II.



À M. HONORÉ LEMONTIER, À PARIS.
Aix en Savoie, 2 juin 1861.

M’y voici. Il pleut. Je me suis enfermé dans l’espèce de chalet apocryphe que j’habite à côté d’Aix. Je ne veux m’occuper que de toi aujourd’hui. Ne me gronde pas si j’écris comme un chat. C’est déjà beaucoup que de pouvoir écrire.

Elle a vingt-deux ans. C’est trop pour moi^ n’est-ce pas ? Je me le suis dit. C’est, en raison de la précocité de son sexe et de l’expérience qu’elle a peut-être déjà du monde, dix ans de plus que mes vingt-quatre ans ; mais, quand je l’ai vue d’abord, je l’ai crue beaucoup plus jeune. Son premier aspect est celui d’une enfant. Tu vois que ce n’est pas d’Élise Marsanne que je te parle. Élise est une charmante personne. J’ai fait tout mon possible pour désirer d’être son mari. Tu le désirais, toi, et tu avais raison. Elle est la fille de ton ami, elle est mon amie d’enfance. Je suis venu ici sous prétexte de flâner comme elle, et au fond pour te complaire en m’attachant à cette belle et chère enfant. Eh bien, je ne sais quel refus obstiné s’est fait entre nous. Je n’ai jamais pu venir à bout de l’aimer autrement que comme ma sœur, et on n’épouse pas sa sœur.

Ne dis pas que je suis capricieux, non. Je n’ai point encore fini d’être naïf, et surtout je n’ai pas travaillé à cesser de l’être ; cela, je te le jure !

Et puis il n’y a pas de ma faute ! Si Élise m’eût aimé,… que sait-on ?… Mais point. Élise est toujours noire Lisette si gaie, si franche, si gentille, et, disons-le aussi sans reproche, si positive ! Toujours la même raison enjouée, le même esprit d’ordre, les mêmes rires en présence de tout ce qui sent V exagération. C’est comme cela, tu sais bien, qu’elle appelle tout ce qui émeut un peu vivement les autres, et il ne dépend pas de moi de n’être pas facile à émouvoir, si bien que je suis un exagère à ses yeux, et qu’elle me pardonne d’être comme je suis. Elle est bien bonne, j’en suis très-reconnaissant ; mais ce continuel pardon amical me laisse calme, et tu m’as permis de ne pas me marier sans amour.

Lucie a donc vingt-deux ans. Lucie est brune, assez grande ;… elle a des yeux… Eh bien, non, je ne peux pas te décrire Lucie… Demande-moi la couleur des yeux et des cheveux d’Élise, comment sont faits ses doigts et ses bagues, comment elle s’habille : je sais tout cela, et je pourrais t’en faire un portrait aussi minutieusement étudié que si j’étais peintre ; mais Lucie, non ! Pour moi, son image remplit le monde et ne saurait être concentrée. Mon cœur m’étouffe, et ma main tremble rien qu’à écrire son nom !

Son père est le général La Quintinie, que tu ne connais pas, je pense, et qui commande dans je ne sais quel département. Descend-il du La Quintinie des jardins du temps de Louis XIV ? Peu importe. Le grand-père maternel de Lucie, M. de Turdy, habite un château qu’il a sur le lac du Bourget. Lucie a été élevée par ce grand-père et par une grand’tante avec laquelle elle passe ses hivers à Chambéry. L’été, elle habite sans sa tante le manoir de l’aïeul.

Elle a passé deux ou trois mois à Paris dans le couvent où était Élise Marsanne. Malgré une certaine différence d’âge, elles s’aimaient beaucoup, et, en venant à Aix, Élise se faisait une grande fête de la revoir. Elle a été tout de suite lui rendre visite avec sa mère. Le soir même, elle m’a parlé d’elle.

« Si vous connaissiez Lucie, me disait-elle, vous n’auriez pas assez de mots à grand effet dans votre vocabulaire exalté pour dire l’impression qu’elle vous causerait.

— C’est donc une merveille ?

— Ah ! une merveille ! Voilà déjà ! »

Et la bonne Élise de rire.

Moi aussi, je riais. Le surlendemain, j’ai rencontré Lucie chez ces dames. Élise me regardait en riant toujours. J’étais très-calme, très-froid ; si froid et si calme, que, Lucie partie, j’ai dit à Élise que son amie était très-bien.

Mais le coup était porté, vois-tu ! Si j’avais dit seulement trois paroles, je me serais trahi et rendu ridicule, j’aimais Lucie. Pourquoi ? Oui, au fait, pourquoi Lucie et pas une autre ? Il y en a ici à choisir pour objet de mes rêves, des demoiselles plus ou moins à marier, des brunes, des blondes, des Anglaises sentimentales, des Parisiennes pimpantes, des Allemandes toutes roses, des Italiennes toutes pâles. Lucie n’est rien de tout cela. Elle n’est peut-être pas jolie ; je n’en sais rien. Elle m’a regardé, elle m’a salué, je lui ai dit trois mots insignifiants, j’avais probablement l’air stupide. Elle m’a vaguement souri, et avec tout cela elle m’a pris mon cœur comme si elle me le tirait de la poitrine avec ses deux mains, et elle me l’a emporte avec elle, probablement sans y attacher plus d’importance qu’à une feuille que l’on cueille en passant et par distraction à une branche du chemin.

Père, toi qui as aimé, est-ce comme cela qu’on devient amoureux d’une femme ? Se rend-on compte de ce qui vous plaît en elle ? Est-on dans son bon sens quand cette flèche vous arrive sans qu’on l’ait prévue, sans qu’on ait eu le temps de s’en préserver ?… Oh ! le vieux Cupidon avec son carquois et son arc ! Je n’avais jamais songé que ces emblèmes fussent l’explication de l’éternel phénomène, de l’événement fatal, aussi vieux que le monde, et aussi vrai il y a quatre mille ans qu’il l’est encore aujourd’hui.

Mais je suis peut-être fou ! Dans le temps de froid examen où nous vivons, doit-on être ainsi la proie des antiques fatalités et des instincts aveugles ? Ne doit-on pas raisonner tout, même l’amour, et se dire, comme plu^sieurs que je connais : « À quoi cela mènera-t-il ? » Tu ne m’as pourtant pas appris cela, toi ! Tu ne m’as pas recommandé de veiller sur les élans spontanés de mon cœur ! Il m’a semblé, au contraire, que tu désirais me le conserver chaud et entier ; mais tu pensais que j’aimerais Élise et que mon bonheur viendrait d’elle. Je l’ai cherché ailleurs, ou plutôt la fatalité m’a appelé ailleurs, car me voilà malheureux. Du moins, je souffre. Et je vis pourtant ! et je ne sais pas guérir ! C’est bien vulgaire, il me semble ! Je me fais l’effet d’un amoureux classique. Vorrei e non vorrei. Je ne sais ce que c’est, je ne sais ce que j’ai, et je ne sais pas le dire, à toi, médecin de mon âme. J’ai l’orgueil profondément irrité, et par moments je suis honteux de moi. Aide-moi donc à me retrouver ! Je ne comprends pas ce que je suis devenu.

Le jour où pour la première fols j’ai vu Lucie, j’ai passé la soirée à me promener avec Henri. Il a vu, à mon silence, qu’il y avait en moi un changement, et il m’a dit en riant :

« Tu es donc amoureux ? »

J’ai nié, et puis j’ai avoué.

« Eh bien, m’a-t-il dit, je la connais, cette Lucie ; elle est riche, mais tu l’es aussi. Vos situations se valent, et on ne lui connaît pas d’engagements. Sa famille est très-considérée, la tienne aussi ; je ne vois pas d’obstacles. Fais-toi aimer. »

Fais-toi aimer ! comme si cela était aussi facile que de se faire voir ! J’ai été si épouvanté d’un conseil où je sentais toute mon âme et tout mon repos en jeu, que je l’ai repoussé vivement. Je ne sais quelle sotte honte m’a fait mentir après la sincérité du premier aveu. J’ai prétendu que je n’étais pas épris au point de faire la moindre démarche avant d’avoir réfléchi et surtout avant de t’avoir consulté.

Pour le dernier point, je sentais bien que je te devais la première confidence. Eh bien, j’ai osé encore moins avec toi qu’avec moi-même. Il m’a semblé qu’un sentiment si subitement éclos te ferait sourire, à moins d’être exprimé avec une certaine mesure ; j’ai essayé de t’écrire raisonnablement que j’avais perdu la raison. Je n’ai pas pu résoudre un pareil problème.

Le lendemain, comme je flottais dans cette agitation vague et terrible, le hasard ou plutôt ma destinée m’a conduit au château de Turdy. Il avait été convenu que j’irais avec madame Marsanne et sa fille à l’abbaye de Hautecombe, que nous connaissions déjà, mais où nous n’avions pas visité la fontaine intermittente, dite des Merveilles. C’est une attrape bien conditionnée ; mais le lac, vu de la hauteur, est si joli ! Et puis Élise et sa mère étaient gaies ; Henri, qui nous servait de cicérone, est toujours parfaitement aimable ; les petits bateaux du lac sont trop petits et parfaitement incommodes, mais ils sont bien menés par de bons Savoyards enjoués et obligeants, et notre promenade, riante par elle-même, pouvait supporter beaucoup de déceptions.

Comme nous redescendions le lac, Élise proposa de me montrer de près le château de Turdy, qui est sur la même rive que l’abbaye, à peu près en face d’Aix-les-Bains. Le cœur me battit bien fort ; mais j’eus l’air de ne m’intéresser qu’au château, et nos bateliers nous déposèrent dans un petit port composé de quelques maisons de pêcheurs ombragées de beaux arbres et tapies à la rive, dans l’échancrure d’un rocher.

Tu connais ce beau pays de Savoie ; je ne sais si tu te rappelles cette localité, tout ce rivage du lac du côté que ferme à pic la muraille dentelée appelée la chaîne des monts du Tchat, du Chat en langue vulgaire. Nous avons vu ensemble de plus grands lacs et de plus hautes montagnes ; mais celles-ci ont une élégance de formes et une limpidité de couleur qui me charment. Ce beau calcaire du Jura se refuse aux teintes sombres de l’humidité et aux souillures pittoresques de la décrépitude. Le vieux manoir de Turdy, édifice élégant dans sa force et planté à mi-côte de la montagne, mire dans le lac, trop bleu peut-être, sa face carrée, peut-être trop blanche. Les constructions du chemin de fer sur la rive opposée sont trop blanches aussi, mais elles ne jurent pas sur les roches pâles et nues qu’elles décorent de tourelles et de portiques encorbellés à l’entrée et à la sortie de chaque tunnel. Il y en a, je crois, huit ou dix le long du lac que côtoie la voie ferrée. Voilà les riantes fortifications de l’âge moderne, et je n’ai pu me refuser à cette réflexion qu’Élise n’a pas voulu prendre au sérieux, et qui me frappait pourtant comme une idée saine et rassurante pour l’avenir : c’est que les tours à mâchicoulis et les monumentales barrières de cette région ne ferment plus la communication entre les peuples, mais qu’elles l’ouvrent, au contraire, avec les forces souveraines de l’industrie, à travers les flancs compacts des montagnes, obstacles que la nature elle-même semblait avoir voulu poser à l’échange des relations sociales, et que l’homme a pu et voulu vaincre.

La partie du Jura que je te décris, par manière de calmant, avant de te faire entrer dans mon orage intérieur, est donc surprenante de couleur fraîche et d’aspect théâtral.

C’est bien le pays que la fashion européenne a pu adopter pour ses promenades de santé ou de plaisir. Des routes magnifiques, des constructions coquettes, des chalets luxueux, d’antiques manoirs rajeunis, des cultures vivaces, un grand air de bien-être et de propreté chez les habitants enrichis par l’affluence des étrangers ; tout cela ne parlerait pas assez à l’imagination de l’artiste, si, à deux pas du riant vallon d’Aix et du paisible lac, la nature ne reprenait sa libre et forte allure alpestre. J’ai pu en juger, lorsque, arrivés à Turdy, nous nous sommes trouvés tout d’un coup sur la terrasse formée par le vaste sommet du massif carré du vieux château. De là, on domine tout le lac, long, étroit, sinueux et ressemblant à un large fleuve du nouveau monde ; mais quel fleuve a cette transparence de saphir et ces miroitements irisés ?

Le manoir de Turdy n’est pas loin de l’extrémité du lac, côté de Chambéry. Il est situé à deux ou trois heures de marche verticale, juste au-dessous de la dent du Chat, la pointe la plus élevée de cette crête marmoréenne qui presse le rivage en plongeant tout droit dans le flot, et assis sur un rocher qui dépasse et mouvementé un peu la ligne trop roide de ce rivage abrupt. Ce rocher est assez vaste pour porter un paysage entier de jardins et de fabriques admirablement posé dans ses ondulations. Le manoir est d’un beau style et de taille à figurer sans mesquinerie parmi les escarpements qui le portent et le dominent. Il est complètement inhabité, quoique en bon état de réparation extérieure ; mais probablement il faudrait, pour arranger l’intérieur, des dépenser trop considérables, et généralement les habitants du pays préfèrent accoler, au pied ou au flanc de ces vastes et incommodes constructions de leurs pères, des logis modernes à la mode anglaise ou suisse. Celui de Turdy est bas et occupe une ligne assez longue, avec des ailes en retour. Ombragé d’un gros massif de beaux arbres, il est comme caché et abrité par la forteresse, contre le couronnement de laquelle il s’appuie, tournant le dos au lac et ne regardant pas même en face de lui la muraille austère de la montagne, qui lui est cachée par les gros tilleuls du jardin.

