XVII.

ÉMILE À SON PÈRE.


Aix, le 13 juin.

Aujourd’hui, je croyais pouvoir aborder la question avec le général ; mais il a écrit de Chambéry qu’il ne rentrerait que demain, et j’ai pu passer la journée dans une sorte de tête-à-tête avec Lucie.

Nous avons causé longtemps en nous promenant dans l’enclos et dans la montagne autour du manoir. C’est un lieu enchanté, et Lucie est une créature divine, mon père ! Nous n’avons plus discuté, nous avons répandu nos cœurs l’un dans l’autre. Nous nous sommes raconté toute notre vie, et quel ravissement pour moi de n’avoir rien à lui cacher, rien à lui taire ! Combien je t’en remercie ! car c’est à toi que je dois d’avoir ignoré les dangereux entraînements de la jeunesse et de l’oisiveté. Je lui ai dit toute notre intimité de travail, de voyages tête à tête, de causerie intime et jamais épuisée, ces soirées d’hiver à la campagne où tous deux, seuls au coin du feu, nous pensions tout haut l’un pour l’autre, et quelquefois entraînés jusqu’au milieu de la nuit, oubliant de compter les heures qui sonnaient et les lumières qui se consumaient sur la table. Et Lucie aimait à apprendre que nous étions souvent gais dans ces épanchements jusqu’à rire et à réveiller en sursaut le vieux chien qui dormait dans nos jambes, que nous recommencions le jour suivant après nous être dit : « Cette fois, nous nous quitterons à dix heures, nous avons à travailler, nous veillons trop ! » et que nous retombions dans notre oubli du temps, dans notre plaisir de pouvoir échanger avec suite nos idées et nos sentiments sans être dérangés ni distraits par la vie extérieure. Je lui racontais aussi nos longues promenades de huit jours dans l’été, avec un domestique pour faire notre cuisine ambulante et un mulet pour porter nos provisions. Je lui disais comment nous explorions ainsi une localité de peu d’étendue, examinant tout, recueillant tout, et comme quoi nous arrivions à la posséder sous tous ses aspects d’ensemble et de détail, art, science, histoire, mœurs, coutumes, faune et flore. — Et puis nos grandes excursions, nos campagnes dans les bibliothèques, nos heures de recherches dans les livres, nos collections de souvenirs, nos rêveries oublieuses de tout au sein de la nature, enfin toute cette vie à deux que tu m’as faite si libre et si remplie, si belle et si douce, si austère et si tendre !… Lucie a rêvé longtemps après m’avoir longtemps questionné.

« Je ne m’étonne plus, m’a-t-elle dit ensuite, de trouver en vous ce que je n’ai trouvé chez personne, l’accord des idées, des sentiments et des goûts. Votre esprit et votre caractère se tiennent, et cette pureté de mœurs que j’ai entendu déclarer impossible à votre sexe et à votre âge, à moins d’une éducation catholique des plus rigides, est pour moi une surprise dont je ne reviens pas.

— Tout cela, Lucie, a été obtenu par le sentiment religieux pourtant, n’en doutez pas ; mais il y a manqué, je l’avoue, la crainte du diable et la croyance à l’enfer.

— Ne me parlez pas de l’enfer, répondit-elle vivement, je n’y ai jamais cru ! Mais ne parlons pas du tout de nos dogmes, parlons de nous. J’adore votre père, me voilà enthousiaste de lui,… et jalouse aussi ! Voyez, Émile, est-il possible, à vous qui avez sous les yeux à toute heure un tel idéal, de chérir passionnément une pauvre fille comme moi ?

— Oui, et d’autant plus, même en supposant que vous soyez la pauvre fille que vous dites. Les grands amours naissent des grands amours.

— Pourtant voyez ! reprit-elle ; vous dites qu’un prêtre, un confesseur, un directeur de ma conscience serait votre rival, qu’il vous prendrait mon âme, et qu’entre deux êtres qui s’aiment il ne peut y avoir que Dieu !

— Je n’ai jamais dit entre, j’ai dit en eux et avec eux.

— Mais votre père est un homme pourtant ! Sera-t-il notre confesseur et notre conseil ? Je le veux bien, moi ; mais alors que devient notre théorie contre l’intervention du père spirituel ?

