XI.


MOREALI À MADEMOISELLE LA QUINTINIE, À TURDY.


Chambéry, le 10 juin.

Oui, j’ai changé, Lucie, j’ai changé complétement d’esprit et de volonté ; ne vous l’avais-je pas écrit ? J’étais sorti de la voie du salut, j’y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut absolument, ou un remords éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être un éternel châtiment dans l’autre.

Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j’ai à vous dire ; vous avez vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun l’interprète à sa manière, il n’y a plus d’orthodoxie. Les catholiques se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même plus cette contrainte de l’hypocrisie dont on disait qu’elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d’hypocrites, il n’y a plus que quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure ; mais ce monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je suis un homme pratique, moi, et j’ai beaucoup pratiqué le monde depuis que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant hypocrites : ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout ; ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de peine, mais pour les couvrir d’une insolente impunité !

Êtes-vous contente, Lucie, et n’ai-je point assez abondé dans votre sens ? À présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère l’intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.

Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que moi. J’ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté double. Vous m’avez connu mélancolique et pourtant bienveillant. Je vivais dans un bon milieu, et, quand j’offrais à Dieu les repentirs profonds de mon âme, je me disais qu’il m’absoudrait de mes péchés en me donnant l’occasion de souffrir encore plus. Cette occasion est venue : appelé à Rome, j’ai vu Rome, et j’ai failli perdre la foi !

J’eus là un temps de révolte intérieure et de dégoût profond dont je ne crus pas devoir vous entretenir, mais qui me força d’ouvrir les yeux sur la perversité des hommes et le pervertissement de la foi. Je résolus de me guérir en travaillant activement à guérir les plaies de l’Église. J’essayai de signaler des abus, d’élargir le cercle des idées, de mettre d’accord la raison humaine et les dogmes sacrés. Je montrai quelque talent dans cette entreprise ; je croyais être agréable à Dieu et au saint-siége. Je me sentais des forces pour une lutte généreuse, de l’habileté pour la discussion. La seule chose certaine, c’est que j’y portais un zèle naïf, une entière sincérité. Vous ne me trouviez pas changé ; je ne l’étais pas malgré ma blessure ; je voyais le mal, je me croyais de force à le vaincre.

Je fus repris, censuré, réduit au silence, après des encouragements trop flatteurs. Ceci s’est passé au commencement de l’année dernière. J’ai vécu quatre mois dans une sorte de désespoir ; je ne vous ai écrit que quand j’ai eu surmonté cette mortelle, cette dernière épreuve. C’est alors que, retiré dans un couvent de moines où je voulais m’ensevelir pour toujours, j’ai rencontré ce pauvre capucin qui m’a ranimé par sa ferveur austère et sublime. Ce qu’il m’a dit et redit cent fois en modifiant fort peu ses expressions, je peux vous le redire au courant de la plume, car je le sais par cœur.

« La religion est perdue. Tout est à recommencer. Il faut la reconstituer sur une base inébranlable, l’orthodoxie. En fait de religion, il n’y a pas de moyen terme, c’est tout ou rien. La discipline est devenue un fardeau à l’homme, parce que l’homme a marché dans la voie des prospérités matérielles et qu’il ne s’est plus soucié des choses de l’autre vie. La mort de l’âme, c’est ce que les hommes du siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout. Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les fauteuils. On se met à l’aise pour prier Dieu. Les couvents, sans grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme qui révolte. On se met en bon air et en belle vue : on a des chambres aérées, commodes ; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de celle de l’âme. Tous les règlements sont relâchés ; on achète toutes les dispenses possibles, on fait son salut sans qu’il en coûte une goutte de sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les licences de la vie, tous les accommodements de l’esprit. On discute avec eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de tolérance ; on dit à chacun : « Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous ne croirez pas, n’en faites pas de bruit ; l’absolution couvrira tout. Dieu est bonne personne : ayez l’intention de ne pas trop pécher, tout s’arrangera… » Voilà où la douceur et l’indifférence ont conduit l’Église et le siècle. À l’heure qu’il est, il n’y a peut-être plus cent véritables catholiques dans le monde. »

Et, comme je lui demandais le remède à ce mal universel, il me répondait invariablement :

« Relever l’orthodoxie primitive, et s’y soumettre sans appel. »

La première fois que le vieillard me parla ainsi, mon esprit fut révolté. Je réclamai au nom du passé, du présent et de l’avenir, au nom des lumières de la science, au nom des progrès de la civilisation, au nom des droits, des habitudes, des sentiments et des besoins de l’homme.