En revanche, une large échappée de vue à gauche, sur la terrasse en demi-cercle de ce jardin, permet d’embrasser toute la vallée de Chambéry, à laquelle l’extrémité du lac sert de premier plan, et dont le profond horizon est fermé par les glaciers majestueux des grandes alpes de neige. Mais la vue générale du site est à prendre sur le toit plat du vieux château. De là, on voit s’ouvrir magnifiquement la gorge qui serre le lac, et on peut compter les nombreux plans et méandres de la vallée de Chambéry, large et long soulèvement bosselé, fouillé, craqué et disloqué dans tous les sens, et enfin affaissé dans son ensemble désordonné, au milieu du soulèvement resté debout des montagnes environnantes.

C’est un beau spectacle que celui de cette nature en ruine que décore une splendide végétation, vierge en apparence, bien que partout dirigée ou utilisée par la main de l’homme. Elle est si gazonnée, si arrosée, si lavée et si fraîche de ton, cette nature savoisienne, qu’on peut lui reprocher quelquefois, surtout aux environs d’Aix, d’être un peu vignette anglaise, paysage romantique composé et colorié à plaisir. D’autre part, les cultures, où, comme en Italie, la vigne court en guirlandes sur les arbres, mais ici avec une coquetterie plus arrangée, ont un air de fête champêtre qui manque un peu de naïveté. Heureusement, à deux pas de là, le roc nu avec des chutes d’eau dans ses brisures, les ravins profondément tranchés et charriant des blocs au milieu des prairies, les arbres et les terres entraînés par les orages, montrent bien que la beauté primitive conserve ici une certaine habitude terrible, et que ni le touriste de la belle saison ni le patient et laborieux paysan de la montagne ne l’ont encore soumise entièrement à leur profit ou à leur plaisir.

Je regardais ce grand, fier et doux tableau, songeant au plaisir de vivre là, près d’une femme aimée, lorsqu’une voix déjà connue comme si je l’eusse entendue toute ma vie me fit tressaillir et frissonner : c’était mademoiselle La Quintinie, qu’on nous avait dite absente, et qui rentrait de la promenade avec son grand-père. Elle accourait embrasser Élise, et madame Marsanne se hâta de me présenter à M. de Turdy.

C’est un grand vieillard maigre, poli, un peu timide, assez insignifiant à première vue, mais que je ne pouvais cependant pas regarder sans intérêt, car il avait une réputation de grande honorabilité, et je savais déjà que Lucie l’adore. Il m’accueillit avec cette politesse provinciale qu’on raille à Paris, mais que je trouve, fort bonne et fort agréable quand elle n’est pas exagérée, et c’était ici le cas. On nous fit entrer au salon, et il n’y eut pas moyen de s’en aller. Lucie retenait obstinément ces dames à dîner. M. de Turdy, qui connaissait un peu Henri, nous retint tous les deux. On renvoya nos bateliers, on se chargeait de nous faire reconduire le soir.

C’est ainsi que je me suis trouvé introduit et accepté dans la maison de Lucie, non comme un prétendant qui n’eût peut-être jamais osé se présenter, mais comme un hôte et un ami de plus que le hasard protège. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé avant et pendant le dîner. Je ne sais pas mieux dire dans quel état d’émotion bizarre je me trouvais. J’avais des envies nerveuses de rire et de pleurer, et, si j’eusse bu autre chose que de l’eau, je me serais cru surpris par l’ivresse.

Peu à peu je me suis retrouvé en rencontrant deux ou trois fois les yeux de Lucie fixés sur moi et comme étonnés. J’ai repris l’aisance que donne l’habitude du monde, mais non le calme intérieur. La voix de Lucie, extraordinairement forte et douce en même temps, me frappait de secousses électriques chaque fois qu’elle s’élevait au-dessus du diapason de la causerie intime. Cette voix a, je t’assure, une puissance fascinatrice, et je crois même qu’elle est, en ce qui me concerne du moins, la plus grande séduction extérieure de Lucie. Elle est parfois vibrante comme l’airain et remplit le milieu où elle résonne comme une sorte de commandement majestueux. Son rire est si franc, si large, si chantant, qu’il n’y a pas d’orage qu’il ne doive couvrir ou disperser. Une interpellation directe de cette voix à son diapason élevé est comme un appel aux armes dans le tournoi de la conversation. Et puis, dès qu’elle a engagé un échange quelconque de paroles, elle s’emplit d’une suavité qui semble verser des torrents de tendresse et d’abandon, quelque insignifiant que soit le fond de l’entretien.

Ceci ne veut pas dire que Lucie parle avec frivolité sur quoi que ce soit. Au contraire, elle est sérieuse sous un grand air de gaieté juvénile ; mais je veux te faire comprendre qu’avant de l’apprécier dans son intelligence on est déjà subjugué par son accent.

Son regard est comme sa voix, il est franc et doux, non pas hardi, mais brave, trop souvent distrait peut-être, mais toujours pénétrant quand on l’obtient en plein visage, et bienveillant pour peu qu’on le mérite. Ses yeux sont d’une limpidité que je n’ai jamais trouvée dans les yeux noirs. Ils ne sont pas noirs du reste, du moins je les vois d’un ton orangé quand je parviens à me rendre compte de quelque particularité en la regardant ; car, malgré mon habitude de contempler avec un soin égal l’ensemble et les détails de toute chose et de tout être, ce qui me domine dans l’aspect de Lucie, c’est l’ensemble. Cela tient à ce qu’il m’est impossible de la regarder de sang-froid. Je ne sais quel vertige flotte autour d’elle ; c’est comme le frissonnement d’un nimbe.

Mais comme je dois t’impatienter avec mon récit qui n’avance pas ! Ce jour-là, il ne se passa rien du tout entre elle et moi, rien d’apparent du moins. Nous étions parfaitement étrangers l’un à l’autre, et je me taisais, dans la crainte de perdre une seule de ses paroles ou de me distraire de l’émotion délicieuse où je me sentais plongé. Qu’a-t-elle dit ? A-t-elle dit quelque chose ? De quoi a-t-on parlé autour de nous ce jour-là ? Je n’en sais absolument rien. J’étais dans un état surprenant ; il me semblait faire un rêve de somnambule, marcher au bord d’un précipice avec aisance et savourer l’enivrement de l’abîme avec la confiance d’un fou.

J’ai été seulement frappé de la manière dont elle m’a dit adieu. M. de Turdy engageait Henri à revenir souvent le voir, et, comme il s’était aperçu de mon admiration pour le beau site où s’élève sa demeure, il m’invitait à revenir aussi. Sa petite-fille et lui nous ont reconduits jusqu’au bord du lac, où deux barques nous attendaient. Dans la première, qui est celle de M. de Turdy, il n’y a, en sas des bateliers, de place que pour deux personnes.

C’est un de ces petits canots effilés qui nagent avec une vitesse étonnante. Madame Marsanne et sa fille s’assirent dans cette barque et passèrent devant. Il y en avait une plus grande pour Henri et pour moi ; celle-ci s’appelait les Amis, la première s’appelle Lucie. Je compris que M. de Turdy n’admettait jamais d’autre passager que lui-même avec sa petite-fille, et je lui en sus un gré infini. Ces embarcations sont si étroites, qu’il n’y a vraiment aucune pudeur à y entasser des femmes et des hommes. En nous quittant, M. de Turdy nous cria : « Au revoir ! » et Lucie répéta d’une voix franche ce mot, qui ne s’adressait qu’à moi par le fait du hasard. J’étais entré le dernier dans la barque, j’avais encore un pied sur le rivage, et Henri était déjà au bout de la proue, prétendant ramer à la place du batelier pour ne pas prendre froid. Il eut bientôt assez de cette gymnastique. Le lac est plus large qu’il ne paraît. Henri vint donc s’asseoir près de moi. La lune était resplendissante, et le ciel, criblé d’étoiles, ressemblait à un ciel de Naples. Je ne voulais parler que de ce beau spectacle ; mais Henri me parla de Lucie.

« Eh ! me dit-il, il va bien, il va même très-bien, ton mariage ! C’est très-romanesque, et pourtant cela va tout seul. »

J’étais épouvanté de cette ouverture, je la trouvais insensée, et, si tout autre qu’Henri Valmare me l’eût faite, je crois que je me serais fâché. Me parler avec cette légèreté, cette liberté d’esprit du but terrible et sacré de l’amour, et cela au début du premier sentiment, à l’invasion du premier trouble, c’était me traiter comme on ferait d’un oiseau que l’on précipiterait sans ailes dans l’inconnu de l’espace. Je ne répondis point. Je sais qu’Henri est bon quand même. C’est le plus intime, sinon le plus sympathique de mes amis d’enfance. Il a ton estime et ton affection ; mais tu avais bien raison de me dire : « Vous ne vous comprendrez pas toujours. » Le fait est que déjà nous ne nous comprenions plus du tout, et que sa précipitation me semblait un outrage à la divine pureté de mon premier rêve.

Il ne s’inquiéta guère de mon silence.

« J’ai beaucoup parlé de toi à M. de Turdy, reprit-il. Comme il me questionnait sur ton compte, frappé qu’il était de ton heureuse physionomie, je lui ai raconté toute ta vie, la manière dont ton père, resté veuf de bonne heure, t’a élevé lui-même, à lui tout seul, à sa manière, en homme très-fort, très-admirable et très-original qu’il est ; comme quoi cet excellent père avait réussi à faire de toi un garçon charmant, chevaleresque, poétique, un véritable Amadis des Gaules. J’ai dit tout cela sans rire, parce que j’aime ton père et toi, parce que, tout en vous trouvant singuliers, je vous estime à l’égal de ce qu’il y a de meilleur dans le monde ; et mon vieux Turdy, qui n’est pas mal don Quichotte non plus, a pris feu tout de suite. Il ne m’a pas demandé si tu étais riche ou pauvre, mais si tu étais occupé. J’ai répondu : « Il s’occupe, » ce qui n’est peut-être pas la même chose ; mais il n’a point paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa conquête et, par conséquent, celle de sa charmante petite-fille, qui ne voit que par ses yeux. »

Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la précipitation d’Henri, ni le dégoûter de me rendre service, car je sentais bien qu’il pouvait seul suppléer à ma timidité… D’où vient que cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait souffrir ?

Il remarqua mon silence et parut s’en inquiéter.

« Après ça, me dit-il, peut-être t’es-tu moqué de moi en me disant que tu étais épris de mademoiselle La Quintinie, et peut-être au fond penses-tu toujours à mademoiselle Marsanne ?

— Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d’Élise, et laissons l’autre tranquille. Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse, qu’a-t-elle fait d’excentrique ou de hasardé aujourd’hui, pour que deux écoliers en vacances se permettent d’épier le premier battement de son cœur et de disposer de sa vie dans leurs rêves ? »

Henri se prit à rire, et puis tout d’un coup il me développa d’un ton fort sérieux, et pour la première fois, ses théories sur l’amour et le mariage.

« Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour un écolier ; mais, moi, je sens que je suis un homme, et un homme de mon temps, qui plus est. À vingt-cinq ans, j’en ai, à beaucoup d’égards, cinquante. Tu ne m’en fais pas ton compliment, je le sais, je t’en dispense. Je n’ai pas la prétention de te servir de modèle, et je ne me permets pas de vouloir rien déranger au système d’éducation que ton père t’a appliqué. Je suis ce qu’on m’a fait, ce que le monde d’aujourd’hui fait de tous les jeunes gens qui ne se présentent pas à lui armés de toutes pièces par la déesse Minerve, et cuirassés de théories plus ou moins transcendantes. Je ne suis pas venu au monde, comme toi, avec une fortune bien établie. Mon père a mangé gaiement la sienne sans trop songer à mon avenir, c’était son droit. Il m’a procuré un emploi assez lucratif dans un ministère. Je suis un homme occupé, moi, et je n’en suis pas plus fier ; car mon occupation ne sert absolument à rien et ne me prend pas une parcelle de mon intelligence, de mon cœur ou de ma volonté. Je suis un privilégié qui ne feint même pas de travailler, vu qu’il est fier et méprise l’hypocrisie, un être complètement inutile à la société, et qui ne se soucie pas plus d’elle qu’elle ne se soucie de lui. Mon père s’est servi d’une influence acquise par ses opinions ; moi, je n’ai pas encore d’opinions politiques, et, comme je suis un honnête garçon, je ne feins pas plus d’en avoir que je ne feins de prendre mon emploi au sérieux. Je sais très-bien qu’en perdant mon père, je resterai sans appui, et que, si j’ai affaire alors à des supérieurs zélés, à des pédants administratifs, je perdrai ma place. Voilà pourquoi je songe à me marier pendant que j’ai cette place, qui fait de moi ce qu’on appelle un parti sortable. Qui dit mariage dit donc affaire dans la position où je suis ; cette position, je ne me la suis pas faite, je l’ai subie. Je n’aurais pas mieux demandé que d’être un homme de mérite, mais on ne m’a pas donné l’occasion de le devenir. J’y suppléerai par ma volonté quand je me sentirai mûr. Je réfléchirai, j’écrirai ou j’agirai ; je serai quelque chose. Il n’est pas permis de ne rien être au temps où nous vivons. Ce que je produirai, je ne le sais pas encore, mais je sais la philosophie que j’aurai, et je veux bien te la dire d’avance.

« Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je ne la nie pas ; mais je ne force pas non plus mon imagination pour y croire. Toute ma religion consiste à accepter la vie présente telle qu’elle est, et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de durée. J’accepte aussi la courte mesure d’intelligence qu’il m’a donnée, ainsi qu’à la plupart de mes semblables, et ma vertu consiste à n’en pas faire le mauvais usage de préférer le laid au beau, le mal au bien. Donc, je ne ferai jamais d’action perverse et je n’aurai pas de vices, ce qui ne sera pas une conduite trop vulgaire ; je n’ai pas de goût pour ce qui est vulgaire.

« Te voilà fixé sur mes principes de religion et de moralité. Ils tiennent, comme tu le vois, en deux mots : tolérance et bon goût. C’est assez, si ces deux mots-là sont sérieux.