— Je vais vous dire la différence, Lucie ! L’intervention d’un père comme le mien serait discrète, et notre recours à lui serait libre. Un père comme le mien n’entendrait pas la confession de l’un sans entendre celle de l’autre, et il n’exigerait ni l’une ni l’autre au nom de notre salut. Je comprendrais très-volontiers, à défaut de bons parents et d’amis sévères, le rôle d’un prêtre saint et sage qui consentirait à donner ses conseils et ses lumières à deux amants, à deux époux attirés vers lui d’un commun accord par une égale confiance, et qui, lorsqu’il ne les verrait pas venir à lui, remercierait Dieu de ce qu’ils n’ont pas besoin de lui. Est-ce ainsi que vos prêtres agissent ? Votre confiance en eux n’est-elle pas obligatoire, forcée ? Pouvez-vous les consulter sur un cas de conscience isolé ? Ne faut-il pas leur dire tout, jusqu’aux plus délicats secrets de la pudeur, jusqu’aux choses qu’un père n’oserait demander à sa fille ?

— Je ne sais pas, moi ! répondit Lucie avec fermeté. Il y a des pudeurs qui n’ont pas de secrets à révéler et qui ne connaissent pas les angoisses de la confession. Ne m’accorderez-vous pas que, pour les autres, la crainte d’avoir à révéler quelque honte devient un frein salutaire et puissant ?

— C’est un remède empirique, ma chère Lucie, que l’obligation de faire un acte impudique pour racheter l’impureté de la pensée ! Quoi de plus indécent pour une jeune fille ou pour une jeune femme que de se révéler ainsi à un homme ? C’est se jeter dans le feu pour se guérir de la brûlure. »

Lucie ne répondit pas. Elle revint à sa prétendue jalousie à propos de toi.

« Avouez, dit-elle, que vous m’avez déjà confessée à votre père ?

— Il faut croire, répondis-je, que je vous ai confessée telle que vous êtes, puisqu’il m’a renvoyé à vos pieds.

— Comme pénitence !… dit-elle en riant. Eh bien, à présent je veux que nous parlions de moi, afin que ce père, dont j’ai peur et envie, juge si je suis digne de devenir sa fille. Vrai, je n’en sais plus rien ! Interrogez-moi.

— Oh ! mon Dieu, moi, lui dis-je, une seule chose me tourmente. Votre vie a été si pure, qu’elle est écrite dans un regard, dans un sourire de vous. Vous pouvez avoir essayé d’aimer quelqu’un comme vous essayez de m’aimer à présent, sans perdre le moindre de vos droits à mon respect, et pourtant je serais désespéré d’apprendre que vous avez aimé !

— Alors pourquoi le demandez-vous ?

— Pour que, si cela est, vous ne me le disiez jamais. — Ah ! vous voilà faible, et vous tombez au-dessous de vous-même. Vous avez le courage de votre franchise, mais non celui de la mienne.

— C’est vrai, mais c’est que je ne suis pas fort du tout, Lucie, ou du moins j’ignore si je le suis. Je n’ai eu jusqu’à présent que du bonheur, et je ne sais pas si je me tirerais d’une violente épreuve. Je crois pouvoir répondre que ma conscience n’y laisserait rien de son honnêteté, mais je ne sais pas si je n’y laisserais pas ma vie.

— Allons, allons ! reprit-elle en souriant, ne détournez pas vos yeux des miens et ne soyez pas poltron ! J’ai eu un amour, un véritable amour de femme dans ma vie, et j’ai besoin de vous le raconter ; mais ne tremblez pas comme cela : j’ai aimé un enfant.

— Un enfant ?

— Oui, un enfant de quatre ans, la fille de ma servante Misie, un enfant qui a causé dans ma vie une sorte de révolution ; mais il faut que je remonte un peu dans cette vie d’auparavant. Je vous résumerai mon histoire en quelques mots, et vous la soumettrez au jugement de votre père.

« J’ai toujours été enjouée de caractère et sérieuse d’esprit. Le premier éveil de mon âme s’est fait au sein d’une religion douce et tolérante de formes, grâce à une bonne direction que j’ai rencontrée, mais sévère dans ses conséquences, grâce à un certain besoin de logique ardente qui est en moi. J’ai voulu appliquer cette logique à ma vie, consacrer ma fortune et mes soins au bonheur des autres sans me permettre de penser au mien propre. Ma nature calme ou bien gouvernée ne réclamait pas. Je ne pouvais séparer dans ma pensée mes propres félicités de celles des êtres que je voulais rendre heureux.

