont mademoiselle de Turdy vous donnera le nom, s’il vous plaît de venir me trouver ; mais, s’il en est autrement, ne craignez pas que je m’en formalise. Vous ne me devez rien, je ne suis rien ici, et, si je m’y trouve mêlé à vos affaires, c’est à mon corps défendant, ne l’oubliez pas. Le jour où vous me prierez de ne m’en pas mêler, vous n’entendrez plus parler de moi. »

Tout cela a été dit sur un ton de bonhomie exquise, si l’on peut associer ces deux mots, et j’ai dû me rendre. La suite de notre entretien a roulé sur le caractère des parents de Lucie. M. Moreali paraît regarder le général comme un enfant aussi faible que volontaire. Il dit de la tante Turdy qu’elle est une excellente femme, trop communicative, et du grand-père qu’il lui plaît plus que les deux autres. Le nom de Lucie n’a pas été prononcé. En revanche, nous avons beaucoup parlé de toi. Ce M. Moreali sait tes ouvrages par cœur, comme s’il les avait lus hier. Il admire ton talent sans réserve littéraire, et il m’a peut-être un peu fait la cour en te louant avec vivacité. Pourtant il est catholique romain dans toute l’extension du terme : est-ce là ce qu’on appelle un jésuite de robe courte ? Il est parfaitement aimable, et séduisant au possible, trop peut-être !

En nous retrouvant si bien d’accord, Lucie a été contente de moi, et le front du général s’est tout à fait éclairci au dîner. Il est bien certain que l’on espère me convertir ; mais, s’il y a une petite conspiration tramée à cet effet, Lucie n’y est pour rien, et dès lors je me défendrai avec douceur contre les assauts de l’aimable apôtre suscité par son père. J’aime mieux cela en somme que d’avoir à discuter contre lui-même, ce qui est la chose la plus aride, la plus irritante et la plus vaine que je connaisse, et je dois peut-être lui savoir gré d’avoir mis en son lieu et place un homme de valeur réelle et de parfaite courtoisie.

Ne te dérange donc pas, tu vois que mes affaires ne vont pas plus mal. Quand ton intervention me sera nécessaire, je t’appellerai, cher père, ou je volerai près de toi. Te voilà si près, Dieu merci ! mais je te réserve comme la suprême assistance pour les grandes occasions.

Ton Émile.