« Passons au chapitre du sentiment. Je suis passionné, avec l’imagination froide, c’est-à-dire que je suis jeune, que je n’ai rien abusé de rien, que j’ai encore des sens, et que je suis très-capable d’aimer une femme à la conditions qu’elle sera ma femme et que je pourrai l’estimer. Je n’estime pas les femmes en général. Toutes celles que j’ai connues intimement jouaient un rôle quelconque, et se sont classées dans mon souvenir comme des actrices plus ou moins habiles ; mais celle que je choisirai sera forcée d’être naturelle, vu qu’elle ne fera aucun effet et n’aura aucune prise sur moi, si elle ne l’est pas. Qu’elle soit du reste tout ce qu’il lui plaira d’être, sérieuse ou frivole, artiste ou bourgeoise d’esprit, pieuse ou philosophe, ambitieuse ou modeste, mondaine ou cénobitique, pourvu qu’elle soit de bonne foi dans le caractère qu’elle me montrera et honnête dans la satisfaction de ses instincts, je lui laisserai sa libre initiative. Elle sera fidèle, c’est tout ce qu’il me faut, et jamais ridicule, j’en réponds, j’y veillerai ; je saurai la choisir, te dis-je, et je l’aiderai à marcher droit, je l’y contraindrai au besoin. Je n’ai donc aucune frayeur du mariage, j’en remplirai consciencieusement tous les devoirs, et je me ferai respecter, je me le suis juré à moi-même.

« J’ai dit. Tu connais à présent celui qui te parle. Je passe au fait présent, au sujet qui t’occupe. Élise Marsanne me plaît ; elle est, jusqu’à ce jour, la seule femme dont je puisse dire : Je peux l’aimer ; mais je ne l’aime point encore, je n’ai pas lâché la bride à la vivacité de mon goût pour elle. Dis-moi franchement, et une fois pour toutes, que tu renonces à elle et que ton père t’autorise à n’y plus songer, et demain je te dirai peut-être que je suis amoureux d’elle, si ce mot-là te parait nécessaire au sérieux de mes projets. »

J’ai voulu, cher père, te rapporter aussi textuellement que possible tout ce discours de notre ami, parce que madame Marsanne, voyant que je ne recherche pas sa fille, te consultera probablement avant d’écouter un autre prétendant. Peut-être que tout cela ne t’apprend rien, qu’elle t’a déjà écrit la tournure que prenaient les choses en ce qui concerne Élise, et que depuis longtemps tu as pénétré le caractère et les idées d’Henri. Peut-être que tu les as pesées dans ta sagesse, et que tu as déjà porté ton jugement. Permets-moi cependant de te dire le mien. Élise Marsanne et Henri Valmare me semblent faits l’un pour l’autre, et j’ai quelque sujet de croire qu’ils s’entendent déjà fort bien.

Quant à mon avis,… qu’importe ? Puis-je dire que j’ai un avis, une théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s’est fait sur l’amour et le mariage ? Non, en vérité, je n’avais pas encore beaucoup pensé au mariage, moi, et, depuis que j’aime, tout se résume pour moi dans le besoin de l’amour éternel, de l’amour exclusif. Le mot de mariage ne m’offre pas un sens à part, et je ne peux rien discuter à ce sujet avec Henri, qui fait de l’amour une sorte de satisfaction physique légitime, énergique et amicale, mais où il semble que les croyances, les opinions, les idées en un mot doivent faire éternellement deux lits.

Je lui ai juré que ni toi ni moi n’apporterions d’obstacle à ses projets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de vue.

Deux jours après, nous allâmes rendre notre visite à M. de Turdy. Il était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi seules dans leur voiture. Moi, je n’y trouvais rien à redire, je devais croire et je croîs à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs auxquels M. de Turdy confie son unique enfant ; mais Henri, qui est plus occupé que moi des usages, a demandé assez naïvement au vieillard si les jeunes Savoyardes jouissaient de la liberté qu’on accorde aux demoiselles anglaises.

« Non, pas du tout, a-t-il répondu ; mais ma Lucie n’est plus une petite pensionnaire. Elle n’a pas de mère, sa tante est infirme, et, moi, je suis bien vieux ; je me déplace difficilement. Son père n’est ici que lorsqu’il peut dérober quelques jours à ses fonctions militaires. Lucie a le cœur partagé entre nous trois ; elle ne peut guère suivre le général, qui n’est jamais installé que provisoirement, et qui, étant toujours censé en activité de service, se flatte toujours d’entrer en campagne à la première occasion. C’est un bon père que mon gendre, et il voit que Lucie est plus convenablement et plus heureusement fixée dans la vieille famille sédentaire que dans une ville de garnison. Il a donc bien voulu me faire jusqu’ici le sacrifice de me laisser mon bâton de vieillesse, et je lui en sais un gré extrême. C’est un homme excellent, bien qu’un peu imposant de manières. »

En prononçant ce mot d’imposant, M. de Turdy eut une sorte de mystérieux sourire qui me frappa, mais qui ne m’a pas été expliqué. Il continua de motiver à nos yeux, avec une condescendance qui me frappa aussi, l’espèce de liberté dont jouit sa petite-fille, et c’est alors seulement que j’appris l’âge de Lucie. Je ne le soupçonnais pas : je lui avais donné de seize à dix-sept ans.

« Elle est majeure depuis un an, nous dit-il, et je trouve qu’il serait ridicule de l’astreindre à toutes les minuties de l’étiquette nécessaires aux petites ingénues. Elle est arrivée à la jeunesse complète, entourée de tant d’estime et de respect, que nous croyons juste, sa tante et moi, de lui laisser recueillir un peu le bénéfice de sa raison et de sa piété. »

Puis, s’adressant à Henri, il ajouta :

« Vous trouverez peut-être ce dernier mot un peu rauque dans ma bouche de mécréant ; mais je veux vous dire — devant votre jeune ami précisément — que je me suis fort amendé depuis un an ou deux. Il est temps, n’est-il pas vrai ? N’allez pourtant pas me croire converti] Les capucinades sont fort de mode en ce temps-ci. Moi, j’ai passé l’âge où elles pourraient être utiles, et je m’en tiendrai à la chose qui m’a suffi jusqu’à ce jour. Je nie le Dieu personnel, voyant, écoutant, veillant et réglementant la création à la manière d’un administrateur émérite. Si Dieu existe, il n’a, selon moi, de comptes à rendre à personne de sa gestion, et il l’abandonne aux lois établies par la force des choses. Je sais que vous n’êtes pas beaucoup plus spiritualiste que moi, mon cher Valmare ; mais votre jeune ami,… dont j’ignore absolument les opinions… »

Je lui demandai si c’était une question qu’il me faisait l’honneur de m’adresser.

« Non, reprit-il, je n’ai pas ce droit-là, et, d’ailleurs, je reconnais aujourd’hui que je ne l’ai envers personne. Il fut un temps où j’étais un peu fanatique d’incrédulité, et où les momeries me poussaient à bout. J’ai mis de l’eau dans mon vin, ou plutôt ma petite-fille a baptisé mon breuvage, et je me suis laissé faire. Elle m’a reproché mon intolérance ; elle m’a juré qu’elle respectait mes idées, qu’elle ne chercherait jamais à me les ôter, et elle m’a tenu parole. Enfin ma petite dévote a remporté la victoire. Je ne dis plus rien, je laisse à chacun sa fantaisie, je ne me moque plus des pratiques ; je ne réclame plus la liberté de conscience, puisqu’on me l’accorde à moi-même. Qu’en pensez-vous ? »

Il me regardait. Je ne sais ce que j’allais répondre ; peut-être n’aurais-je pas du tout répondu, lorsque mademoiselle La Quintinie entra. Je ne m’y attendais pas. Elle était venue par le lac, elle avait monté la côte à pied et s’était introduite sans fracas par le jardin ; elle avait laissé son chapeau sur un banc, elle se trouva assise au milieu de nous après avoir baisé le front blanc et luisant de son grand père, comme si, ayant assisté à la conversation, elle le remerciait de ce qu’il venait de dire. Je crois qu’elle avait effectivement surpris et deviné ses dernières paroles, car elle se tourna gaiement vers Henri en lui disant :

« Vous n’allez pas soutenir le contraire, monsieur Valmare ?

— Je n’avais pas la parole, répondit Henri en me désignant. Voici l’oracle consulté.

— Un oracle ! déjà ? s’écria Lucie avec son beau rire moqueur et caressant.

— Quand on est oracle à mon âge, lui répondis-je, on reste muet, ou l’on s’en tire par des énigmes.

— Ni l’un ni l’autre, reprit-elle, ou bien l’on n’est qu’un faux oracle, c’est-à-dire rien. Moi, je sais que vous êtes quelque chose, on nous l’a dit, et je crois de tout mon cœur que vous êtes quelqu’un. Il faut parler et dire de bonne foi tout ce que vous pensez. »

Il me sembla qu’elle me faisait subir à dessein un interrogatoire, que son grand-père s’y prêtait, qu’il avait amené cela, et qu’elle en tirerait parti avec adresse, tout en y mettant une apparence d’imprévu.

Pensait-on déjà que je me présentais, et que je m’offrais sans retour ? Henri avait-il déjà, dès ma première visite, trahi le secret de mon mutisme effaré ? Henri, si prudent pour lui-même dans la vie, était-il à ce point imprudent pour les autres ? Je me crus placé sur la sellette, et j’eus un mouvement de terreur et de dépit si prononcé, que je faillis m’enfuir sans dire un mot.

Lucie vit mon air éperdu. Je crois que je rougissais comme un enfant. Elle fut très-gaie, et d’une gaieté dont il était impossible de se piquer ; car cet accent de bonté qui est en elle, ce ton de bonhomie presque fraternelle dès le premier abord, est une séduction dont je ne puis te donner l’idée. Elle prétendit que j’étais en proie au vertige des pythonisses, que je regardais la fenêtre, et elle courut la fermer, assurant que j’avais le projet de m’envoler pour soustraire le secret des dieux à la vaine curiosité des mortels. Quand j’eus ri et plaisanté à mon tour, j’espérai en être quitte ; mais Henri, qui voulait absolument me faire briller, y revint, et Lucie insista. Je pris mon parti alors avec la témérité que soulève en moi la moindre apparence de persécution. C’est de mon âge, et c’était mon droit. Je veux tâcher de me bien rappeler ce que j’ai dit ce jour-là ; car, dès ce jour-là, j’ai brûlé mes vaisseaux et compromis sans retour mon rêve d’amour et de bonheur.

J’ai dit que les oracles n’étaient pas responsables de leurs arrêts, qu’ils étaient la proie toute passive d’une vérité infernale ou céleste agissant en dehors d’eux et malgré eux. Là-dessus, j’ai déclaré que je ne voyais pas matière à prononcer, parce que je ne me trouvais aux prises en ce moment avec aucune foi réelle. M. de Turdy, en accordant à sa petite-fille le droit de croire au Dieu personnel, cessait d’être l’incrédule qu’il avait la prétention d’être. Mademoiselle La Quintinie, en respectant l’incrédulité de son grand-père, abandonnait les voies de l’orthodoxie. Il n’y avait plus de doctrine dès qu’il y avait transaction. L’oracle, voyant des idées aussi confuses troubler son atmosphère, demandait à descendre du trépied et à garder ses inspirations pour lui-même.

« C’est-à-dire, répondit mademoiselle La Quintinie, que vous accaparez pour vous tout seul la vérité suprême. C’est fort vilain ! c’est de l’égoïsme ! Mais vous en avez dit assez, malgré vous, pour que j’en fasse mon profit, et je crois que j’ai eu tort de faire si bon marché du peu de foi de mon grand-père. Pourtant, si j’étais ergoteuse, je vous dirais que vous me donnez raison ; car, si mon grand-père, en tolérant mes idées religieuses, a fait un pas vers la foi, je reste orthodoxe en me réconciliant avec une âme à demi-convertie. »

Elle disait cela d’un ton très-net et tout en caressant le vieillard, qui, souriant et vaincu, me regardait comme pour me demander s’il était possible de résister à ce bel apôtre.

Je résistai pourtant sans trop savoir pourquoi ; je me sentais poussé à la révolte par un instinct de loyauté. Plus on se sent épris, plus on doit offrir sérieusement son âme, et il n’y aurait rien de sérieux dans la prudence évasive. Je soutins donc mon assertion. Je ne voulus rien céder. Je déclarai que, si j’avais une doctrine de foi bien arrêtée, il me serait impossible de la modifier au gré de mes affections ou de mes sympathies.

« Savez-vous que cela est effrayant ? objecta mademoiselle La Quintinie. Vous dites : « Si j’avais une « doctrine ! » Donc, vous n’en avez pas, et avec cela vous êtes plus intolérant que ceux qui en ont une ! » Je répondis qu’une doctrine ne s’improvisait pas à mon âge, que je travaillerais de toute mon âme à m’éclairer, et que je me préparais à croire et à penser par un grand respect envers l’essence même de la foi, comme un homme qui va franchir quelque dangereux passage s’assure contre le vertige et consulte sa volonté.

Lucie me regardait attentivement, comme si elle eût étudié de sang-froid ma fermeté intérieure dans les lignes de mon visage ; puis, après un instant de silence, elle dit d’un ton très-sérieux :

« Je crois que vous avez raison, et que cet apprentissage d’austérité intellectuelle vous mènera à la vérité. »

Henri prit cela pour des paroles d’encouragement. Moi, je sentis que le ton et le regard de Lucie me faisaient vaguement beaucoup de mal ; mais, quand Henri me demanda ensuite pourquoi, je ne sus pas le lui dire.

On parla d’autre chose, et nous prîmes congé. Notre visite avait duré plus longtemps qu’il n’était strictement convenable ; mais, loin de nous le faire sentir, on nous invita à une promenade à laquelle madame Marsanne et sa fille, ainsi que deux ou trois autres personnes, allaient être conviées. M. de Turdy chargea Henri de prendre jour avec ces dames et de lui écrire leur décision.

Madame Marsanne me prit à part le soir même pour me demander comment s’était passée ma seconde visite à Turdy. Je lui en rendis compte sincèrement. Comme jamais il n’a été question entre elle et moi des projets que vous aviez faits ensemble, et que je suis censé, aussi bien qu’Élise, les ignorer absolument, je crus devoir exprimer sans détour mon admiration pour Lucie et ma sympathie pour son grand-père.