« Que réclames-tu ? s’écria-t-il, enflammé d’une sainte colère ; voyons, formule la première venue de tes réclamations ! Je te défie d’en trouver une qui ne consacre le prétendu droit du bonheur en ce monde. Progrès des sciences dites exactes et des sciences dites naturelles ! exercice de l’esprit qui veut mesurer l’œuvre divine, s’en rendre compte et détruire la notion religieuse par la connaissance des secrets de la nature ! recherche des propriétés des éléments et de toutes les choses créées pour se rendre maître de toutes les forces de la matière : qu’y a-t-il au bout de ces travaux énormes ? L’industrie, le pain du corps, pas autre chose. Les sciences abstraites, la métaphysique, l’étude nouvelle de l’âme et la définition modernisée de la Divinité ?… Blasphème de crétins ! Ces sciences-là n’ont pour objet que de se débarrasser de l’œil de Dieu ; de réduire sa loi à une fatalité sans cause et sans but, et d’assurer l’impunité à toutes les jouissances de la vie. — Sciences philosophiques, morale, érudition, recherche d’une prétendue sagesse ?… Mensonges sur mensonges en vue d’un scepticisme égoïste et d’une paix glacée ! Paresse du cœur conquise par le vain travail de l’esprit ! — Les arts, les lettres ?… Raffinements puérils et corrupteurs de l’intelligence amoureuse de plaisirs profanes, vanités et folies ! Rien pour Dieu dans tout cela.

« Regarde la vie du Sauveur, y vois-tu les luttes et les triomphes de l’orgueil ? Écoute sa parole, y sens-tu les subtilités de la science, les recherches de la discussion, les réticences d’une temporisation quelconque avec les avantages de la vie terrestre ? Ménage-t-il les goûts et les idées de son temps ? Tient-il compte des lumières du siècle ? Enseigne-t-il le moyen d’être riche, tranquille et applaudi ? Non ! il pousse à tous les renoncements, il accepte toutes les misères, toutes les humiliations, et il ouvre la route du martyre. Il subit les derniers outrages, il se livre au dernier des supplices pour nous montrer que la vie d’ici-bas n’est rien, et que tout est là-haut. Aussi sa cause triomphe parce que, n’eût-il pas été Dieu, avec une telle doctrine il ne pouvait pas se tromper, parce que cette doctrine tient en deux mots sans réplique : aimer et souffrir.