« On vous a dit que je voulais me faire religieuse : j’y ai pensé longtemps et sérieusement ; mais ce n’était pas par un instinct d’isolement farouche. Je voulais me consacrer à l’éducation des enfants et des jeunes filles.

« Puisque je suis riche, me disais-je, j’ai de plus grands devoirs à remplir que celui de me marier. Je dois et je veux adopter une famille aussi étendue que mes ressources, mon temps et mes forces me le permettront.

« Je ne l’ai pourtant pas fait. Plus tard, et quand nous passerons aux détails, je vous raconterai ce qui m’a rendue hésitante. Je vous dirai seulement aujourd’hui ce qui m’a fait renoncer complétement à mes projets.

« Un jour, ma servante Misie me demanda en pleurant de prendre sa petite dans la maison. Sa sœur, à qui elle l’avait confiée, venait de mourir, et elle n’avait au village personne qui lui inspirât confiance. Mon grand-père aime les enfants, mais à la condition qu’ils ne seront ni bruyants ni dévastateurs. Il pense avec raison que leurs parents, engagés dans les devoirs de la domesticité, ne peuvent guère les surveiller, et que ces petits bandits, livrés à eux-mêmes, arrachent et brisent les fleurs, dénichent les oiseaux et font mille autres sottises nuisibles à eux-mêmes autant qu’au repos des vieillards. J’obtins une exception en faveur de Lucette ; elle était ma filleule, je me chargeais de la surveiller aux heures où sa mère ne le pourrait pas. J’allai donc chercher l’enfant ; elle était malpropre. Quand je l’eus baignée, je vis qu’elle était d’une délicatesse extrême et qu’elle avait besoin de grands soins. Elle n’était pas jolie ; craintive, sauvage, elle ne me tint d’abord que par la pitié ; mais elle m’occupait beaucoup. Sa frêle santé, son caractère ombrageux exigeaient une surveillance continuelle, et je me repentis d’avoir pris une charge qui absorbait tout mon temps et me rendait esclave d’un seul petit être médiocrement intéressant par lui-même.

« Au moment de la rendre à sa mère, pour qui j’aurais facilement obtenu une dispense de service jusqu’à nouvel ordre, je me sentis reprise de compassion. Misie ne savait soigner sa fille ni au physique ni au moral. Elle la faisait manger trop ou trop peu, elle la grondait et la gâtait sans discernement. Je la priai de ne s’en plus mêler. Conserver ce petit corps et cette petite âme, n’était-ce point aussi obligatoire que de préparer l’éducation de deux ou trois cents jeunes filles ? Le brin d’herbe est-il moins fécondé par la rosée du ciel que par la grande nappe de la prairie ? Et puis je devais peut-être accepter cette charge par la raison qu’elle me pesait. Je rêvais les grandes choses, et je dédaignais les petites ; ce n’était pas là le véritable esprit chrétien. Je redevins l’esclave de Lucette, et je fis de mon mieux.

« Durant l’hiver, elle resta chétive et maussade ; mais, quand les neiges commencèrent à fondre, quand le printemps verdit, ma pauvre petite commença à renaître. Un matin qu’elle jouait mélancoliquement à mes pieds dans le jardin, elle laissa tomber ses jouets, regarda longtemps un buisson où un oiseau avait commencé son nid, et, voyant la petite bête apporter et entrelacer adroitement un grand brin de paille, elle se mit tout à coup à sourire en silence. C’était, je crois, son premier sourire volontaire et spontané. Sa mère ne lui arrachait ces petites gracieusetés de la physionomie qu’à force d’obsessions. Ce que je vais vous dire vous paraîtra peut-être bien puéril, mais le muet sourire de Lucette à cet oiseau qui ne lui demandait rien me causa un attendrissement extraordinaire. Je la regardai comme si elle m’apparaissait pour la première fois. Ce sourire l’avait transfigurée, elle était belle. Encore pâle sous ses cheveux bruns, elle s’animait peu à peu, comme un bouton de fleur qui s’entr’ouvre et se colore au soleil. Elle se leva pour aller regarder le petit nid que l’oiseau venait de quitter, et son sourire devint un franc rire d’étonnement et d’admiration. Elle revint à moi, et, voyant mes yeux attachés sur les siens, elle hésita un peu, s’enhardit, et vint pour la première fois m’embrasser et me caresser de son plein gré.