« Prends garde, mon cher Émile, répondit notre amie. Mademoiselle La Quintinie a refusé plusieurs partis, et, bien qu’elle n’ait pas affiché une résolution décisive, sa famille craint qu’elle ne tourne tout doucement à l’habitude du célibat. Il faut que je t’apprenne ce que c’est que Lucie. Je ne le sais réellement que depuis deux ou trois jours, ayant été aux informations auprès des personnes du pays.

« Lucie n’est pas seulement une charmante fille que mon Élise a connue très-gaie et très-intelligente au couvent : c’est à présent une personne plus que distinguée : c’est, dit-on, une femme réellement supérieure. Elle a tant de goût et de bon sens, qu’elle le cache plutôt qu’elle ne le montre ; mais il paraît qu’elle est aussi instruite qu’une femme peut l’être et qu’elle a un grand talent de musicienne, avec cela un caractère qui, par le courage et l’élévation, ne paraît pas de son sexe. Tout en la chérissant, Élise se moque un peu d’elle entre nous. Moi, je suis moins susceptible que ma fille, et je vois dans mademoiselle La Quintinie une personne qui ne se décidera pas aisément au mariage, parce qu’elle a le droit d’exiger beaucoup et parce qu’elle ne connaît pas les petites ambitions, l’ennui de l’oisiveté, le besoin de paraître, enfin toutes les petites raisons qui déterminent la plupart des jeunes filles.

« Si j’étais sa mère, poursuivit madame Marsanne, peut-être la laisserais-je suivre cette voie exceptionnelle, à la condition que j’aurais pour me consoler une autre fille comme Élise, destinée à prendre la vie plus terre à terre. On dit que le général La Quintinie n’entend pas de cette oreille, et que, quand il a le loisir de s’occuper de Lucie, il tempête de k voir encore fille à vingt-deux ans. Il menace alors les vieux parents de la leur retirer, s’ils ne trouvent pas à la marier au plus vite. Donc, le grand-père avait jeté d’abord les yeux sur Henri Valmare ; mais il paraît qu’Henri a une inclination. »

Ici, madame Marsanne sourit d’une manière expressive, et elle continua :

« Du moins Henri m’a dit qu’il l’avait fait clairement pressentir dès les premiers mots très-bienveillants et très-gauches du bonhomme Turdy. Aussi le bonhomme a-t-il songé à toi dès qu’il t’a vu et qu’il a su d’Henri qui tu es et ce que tu vaux, a Je laisserai tous mes biens à Lucie, a-t-il dit. Sa grand’tante en fera autant. Nous n’avons donc pas à nous préoccuper de la fortune du futur. Ma sœur a des idées un peu féodales, c’est un radotage dont je souris. On passera sur le nom, quel qu’il soit. Ce qu’il nous faut, c’est un jeune homme charmant, très-instruit et d’un caractère un peu exceptionnel, à la fois enthousiaste et vertueux, comme vous m’avez dépeint M. Émile Lemontier. Celui-là pourrait plaire à ma petite-fille, qui sait ? Rien ne coûte d’essayer. N’en dites rien au jeune homme ; mais, si Lucie lui tourne un peu la tête, ne le découragez pas ; car, de mon côté, je plaiderai sa cause vivement. »

En me rapportant les paroles de M. de Turdy, madame Marsanne m’avait paru, elle, plaider avec une délicate réserve la cause des amours d’Henri et d’Élise. Aussi je me gardai bien de dire non au rêve du vieux Turdy, et, tout en m’y prêtant à mes risques et périls, je priai madame Marsanne de ne point t’en écrire. J’eus peut-être tort, mais je craignais de te tourmenter l’esprit. Tu avais un grand travail à terminer, et moi, me sentant pris trop vite et trop fortement, je me flattais de me calmer et de t’entretenir peu à peu de mes espérances sans te bouleverser de mes anxiétés.

Dans tout cela, cher père, ne te semble-t-il pas que les personnes graves, le grand-père, madame Marsanne et Henri, qui se pique d’avoir cinquante ans, ont agi bien vite ? Je ne leur en veux pas. Ils n’ont pas deviné combien j’étais capable d’aimer avec passion, et combien Lucie, avec son air ouvert et confiant, était en garde contre mon amour.

J’ai eu pourtant de grandes illusions, comme tu vas le voir, des illusions dont je suis honteux à présent. Je ne suis pas un fat, et, sans faire de fausse modestie, je ne me crois pas présomptueux. Si j’ai fait de très-bonnes études, c’est grâce à toi, qui de bonne heure, avec un mélange admirable de persévérance et de sollicitude, as su développer, exciter et contenir tour à tour le§ élans de ma curiosité. D’ailleurs, cette soif d’apprendre, mon seul mérite, je la tiens de toi, et je n’ai en moi rien de bon qui ne t’appartienne. À force de m’entendre répéter que je ne suis pas un garçon vulgaire, j’ai dû m’habituer à le croire ; mais je te jure que je n’ai pas ouvert la porte aux sottes vanités, que j’ai le respect enthousiaste des supériorités auxquelles je dois de n’être pas un esprit trop inférieur, et que tout mon orgueil est de comprendre le bien qui m’a été fait, le prix du beau et du vrai qui m’ont été donnés.

En me présentant de nouveau devant Lucie, j’étais donc digne, sinon de son estime, du moins de son attention. Je lui apportais une confiance sans bornes dans son caractère, et ce n’est pas là un sentiment d’infatuation personnelle. Je ne l’examinais pas, je ne me demandais pas si mon cœur et mon imagination la plaçaient trop haut : j’avais ce besoin d’adorer sans contrôle et de se donner sans réserve qui est à coup sûr le fait d’une réelle ingénuité d’esprit.

Ce fut à la cascade de Coux qu’eut lieu notre troisième rencontre. Cette chute d’eau, médiocre comme volume et comme hauteur, n’en est pas moins digne de l’engouement de Jean-Jacques. En fait de paysage, Rousseau était vraiment un grand artiste, et on peut, quand on est artiste aussi, le suivre avec confiance dans ses promenades. Il avait compris que le beau n’a pas besoin d’une grande mise en scène, et que l’effet des choses est dans l’harmonie. Rien de plus frais et de plus suave que l’arrangement naturel de cette cascatelle. La brisure de rochers d’où elle s’élance est proportionnée h son élévation, et les blocs où elle disparaît un instant, pour s’en échapper en plusieurs courants agités, sont jetés là dans un désordre en même temps hardi et gracieux. Il y a des entassements qui forment des arches moussues où l’eau tournoie et bouillonne avec des bruits charmants et un mouvement dont la fougue est plutôt joie que colère. Partout sur ces beaux rochers mouillés fleurit cette petite plante rose que tu aimes tant, l’érine alpestre, qui se tasse et se presse à la pierre, en lutte contre l’eau, avec la coquetterie des êtres délicats d’aspect qui ont l’organisation forte. J’étais en train d’examiner ces fleurettes à la loupe avec Henri, quand j’entendis arriver la voiture qui amenait mesdames Marsanne avec mademoiselle La Quintinie et son grand-père. Je ne crus pas devoir marquer trop d’empressement, et je laissai Henri se présenter le premier. Tout le monde connaissait la délicatesse de ma situation, car on s’arrangea de telle manière que je dusse offrir mon bras à Lucie, et très-peu d’instants après, bien qu’elle ne parût point songer à s’y prêter, nous fûmes seuls ensemble au bord d’un des méandres du torrent, séparés de nos compagnons par un groupe de rochers.

Nous étions trop près de la cascade pour échanger facilement des paroles suivies. L’érine alpestre me servit de prétexte pour nous en éloigner un peu et pour parler de toi. Lucie se montra dès lors toute disposée à m’entendre, et elle me fit sur ton compte mille questions charmantes. Elle connaît tes travaux, et elle en raisonne comme une femme de mérite qui n’a pas ou qui feint de ne pas avoir dans la mémoire la technologie des choses, mais qui en a parfaitement compris le but et suivi le développement. J’étais ravi de voir qu’elle n’était étrangère à rien de ce qui t’intéresse. Je le fus encore plus quand je découvris qu’elle connaissait toute ta vie de dévouement, de travail et de dignité. Elle voulut savoir ton âge, ta figure, tes goûts, tes habitudes, ta manière de travailler, de parler, de t’habiller, et, quand j’eus répondu à tout, elle me demanda si je te ressemblais.

Je ne te ressemble qu’à demi, et j’avouai humblement qu’avec mes vingt-quatre ans j’étais beaucoup moins bien que toi avec tes soixante. Elle ne me sut pas mauvais gré de l’hommage que j’étais heureux de te rendre en toutes choses ; mais ce n’est pas de la ressemblance extérieure qu’elle se préoccupait. Elle voulait savoir si je partageais toutes tes idées, et si, en les respectant beaucoup, je n’y apportais pas en moi-même quelque modification. La question était directe, sérieuse, et ne me déplut pas. D’autres eussent peut-être préféré une femme ne sachant parler que de choses frivoles, mais je ne me sentais pas mal à l’aise avec cet esprit net et sérieux qui me demandait compte avec douceur et délicatesse du fond de ma pensée. Je n’éprouvai pas le puéril besoin de la dominer et de lui prouver qu’un homme ordinaire en sait presque toujours plus long que la femme la mieux instruite. Je voyais bien qu’elle en était persuadée, et qu’en m’interrogeant, elle ne me demandait que cette solution de la conscience du vrai que tout être humain a le droit de vouloir soumettre à son point de vue.

Voici, je crois, le sens fidèle de ma réponse :

« Mon père a travaillé quarante ans, cherchant à travers les profondeurs du passé non pas tant les curiosités de l’érudition que les vérités de l’histoire philosophique. Il n’a été ni professeur ni fonctionnaire sous aucun gouvernement. Il n’a voulu appartenir à aucun corps de la science officielle. Sa fortune et son peu d’ambition directe lui ont permis de conserver une indépendance absolue, extrêmement rare dans le temps où nous vivons. Vous voyez que le résultat de tant de savoir et de liberté l’a conduit à repousser les systèmes de toutes pièces et à n’admettre qu’un très-petit nombre de vérités fondamentales. Vous êtes étonnée, disiez-vous tout à l’heure, de trouver dans ses résumés tant de respect pour des croyances qui ne sont pas les siennes, tant de mesure et de douceur envers les plus intolérants adversaires de sa philosophie : c’est que mon père est d’une générosité de tempérament dont rien n’approche, et que la forme amère ou irritée lui est antipathique ; mais ne croyez pas que cette douceur d’âme change rien aux principes qu’il a une fois admis. Si vous avez lu attentivement, comme je le crois, ses conclusions générales, vous devez ; être certaine qu’il n’y a pas en lui de transaction possible avec ceux qui nient le développement de la lumière…

— C’est-à-dire avec les catholiques ? dit mademoiselle La Quintinie en me regardant fixement.

— Non-seulement avec les catholiques, repris-je, mais avec les sectateurs de toute religion qui cloue la pensée humaine sur un dogme immobile et sans avenir.

— Et vous partagez entièrement cette révolte de votre père contre des croyances… qui sont les miennes, on vous l’a dit ?

— Je la partage entièrement, répondis-je, non-seulement par respect pour son opinion, qui est celle de tous les vrais grands esprits, mais encore par la conviction que mes études, mes instincts et mes réflexions m’ont forcé d’avoir. »

C’était là, n’est-ce pas ? une déclaration de guerre bien plus qu’une déclaration d’amour. Mademoiselle La Quintinie garda le silence assez longtemps pour me faire croire que tout était rompu, ou plutôt que rien ne serait jamais commencé entre nous. Elle avait mis sur ses genoux une touffe de ces petites fleurs qui avaient servi à commencer l’entretien, et elle avait l’air de jouer avec sans m’entendre. Tout à coup, elle leva la tête et me regarda encore en disant :

« Il y a une chose certaine, monsieur Lemontier, c’est que vous avez une franchise rare, et que c’est une grande qualité. J’aurais bien des choses à vous dire, mais c’est vraiment trop tôt. Je ne peux pas avoir tant de confiance. Donnez-moi le temps de vous connaître un peu plus, et alors je me permettrai peut-être de discuter quelquefois avec vous ; car j’ai beau être une femme, encore enfant à bien des égards, vous savez que chacun tient à sa croyance, et que les faibles ont le droit de se défendre contre les forts.

— Pourquoi pas tout de suite ? lui demandai-je. Êtes-vous aussi sincère que moi quand vous prétendez ne pas me connaître ? Je me suis pourtant donné tout entier, et vous n’avez rien à découvrir que je ne vous aie livré.

— Vous avez raison, reprit-elle, et je crois que ce serait vous faire injure que de vous étudier comme un homme ordinaire. Qui comprend votre père et qui vous a vu un instant doit vous connaître, sous peine de tomber dans une méfiance niaise ; mais pourtant… je ne peux pas dire un mot de plus sans vous faire une question absurde. Répondrez-vous à une question absurde ? »

Et, comme j’hésitais à répondre, cherchant à deviner d’avance, elle ajouta en riant :

« La vérité exige quelquefois l’absurdité. Vous savez le fameux credo quia absurdum ! »

Mais, tout en riant ainsi, elle rougissait beaucoup, et je la priai de s’expliquer en rougissant moi-même autant qu’elle.