« Quelle belle chose qu’une croyance qui ne discute rien et qui ne se laisse pas discuter ? Que sont tous les savants, tous les théologiens, tous les docteurs de la terre devant un dogme absolu qui se formule ainsi ? Et regarde ce qu’il y a au fond de ce dogme… Une idée ? Non, un sentiment. Eh bien, je te le dis, les idées ont fait leur temps, elles n’ont servi qu’à égarer l’homme. Il faut que le règne du sentiment revienne, il faut que la foi purifie tout ; mais c’est à la condition de détruire ce bel édifice humain qu’on appelle la civilisation. Il faut faire des chrétiens nouveaux, des chrétiens primitifs au sein de cette société corrompue, et pour cela il ne faut plus tergiverser, il ne faut rien concéder, il faut abattre sans pitié leur orgueil, leur luxe, leur savoir-faire, leurs palais de l’industrie, leurs chemins de fer, leurs flottes, leurs armées. Il faut rentrer dans la pauvreté, dans l’austérité, dans la contemplation, dans le stoïcisme chrétien, et ne plus se servir de la terre que comme d’un marchepied pour monter à Dieu. Va, mon fils, ceins tes reins, prends ton bâton et voyage, cherche par le monde le petit nombre des vrais fidèles et porte-leur la vraie parole. Dégage-les de tous les liens du siècle et de la famille, qui sont des liens de chair et de sang. Dis-leur que tout ce qui n’est pas à Dieu est au diable, et qu’il n’y a pas de degrés dans le bien et dans le mal. Il n’y a point de joies permises en dehors des joies spirituelles. Il faut reconstituer l’œuvre des apôtres, et, si tu peux en réunir seulement douze aussi forts dans la foi que tu le seras toi-même, tu auras plus fait pour la religion que tous les conciles n’ont su faire depuis la mission de Jésus. Tu seras plus agréable au Seigneur que tous ces bavards d’évêques avec leur rhétorique de mandements, et tous ces présomptueux journalistes qui s’intitulent les défenseurs du saint-siége. Laisse tomber ce qui est vermoulu, et que le siége temporel lui-même soit réduit en poudre : qu’importe, si la voix du salut tonne du haut de la chaire spirituelle de saint Pierre ? Que les empires s’écroulent les uns sur les autres, et que les nations s’entr’égorgent pour des questions de commerce ! ne t’inquiète pas de cela ; c’est la colère de Dieu qui passe. Sois de ceux qui ne peuvent la craindre parce qu’ils sont sans péché, et, si un déluge nouveau détruit la race rebelle, sois dans l’arche qui sauve le petit nombre des élus ! Je me moque bien de votre nouvelle idole, de cette bête de l’Apocalypse que vous appelez l’humanité, c’est-à-dire la race humaine corrompue et vouée au culte de la matière ! Jésus est venu pour la racheter, et elle s’est de nouveau vendue à Satan. Que Dieu l’abandonne, puisqu’elle a abandonné Dieu. Que la lèpre de son péché la dévore ou que le Très-Haut déchaîne sur elle les cataclysmes et tous les fléaux de la colère. Là où il n’y a plus de croyants, il n’y a plus d’hommes véritables, et je n’ai pas plus de tendresse ou de pitié pour eux que pour des loups dévorants.

« Va donc et cherche à rassembler quelques brebis sans tache, afin que l’humanité spirituelle, résumée par ce petit groupe, soit comme un Christ nouveau qui pousse un cri de délivrance vers le ciel. »

J’ai repoussé d’abord cette doctrine sublime qui me paraissait sauvage, et je me suis mis à chercher dans la religion un corps de doctrines qui pût, en deux mots aussi nets que les deux mots du père Onorio, résumer une vérité opposée à la sienne.

Je me suis livré à une suite de travaux ardus, j’ai relu tous les théologiens, j’ai analysé toutes les décisions des conciles, j’ai cherché la source de toutes les croyances discutées, j’ai refait mes classes canoniques pour ainsi dire d’un bout à l’autre. Hélas ! au bout de cet immense travail, je n’ai trouvé que le doute, et la lettre même de l’Évangile, tiraillée par tant d’interprétations contraires, ne m’est plus apparue que comme une faible lueur vacillante au fond des ombres du sanctuaire. Le doute ! horrible supplice, comparable à celui de l’enfer pour une âme nourrie dans la foi ! Ah ! Lucie, j’ai fait mon purgatoire en ce monde, et, un jour, pâle, épuisé de corps et d’esprit, plus semblable à un spectre qu’à moi-même, je suis tombé aux pieds du vieux moine en lui disant :

« Fais de moi ce que tu voudras, pourvu que tu me rendes la faculté de croire. »

Et lui, souriant de ma faiblesse, m’a répondu :

« Te voilà donc enfin rendu ! Tu as bu le vin de l’orgueil jusqu’à la lie dans la coupe de la science. Te voilà érudit, te voilà armé de toutes pièces pour n’importe quelle thèse de pédants. Tu peux répondre à toutes les questions par des milliers de textes différents et montrer aux plus forts que tu sais tout le pour et tout le contre entassés par des siècles de bavardage frivole ! Aussi te voilà fatigué, brisé, et ne croyant plus à rien ! Il te fallait en venir là, et à présent il n’y a plus à choisir hors de ces deux termes : accepter toutes les contradictions des doctrines pour nier Dieu, ou les repousser toutes pour le posséder. Eh bien, choisis ; n’es-tu pas libre ? »