« Nous nous aimions enfin ! Elle avait pris confiance en moi, et moi… comment vous dirai-je ce qu’elle m’inspirait tout à coup ? C’était comme la révélation d’une chose jusque-là ignorée, le charme de l’enfance. Les religieuses — et vraiment j’en étais une, bien que libre encore — ne connaissent pas le sentiment maternel. Il faudrait le deviner, et elles ne doivent pas chercher à en pénétrer les mystères. Leurs enfants d’adoption sont pour elles de petites sœurs qu’elles gouvernent plus ou moins bien, mais que leurs entrailles repoussent en quelque sorte. Il y en a même bon nombre qui détestent les enfants malgré elles, comme si leur conscience chagrine protestait contre la stérilité de leur vie. Pour moi, j’aimais l’enfance, mais je ne l’avais jamais comprise. C’étaient toujours de jeunes âmes à éclairer des lumières de la religion, mais non ces êtres complets et vraiment angéliques que les enfants sont en réalité. La beauté, la grâce, et je ne sais quoi de mystérieusement divin, comme si Dieu n’avait pas besoin de nous pour se révéler à eux plus intimement qu’à nous-mêmes, voilà ce qui me frappa d’une lumière imprévue. Pourquoi le nid du petit oiseau charmait-il la pensée de Lucette ? Savait-elle si c’était un berceau ou un simple amusement ? Si elle me l’eût demandé, je n’eusse pas osé lui répondre. Elle avait l’air de l’avoir mieux compris que moi et d’avoir adoré déjà dans son cœur la loi de Dieu dans le travail de cette petite créature.

« À partir de ce jour, Lucette me devint si chère, que ma personnalité disparut pour moi en quelque sorte. Comme si elle l’eût compris, la pauvre petite se mit à m’aimer passionnément. Elle n’était pas démonstrative, mais elle s’attachait à moi comme mon ombre à mon corps, et, si j’étais forcée de la quitter quelques heures, je la trouvais absorbée et comme dépérie. Sa joie était si grande en me voyant revenir, qu’elle avait des étouffements inquiétants. Le médecin, la voyant ainsi, me disait souvent : — « Ne vous y attachez pas trop, elle ne vivra pas. »

« Je pris à tâche de la faire vivre, n’espérant pas trop réussir et pour ainsi dire préparée à la perdre, mais pénétrée du désir ardent de faire sa vie aussi pleine et aussi douce que possible. Cette préoccupation devint mon unique pensée, et, pendant six mois, je vécus aussi absente de moi-même que si je ne m’étais jamais connue. Toutes mes pensées, toutes mes inquiétudes, toutes mes espérances avaient cette enfant pour objet, elle était le but de ma vie. C’est en vain que j’essayais quelquefois de me reprendre et de m’interroger ; je ne pouvais plus me répondre, j’aimais l’enfant et l’enfance plus que moi-même.

« J’en étais venue à ressentir tous les mystérieux instincts de la maternité. La nuit, j’étais comme avertie de ses étouffements, et je m’éveillais avant elle. En la promenant, je sentais venir à l’horizon le souffle d’air un peu trop frais pour sa poitrine délicate. Cette enfant toujours dans mes bras, sur mes genoux ou pendue à ma robe, impatientait un peu mon grand-père, et lorsque, pour ne pas la quitter, je refusais d’aller passer les fêtes avec ma tante, celle-ci disait que je devenais folle ; mais au fond tous deux espéraient que cet engouement pour l’enfance me conduirait au mariage, et on ne me contrariait pas trop.

« Durant l’été, Lucette parut vouloir vivre. Son intelligence se développait rapidement : elle questionnait beaucoup ; mais ses questions mystérieuses, incompréhensibles quelquefois, m’effrayaient. Que répondre à cette petite âme qui cherchait Dieu et qui semblait le mieux entrevoir dans ses rêves que dans mes explications ? Elle voulait aller dans les étoiles, c’était son idée fixe, et il fallait, quelquefois, lui promettre de l’y conduire pour l’empêcher de pleurer sans cause apparente. — Mais ce n’est pas l’histoire de Lucette que je veux vous raconter. Ses adorables gentillesses, sa poésie bizarre n’ont peut-être existé que pour moi. Elle a été un rêve délicieux et poignant dans ma vie. Au retour des neiges, elle a dépéri rapidement. Je ne la quittais ni jour ni nuit. Par une froide matinée de cet hiver, elle s’est endormie sur mon cœur pour ne plus se réveiller, et dans ce sommeil suprême je l’ai vue sourire une dernière fois, comme si la mort lui apparaissait sous la forme du petit oiseau qui tisse gaiement le berceau d’une vie nouvelle. J’ai ressenti une douleur dont je ne veux pas vous parler : je pleurerais encore, et je ne dois pas vous attrister.