« Eh bien, reprit-elle avec un héroïsme de franchise extraordinaire, on prétend que vous avez conçu pour moi, à première vue, une passion de roman. C’est Élise qui dit cela, et, pour vous tirer de votre embarras, sachez qu’elle prétend que j’ai répondu à cette passion comme par une commotion électrique. Vous reconnaissez là le style moqueur de notre amie ; mais il y a quelque chose de vrai sous cette hyperbole. J’ai cru voir que vous étiez porté à une sympathie particulière pour moi, et, de mon côté, j’ai ressenti pour vous la même chose. Voilà les grands mots lâchés ; ils ne sont pas si effrayants qu’ils en ont l’air, et nous pouvons à présent nous entendre, en braves gens que nous sommes, pour rire des attaques de nos amis, et pour leur répondre ensuite, sans rire, que nous nous estimons véritablement l’un l’autre. Du moins, quant à moi, je le déclare. En pouvez-vous dire autant de vous-même, et ma question est-elle absurde, indiscrète ou inconvenante ? »

Cher père, je ne sais pas comment on dit à une femme qu’on est amoureux d’elle ; mais je n’ai trouvé rien de si naturel et de si aisé que de lui dire qu’on l’aime sérieusement. Je l’ai dit à Lucie sans trouble immodeste, sans génuflexion indécente, en la regardant bien en face, comme elle me regardait, et sans aucun reste de timidité. Je lui ai dit que je ne savais pas si c’était de l’amitié, de l’amour ou de la passion, vu que je n’avais aucune expérience de mes propres sentiments, mais que je me sentais lui appartenir entièrement. J’ai ajouté qu’elle ne devait pas se préoccuper de cette vivacité d’impression, que je ne savais pas encore l’importance et la durée que cela pouvait avoir dans ma vie, que cet embrasement subit de tout mon être pouvait bien tenir à ma jeunesse et à mon enthousiasme naturel, que je n’étais pas assez sot pour m’en faire un mérite et pour vouloir qu’elle m’en sût gré. Il n’y avait en moi qu’une chose à prendre en grave considération, mon respect pour elle, c’est-à-dire une foi aveugle dans sa loyauté et un dévouement qui pouvait être mis à l’épreuve la plus rude le jour où il serait accepté.

Je ne sais pas si elle fut très-émue en m’écoutant. Dès qu’elle eut compris, elle mit sa figure dans ses mains, et elle se tenait assise, les coudes appuyés sur ses genoux. C’est tout ce qui m’a frappé dans son attitude, car tu penses bien que je n’étais pas de sang-froid et que je songeais à me faire bien comprendre dans l’énergie de ma sincérité beaucoup plus qu’à surprendre en elle un trouble physique quelconque. Ce trouble des sens, dont pour rien au monde je n’eusse voulu profiter, même pour effleurer seulement son vêtement, ne m’eût rien appris, sinon qu’elle était femme, et nullement blasée sur de pareils épanchements. Or, je savais bien qu’elle est femme ; tout en elle exprime une vie intense gouvernée par une vie intellectuelle plus intense encore, et, quant à l’expérience qu’elle peut avoir, je ne croyais pas devoir la craindre. Personne, j’en réponds devant Dieu, ne lui a jamais exprimé une affection aussi forte et aussi vraie que la mienne.

Je vis seulement, quand elle releva son visage, qu’elle avait caché quelques larmes et qu’un beau sourire reprenait le dessus.

« Vous êtes, me dit-elle, la droiture en personne, puisque du premier mot vous risquez le tout pour le tout ! De la part d’un autre, ce que vous m’avez dit là m’eût probablement choquée ; mais, tout en ayant eu un peu mal aux nerfs, je ne sais trop pourquoi, j’ai été plus touchée que blessée de votre hardiesse. N’en concluez pas que je vous aime comme vous avez l’air de m’aimer. Sur l’honneur, je ne sais pas ce que c’est que l’amour, ni si je le saurai jamais ; mais je connais l’amitié, et il me semble que vous me l’inspirez spontanément, comme un droit que vous réclameriez au nom de Dieu, qui lit dans les âmes. Restons-en là jusqu’à nouvel ordre. Malgré le grand mystère qu’on se recommande autour de nous, et que chacun trahit de son mieux, nous savons fort bien l’un et l’autre qu’on veut que nous nous aimions. Ceci est une question immense, puisqu’elle conduit forcément au mariage, et que le mariage nous effraye tous les deux, n’est-il pas vrai ?

— Cela est très-vrai quant à moi, répondis-je ; mais cette nouvelle brutalité que vous exigez de ma franchise veut être expliquée. Le mariage est le contrat le plus saint et le plus respectable que je connaisse, c’est le but et l’idéal d’une vie sérieuse et pure. Je ne me crois pas indigne d’y aspirer, et il n’y a dans mon existence aucun usage de ma liberté qui m’en détourne et qui me crée des regrets pour la suite ; seulement, je n’ai pas encore assez réfléchi aux devoirs d’un père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager. Avec une espérance comme celle qu’on veut me suggérer, la maturité se ferait peut-être très-vite ; et mon père m’y aiderait ! considérablement ; mais, à l’heure qu’il est, et tel que me voilà, surpris par un sentiment dont je ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais si je me donnais pour un esprit tout à fait formé, et je sens qu’avec vous il faudrait cet esprit-là. Vous avez le droit de l’exiger. »

Lucie me répondit qu’elle était parfaitement satisfaite de toutes mes réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu’elle ne voyait devant nous aucun obstacle invincible à l’union désirée par son grand-père, mais qu’elle ne voyait pas non plus la possibilité d’y arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une résolution intérieure.

« Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble de temps en temps ; Nous y courons peut-être le risque de rencontrer l’amour sur le chemin de l’amitié, puisque ni l’un ni l’autre ne savons bien la différence ; mais : je crois pouvoir dire sans orgueil que nous avons tous les deux une certaine force de réflexion à mettre à l’épreuve, et qu’il n’y a pas de mal possible dans nos relations. Nous avons beaucoup de courage cela est certain, et je n’ai pas de parti pris contre le mariage, dont je me fais la même idée que vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer, tels que nous sommes sans vouloir nous connaître, et sans laisser à Dieu le soin de nous associer ou de nous désunir. Je m’en remets à lui. Je n’ose pas dire : Faites comme moi, puisque vous n’êtes pas sûr que Dieu s’occupe de nos destinées… »

Je lui répondis que je n’avais jamais nié cette intervention et que j’aimais à y croire, que j’y croirais peut-être absolument un jour, quand j’oserais m’affirmer à moi-même certaines vérités qu’on ne doit pas admettre par complaisance ou par enivrement.

« C’est bien, ajouta-t-elle, et avant tout vous consulterez votre père ?

Sans aucun doute. »

Elle réfléchit un instant comme incertaine, puis elle approuva et prit mon bras pour aller rejoindre son grand-père, qui était en tête-à-tête, lui, avec madame Marsanne. Certainement ils parlaient de nous, car ils sourirent en nous voyant. Lucie alla droit à eux, et leur dit avec beaucoup d’assurance, trop d’assurance peut-être :

« Eh bien, nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et nous voulons bien nous rencontrer de temps en temps ; mais n’en demandez pas davantage. Nous ne nous déciderons à l’étourdie ni l’un ni l’autre. Soyez donc discrets et patients, c’est votre affaire. »

Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je causai assez longtemps avec lui. C’est un vieux raisonneur à idées étroites, mais dont le cœur généreux répare la sécheresse intellectuelle. Il a une instruction superficielle qui lui permet de prononcer sur tout sans avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au néant, et sa logique est si mauvaise, que Lucie a dû se faire religieuse par réaction. Ce n’en est pas moins un homme aimable et un homme excellent que M. de Turdy. Il a une grande bienveillance et la naïveté d’un vieillard dont la vie a été pure. Il se pique de comprendre les délicatesses du sentiment, et il en a certes l’instinct, sinon par expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l’ai pris surtout en affection à cause de la tendresse vraiment touchante qu’il a pour sa petite-fille. Elle est son idéal et son dieu, et, s’il n’a rien gouverné en elle, il n’a du moins rien flétri et rien amoindri.

Tout en s’attribuant une finesse et une prudence qu’il n’a pas, il a une notion vraie des choses sociales, et il fut de l’avis de Lucie et du mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu’on ne devait pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés hésitantes et unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m’a raconté qu’il avait été marié à une femme qu’il avait vue pour la première fois la veille du contrat, et il m’a laissé deviner qu’il avait eu avec elle une vie pâle, régulière et sans effusion. Sa fille, qu’il avait voulu laisser plus libre, s’était engouée sans beaucoup de réflexion des épaulettes de colonel et des moustaches noires de M. La Quintinie. Il ne paraît pas que cette union puisse être qualifiée autrement que de paisible, ce qui signifie peut-être ennuyée. Enfin l’amour véritable ne me semble pas avoir beaucoup visité ce vieux manoir et cette famille de Turdy. La grand’tante est restée fille, en proie à une dévotion ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Chambéry le rendez-vous de la vieille aristocratie de la province.

La conclusion de ces détails fut que M. de Turdy se berçait avec plaisir de l’espoir de marier Lucie avant de mourir, et qu’il était très-content de pouvoir écrire au général, son gendre, qu’il avait mis un nouveau mariage en train pour elle ; mais il consentit à ne vouloir rien presser. Il laissa à Lucie le temps de la réflexion, sachant, disait-il, qu’elle romprait tout, si on la tourmentait. Il ne vit pas d’inconvénients à nous mettre en rapports ensemble, sans engagement réciproque. Lucie a agréé l’essai d’autres soins que les miens ; mais, dès les premiers jours, elle les a repoussés sans appel. Elle n’a pu être compromise par aucun dépit, tant sa réputation est bien établie. On me jugeait incapable de me plaindre en cas d’échec, et on avait raison. La situation a donc été dessinée ainsi, et jusqu’à présent elle n’a pas été modifiée par le fait de M. de Turdy ni par le mien ; mais nous avions compté sans des obstacles que tu apprécieras, et qu’aujourd’hui je juge invincibles. Je reprends mon récit.

La journée de la cascade de Coux fut charmante. On fit une légère collation sur l’herbe. Lucie fut gaie comme je ne l’avais pas encore vue, et il ne tint qu’à moi de croire qu’elle était heureuse ou remplie d’espérances de bonheur. La gaieté de Lucie n’est pas une pétulance d’enfant qui s’étourdit, c’est une grâce de femme qui cherche à épanouir les autres ; on y sent la tendresse d’une bonne et sainte fille qui a cherché toute sa vie à dérider le front de vieillards aimés, et qui a trouvé le rayonnement de sa propre jeunesse dans cette préoccupation touchante. Le vieux Turdy n’est pas gai par lui-même, et Lucie a fait de leur vie à deux un éternel sourire. Madame Marsanne, qui me l’avait dépeinte si sérieuse, fut étonnée de l’abondance et de la tenue de son enjouement, et moi, dont le cœur ému était plutôt prêt à éclater dans les larmes que dans le rire, je me sentis emporté sans résistance dans un monde d’idées fraîches et jeunes, dans un paradis de fleurs et d’oiseaux enivrés de soleil.

Lucie est particulièrement et l’on pourrait dire spécialement aimable. Je n’avais jamais compris toute l’extension de ce mot-là, trop prodigué dans le monde, où presque tous les individus sont frottés d’un certain vernis d’aménité banale. Bien différente est cette aménité que le cœur échauffe et que l’esprit colore. Lucie n’est pas ainsi avec tout le monde. Elle a besoin de la véritable intimité pour s’abandonner, et jusqu’à ce jour elle n’avait dit le secret de son charme ni à Henri ni à moi. Elle ne songea plus à s’observer dans ce dîner sur l’herbe, et son expansion fut éblouissante. Elle ne cherche pas l’esprit, et elle en a beaucoup quand elle s’anime. Sa plaisanterie du moment fut un jeu avec Élise, jeu où Élise brilla et fut vaincue. Élise, avec son dédain pour les idées sérieuses et les sentiments vifs, met volontiers sa coquetterie à railler ; devant Henri, ce qu’elle appelle mes vertus et ce qu’elle traite de science théologique dans la piété de Lucie. Elle m’appelle Grandisson, elle appelle Lucie son vieux bénédictin. Je me laisse railler : Élise n’est jamais méchante et ne me fâche point ; mais Lucie a une manière enjouée de se défendre. Elle abonde dans le sens de sa compagne, et joue, à mourir de rire, le rôle de vieux docteur. Elle l’interpelle en termes de catéchisme sur les modes, sur la forme des éventails, sur la couleur des rubans ; puis elle lui fait d’une voix grave, et avec des intonations de prédicateur très-comiques, des sermons en trois points sur ses hérésies en fait de goût et de parure. Elle lui cite, avec des arrangements apocryphes, les Pères de l’Église à propos de son ombrelle ou de ses gants, et en somme elle lui démontre qu’elle entend mieux qu’elle ces graves questions de la toilette des femmes.

À ce jeu en succéda, un du même genre, où elle me prit à partie sur mes opinions politiques. Comme je lui reprochais d’être légitimiste, elle se mit à contrefaire certains vieux personnages encroûtés qu’elle voit chez sa tante ; que son grand-père reconnut et nomma, en riant jusqu’aux larmes. Évidemment, Lucie en s’égayant dans cette mimique très-réussie et dans cette caricature d’un langage arriéré de formes et d’idées, faisait gracieusement la cour à son grand-père, j’osais alors dire à moi aussi. Elle-nous abandonnait l’exagération, les travers et les ridicules du milieu où nous la supposions rivée. Elle semblait même trahir la cause du passé et nous suivre dans les élans de la vie. Moi, du moins, je voulais voir tout cela dans sa gaieté conciliante, et je revins de cette promenade ébloui, charmé, prêt à me croire préféré à tout ce que Lucie avait respecté, accepté ou subi jusque-là.

Mon erreur était complète, l’orgueil m’aveuglait. Lucie est, je le crois, une âme inébranlable, qui fait la part de ce qu’on peut appeler l’écume des opinions, mais qui reste fidèle à de certains principes et tranquille comme ces grandes profondeurs de l’Océan qui ne s’aperçoivent pas des caprices du vent à la surface du flot. Sa gaieté, sa douceur, son humeur égale et facile, auraient dû être pour moi la révélation d’un parti pris, d’un pli à jamais formé dans le livre de sa destinée. Que ce soit à telle ou telle page de son code intérieur, cette page résume sa force, établit sa résistance ; elle n’ira pas au delà.