J’ai choisi, j’ai sacrifié toute ma vaine science, j’ai résolûment oublié tout l’ergotage de discussion amoncelé dans ma mémoire. J’ai cherché l’esprit de l’Évangile sans plus me soucier des passages obscurs ou altérés qui ont jeté les esprits dans de si ardentes discussions. J’ai réduit à néant les plus grandes autorités dès qu’elles m’ont paru dépasser le programme concis du Sauveur. J’ai reconnu qu’il était absolument inutile de comprendre ce qui était profondément senti. J’ai dégagé le véritable sentiment du Christ de toute la scolastique religieuse des siècles postérieurs ; j’ai trouvé au sein de ce cercle de plus en plus rétréci le diamant que le père Onorio me montrait au fond du puits de vérité. Recherche de la perfection, divorce absolu avec toutes les satisfactions charnelles, hymen absolu avec la vie spirituelle. Dieu avant tout, avant le progrès, avant la civilisation, avant la famille, avant les plus saintes affections humaines s’il le faut !… Je n’ai pas été aussi loin que le père Onorio dans la haine de la société. Là est peut-être l’excès de son enthousiasme. Je ne suis pas un homme de destruction et de colère ; je n’ai pas abjuré les tendresses du cœur. Je ne crois pas qu’il en ferait si bon marché, lui, s’il les eût connues. Je ne repousse pas les beaux-arts, qui sont la poésie de l’Église. Je ne considère pas la civilisation comme un mal absolu, ni la perte de la foi comme un fait accompli. Je vois le remède, et c’est lui, c’est ce moine si simple, qui me l’a fait trouver. Il ne faut plus tant s’embarrasser de faire un grand nombre de prosélytes vulgaires que de relever, d’épurer et de résumer la foi dans un petit nombre d’élus. Il y a beaucoup de gens qui pratiquent, il y en a peu qui croient, et l’on doit reconnaître que dans ce siècle de discussion la foi n’est possible qu’aux grandes volontés et aux dévouements opiniâtres. Soyons de ceux-là, Lucie, soyons des saints ! Aspirons à monter sur les hauteurs, abandonnons la lutte avec le monde, prêchons-le d’exemple ; mais pour cela sacrifions tout, ne nous réservons rien. Soyons à Jésus-Christ corps et âme, créons-lui des sanctuaires qui ne recevront pas le mot d’ordre des intérêts ou des passions. Adorons-le en esprit et en vérité dans la région de renoncements suprêmes !…

Hélas ! voilà ce que je me disais en venant ici. J’espérais vous trouver encore disposée à me comprendre et à profiter de ce que ma foi avait acquis de lumière et d’humilité, de force et de douceur dans le commerce d’un saint… Mais vous voilà enivrée d’un rêve funeste, l’amour d’un homme !… Ô Lucie, il semblait pourtant que nous dussions nous rencontrer à cette pénible étape de certaines désillusions ! À mon insu, et vous à l’insu de ce qui se passait en moi, vous étiez arrivée au doute. C’était le moment de nous sauver ensemble par un grand acte de foi ; car, moi aussi, j’aurais fondé dans ces montagnes un sanctuaire sans tache. Ma fortune personnelle, qui s’est accrue d’un héritage assez considérable, m’eût permis de n’avoir pas recours à ces pressurages d’argent dont vous m’avez cru occupé, et pour lesquels j’ai fait toujours preuve d’incapacité notoire. J’aurais obtenu que le père Onorio vînt y donner l’exemple des grandes vertus, et j’aurais enseveli là, non loin de vous, ma vie obscure et immolée. Vous ne le voulez pas ? Ce rêve sublime de votre vie s’est dissipé sous le souffle d’une passion vulgaire ! Votre cœur est fermé à Dieu, ma voix n’arrive plus à votre oreille ! Est-ce possible ? Faut-il que j’y croie ?

Ne me répondez pas avec précipitation. Relisez les paroles du père Onorio, relisez ma confession, qui est aussi la vôtre ; car vous avez cherché dans les faits la lumière que j’ai cherchée dans les livres, et dans quelques jours, dans plusieurs jours s’il le faut, vous prononcerez. Jusque-là, je vous verrai, mais devant votre famille, et sans chercher à hâter vos résolutions.

Votre ami M.