— C’est fait, Lucie, je pleure avec vous, et, moi aussi, j’adore Lucette. Pour moi aussi, elle est une révélation que vous me communiquez… et me voilà tout prêt à vous raconter le reste de votre histoire.

— Oui, je veux bien, dites.

— Eh bien, vous avez été transformée par cet amour de mère ; vous avez compris que l’adoption d’un enfant était une chose bien autrement grave que la gouverne d’un troupeau. Vous avez compris le but de la femme, vous avez vu que l’enfant ne pouvait avoir plusieurs mères, et que, pour vivre heureux ou pour mourir doucement, il devait absorber toute l’existence d’une seule. Vous vous êtes dit enfin que le but de la femme était la maternité avec toutes ses angoisses, toutes ses sollicitudes, tous ses déchirements et toutes ses joies, et qu’une religieuse n’était, en comparaison d’une mère, qu’un pédagogue à la place de Dieu.

— Oui, Émile, c’est la vérité que vous dites, et c’est là ce que j’ai ressenti. Tous mes raisonnements exaltés sont tombés devant le fait éprouvé. L’état le plus sublime et le plus religieux, c’est l’état le plus naturel. Dieu n’a pas mis dans nos cœurs ce miracle de tendresse inépuisable, cette faculté d’aimer et de souffrir pour que notre volonté s’y refuse. Le jour où j’ai perdu Lucette, j’ai résolu de me marier ; mais je ne voulais pas me marier à tout prix, et aucun homme n’avait parlé à mon cœur, aucun n’avait éveillé mon imagination. J’étais très-hautaine, c’était un tort sans doute. Je n’avais pas le droit de prétendre à l’affection d’un homme véritablement supérieur, moi dont la vie toute faite de grandes aspirations et de petits dévouements avait été en somme assez stérile. Que voulez-vous ! je ne me donne pas raison ; j’étais prévenue, et l’idéal religieux dont je m’étais nourrie ne me portait pas à l’indulgence dans le monde réel. J’étais pourtant née bienveillante, ce me semble ; mais j’avais fait deux parts de moi-même : une de bonhomie et d’enjouement pour cette vie extérieure à laquelle je ne voulais me mêler qu’à la surface, comme fait l’hirondelle qui rase le flot et ne quitte pas le domaine de l’air ; l’autre toute de recueillement et d’enthousiasme pour les choses célestes, région intellectuelle où je voulais absorber le meilleur de mon âme.

« J’étais donc assez mal disposée à aimer quand je vous ai rencontré. C’est votre étonnante sincérité qui m’a frappée, et je vous ai pris dès les premiers jours en si grande estime, qu’il ne m’a plus été possible de revenir à mon orgueil solitaire ; j’ai senti pour vous l’amitié à première vue, une amitié si grande, qu’il ne me paraît pas possible non plus qu’elle soit jamais détruite, quoi qu’il arrive, et que, si nous ne nous marions pas ensemble, je ne songerai plus du tout à me marier. Je n’oserais plus offrir à un autre homme un cœur où vous auriez conservé tant de droits, et je m’imagine que, si j’étais homme, je ne voudrais pas venir après vous dans la vie d’une femme sérieuse.