Je revis Lucie le lendemain à Aix, chez madame Marsanne, qui était un peu souffrante. Elle prolongea sa visite pour lui tenir compagnie. Élise était allée avec sa belle-sœur voir la Grande-Chartreuse, et Henri avait obtenu la permission de les accompagner : Je me trouvai donc comme en tête-à-tête avec Lucie ; car madame Marsanne nous mit en train de causerie, et se borna ensuite à nous écouter, plaçant de temps en temps un mot pour nous aider à développer ou à résumer nos idées. Tu ne l’ignores pas ; c’est le talent bienveillant et assez intelligent de notre amie.

Lucie me parut avoir sur le cœur l’épithète de légitimiste que je lui avais adressée en riant la veille !

« Le mot n’est pas une injure en lui-même, dit-elle ; mais vous y avez mis une intention hostile : confessez-vous ! »

Et, comme je l’avouais, car je ne veux rien nier, rien dissimuler avec elle :

« Je veux, reprit-elle, vous dire les opinions politiques que je me permets d’avoir. Née d’un père français et d’une mère savoisienne, j’ai été élevée en Savoie, c’est-à-dire en Italie, puisque nous sommes Français d’hier. Je suis donc Italienne à demi, et je n’admets pas que l’annexion ait pu nous dénationaliser si vite. Étant bonne Italienne et patriote, je m’en pique, je ne puis aimer l’Autriche, et je ne puis pas approuver la résistance politique, du saint-siège à l’unité de l’Italie.

— En vérité ! s’écria madame Marsanne, votre orthodoxie s’arrête au pouvoir spirituel !

— Absolument, répondit Lucie ; je n’ai jamais eu d’autre manière de voir, et je suis orthodoxe quand même, car le pouvoir temporel n’est pas un article de foi. J’irai plus loin, j’avouerai que j’aime Garibaldi, et que je cesserais d’aimer Victor-Emmanuel le jour où il cesserait de protester pour l’indépendance de l’Italie. Voilà ma profession de foi. Est-ce le légitimisme comme vous l’entendez en France ?

— Non certes, répondis-je, et je crois que nous sommes bien près de nous entendre.

— Alors restons-en là, dit-elle, et parlons d’autre chose ; car la similitude parfaite des idées n’est pas si nécessaire d’ans ce monde. Peut-être même est-il bon que chacun garde une certaine nuance qui le caractérise, pour faire acte de liberté dans la limite admissible. »

Il me sembla qu’elle abandonnait encore une partie de son lest pour s’enlever plus haut dans la région du vrai, et je lui en marquai ma reconnaissance par le soin que je pris de ne plus rien contredire. Elle parla de la France avec un peu d’amertume, et de l’indifférence politique et religieuse des Français avec tristesse ; puis elle parla de son grand-père avec adoration et des douceurs de leur intimité. Je ne sais ce qu’elle dit encore : elle fut si bonne ce jour-là, que je t’écrivis le soir une longue lettre que je devais terminer et t’envoyer le lendemain. Je ne te l’envoyai pas : le lendemain, j’avais la mort dans l’âme.

Le lendemain, je rendis visite à M. de Turdy. Je ne sais par quelle fatalité il lui vint à l’esprit de me demander si j’avais été aux Charmettes, et, comme je répondais négativement :

« Voilà, dit-il en riant, un pèlerinage que ma petite-fille ne fera pas avec vous ! »

J’interrogeai les yeux de Lucie, qui affectait de regarder le paysage, comme si elle n’eût entendu ni la question ni la réponse. Je ne sais quelle curiosité chagrine me fit insister. Elle prit alors son parti et répondit nettement :

« Ce n’est pas là une promenade pour une jeune fille ! Vous pensez bien que je n’ai rien lu de M. Rousseau ; mais je sais, par la tradition du pays, tout ce qui concerne cette existence des Charmettes, et le nom de madame de Warens me répugne, permettez-moi de vous le dire.

— Ma chère enfant, reprit le grand-père, j’aime à croire que tu sais fort mal l’histoire des Charmettes, et qu’aucune personne du pays ne s’est jamais permis de la raconter devant toi, à moins que cette personne ne soit ta grand’tante ou une de ses amies les béguines, ou encore quelque prêtre ; car il n’y a que les dévots pour dire crûment les choses, et pour apprendre aux jeunes filles ce que nous autres, vieux mécréants, nous croirions devoir leur laisser ignorer. »

Lucie garda un instant le silence, et une vive rougeur de dépit ou de honte monta jusqu’à son front ; mais la lutte contre elle-même fut rapidement terminée. La rougeur s’envola comme un éclair, elle embrassa le vieillard en disant :

« En cela, père, tu peux bien avoir raison ! Tu sais, moi, tout ce qui me console de te contredire, c’est quand je peux trouver l’occasion de me donner tort. »

M. de Turdy, attendri, me regardait comme pour me dire : « Vous voyez si on peut résister à tant de grâce et de bonté… » Et il est certain que j’étais de son avis. On discuterait avec Lucie, on disputerait même, rien que pour le plaisir de la voir si délicieusement céder. Aussi le nuage qui me resta dans l’esprit eut-il une autre cause que son aversion systématique pour le grand génie de Rousseau, qu’elle ne connaît pas. Je m’affectai intérieurement de la pensée que cette âme candide était déjà déflorée par la science de soi-même imposée aux jeunes filles pieuses comme un devoir, comme une nécessité du sérieux de la confession. La confession !… Je n’avais jamais pensé à cela qu’avec sang-froid. J’avais vu la première institution, la confession publique à la porte du temple, comme une chose terrible et grande, comme un reflet ardent de l’époque du martyre : je regardais la confession auriculaire comme une déviation du principe, comme un accommodement du pécheur avec le ciel et du prêtre avec le pécheur ; mais je n’avais pas encore mis dans ma pensée l’image du prêtre entre Lucie et moi. Quand elle se présenta, elle fit passer une sueur froide dans tout mon corps. Je me rappelai ce passage de Paul-Louis Courier, qui ne m’avait frappé que comme éloquence, et il me revint tout entier dans la mémoire comme si je l’eusse appris par cœur. Tu te le rappelles, ce passage que nous avons lu ensemble il n’y a pas longtemps… « On leur défend l’amour, et le mariage surtout ; on leur livre les femmes. Ils n’en peuvent avoir une ; et ils vivent avec toutes familièrement, c’est peu, mais dans la confidence, l’intimité, le secret de leurs actions cachées, de toutes leurs pensées. L’innocente fillette, sous l’aile de sa mère, entend le prêtre d’abord, qui, bientôt l’appelant, l’entretient seul à seule, qui, le premier, avant qu’elle puisse faillir, lui nomme le péché… Seuls et n’ayant pour témoins que ces murs, que ces voûtes, ils causent ! De quoi ? Hélas ! de tout ce qui n’est pas innocent. Ils parlent ou plutôt murmurent à voix basse, et leurs bouches s’approchent, et leur souffle se confond. Cela dure une heure et se renouvelle souvent. »

Cette implacable citation de ma mémoire, avec son corollaire sur le rôle du prêtre entre les époux, me fit ressentir tous les aiguillons de la jalousie, et cette première torture de l’amour fut si poignante, que Lucie s’en aperçut et me demanda ce que j’avais.

La présence du grand-père ne me gênant pas pour un entretien de cette nature, je demandai brusquement à Lucie si elle avait un confesseur.

« Eh ! mais oui, sans doute, répondit-elle ; il le faut bien !

— J’aurais cru que vous n’en aviez besoin.

— On a toujours quelque chose à se reprocher.

— Dans le secret de la conscience, dans le fond de la pensée apparemment ; car vos actions, à vous, ne peuvent jamais être mauvaises.

— Franchement, dit-elle en riant, je n’ai pas commis, que je sache, beaucoup de mauvaises actions. Quant aux cas de conscience, si j’en avais, ce ne serait pas à l’abbé Gémyet que je demanderais de les résoudre. Le bonhomme est l’idéal de la simplicité. »

M. de Turdy, comme s’il eût voulu me tranquilliser, s’écria que l’abbé Gémyet était le meilleur et le plus inoffensif des hommes.

« Celui-là, dit-il, je le connais, je réponds de lui, et je ne t’en permettrai jamais d’autre. Puisqu’on voulait absolument un confesseur, continua-t-il en s’adressant à moi, j’ai voulu au moins choisir, et j’ai mis la main sur un bon prêtre, tolérant, point cagot…

— Et tout à fait nul, reprit Lucie avec le même sourire que j’avais déjà remarqué.

— Nul ! je le veux bien, dit le grand-père en s’animant ; nul ! je les aime comme cela et pas autrement, les prêtres ! je ne veux point de ces fanatiques comme mademoiselle ma sœur les préférerait peut-être.

— Eh ! mon Dieu, cher papa, reprit Lucie, tu accuses ma tante ! Tu sais bien qu’elle est plus mondaine que moi et qu’elle s’accommode fort bien pour son compte de la tolérance illimitée de M. Gémyet. Voyons, ne me chicane pas trop. J’ai fait ce que tu voulais, j’ai accepté mon confesseur de ta main : je le respecte, j’ai de l’estime et de l’amitié pour lui ; mais je ne peux pas le prendre pour un aigle, lui-même n’a pas cette prétention-là, et, quand je me confesse à lui de beaucoup de tiédeur et de relâchement dans la pratique, je suis toute prête à lui dire que c’est sa faute, et c’est tout au plus s’il ne me dit pas que cela lui est parfaitement égal.

— Bien, bien, très-bien ! s’écria le grand-père en riant et en me regardant encore ; voilà ce que je veux, et c’est à ce prix-là que nous nous entendrons.

— Qu’est-ce que vous pensez de tout cela, vous ? dit Lucie en se tournant vers moi avec son gracieux abandon. Doit-on faire les choses à demi ? Je sais d’avance que vous pensez le contraire ; car, si vous n’étiez pas un esprit absolu, vous ne seriez plus vous-même.

— Je pense, répondis-je sans hésiter, que la confession est mauvaise ou inutile. Vous avez accepté la chose inutile et pris le moins mauvais parti, ne pouvant vous résoudre à prendre le seul bon…

— Qui est de ne plus rien croire ? Cela ne m’est pas possible ! »

Elle me fit cette réponse fort sèchement. Je m’inclinai et ne parlai plus, bien qu’elle m’y provoquât avec toutes les grâces d’esprit et de cœur qui sont en elle. Au bout de quelques instants, comme je prenais congé :

« Vous me boudez, je le vois, dit-elle ; vous croyez que je vous regarde comme un athée. Non, je suis à cent lieues de cela ; mais rappelez-vous, j’ai une doctrine, et vous n’en avez pas !

— Eh bien, lui répondis-je, j’en aurai une. Je vous jure que j’en aurai une avant peu, car je vois qu’il le faut ! »

Elle partit d’un grand éclat de rire et me tendit la main pour la première fois, corrigeant par ce témoignage d’affection et d’intimité ce que sa raillerie avait de blessant ; mais on n’a pas deux cœurs pour aimer, et je ne peux pas mettre dans le même cette simultanéité de joie et de souffrance. Je commençais à ne plus comprendre Lucie. J’étais horriblement triste, c’est pourquoi je ne t’écrivis pas en rentrant. Henri se moquait un peu de moi.

« Tu t’embarques mal, disait-il. Te voilà déjà aux prises avec les préjugés de ta fiancée, car elle est ta fiancée, je t’en réponds. Le grand-père t’adore, et la jeune fille t’aime.

— Non, elle ne m’aimera probablement pas.

— C’est peut-être toi qui n’aimes pas, reprit-il avec un peu de vivacité. Tu me fais l’effet d’un pédant ou d’un despote. Eh ! mon cher, que t’importe que ta femme croie au culte et suive les pratiques d’une Église quelconque ?

— Tu permettras le confesseur à la tienne, toi ?

— Je lui en permettrai dix, à la condition que ces messieurs-là ne l’empêcheront pas d’être à moi corps et âme.

— Non, tu ne te soucies pas de son âme ! Tu lui laisseras l’absolue liberté de conscience, tu l’as dit !

— Conscience religieuse, entendons-nous ! Qu’elle croie à Junon Lucine ou à l’immaculée conception, ce ne sont pas là mes affaires. Pourvu qu’elle me donne des enfants qui soient de moi, qu’elle préfère mon entretien au confessionnal, je ne lui demanderai jamais compte de ses épanchements spiritualistes avec les docteurs en droit canonique.

— Eh bien, moi, je suis tout autre. Je ne sépare point l’âme du corps, et je ne supporterai pas l’amant platonique, de quelque nom qu’il s’appelle !

— Alors ne te marie pas, mon cher, ou cherche une protestante. Mademoiselle La Quintinie n’est pas ton fait. Tu as raison, il ne faut pas écrire à ton père. Oublie-la et retourne à Paris.

— Est-elle donc si obstinée que je ne puisse l’amener à mes idées ?

— Je n’en sais rien. Elle paraît fort douce de caractère ; elle a l’air de t’aimer. Élise est convaincue qu’elle t’adore. Tu peux essayer, mais tu t’engages là dans une mauvaise voie et tu rêves l’impossible ; car on ne change pas ce que la nature a fait sans le gâter, je t’en avertis. Lucie a une tendance au mysticisme ; tu pourras bien déplacer le fétiche, mais gare à l’avenir ! L’amant pourra bien remplacer le prêtre. »

Henri me parla encore longtemps sur ce ton, et il m’ébranla. Ah ! que j’aurais voulu t’avoir près de moi pour résoudre tous mes doutes ! J’étais partagé entre mille aperçus contraires. Tantôt Henri me démontrait que je voulais asservir la compagne de ma vie, l’effacer, lui ôter toute personnalité, et la noyer dans le rayonnement de mon orgueil ; tantôt il me semblait rompre absolument la beauté du lien conjugal en admettant qu’on pût vivre intellectuellement à part l’un de l’autre, et en s’efforçant même de me prouver que c’était mieux ainsi. Il concluait à l’infériorité de nature chez la femme, et il répétait ce lieu commun révoltant, qu’il lui faut un frein autre que l’amour et le respect de son mari, parce qu’elle n’a pas assez de force morale pour s’en contenter.

Je retournai à Turdy peu de jours après. J’étais résigné ; j’acceptais tout ! Non convaincu, mais soumis, j’admettais que Lucie, en me faisant de légères concessions, pouvait en exiger autant de moi. Je la trouvai seule au jardin.

« Eh bien, me dit-elle, cette fameuse doctrine, l’apportez-vous toute chaude et cuite à point ? »

Elle raillait, je me sentis fort irrité ; elle me sourit, et, comme le ciel est dans son sourire, je vis qu’elle raillait sans amertume et sans dédain. Je me calmai.

« Non, lui dis-je, je n’apporte pas de doctrine. Il me semblait très-facile d’en reconstruire une de tous points avec les saines notions qui m’ont été données dès mon enfance, et qui ne demandent plus qu’un lien pour composer un ensemble ; mais ce lien, c’est l’amour, l’amour que je ne connais que par un instinct violent, une révélation subite enveloppée de nuages. Je sens pourtant bien que l’amour est tout, et que sans lui toute doctrine reste vide. Les catholiques n’ont pu s’en tire qu’en le supprimant ; vous voyez bien que nous ne sommes pas plus avancés l’un que l’autre !

— Les catholiques ont supprimé l’amour ! Vous croyez cela ? s’écria Lucie, sincèrement interdite et comme cherchant un argument à m’opposer.

— Trouvez-moi un précepte catholique autre que celui de l’obéissance passive de la femme envers le mari !

— Mais la religion est tout amour pourtant !

— Oui, l’amour envers Dieu et la charité envers le prochain. Cherchez dans vos souvenirs si quelqu’un vous a jamais dit : « Le cœur de la femme est destiné à renfermer une affection sans bornes pour l’homme de son choix, pour le compagnon de sa vie ? »

— Non, mais il est écrit : « La femme quittera son père et sa mère… »

— C’est une loi civile, ce n’est pas même l’amour sous-entendu, c’est le domicile conjugal. Le Code l’explique tout au long.

— Enfin, qu’est-ce que vous entendez par l’amour ? La préférence qu’on donne à un homme sur la Divinité même ?

— Préférence, lui répondis-je impétueusement, est un mot qui ne me présente ici aucun sens. C’est un mot inventé par ceux qui ont rapetissé l’idée de Dieu au point d’en faire un homme dont un autre homme peut devenir le rival, et ceci, permettez-moi de vous le dire, est une sorte de profanation du sentiment que nous devons avoir de la Divinité.

— Bien ! reprit Lucie, qui m’écoutait avec une attention animée ; vous dites là des choses qui me vont. Vous admettez dès lors que l’on aime Dieu par-dessus toutes choses ?

— Aimer est le mot le plus élastique et le plus vague que l’homme ait inventé. Dieu ne peut nous inspirer qu’un genre d’adoration auquel rien ne se compare et qu’aucune langue ne peut exprimer. Dieu ne veut donc pas être aimé avec le même esprit et avec le même cœur qu’il nous a donnés pour aimer notre semblable, et, du moment que nous croyons en lui, nous avons nécessairement pour lui le sentiment qu’il réclame de nous ; mais ce sentiment n’existe pas dans une âme que l’ascétisme dérobe à l’amour humain, car il s’y dénature et devient amour humain lui-même, ce qui est une idolâtrie, un délire et un blasphème.

— J’entends ! vous croyez que sainte Thérèse…

— Était folle et consumée de flammes terrestres auxquelles son imagination malade essayait de donner le change. Je hais ces mensonges de l’âme, comme tout ce qui est contre nature. »

Lucie ne répondit rien, elle marchait dans le jardin et cueillait des fleurs machinalement ; mais ses mains tremblaient, et sa démarche trahissait une grande agitation.

« Mon ami, me dit-elle enfin quand ses deux mains furent pleines, — car nous sommes amis toujours et quand même, n’est-ce pas ? — vous dites des choses qui me bouleversent, et, vous voyez, je ne vous réponds pas. Suis-je vaincue par le raisonnement ou persuadée par un charme mystérieux dont je doive me méfier ? Je ne sais pas ; en vérité, je ne sais pas ! Il faut que j’y pense. Ne désespérez pas et n’ayez pas non plus trop d’orgueil. Il faut que je me prive de vous voir pendant quelques jours, et je vous dirai ensuite si j’ai fait un pas en avant ou en arrière. Je ne veux point être persuadée par surprise. »

Cette résolution, contre laquelle je n’avais pas le droit de protester, me jeta dans une vive inquiétude, et j’eus là le pressentiment de quelque chose de grave. Elle essaya de me rassurer.

« Voyez où nous en sommes, dit-elle ; on presse la situation un peu plus que nous ne le voudrions. On a déjà écrit à mon père, sans vous nommer, il est vrai ; mais il paraît qu’il s’impatiente et demande des détails. Il va falloir parler à ma tante, qui ne sait rien encore. Avez-vous écrit à votre père, vous ?

— Non. J’attendais, je devais attendre une véritable espérance.

— Eh bien, n’écrivez pas encore, promettez-le-moi, et n’allons pas plus avant sans que je sois sûre de moi-même. Je vous disais l’autre jour que je ne voyais pas d’obstacles ; j’en vois aujourd’hui. Je vous disais aussi que je ne voyais pas non plus de parti à prendre. Cela n’est guère possible du moment qu’il faut apaiser la sollicitude de deux familles par des résolutions quelconques. Ne nous laissons donc pas entraîner par les impatiences des autres, car là est le danger. Forçons-les à nous attendre, en nous attendant nous-mêmes patiemment et volontairement. »

Je ne pouvais que me soumettre, mais je m’en allai épouvanté, car Lucie ne fixait que vaguement le terme de mon exil. C’était tantôt huit jours, tantôt quinze, et je me disais par moments que c’était peut-être toute la vie.

Cinq jours, cinq mortels jours après, j’ai reçu un billet de M. de Turdy qui me disait : « Je suis seul, venez me voir. » Je l’ai trouvé seul en effet. Lucie était allée à Chambéry passer une semaine auprès de sa grand’tante. M. de Turdy était triste, bien qu’il voulût faire contre fortune bon cœur. Nous n’avons parlé que de Lucie, tout en essayant de n’en point trop parler.

« Lucie, m’a-t-il dit, subit des influences mystérieuses que je ne peux pas saisir. Vous avez entendu notre discussion de l’autre jour : j’ai gagné le point important, le confesseur. C’est un bon homme. Ma sœur est une bonne fille dont la dévotion n’a rien d’exalté ; son entourage est très-arriéré d’opinions, mais il n’y a là personne d’assez fort pour avoir du crédit sur l’esprit de ma petite-fille. Vous avez vu qu’elle se moque de ces vieux seigneurs de village qui n’ont pas le sens commun, et, quant à elle, vous avez dû constater que, dans tout ce qui tient à la vie pratiqué, à la politique, au temporel, comme ils disent chez sa tante, elle est très-libérale ; mais elle avait toujours dit et elle recommence à dire qu’elle ne veut pas devenir la femme d’un incrédule. Je me suis épuisé à la gronder, à la contredire ; elle m’a promis de s’interroger elle-même, et elle m’a paru très-ébranlée en partant.

— Soyez certain, lui dis-je avec amertume, qu’à présent elle a repris ses forces, et que l’influence mystérieuse dont vous parlez s’est de nouveau emparée d’elle.

— Ah ! si je savais qui ! s’est écrié le vieillard en frappant sa canne sur le parquet avec vivacité. Ce sera quelqu’une des nonnes de ***. Il y a là un couvent de carmélites très-austères, et je sais qu’elle y va quelquefois. Oui, oui, ce doit être un foyer de fanatisme : Je ne veux plus qu’elle y mette les pieds ! »

Je me sentais bien mal défendu contre le malheur de ma destinée par ce vieux enfant ; mais je le voyais si chagrin et si tourmenté, que je consentis à passer la journée et la soirée avec lui. Je fis tant bien que mal sa partie de trictrac pour remplacer Lucie, qui la fait tous les soirs quand ils sont tête à tête.

Il était tard quand nous eûmes fini, et, pour épargner au batelier de la maison la peine de me faire passer le lac, j’acceptai l’hospitalité que le châtelain m’offrait pour la nuit.

Ici se place un fait fort étranger peut-être à ma situation, un fait qui te paraîtra sans doute insignifiant, mais qui m’a trop frappé pour que je ne te le rapporte pas.

J’étais si agité de me trouver dans cette maison pleine de l’image de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j’étais moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l’œil. Ma chambre était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m’en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui n’est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu’on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres ; mais la nuit était si claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une plaque d’argent bruni au sein d’une masse sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l’on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux, mystère d’amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s’en produisait aucun, mais à l’idée, à l’appréhension du moindre souffle de l’air dans mes cheveux.

Tout à coup, j’entends dans ce morne silence le bruit cadencé d’une paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit port placé à l’angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque, vue de la plate-forme, était si petite, que je n’eusse pu la distinguer, si l’eau, vivement brillantée en cet endroit, ne l’eût détachée comme un point noir à la surface.

Quoi de plus simple que la présence d’une embarcation sur ce lac souvent exploré la nuit par les pêcheurs ou les oisifs ? Mon imagination excitée vit pourtant là un événement capable de décider de ma vie. C’était Lucie qui revenait me surprendre, et que j’allais voir aborder au-dessous de moi !

Aborder là, non pourtant, ce n’était pas possible : le rocher est à pic ; mais, si la barque s’engageait dans l’ombre projetée sur l’eau par la masse de ce rocher, évidemment elle se dirigeait sur le petit port, et, comme du jardin on ne voit pas le débarcadère, je sortis du jardin en franchissant un mur à hauteur d’appui, et je descendis précipitamment le sentier.

Grâce à l’ombrage des grands marronniers qui, plantés à mi-côte, étendent leurs longues branches au-dessus des chaumières jusqu’au bord de l’eau, je gagnai la rive sans être aperçu, et je vis la barque d’assez près pour m’assurer qu’elle ne contenait que deux hommes, un batelier qui faisait force de rames ; et un personnage enveloppé d’un manteau et coiffé d’un chapeau à larges bords. Ils passèrent à peu de brasses du rivage et disparurent en remontant vers l’abbaye de Hautecombe.

Je me raillai moi-même ; mais la déception ne fut pas moins pénible, et je restai cloué à ma place comme si j’eusse attendu l’apparition d’une autre barque portant réellement Lucie.

Cependant j’écoutais machinalement le petit bruit de celle qui venait de passer, et je remarquai qu’elle s’arrêtait à une très-courte distance de moi. Je retins mon souffle, et j’entendis une voix basse et timbrée, une voix méridionale dire avec un léger accent étranger :

« C’est ici ?

Oui, monsieur, » répondit la voix toute locale du batelier savoyard.

Tout rentra dans le silence. La curiosité m’aiguillonnait ; il faut te dire pourquoi.

À vingt pas de la petite anse sablonneuse qui sert de débarcadère au hameau, la montagne verticale se creuse en grotte. Deux piliers bruts naturellement évidés dans le massif calcaire soutiennent une petite voûte où l’on a sculpté dans le roc une statuette de madone. C’est une chapelle rustique, dont le sol, un peu exhaussé au-dessus de l’eau, est à sec quand le lac est tranquille, et cette chapelle est une des retraites favorites de Lucie. Elle y a voué une dévotion particulière à la Vierge, elle y a fait planter du lierre qui s’enroule gracieusement autour des piliers, et elle y va souvent rêver ou prier le soir.

Je tenais ces détails du batelier, qui m’avait transporté le jour même. Était-elle là, mon Dieu ? Y avait-elle donné rendez-vous à cet inconnu ? Je ne pouvais rien voir, la grotte s’ouvre dans un angle centrant de la montagne. Ah ! tu ne sais pas que je suis horriblement jaloux ! Je ne le savais pas moi-même. Quelle torture, mon père ! quelle fureur !

Je demeurai quelques instants sans pouvoir réfléchir. J’étais sur le point de me jeter tout habillé à la nage, car de la rive on ne peut gagner autrement cette chapelle : le rocher plonge à pic dans de lac à une très-grande profondeur ; mais toute mon attention se reporta sur la barque, qui, après une pause de quelques minutes, revenait vers moi. Je me dissimulai encore, et je vis repasser les deux hommes à peu de distance. Je les suivis des yeux aussi loin que possible ; ils s’en allaient par où ils étaient venus, du côté qui regarde Chambéry, et bientôt ils se perdirent dans la brume qui commençait à se répandre au ras de l’eau.

Quel était donc le but de cette longue course sur le lac pour une station d’un instant ? Il n’y avait là que la chapelle rustique où l’on pût prendre pied, et cette grotte n’a aucune communication, que je sache, avec l’intérieur de la montagne. J’essayai de démarrer un petit canot de pêcheur, j’en vins à bout, et en un instant je gagnai la grotte. Elle était vide, sombre et muette. J’y remarquai seulement un parfum de fleurs très-prononcé et un objet blanchâtre dont je m’emparai ; c’était une grosse touffe de lis qu’on venait de déposer aux pieds de la madone, car les fleurs étaient trop fraîches pour avoir passé là la moitié de la nuit. L’inconnu venait donc d’apporter cette offrande… À qui ? à la Vierge ou à Lucie ?

J’emportai le bouquet, je l’examinai dans ma chambre après l’avoir délié avec soin. Il ne contenait aucun papier ; mais, sur le ruban de soie blanche qui l’entourait, il y avait un signe imprimé en or, et ce signe était ce qu’on appelle en style de sacristie, je crois, un cœur de Marie, un cœur surmonté d’une croix et percé d’un glaive avec des gouttes de sang figurées en rouge carmin, emblème d’amour charnel, s’il en fut, avec une allusion à la douleur physique. J’éprouvai un mouvement de dégoût. De pareils symboles m’ont toujours semblé exprimer tout autre chose que des idées religieuses, et je cherche en vain dans la vraie doctrine chrétienne quelque trait qui s’y rapporte.