« Mais votre rude franchise a eu aussi ses inconvénients. Effrayée de me sentir si occupée de vous et redevenue absente de moi-même comme au temps de Lucette, j’ai voulu savoir ce qui se passait en moi. J’ai craint de vous aimer d’amour juste au moment où j’ai craint que vous n’eussiez pas d’amour pour moi. Était-ce là un puéril sentiment de femme, un instinct de coquetterie ? J’ai eu peur de moi aussi, j’ai fui, j’ai cherché dans la prière et la retraite à me retrouver moi-même. Eh bien, là, je me suis réellement calmée, non par le détachement, mais par l’intervention mystérieuse de je ne sais quelle voix intérieure. Ne me questionnez pas là-dessus, je ne saurais pas bien vous répondre ; je sais seulement que Dieu semblait sourd à ma prière quand je lui offrais de renoncer à vous, et qu’il me revenait avec des suavités ineffables quand je priais pour vous seul. Alors il m’est arrivé d’avoir en lui une confiance que je n’avais jamais eue encore, et que je me suis expliquée ainsi : la foi en Dieu n’est complète que quand nous avons foi en nous-mêmes. Dieu est tellement en nous, qu’en doutant de nous, nous sommes entraînés à douter de lui. À force de l’interroger sur ses intentions à notre égard, on oublie trop souvent peut-être, dans la pratique religieuse, qu’il nous a donné le libre arbitre pour nous forcer à nous en servir ; enfin j’ai reconnu que mon affection pour vous avait grandi et éclairé ma foi. Dès lors j’ai résolu de ne plus combattre et d’attendre sans terreur ce que Dieu vous inspirerait à vous-même pour la solution de notre avenir. »

J’étais transporté de joie, et pourtant Lucie restait triste. Ses yeux attachés sur les miens se remplissaient à chaque instant de larmes.

« Dites tout, Lucie, m’écriai-je ; dites tout, je vous en conjure. Ne me laissez pas ainsi ivre de bonheur et de reconnaissance avec cette épée de Damoclès sur la tête. Il y aurait là quelque chose d’horriblement cruel qui ne serait pas vous !

— Émile, reprit-elle, je vous ai dit que je vous aimais plus que tout autre, et que j’avais foi en vous. Ne me demander que ce dont je suis sûre : le reste est doute, crainte, espoir, appréhension ! mon affection pour vous, c’est le cri de ma liberté. Mon aveu en est l’acte. Le reste ne dépend pas de moi, je vous le jure, et ce n’est pas aujourd’hui ni demain que disparaîtront les obstacles que je redoute. Je vous ai toujours dit qu’il y fallait un peu de temps, et nous ne pouvons ni ne devons devancer la marche du temps. »

J’ai cru devoir respecter le secret de sa pensée. De quel droit me révolterais-je ? Elle me cache quelque chose ; mais, en voyant à quelles braves et loyales surprises ont abouti jusqu’ici ses restrictions et les petits mystères de sa conduite, ne serais-je pas ingrat et fou de ne pas savoir attendre ? C’est une épreuve qu’elle m’impose… Ah ! je ne veux pas être au-dessous de ce qu’elle attend de moi !

Nous avons dîné avec le grand-père, et nous sommes restés ensemble jusqu’au lever des étoiles. Nous les avons regardées avec amour. Lucie semblait accepter l’idée de vivre tour à tour, et peut-être un jour simultanément, par la perception de l’infini, dans tous ces mondes ; elle aime la grandeur de ce beau rêve, elle n’y voit point d’hérésie.

« Les promesses de ma religion, disait-elle, sont tout aussi mystérieuses ; elles donnent à mon âme l’éternité du bonheur dans la contemplation de Dieu, et pour occupation dans l’éternité le soin de chanter ses louanges. Ne tournez pas cela en ridicule. Toute cette vie qui nous entoure au ciel comme sur la terre, n’est-ce pas l’hymne éternel et incessant auquel nous nous associons déjà, et auquel nous brûlons de nous unir chaque jour davantage ? »

Tu vois comme l’esprit de Lucie est vaste et comme son intelligence déborde les étroitesses de la lettre. Qu’est-ce qui peut donc nous séparer, nous empêcher d’être à jamais unis ? Son père ? Cet homme me paraît si peu de chose auprès d’elle, que je ne puis en tenir compte. Pourtant il y a une goutte de fiel dans mon bonheur, je ne sais laquelle ; mais je ne crois pas que je m’en tourmente plus que de raison, et que mon cœur soit ingrat… Je bénis Dieu, Lucie et toi.

J’ai passé cette soirée à t’écrire, et demain je retourne à Turdy, où l’on m’a dit de revenir dîner. C’est ce soir que je dois parler au général. Je te dirai le résultat de mes ouvertures ; mais je ferme cette énorme lettre, et je vais tâcher de m’endormir confiant sous l’aile de ton amour.

Émile.