Je me tourmentai l’esprit horriblement ; que signifiait cette sorte d’ex-voto d’un cœur malade, dévoré peut-être, peut-être ensanglanté par ma tentative d’union avec Lucie ? Ce n’était peut-être rien de tout cela, c’était tout simplement un vœu accompli par une âme dévote étrangère à mes préoccupations ; mais cet étranger, je l’avais assez aperçu pour me convaincre que ce n’était ni un paysan ni un prêtre : il m’avait paru jeune, bien mis et d’une tournure svelte. Pourtant je l’avais si mal vu, que je pouvais bien avoir rêvé tout cela. Quoi qu’il en soit, je reportai le bouquet, et je restai caché dans la chapelle, attendant avec la rage au cœur que quelqu’un vînt le prendre. Je ne vis personne, je n’entendis rien, si ce n’est la voix du batelier dont j’avais emmené le bateau, et qui, aux premières lueurs du jour, me héla du rivage pour me le redemander. Quand il sut que j’étais un hôte du manoir, il me reprocha, puisque j’avais eu la fantaisie de naviguer si matin, de ne pas l’avoir réveillé.

Il me reconduisit à l’autre bord. J’avais remis les lis aux pieds de la madone, et j’avais emporté le ruban. Je veillai encore de loin jusqu’au grand jour en vue de la grotte. Aucune barque n’en approcha. Je m’y fis reconduire dans la soirée. Les lis étaient là flétris, personne n’y avait touché. Il était huit heures du soir. Quoique très-fatigué, car je n’avais pu me reposer dans la journée, je montai au château, et je surpris agréablement M. de Turdy, qui s’apprêtait à se coucher, en lui disant que, me trouvant par hasard dans son voisinage, j’avais songé à venir faire sa partie.

« Ah ! que c’est aimable à vous ! s’écria-t-il. J’allais tâcher de dormir pour échapper à l’ennui de ma veillée solitaire. C’est si long, une soirée de vieillard qui ne peut plus lire sans se fatiguer ! Les enfants nous gâtent. Ils s’occupent de nous distraire, et, quand ils sont là, nous nous laissons aller en égoïstes que nous sommes, et quand ils s’en vont, nous nous plaignons de ce qu’ils ne préfèrent pas notre triste société à toutes choses !

— Il faut lui dis-je en préparant sa table de jeu, que mademoiselle La Quintinie ait à Chambéry des occupations bien sérieuses ou bien attrayantes pour vous laisser seul ; car j’ai été témoin du plaisir sincère qu’elle trouve à vous entourer de soins.

— Eh ! oui, sans doute ! il faut bien qu’elle ait l’esprit troublé de quelque souci grave !

— Est-ce que vous ne recevez pas tous les jours des nouvelles de Chambéry ?

— J’en reçois de deux jours l’un : elle m’écrit des billets très-courts, et qui ne m’apprennent rien de l’emploi de son temps. Ordinairement, nous ne nous quittons point de tout l’été, hormis pour les grandes fêtes religieuses, qu’elle va célébrer auprès de sa tante. L’hiver, nous nous séparons franchement. Je n’aime pas Chambéry. Je passe quelques mois à Lyon, où j’ai des connaissances, et où il fait moins froid que dans nos neiges. Alors ma Lucie m’écrit de longues lettres charmantes, qui font ma consolation et mon orgueil ; mais la séparation qu’elle m’impose en ce moment, en plein été, sans cause suffisante selon moi, m’est fort pénible. »

Je fis observer à M. de Turdy que j’étais la cause de son chagrin, et qu’il eût été beaucoup plus logique de la part de Lucie de m’envoyer à Chambéry, avec défense d’en sortir jusqu’à nouvel ordre, que d’y aller elle-même pour m’éviter.

« C’est ce que j’ai dit, reprit-il ; mais elle a insisté si vivement, que j’ai dû céder, et je vois bien qu’il y a sous jeu quelque chose qu’on me cache.

— À vous ? On vous cacherait quelque chose ?… Non, Lucie vous adore !

— Ah ! que voulez-vous, mon cher ! la dévotion rompt sans façon tous les liens du cœur et de la famille ; mais voilà que je me plains à vous, comme un vieux enfant que je suis, à vous qui souffrez peut-être un peu aussi pour votre compte !

— Je souffre beaucoup, répondis-je, car j’aime mademoiselle La Quintinie plus que je ne puis l’exprimer. »

Il me serra les mains, et nous oubliâmes la partie de trictrac. Il était beaucoup plus expansif que la veille et comme découragé de la vie. Il essaya de faire l’esprit fort pour se remonter, mais il n’en vint pas à bout. Je mourais d’envie de l’interroger, sur les relations que Lucie pouvait avoir avec le personnage mystérieux que j’avais vu la nuit précédente sur le lac ; mais le pauvre homme me parut si abattu, que je me reprochai l’égoïsme de mes soupçons. Je ne lui parlai point de l’aventure, et je le fis jouer pour le distraire ; après quoi, j’acceptai le gîte qu’il m’offrait. Je voulais veiller encore toute la nuit, et j’y parvins malgré la fatigue qui m’écrasait. Rien ne troubla le morne repos de la nuit autour du manoir. J’allai dès le matin visiter encore la grotte. Les lis pourrissaient dans l’abandon. Je les jetai dans l’eau, et je revins à Aix, où la fièvre me retint deux jours au lit.

Le troisième jour, abattu mais calmé, j’allai à Chambéry à tout hasard, cherchant à rencontrer Lucie malgré sa défense, voulant tâcher de savoir au moins ce qu’elle devenait. Je ne connais personne à Chambéry, mais je rencontrai aux abords de la ville quelques baigneurs d’Aix, dont un Anglais fort mélomane avec qui je me suis un peu lié, et qui m’aborda en me disant :

« Est-ce que vous n’allez pas aux Carmélites de *** ?

— Pour quoi faire ?

— Pour entendre chanter une demoiselle du pays qui est, dit-on, fort extraordinaire.

— Oui, j’y vais, répondis-je tout tremblant. Où est-ce ?

— Suivez-nous, » me dit-il.

Nous gravîmes un chemin très-rapide qui monte en zigzag à travers d’énormes rochers.

« Et le nom de cette cantatrice ? demandai-je à mon guide.

— Attendez ! Je ne sais plus ; ce n’est pas une artiste de profession, c’est une personne de bonne famille qui chante en l’honneur de la fête du jour, la Trinité. Elle a un nom qui finit en ie… La Quirinie… Non. La Quintinie !… m’y voilà. »

Je sentis tous les frissons de la fièvre me reprendre ; il faisait pourtant une chaleur d’orage accablante. Nous arrivâmes au pied d’un édifice fermé, à fenêtres grillées ; c’était le couvent, et nous y trouvâmes une centaine de personnes qui s’étaient assises à l’ombre et qui attendaient que les nonnes eussent fini de psalmodier les vêpres. Aucun homme ne pénétrait dans ce couvent rigidement cloîtré. Les dames de la ville n’ont accès dans la chapelle qu’avec des permissions particulières. Cette chapelle était pleine et la porte close ; mais, à cause de la chaleur, les fenêtres du chœur étaient ouvertes en partie, et, comme on entendait fort bien la psalmodie, on ne devait rien perdre du chant.

Le mélomane qui m’avait renseigné, et que je ne quittais pas, entra sans façon en pourparlers avec les hommes qui se trouvaient là et les interrogea sur mademoiselle La Quintinie. Je recueillais tout avec avidité.

« C’est une personne du plus grand mérite, disait-on, toute vouée aux bonnes œuvres, une vraie sainte, et, en même temps, c’est une femme charmante, qui fait les honneurs du salon de sa tante avec une grâce parfaite ; mais jamais elle ne chante dans le monde. On dit qu’elle a fait le vœu de ne chanter que pour l’Église. Elle chantera le jour de la Fête-Dieu à la cathédrale, et je vous réponds qu’on y viendra de loin pour l’entendre. En ce moment-ci, elle fait une retraite de huit jours aux Carmélites. On dit qu’elle va se marier, mais d’autres disent qu’elle se fera religieuse ; on ne sait pas. »

En ce moment, un des amateurs de la ville signala une lourde voiture armoriée qui montait la côte.

« C’est le vieux carrosse de la vieille mademoiselle de Turdy. Elle va entendre chanter sa petite nièce à la bénédiction du saint sacrement. Peut-être la ramènera-t-elle à la ville. Vous la verrez alors ; elle est très-jolie ! »

La voiture arriva en effet à la porte de la chapelle, et j’en vis descendre la vieille tante, grasse, boiteuse, et soutenue par un homme d’environ quarante ans, dont la figure me frappa beaucoup : une tête méridionale, très-brune, très-accentuée, une mise sévère, beaucoup de cheveux noirs crépus rejetés en arrière, un front demi-chauve très-pur et très-lisse contrastant avec des yeux sombres et fatigués, d’un éclat fiévreux. Il entra dans l’église avec la vieille dame après avoir frappé d’une façon particulière. La porte se referma brusquement derrière eux.

Quel était cet homme qui seul avait le droit d’entrer dans le sanctuaire ? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne le savait, personne ne le connaissait. C’était un laïque ; rien dans sa mise et dans son attitude n’annonçait un prêtre : ce devait être, selon les assistants, qui tous me parurent plus ou moins ultra-montains, un personnage envoyé par le pape pour recueillir le denier de saint Pierre, ou un grand dignitaire de la société de Saint-Vincent de Paul.

Le bruit des cloches à toute volée annonça la fin des vêpres et le commencement du salut. Des voix de femmes entonnèrent un chœur fort pauvrement exécuté ; puis l’orgue préluda, et la voix de Lucie se fit seule entendre. Ce qu’elle chanta, je n’en sais rien. Je ne suis pas érudit en musique, et je n’avais plus le loisir d’écouter mes voisins. J’étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était entré là, et qui l’entendait de plus près que moi, qui la voyait peut-être, pendant que j’étais à la porte avec les inconnus. J’aurais voulu qu’elle chantât mal, que sa voix fût désagréable, et que tout le monde se mit à siffler comme au théâtre ; n’en avait-on pas le droit, puisqu’on venait là comme au spectacle ou au concert ?

Mais comme elle chante, mon Dieu ! Quelle voix limpide et puissante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité ! Et elle n’a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul ! Je me le disais, je m’efforçais de me détacher de cette femme qui ne m’appartiendra jamais, et j’étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s’emparait de moi comme la brise s’empare de l’herbe qu’elle secoue et de la fleur qu’elle effeuille ! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m’éloignai. Je voulus descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l’autre côté du ravin, l’étrange ville de Chambéry, avec ses toits d’ardoise sombre sans reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés de larmes d’argent. Les montagnes à forme fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent, ses vieux édifices, ses ceintures d’arbres séculaires, tout cela s’agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l’écart dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j’entendais toujours Lucie, rien que Lucie ; elle semblait me dire : « Tu n’as pas besoin de tes sens pour m’entendre, c’est mon âme qui parle à ton âme, et tu ne m’échapperas pas. »

Tout à coup la voix cessa ; les dilettanti du dehors s’oublièrent jusqu’à applaudir ; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages d’admiration mondaine, et, peu d’instants après, je me trouvai, je ne saurais dire comment, le premier auprès de la voiture où montait Lucie avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine instinctive et de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier et jeta sur moi un regard froid comme l’acier, un regard qui m’exaspéra. Je ne sais ce que je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas montré le poing d’un air de menace.

Quant à Lucie, elle ne m’aperçut seulement pas. Vêtue de blanc et la taille enveloppée d’un léger burnous de cachemire, elle cherchait à dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie ; mais ce capuchon retomba sur son épaule, entraînant une partie de son abondante chevelure dénouée, et je vis sa figure pâle qui semblait ravie en extase, ou plutôt un peu égarée par l’épuisement de l’extase, car il y avait de la souffrance dans ses traits, et ses lèvres étaient aussi blanches que son vêtement ; ses narines étaient dilatées, sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas ; elle disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son passage, et j’entendis que quelqu’un disait :

« Elle chante avec trop de ferveur ; il y a sous le calme triomphant de sa voix une émotion qui la tue. »

Une seule personne malveillante, une femme très-parée, éleva un peu le ton pour dire :

« Laissez donc ! elle aime le succès, elle est femme !

— Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout ; elle n’est peut-être pas dévote ! »

Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière parole me frappa, car je n’étais plus capable de penser pour mon propre compte. Je me sentais très-mal, je me sentais mourir, car je venais de constater que je n’étais rien pour Lucie. Avant moi, il y avait en elle l’ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait avec elle dans le sanctuaire des femmes, peut-être le même qui portait des lis dans la chapelle du rocher, à la clarté des étoiles : que sais-je ? Il y a une passion immense dans l’âme de Lucie, et je ne suis point l’objet de cette passion !

Mon Anglais s’aperçut que j’étais pris de défaillance. Il me ramena à Aix dans sa voiture avec beaucoup d’obligeance et de courtoisie. Je me remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je crois qu’on m’a saigné ; on a mis le tout sur le compte d’un coup de soleil. J’ai passé encore deux jours à me remettre ; enfin, je suis très-bien, très-fort, très-calme aujourd’hui. Je me suis occupé, durant cette inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet amour impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et méchant, je le sens bien ! Je n’ai plus voulu rien savoir d’elle. J’ai prié Henri et madame Marsanne, qui m’ont soigné avec une bonté parfaite, de ne pas prononcer son nom devant moi, et de ne rien t’écrire de mon indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout moi-même. Je suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars pour te rejoindre. Ah ! mon père ! je suis bien malheureux ! mais tu sauras peut-être guérir ton Émile.